Ceci est une petite histoire de partage des sources ; elle se passe dans un village auvergnat ressemblant à beaucoup d’autres, en cette fin du XIX ème siècle où les collectivités locales ne prennent pas encore en charge la distribution de l’eau . Les habitants l’assurent « depuis des siècles », comme dit un des acteurs, grâce à des captages collectifs et à des canaux ou canalisations soigneusement entretenus. Les protagonistes représentent les classes sociales traditionnelles, bourgeois propriétaires des terres et leurs fermiers, face à un membre de la classe montante, un intellectuel, né pourtant non loin de chez eux, mais dont ils arrivent difficilement à comprendre les motivations. Elle montre à quel point ce problème est sensible et touche profondément l’économie du village.
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Vers les années 1890, Émile Duclaux cherche un endroit où il pourra planter sa tente , ou plus exactement son laboratoire , dans un village de son cher Cantal Depuis la mort de sa première femme , la fille du mathématicien Charles Briot , il a en effet la charge de deux petits garçons (1) , Pierre et Jacques, qui sont au cœur de sa vie. Il a refusé l’aide de sa belle mère , Laure Briot , et les garde avec lui ; une brave paysanne de Marmanhac , Catherine , l’aidera à les élever jusqu’à leur adolescence.
Pour lui cette charge implique d’assurer aux deux garçons la vie saine qu’il a connue dans son enfance, donc au minimum des vacances à la campagne. Ce fut fait d’abord à côté de Marmanhac , au château du Fau . Émile était alors professeur à Lyon et candidat à un poste à Paris , qu’il obtiendra assez vite . Mais il n’est pas homme à passer deux mois et demi d’été, durée des congés à l’époque , en farniente et promenades dans les sentiers de montagne , même si ces distractions ne lui déplaisent pas . Assurer le bon air aux garçons , soit ! Demeurent les recherches qu’il mène et qui ne peuvent être interrompues si longtemps : la maison de campagne doit donc posséder un laboratoire .
Eu château du Fau , le laboratoire a été installé , il portait officiellement le nom pompeux de « laboratoire d’études laitières » , et avait à ce titre , obtenu une subvention du ministère de l’agriculture . Les garçons fleuretaient avec les filles du voisinage (Pierre épousa l’une d ‘entre elles) ; ils faisaient, comme en témoignent les photos qui ont été retrouvées, de grandes expéditions à pied ou à bicyclette dans les montagnes qui surplombent la vallée de Marmanhac . Tout le monde semblait satisfait de cette solution et tout semblait aller pour le mieux , lorsque Émile éprouva le besoin de s’installer définitivement et souhaita acheter la propriété qu’il louait tous les ans jusqu’alors .
Et là tout se gâta : les propriétaires voulaient bien louer , mais pas vendre . Émile dut chercher ailleurs . La quête fut, semble-t-il, longue et un peu difficile . Ce qui posait surtout problème était le laboratoire : il fallait une maison assez vaste , pour pouvoir accueillir les amis et les collaborateurs, chose relativement facile ; il fallait surtout qu’elle eut une annexe assez grande pour abriter le fameux « boratoire » , comme l’appelèrent plus tard les jardiniers-gardiens de la maison . Et enfin il fallait de l’eau en abondance . C’est ainsi qu’il parvint à Olmet , deux vallées plus au sud , près de Vic sur Cère .
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Le point crucial du « boratoire » était l’eau , nécessaire aux expériences de chimie-biologie . La propriété d’Olmet avait accès à un captage privé situé au dessus du village, non loin de la source commune ; l’eau courait, avec un très fort débit, dans des canalisations de bois (2) et aboutissait dans un bassin en face de la maison . Entre temps, il est vrai, le trop plein desservait quelques propriétés situées sur son chemin, selon des conventions plus ou moins écrites et très anciennes (3) mais unanimement respectées. Émile n’avait qu’une vision lointaine du problème.
