Historienne ?
« La Sirène aime la mer, j’aime le temps passé »
I Une vocation ?
16 livres d’histoire et d’histoire littéraire dont 8 biographies et des dizaines d’articles : il n’est pas abusif de parler de vocation , ou au minimum , de métier choisi.
Comment une jeune poétesse préraphaélite , et qui revendiquait cette appartenance, en est-elle venue à s’intéresser à l’histoire ? Elle était d’abord poète Mais la poésie est peut être une façon de vivre, c’est beaucoup plus difficilement une façon de se nourrir . Mary avait l’esprit pratique, elle savait que ses parents n’étaient pas éternels et elle n’était pas prête à se vendre en mariage pour assurer sa vie matérielle – : l’histoire pouvait-elle être une source de revenus ?
La première idée qui lui vint à l’esprit associe son amour du poétique et la recherche d’un succès matériel . Ce fut la biographie d’Emily Brontë, qui fut bien reçue et continue à être éditée de nos jours (276) .
Emily Brontë est la biographie d’une poétesse ; en cela le livre relève plus de la critique littéraire que de l’histoire . Une poétesse rencontre une autre poétesse et se demande ce qu’elles ont en commun : beaucoup sur le plan de la sensibilité et de l’écriture, pas grand-chose évidemment sur le plan social. Quelle rencontre peut-il y avoir entre la fille, solitaire et timide, du pasteur des Highlands et l’enfant, gâtée et célèbre, d’un bourgeois intellectuel de la city ? Rien ou presque, si ce n’est la poésie. Pourtant à travers ce livre Mary commence à entrer en histoire mais elle ne le sait pas encore.
Bien des années plus tard , cette pipelette d’abbé Mugnier, cornaqué par la princesse Bibesco, rend visite à Mary en son salon de la rue de Varennes et met la conversation sur Renan, (277) . Elle lui raconte les circonstances, plutôt romanesques, de leur rencontre , en Italie bien sûr. En 1880 Renan emmène Mary – et Mabel – sur une canonnière ( !), de Venise à Torcello et , là, il fait un – certainement fort brillant – commentaire des mosaïques et fresques de l’église . «Je le trouvais beau, nous dit –elle, d’une beauté de vieil enchanteur breton » , « avec une tête léonine »(278) . Renan n’a pas résisté à l’envie de briller devant une jeune et jolie femme, qui ne fut ce certainement pas dupe . Elle avait l’habitude mais tout le monde n’est pas Ernest Renan – et, quand il se mettait en frais cela devait en valoir la peine . En tout cas la jeune femme en avait gardé un souvenir ému , qui se traduisit devant l’abbé Mugnier par ces paroles : « J’avais en l’entendant le vertige de l’histoire » .
Est-ce à ce moment que naît sa vocation ?
Renan fut en effet son maître , comme il fut celui de Darmesteter ; après Vernon Lee et J. A. Symonds il eut une forte influence sur Mary. S’il confirma son goût pour l’histoire, sans doute en même temps que Darmesteter qui lui aussi était historien, ce fut parce que tous deux, son vieux maître et son mari, la soutinrent et lui ouvrirent des espaces inconnus. Mary avait été une étudiante remarquable et une grande lectrice des œuvres classiques de la bibliothèque de son père : c’était une littéraire , mais « elle aimait le passé ».
Avant Renan il y eut Vernon , .. et John Addington Symonds ; les deux influences sont contemporaines .
Ce fut Vernon qui fit de la poétesse qui commençait à douter d’elle même et du pouvoir de la poésie pour changer le monde, une femme sure de ses possibilités et désireuse de les mettre en œuvre dans un domaine qu’elle aimait , celui de faire « revivre le passé » . L’histoire joue un rôle dans la critique esthétique chez Vernon, qui ne se contente pas des considérations morales d ‘un Ruskin. Elle lie, par exemple, le déclin moral et artistique de Venise à des raisons géopolitiques (le transfert du trafic commercial de la méditerranée à l‘atlantique). Comme toutes choses humaines, pour elle l’art suit le chemin de la croissance et du déclin.
Mais l’histoire est un élément explicatif , elle n’est pas le cœur de son travail. Faire un tableau complet d’une époque réclame un gros effort dont Vernon se déclare incapable (279) :voilà une présumée paresse à quoi personne n’est obligé de croire. Plus important : elle ne croit pas à l’objectivité de l’historien . Comme la description d’un paysage dépend du point de vue d’où on le regarde, toute description historique dépend du point de vue de l’auteur : “Nous voyons peu de choses à la fois, et ce peu de choses n’est pas ce qui apparaissait aux hommes du passé ». Certes elle a lu Taine , et se sent donc un peu coupable : « du point de vue scientifique indubitablement nous perdons ! Mais le passé doit il être traité seulement par la science ? Ne peut il pas nous donner , et ne lui devons nous pas quelque chose de plus qu’une simple compréhension du Pourquoi et du Comment ? …Le passé peut nous donner, devrait nous donner non seulement des idées mais des émotions : plaisirs sains qui nous apportent plus de légèreté d’esprit et douleurs qui nous conduisent à plus de sérieux … »(280)
L’objectif est clair et revendiqué. A l’issue des discussions entre les deux femmes dont témoigne Belcaro, cette subjectivité sera aussi celle de Mary. Pour aucune des deux elle n’implique le rejet du travail de recherche et d’archives. En ce qui concerne Mary c’est à cette dernière forme de travail qu’elle se fera initier par John A. Symonds.
C’est à lui qu’elle dédicace The end of the middle ages, (Fischer Unwin 1899) : “Quand je regarde en arrière je vous vois à mes cotés dans toutes mes recherches ; pendant ces dix dernières années il n’en est pas une qui ne vous ait été confiée, surtout mes rêves en Histoire… » De ce volume « nous avons tellement parlé dans votre bureau à Davos, il y a deux ans». Nous évoquions « les grandes figures du Passé » … « et une fois de plus elles prenaient vie pour moi ». Mary a donc compulsé les archives , « travaillé dur à Paris, Londres et Florence et l’écriture issue de mains disparues [lui] est devenue familière».
L’ouvrage qu’elle offre est fragmentaire et par là même insuffisant (ineffectual), elle le sait . L’excuse qu’elle donne eut pu être suggérée par Vernon : « Cet aspect de la Nature que nous nommons Histoire, comme toute autre évolution naturelle, est trop complexe pour être correctement traduite avec des mots ; les mots fournissent seulement un environnement vague : ils ne vont pas, ce sont des vêtements tout faits pour la pensée .. »(281) Et tout rapprochement risque d’être faux : par exemple voir en Gian Galleazzo Visconti un précurseur de Cavour ! Ou croire que les mots ont le même sens à des siècles d’intervalles ! Soit .
L’objectif est d‘abord psychologique : « Trouver la raison et le secret de l’individu humain » . Comme pour le Stendhal des Chroniques italiennes, comprendre les hommes c’est aussi comprendre comment tel événement, tel contexte, les a poussés vers des actes que le lecteur , trois cents ans plus tard , a du mal à accepter. Si Vernon se demande comment et pourquoi telle œuvre d’art est produite par tel artiste dans telle culture, Mary, elle, s’intéresse au comment et pourquoi des attitudes morales : elle se demande par exemple comment et pourquoi les béguines des Pays germaniques introduisent par le mysticisme un élément dissolvant dans l’autorité de Rome ; ou comment et pourquoi Valentine Visconti a accepté d’obéir à son père, Gian Galeazzo, épousé le Duc d’Orléans et ainsi préparé Pavie? Plus que d’histoire des idées , il s’agit de l’histoire des mœurs et de la morale. C’est une entrée qui n’aura de succès que bien plus tard .
Le livre , qui voulait être le début de l’étude des « Français en Italie », étude à laquelle elle n’a pas encore renoncée, n’aura aucun succès : ni en Angleterre où il parle d’événements qui ne concernent que de loin les anglais, ni en France où il n’a pas été traduit. Et Mary renoncera à s’attaquer à ce travail immense , auquel pourtant elle a consacré tant d’efforts pendant tant d’années. Pourquoi cet abandon ?