Le contrat de vente est signé chez un des deux notaires de Vic en 1892, entre M. Émile Duclaux , professeur, et M. Emile Pagès , propriétaire par héritage , résidant à Vic sur Cère . Duclaux s’attacha vite à sa nouvelle demeure : il a conservé toutes les traces, les diverses correspondances, dont celle de l’architecte, et les factures afférentes aux travaux menés dans la propriété jusqu’à sa mort en 1904.
Les relations entre ancien et nouveau possesseur commencent le mieux du monde . Et symboliquement le dossier débute par une histoire d’eau . Le plus ancien document est une lettre en date du 4 décembre 1892 dans laquelle, au nom de son mari, madame Pagès remercie M. Duclaux d’avoir fait une analyse de l’eau pour le compte du propriétaire d’une source extérieure. En échange de quoi elle s’engage à ce que son mari « [fasse] tout ce qui dépendra de lui pour mener à bonne fin le travail de la conduite des eaux, [s’entende] avec Monsieur Bois (4) au sujet de l’affaire à régler avec M. Guibal(5) et surveille le tout de son mieux » . Il est évident que le vendeur s’attend à quelques difficultés et Duclaux ne réalise pas tout à fait l’endroit où il a mis le pied.
Il va comprendre vite . Dès le printemps 1893 le fontainier rend compte de l’avancement des travaux. Il doit remplacer les canalisations de bois, poser 380 mètres de tuyaux à travers un champ et il se heurte immédiatement à la mauvaise volonté des habitants : les fermiers refusent de faire les tranchées et il doit aller recruter des hommes à Vic . La lettre suivante est encore plus explicite : « Les tuyaux seraient complètement achevés si ce n’était pour le retard d’une discussion qui s’est élevé (sic) entre Mrs Pagès et Guibal. M. Guibal réclame comme ayant droit à une conduite d’eau de tuyaux plomb de 2 cent(imètres) , conduisant à son jardin à tuyaux libres (!) . Il trouve que les tuyaux fonte (sic) sont bien plus gros que les tuyaux en bois … Mes tuyaux on (sic) 0,06 cent. de diamètre intérieur et il proteste que les corps de bois n’ont que 0,04 cent. intérieur… » Autrement dit , on va discuter non seulement sur l’accès à l’eau mais aussi sur la pression à laquelle chacun a droit .
Premier résultat : le fontainier s’arrête « en face de la maison de M. Guibal » et il espère bien que l’affaire va se régler rapidement, pour des raisons économiques évidentes.. Il a tort. A partir de ce moment tout le monde va s’en mêler : l’architecte d’Aurillac, M. Lemaigre ; le notaire de Vic, M. Mabit et « plusieurs avocats » . M. Guibal « prétend que [ses] tuyaux doivent être de la même dimension que ceux qui y étaient antérieurement. » et pinaille sur la distance du « robinet établi devant sa porte » à la nouvelle canalisation M. Pagès n’accepte pas et va vérifier son titre aux archives . Le notaire et lui vont consulter trois avocats à Aurillac qui , pour une fois , sont tous d’accord : l’acte « est formel », « on devrait , le jour où M. Guibal a droit aux eaux , ne se servir que de tuyaux ayant le même diamètre que l’ancien ».
A ce moment le notaire et le vendeur de la propriété cherchent un arbitrage ; ils proposent deux solutions (6), de leur avis même, « compliquée[s] et sujette[s] à discussions postérieures » : ou construire « depuis l’œil de la source » une conduite parallèle qui ne sera utilisée qu’un jour par semaine . Qui surveillera l’ouverture du robinet ? Ou adapter un tuyau plus petit à ceux qui viennent d’être posés : la question est la même et les juristes concernés s’avouent incapables de calculer si le débit en sera conforme à ce que le titre prévoit . On compte donc sur le savant acquéreur pour en juger – et choisir . Le savant professeur a dû être bien ennuyé, sa réponse n’est pas connue , ni sa date .