Elle ne manquait pas de guides. Dans le salon de Renan elle put s’intéresser à ce qui faisait son pain quotidien et celui de James, la linguistique et l’histoire du moyen orient. Dans celui de Taine elle pouvait parler de l’histoire de France. L’immense culture de Renan et l’exemple de James facilitèrent à Mary Darmesteter le chemin de la critique et de la méthode historiques. Mais l’intervention déterminante, après la mort de Darmesteter, fut celle de Gaston Paris qui la lança sur l’étude de Froissart, sans doute pour la sortir de la dépression qui suivit cette mort.
Elle avait des maîtres et des modèles. Elle était donc bien partie pour devenir historienne … Mais…
Citons ici l’étude de Christa Zorn sur Vernon Lee(282) : « L’histoire , en cette fin de siècle [le XIX ème], était un champs contesté qui devint progressivement le domaine d’un groupe hautement spécialisé de professionnels qui décidait qui avait autorité pour parler de sujets historiques. L’étude du passé fut transformée en une discipline scientifique supervisée par les universités, qui organisait le champ, selon les termes de Symonds, en études générales et systématiques. [ On peut en dire autant de Michelet et de Taine !] . Ce qui comptait en Histoire était décidé par ceux qui constituaient le champ : des hommes de la classe moyenne , cultivés, qui contrôlaient le présent et possédaient le Passé. Une perspective universaliste produisait un homme abstrait , excluant le non-historique et le particulier, de toute évidence les femmes. Leur invisibilité en tant que sujets historiques ne trouvait de rivaux que parmi les pauvres , les sauvages et tous les peuples « primitifs.»(283)
Ce qui est vrai de Vernon Lee l’est aussi de Mary Robinson . Aucune des deux n’ a évoqué cette situation, qui faisait partie des règles qu’elles pouvaient regretter mais non nier. Aucune ne pouvait aspirer à une quelconque place dans l’université . Il valait donc mieux en prendre son parti , et jouer son jeu en marge, éventuellement contre.
Toutes deux vont donc renoncer à l’histoire « scientifique » , elles ne rivaliseront pas avec les professeurs Chacune va délimiter son champ propre ; pour Mary ce sera la biographie , sous l’aspect de l’histoire des esprits. Dans un de ses poèmes ( Writing history )elle écrit :
« Il y a longtemps que j’ai dédié ma vie aux tendres morts ; pourtant ils ne sauront pas ce que j’ai fait pour eux, dont le monde est disparu et le nom effacé .
Rien ne rappelle aujourd’hui le bien ou le mal qu’ils ont fait, les œuvres qu’ils pensaient durer éternellement. Mais dans l’ espace restreint que ma voix peut emplir, ils ne seront pas oubliés jusqu’à ma mort.
Comme dans un cimetière isolé, près du rivage, le vent du large balaie le sable sur les buttes : on ne peut plus retrouver les tombes oubliées, personne ne connaît plus les limites sacrées du cimetière,
Jusqu’à ce que quelqu’un vienne , et s’arrête un moment pour nettoyer de ses mains, avec respect, les tombes couvertes de sable. » (284)
Et ailleurs : “une des plus solides et des plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils étaient encore au monde. Par cette pratique nous les faisons revivre en nous en quelque sorte»(285), citation de Pascal reprise par Mary (286)
J’ai dédié ma vie aux morts ! Pas n’importe quels morts : ceux qu’elle aime ; ceux qui peuvent être aimés parce qu’ils ont aimé et se sont efforcé d’agir. Si l’histoire est un art, il dépend de l’auteur que le lecteur ait pour eux, elle l’espère, les mêmes yeux que celui qui les étudie. Question de forme et de style ! Renan, son maître, disait déjà , prétend elle , que son métier consistait à mettre du style sur des textes ennuyeux .
II Quelle histoire ? Les choix de Mary
. Des héros ? Et un public
« Héros » ? Le mot convient assez bien, s’il n’est guère historique . Mary s’intéresse aux élites de leur temps, à ceux qui ont joué un rôle et peuvent prétendre à être un modèle. Pourquoi ? Comment ? Quelle sorte de modèle et que signifie-t-il en cette fin du XIX ème?
Ce sont d’abord des témoins, comme Mary aurait voulu l’être. Marguerite de Navarre, « femme sans mari d’Henri d’Albret, mère sans enfant de Jeanne [d’Albret], sœur éloignée de François Ier» ? Madame de Sévigné, qui réussit à faire de son salon dans un Paris libertin, « une retraite (sic) entourée d’amis », tout en gardant « une vertu sincère et des sentiments religieux » ; elle était « scrupuleuse dans sa conduite mais très libre en son langage » ? Mise à part la liberté de langage –et encore !- ne croirait on pas entendre parler du salon de Mary ? Et que dire de Froissart, qui vécut, comme Mary, entre la France et l’Angleterre ? Ce sont des gens de lettres, qui tentent d’agir avec leur seule arme , la plume. Ce sont aussi des résistants , comme elle : ils témoignent mais se réservent le droit intime d’un jugement libre. Ils ne cherchent pas à fomenter de révolte contre un ordre qu’ils voudraient réformer mais qu’ils acceptent : Pascal , Racine mais non Voltaire.
D’Emily Brontë à Christine de Pisan, Marguerite de Navarre, Sévigné, Racine , Pascal ou Victor Hugo , dans chacun des cas il s’agit pour Mary de savoir comment celui/celle à qui elle s’intéresse a pu vivre, agir et surtout écrire dans le monde qui est le sien (287) . Quelles ont été ses réactions devant les obstacles ? Quelles sont les bornes posées à son action par la société ? Par le « héros » lui-même ?
Du XV ème au XIX ème siècle elle s’intéresse aux insoumis . Le temps les sépare , il y a pourtant une continuité dans ces choix : « Si les passions et les sentiments des hommes demeurent inaltérés, leurs idées et leurs idéaux changent à chaque époque. La religion est tout pour Fénelon, Racine et leurs contemporains, la liberté et la science inspirent le génie de Voltaire, mais , pour les romantiques , comme pour Faust , « gefühl ist alles »(288) …La variété n’empêche pas la continuité et ici se rencontre le deuxième motif du récit historique. « Chaque homme commence où son prédécesseur s’est arrêté, profite de ses acquis et porte le message de la race »(289) Sous le mot « race » lisons culture, ou , à la rigueur, civilisation. Derrière le mot aucun jugement de valeur. Mary travaille sur ce « message » en continuelle évolution « comme si depuis [son] balcon, ou plutôt depuis la tour de guet d’un esprit paisible, [elle] regardai[t] le défilé continu des passants , qui est le constant génie d’un peuple »(290) Ce défilé , c’est la France, et les passants , tous différents , présentent tous quelque chose de semblable, qui serait le Génie de la France. L’insoumission serait-elle au cœur de ce Génie ?
Qu’admire-t-elle en eux ? Des qualités qui sont aussi , sinon forcément les siennes, au moins celles qui font partie de son système personnel de valeurs.
Qualités intellectuelles d’abord : l’intelligence , bien sûr : “l’intelligence qui nous grandit et à elle seule donne un sens à notre existence » [ Pascal..]
Qualités scientifiques ensuite, dont l’essentiel est le sens critique [Buffon, Renan…]. Il faut être « conscient des conventions et des incertitudes de la science » [Pascal..]. Même si cela paraît contradictoire à nos esprits nourris d’un siècle de laïcité, ces qualités peuvent s’accompagner d’une sorte de mysticisme . Mary écrit : « Je n’ai pas qualité pour supposer comme Emile Duclaux ( !! Si elle le dit !) qu’autour de nous circulent peut être des êtres bâtis sur le même plan que nous, mais différents , des hommes , par exemple , dont les albumines seraient droites. Les savants font de ces rêves, car l’univers est immense et peut abriter tous les songes… Pourquoi limiter l’univers au cercle étroit de notre expérience ? »(291) Pourquoi en effet poser des limites ? Sens critique, curiosité et ouverture d’esprit se joignent à l’inquiétude métaphysique, ce qui conduit Mary tout droit à Pascal et, peut être à Fénelon dont le jansénisme allait assez bien avec son éducation victorienne.