En attendant l’affaire se complique . L’heureux possesseur du robinet, qui doit être ouvert un jour par semaine, prend la mouche – et la plume – et écrit (7) une lettre désagréable au futur directeur de l’institut Pasteur, ce qui prouve au moins que l’arrosage de son jardin l’emporte chez lui sur le respect qu’il éprouve pour son éminent voisin : on l’empêche de « faire valoir [s]es droits au sujet d’une convention qui remonte à plus d’un siècle » ; « on ne tient aucun compte des titres qui existent » .. et maintenant son fermier s’en mêle : « il m’annonce que , si je ne viens pas le lendemain .. mes intérêts seront sérieusement compromis ( et , sans doute aussi, ceux du fermier ) . M. Guibal se rend sur place ; et là il découvre , à sa grande surprise (sic), que « le robinet qui [m]’est du ne pourrait être placé qu’à une hauteur insuffisante pour [me] permettre d’introduire en dessous un vase de la hauteur d’un vase habituel (!) » , que le robinet n’est pas commode , et enfin « que le diamètre des nouveaux tuyaux rendait illusoire le droit que j’ai de prendre le trop plein de la source un jour chaque semaine » .
Prévoyant l’humeur de son voisin et adversaire , le vendeur , M. Pagès, a fait une contre proposition : mettre un tuyau de six , supplémentaire, au départ de la source , le souder aux anciens , et « obli[ger] mon
fermier, le mardi matin, à fermer le tuyau de six par un bouchon en bois qu’il enlèvera de nouveau le mercredi matin » Comme c’est simple !
Les deux voisins se soupçonnent de chantage , s’accusent de « bêtise » ou « d’entêtement » . Le torchon brûle , les intéressés se rencontrent et se traitent de noms d’oiseaux et les fermiers sont mécontents (ce dernier point est sans doute au cœur du problème , mais aucun de ces bons bourgeois ne va le reconnaître).
Apparemment on en arrive tout de même à un compromis : difficile de savoir lequel, les textes ne le disant pas et les conduites d’eau, robinets, propriétaires et ayant droit ayant depuis longtemps disparu . En tout cas, les travaux reprennent comme en témoignent les factures. Tout devrait donc aller pour le mieux pour Émile , mais ….
L’épisode suivant débute le 30 juin 93 et concerne l’eau du laboratoire, qui selon Pagès, « ne saurait être confondue avec celle des eaux servant aux usages de la maison et du jardin ». En effet les textes antérieurs ne mentionnent que l’eau à usage des habitants et de l’arrosage . Ils n’ont jamais pensé à quoi que ce soit qui pourrait ressembler à un laboratoire , le vendeur est donc dans son droit. Il avait compris, dit-il, qu’Émile avait demandé en automne, , « un robinet pour [son] usage , et ce robinet est depuis longtemps posé » . Le vendeur s’aperçoit que ledit robinet va desservir le laboratoire, et un tel aménagement risque de dépenser bien plus d’eau que l’usage familial,. Il ne le dit pas clairement mais s’inquiète : « Il est impossible… que les eaux dont vous vous serez servi reviennent dans ma propriété(8) au même niveau que celui qui est indiqué dans le cahier des charges » .