Qualités morales enfin : La lucidité , qui n’est pas la résignation . Accepter l’ordre des choses , du cosmos tel qu’il est , comme eut dit Mary : lucidité et acceptation conditionnent la création des âges classiques auxquels elle se sent appartenir : « ces injustices bénies qui ont permis à un des grands poètes mondiaux , [Racine] d’advenir à la maturité » (292) : deux cent ans après il nous est difficile d’acquiescer . Mais nous sommes fort loin des ce classicisme.
La raison, la constance et le courage qui permettent cette acceptation : « Mon Dieu, dit Madame de Grignan, faites moi la grâce de n’aimer que les biens que le temps amène et qu’il ne peut ôter » ; cette prière, que Mary dit aimer, eut pu être la sienne, eut-elle cru en un dieu capable d’écouter les hommes.(293)
Le sens du devoir, d’autant plus nécessaire que l’on fait partie des privilégiés : les hommes et les femmes qu’elle célèbre sont des happy few ; mais ils le vivent comme une somme de devoirs envers les autres [Fénelon, Marguerite de Navarre, Hugo, ..] Ce qui conduit à la bonté, à la compréhension d’autrui, au sens de l’aide : Marguerite de Navarre, Fénelon,.. .
La culture ,enfin, qui avec une éducation sévère, conduit à la tolérance. et sert de fondement au combat pour la vie, lequel ne se sépare pas du combat pour la vérité : « Il faut avoir vécu au cœur d’un grand parti ou d’une faction politique ( home rule , affaire Dreyfus, Modernisme, pour réaliser combien progressivement l’animosité ou la suspicion , entretenus par l’incessant combat avec l’adversaire, attaquent et détournent les membres d’un parti » (294) Mary sait de quoi elle parle , ceux qu’elle admire sont justement ceux qui ne cèdent pas à la tentation sectaire et défendent la liberté en restant respectueux de l’adversaire et de la vie.
Ces qualités nous semblent des qualités passives , à nous dont la culture a pour fondations le droit et /ou le devoir de révolte. Mais pour elle la révolte n’est pas une qualité première , car elle ouvre sur trop de possibilités de désordre et de mort. L’essentiel est l’effort de résistance, qui peut faire des émules , et la défense de la vie.
Une galerie de grands hommes ( et femmes) et une leçon d’éthique. Cette leçon n’est jamais exposée noir sur blanc : nous sommes dans le domaine de l’histoire, pas dans celui de la morale. Mary admire les personnages auxquels une longue étude l’a conduite à s’attacher . En suscitant l’admiration elle espère agir par le seul chemin qui lui est ouvert : faire parler ugoHugoles morts et ressusciter leur exemple. Conception morale de l’histoire qui est évidemment loin des objectifs d’aujourd’hui.
Sur ces bases elle ne peut que s’adresser à l’élite : celle qui peut s’identifier, au moins partiellement, aux modèles présentés. C’est elle qui, dans une république libérale, peut conduire le peuple vers la liberté de penser et le défendre contre tous les fanatismes. La bourgeoise intellectuelle qu’elle est se méfie des déviations idéologiques où peuvent tomber les masses ignorantes et les faire se tourner vers la violence et la destruction imbécile ; en cela elle ne fait que suivre Renan, qui a mal vécu la révolution de 1848, puis la commune. L’élite agit via la politique, ce dont Darmesteter avait rêvé , via l’éducation , comme l’ami de Mary, Paul Desjardin(295) ou son beau fils , Jacques Duclaux(296) . Un intellectuel agit aussi, surtout, par l’écriture ; s’il est femme ? il n’a guère d’autre moyen. Telle est la voie choisie.
Ces livres ne comportent aucun effort de théorisation : ce n’est pas ce que son public espère . Ils sont faciles à lire ; la leçon qu’ils contiennent, si elle est tirée par le lecteur, provient uniquement de sa réflexion sur une / des histoire/s individuelle/s. Pas plus qu’on ne trouve un travail de retour théorique sur les causes de leur révolte dans l’œuvre de Sévigné ou Marguerite de Navarre, parfaitement intégrées dans l’idéologie de leur époque et de leur classe, on ne trouve chez Mary de réflexion théorique ; les influences religieuses ou sociales ne sont examinées que par rapport aux réactions affectives qu’elles suscitent . Sévigné ou Marguerite de Navarre étaient naturellement chrétiennes comme l’était leur société ; Mary est naturellement agnostique, comme le milieu où elle vit, comme l’étaient ses deux maris . Ce mode naturel d’être n’est pas pour elle un sujet de réflexion, seul peut l’être la façon dont chacun y réagit.
Les hommes – et les femmes – , dont elle écrit la biographie sont d’éminents représentants de la «race» et/ou de la «nation» française, notions confuses mais qui pour Mary englobent les différences d’origine ou de religion. Ils sont les héritiers d’une culture de l’équilibre qui refuse la violence institutionnelle, défend les droits de l’individu mais rejette la force comme moyen d’action. Les livres de Mary se veulent des armes qui défendent cette culture ; l’affaire Dreyfus à laquelle elle fut de près mêlée ne pouvait que l’ancrer dans cette position. Reste à espérer que ses lecteurs la suivront.
III Une réussite ? Où et quand ?
Qu’est-ce que les anglais ou les français qui la lisaient attendaient de l’histoire ?
Leurs attentes ne sont pas très différentes de celles des lecteurs d’Hérodote ou de Tacite : une certaine curiosité amusée devant le bizarre , fut-il anecdotique ; la satisfaction , un peu sotte à nos yeux, qui peut se traduire par : « après tout ces gens là ne sont pas si différents de nous », et une leçon de morale sans risques . Tous ingrédients qui expliquent une certaine attirance.
Les ouvrages historiques de Mary ne sont pas passés tout à fait inaperçus en Angleterre , ni en France .
En Angleterre ils servent le but que Mary s’est donné pour son activité littéraire : faire mieux connaître la France , ses coutumes et ses mythes . The fields of France reçoit un accueil favorable ; le critique du Times ( décembre 1903) se réfère à Sterne , pour le coté sentimental, Ruskin , pour le pittoresque , et Arthur Young pour l’économie : on pourrait trouver des patronages pires . Pour le reste les mots sont élogieux : « délicatesse toute française, perspicacité, une touche de poésie, sympathie anglaise naturelle pour des choses naturelles » ; l’auteur de l’article est particulièrement frappé par la description des paysans , surtout ceux du Cantal : « ni brutes ni saints , .. simplement humains, vivant et travaillant à la dure »
Son petit ouvrage, A short history of France , paru au moment de la grande guerre, paraît à un lecteur français aussi peu original que possible ; les critiques anglais y voient autre chose, ce que montre le compte rendu du Times L. S. , en date du 4 avril 1918. Nous sommes au tournant de la grande guerre ; il pose d’emblée la question : « La France va-t-elle vivre ? Ou va-t-elle périr, et , avec elle tout ce qu’elle représente dans la civilisation mondiale ? Cette question trouvera sa réponse dans les quelques mois qui vont suivre , peut être dans les campagnes de Flandres ou des Ardennes . » Et l’auteur de remercier Mary Duclaux qui permet aux anglais de réaliser « what it is that France stands for » et ce qu’ils perdraient, en même temps que le monde entier , si la France venait à tomber . Et de se réjouir que grâce à ce petit volume , « malgré les erreurs qu’il contient » (sic), les rivalités anciennes sont mortes, et remplacées par un nouvel esprit de camaraderie, de bon augure pour les années à venir.
Il y avait certainement en Angleterre des gens qui se demandaient si l’engagement humain et financier de la Grande Bretagne en France était judicieux, sur un sol qui n’était pas le sien, pour des intérêts qui étaient en jeu sur d’autres champs de bataille . Le petit livre de Mary arrivait à point pour une certaine « propagande » politique.
Les autres ouvrages historiques de Mary furent accueillis par T.L.S. plutôt sur le plan littéraire : normal pour la publication en question. La caractéristique d’opportunité des deux que nous venons de voir fait qu’ils sont actuellement oubliés , encore plus que le reste de la production de Mary.(297).
Et les français ?
Que pense de l’Histoire l’honnête homme en ces dernières années du siècle ? Et de son rapport avec l’érudition ?