Puis , par un biais quelconque (le village bavarde … ), M. Pagès apprend qu’il est question d’un château d’eau . Là les bornes sont dépassées et il prend la mouche . Son fermier va-t-il perdre une grande quantité d’eau sur celle qui , au sortir de la propriété, arrose le pré des lignes , ce qui fait de ce pré un des plus productifs du village ? Conclusion ferme : « D’après l’acte de vente le partage de la totalité de l’eau doit se faire aux bacs qui sont actuellement devant la maison de maître et vous n’avez pas le droit d’établir un château d’eau » . La lettre se termine par deux lignes de Madame Pagès qui a horreur des conflits et supplie Duclaux , au nom de l’amitié qui les lie (sic), de venir sur place régler le problème , car « nous ne comprenons pas bien toutes vos propositions »
En juillet Émile n’est , apparemment , pas venu et le notaire , puis l’architecte , s’en mêlent . Le 8 juillet le notaire suggère de conduire les eaux usées du laboratoire ( ce ne sont pas celles qui proviennent du trop plein de la source ) vers la propriété Pagès en dessous : « de cette façon toute l’eau reviendrait dans la propriété de M. Pagès où il me semble que l’écoulement pourrait se faire à peu près au même niveau que celui prévu par le cahier des charges … » Au même niveau , peut être ! Mais avec la même pureté ? Les eaux provenant d’un laboratoire de chimie ? Heureusement pour Duclaux cette heureuse fin de siècle n’avait pas encore inventé l’écologie. Maître Mabit conclue , optimiste, qu’en « y joignant les égouts du toit » cela serait un grand avantage pour le vendeur .
Quant à l’architecte , qui refuse de se laisser arrêter par ce genre de bisbilles, le 10 juillet, il explique à Émile qu’il a commandé « socle du château d’eau et cuve en tôle pour le partage des eaux » ; il joint à sa missive le plan dudit château d’eau , le schéma des conduites qui en sortent et des bassins de distribution prévus pour l’utilisation du trop plein jusqu’à la sortie dans le fameux pré des lignes.
Cette fois le pauvre Pagès en a assez et il cane : « Je ne m’oppose pas à ce que vous fassiez faire le château d’eau à l’entrée de l’enclos, je vous y autorise même … J’ai commandé les travaux à mes risques et périls , nonobstant toutes oppositions (lesquelles ?) . Je n’y mettrai pas d’opposition, seulement je me réserve tous mes droits pour l’avenir, c’est à dire de vous faire renoncer le jour où je le voudrai au robinet de votre laboratoire.. » !!! Comme c’est probable ! Peut être espère-t-il, par cette affirmation, calmer son fermier ! En échange de cette autorisation, concession pour concession, Émile a dit qu’il paierait la totalité des frais;les comptes prouvent qu’il a tenu cette promesse.
Le cœur de l’histoire s’arrête là . En août le fontainier branche les sorties du château d’eau ; la cuve , en fonte , a coûté horriblement cher, mais ce n’est pas trop grave , car elle est facturée au « laboratoire d’études laitières d’Olmet », ce qui a sans doute permis de la faire payer sur la subvention du ministère de l’agriculture.
Pour la petite histoire , Émile , qui a le sens du confort bourgeois et , peut être , des nostalgies italiennes, , fait remplacer les bacs chers au cœur du précédent propriétaire, par deux fontaines dont une de rocailles, pour laquelle l’architecte fait venir un « wagon », soit apparemment cinq tonnes, d’écume de lave de Volvic, lesquelles , bien qu’un peu effondrées , sont toujours en place.
C’est la fin de l’histoire, du moins en ce qui concerne Émile Duclaux . Il y eut quelques complications que son fils , Jacques , eut à gérer . La ville de Vic sur Cère prit dans les années 1960 l’heureuse initiative de faire un captage collectif qui dessert le village ; depuis, le problème de l’eau de consommation des maisons ne se confond plus avec celui de l’arrosage des prés, ce qui améliore le pronostic . La question n’en est pas moins latente . L’auteur de ces lignes, qui a hérité de la propriété après diverses péripéties, a eu l’occasion de signer, à son amusement et à celui du notaire successeur de Maître Mabit, plusieurs actes dans lesquels est reproduite fidèlement la contrainte qui oblige à laisser les eaux usées sortir intégralement de la propriété . Elle s’est toujours demandé comment elle pourrait bien les en empêcher.
Jacqueline BAYARD PIERLOT