Qu’en dit un des plus grands intellectuels contemporains , Anatole France : « Qu’est-ce que l’histoire ? La représentation écrite des événements passés . Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! C’est un fait notable. Or comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement selon son goût et son caractère, à son idée, en artiste enfin. …L’historien présentera-t-il les faits dans leur complexité ? Cela est impossible . Il les représentera dénudés de presque toutes les particularités qui les constituent , par conséquents tronqués , mutilés , différents de ce qu’ils furent . Quant au rapport des faits entre eux , n’en parlons pas … L’histoire n’est pas une science , c’est un art . On n’y réussit que par l’imagination. »(298)
Mary, après Vernon, eut été d’accord avec cette définition, surtout avec les deux mots , art et imagination . Émile Duclaux lui avait souvent dit que l’histoire n’était pas une science puisque c’était « l’étude de faits non reproductibles », : ce qui est évident , mais n’implique pas qu’il n’y ait pas une approche scientifique des faits historiques. Qu’aurait dit Renan d’une telle assertion ?).
L’opinion d’Anatole France sur le sujet de l’érudition , sous sa forme la plus savante – pour ne pas dire universitaire – est radicale : « « Qu’est-ce qu’un savant ? C’est un être assommant qui étudie et publie par principe tout ce qui manque radicalement d’intérêt » : conclusion : celui dont il est question alors, Rabelais , « n’est pas un savant. Il avait cependant une assez solide érudition, il faut en convenir. »(299) Mary , comme Anatole France a horreur de l’érudition, non pas en tant que telle , elle sait très bien qu’elle est indispensable à une recherche historique convenable , mais à l’étalage de l’érudition . Ses livres n’ont pratiquement pas d’apparat critique ; quand des auteurs sont cités , les références sont insuffisantes , etc.
Bien plus , lorsqu’elle rend compte dans le Times de solides ouvrages historiques , elle ne peut éviter une attitude – gentiment – ironique. « [L’ouvrage [une thèse sur les relations sociales entre France et Angleterre au XIX ème -] est solidement documenté ( documented) comme il convient à une thèse académique » ; ou bien : « Cinq cents pages abondement documentées sur l’accueil des œuvres de Byron en France par un professeur à la Sorbonne semblent un assez joli tribut pour un poète britannique » ; ou encore : le livre [la thèse de Marie Jeanne Durry sur Chateaubriand] est « épais sans aucune nécessité … mais composé comme une dissertation pour un titre de doctorat », ce qui était effectivement le cas. Encore plus joli : à propos de l’histoire de la littérature française de Bédier et Hazard , qui fut la manne d’innombrables étudiants et dont elle même se servait , « les volumes sont malheureusement trop lourds pour être lus , sauf sur une table ; mais , par ailleurs ils sont parfaitement satisfaisants »(300) .
Le lecteur, même s’il est femme, est supposé être un « honnête homme » au sens du grand siècle (l’expression « honnête femme a d’autres connotations !). Il s’agit de l’instruire sans l’ennuyer , de l’amuser – sans quoi il ne vous lira pas – et de le séduire – sans quoi il ne sera pas persuadé . A la limite c’est une affaire de bon goût. Molière se moquait déjà des jargons et des jargonneurs . Il est mal élevé d’imposer à son lecteur l’information sans intérêt des chemins que l’auteur a suivis pour arriver à ce qu’il vous expose ; tout au plus peut on mentionner – brièvement – les sources dont on s’est servi, pour prouver qu’on ne parle pas en l’air ; mais ce n’est pas cela qui fait la valeur du livre, c’est la capacité qu’a l’auteur de recréer l’époque et l‘homme –ou la femme – qui y vivent. Pour Anatole France comme pour Mary, cela relève de l’imagination et de l’art, non de l’érudition
En France peu de gens l’ont reconnue comme historienne, mis à part pour le Froissart, la commande de Gaston Paris. Le livre plut à Gabriel Monod qui écrivit : « Elle (Mary Darmesteter) a plus que lui ( Froissart ) un sens critique très exercé, la fermeté de jugement d’un véritable historien », phrase qui constitue la reconnaissance d’un maître(301) . A ma connaissance , c’est la seule critique favorable. Il y en eut une autre, -sujet oblige – dans une revue hautement spécialisée : la bibliothèque de l’Ecole des chartes (302) . Mary n’était ni professionnelle, ni chartiste ; de plus elle était femme, condition peu réalisée chez les chartistes contemporains … : cela peut expliquer le ton légèrement condescendant de l’article . Œuvre non d’érudition mais de vulgarisation, nous dit l’auteur, elle n’apporte rien de neuf , sauf l’analyse d’un roman récemment retrouvé de Froissart , Méliador , qui n’apporte guère à la gloire de Froissart – là je suis d’accord avec M. E. Ledos, le critique – ; elle « s’adresse au grand public » (sic) – on ne sait s’il s’agit d’un compliment ou d’un blâme , je pencherais personnellement pour la deuxième solution . En un mot, Mary n’est pas du sérail : en 1894 , comme aujourd’hui , c’était difficilement pardonnable . Il n’en reste pas moins que le livre fut un de ceux qui eurent le plus de rééditions , y compris en traduction anglaise ; et il est encore fort agréable à lire .
Bref le « le grand public », celui qui apprécie les « vulgarisations » qui lui permettent de comprendre les faits, ce à quoi les spécialistes experts réussissent plus difficilement , ce public a bien accueilli ces œuvres. Dans « l’espace restreint que [sa] voix a pu remplir » , elle a eu un succès d’estime, parce qu’elle respectait ses lecteurs . Ses livres sont des jalons dans l’étude de personnages qui reviennent régulièrement à la mode. A leur époque ils ont contribué à la continuité de cette culture qu’il lui plaisait de nommer l » « génie de la France » . C’est , après tout , ce qu’elle souhaitait.
III Problèmes politiques
Mary Duclaux a le souci de faire percevoir la continuité d’une culture qui n’est pas la sienne mais qu’elle a adoptée. Ce n’est pas son seul souci. La période qui va de 1848 à 1914 est telle que l’homme cultivé ne peut éviter de voir les grands bouleversements historiques en cours et ne pas s’inquiéter de leur possible évolution. Or ce n’est pas la première fois que de telles mutations se produisent , et nombreux étaient ceux qui , avant Valéry , avaient soupçonné que les civilisations étaient mortelles. Dont Mary . Cette inquiétude est un de ses sujets majeurs de réflexion.
III, 1 : des intellectuels en des temps difficiles
Chrétien de Troyes (1135 – 1185) …, Gaston Phébus, comte de Foix (1331 – 1391)… , Froissart (1337 – 1404)…
et Christine de Pisan , bien sur . (1364 – 1430)
Chrétien de Troyes et Christine de Pisan sont des personnages littéraires . A bien des tournants de ses études Mary les rencontrera , les articles du Times en témoignent . Les deux autres sont des intellectuels certes, mais dans d’autres champs.
Gaston Phébus(303) est un personnage fascinant , qu’elle rencontre en même temps que Froissart. C’est un grand de ce monde, donc plus éloigné de Mary que le poète-historien, mais un assez bon exemple de l’homme cultivé de l’époque et de ses ambiguïtés . En pleine période de guerres franco-anglaises, un état était en paix, celui du comte de Foix. Froissart se demandait comment c’était possible ; il s’en va donc vers le Béarn, muni de la recommandation du comte de Blois. Arrivé à Orthez, il découvre – et Mary avec lui – la vie de cours : musique, chansons, danses… Il y lit sa dernière œuvre, le Livre de Méliador, roman de chevalerie courtoise, le plus touffu, le plus prolixe, le plus irréel des romans de chevalerie [sic dixit Mary]
Gaston Phébus est l’auteur d’un Traité de chasse, d’un Livre d’oraisons, sorte de confession. Il y a un drame dans sa vie, il a tué son fils unique, accusé d’avoir tenté de l’empoisonner et il n’a plus alors que des héritiers illégitimes. Charles VI refusa d’authentifier la succession de l’autre fils, illégitime mais bien aimé, Yvain, et fit respecter le droit familial . Yvain mourut dans la fournaise du bal des ardents qu’il avait organisé, et la pupille de Gaston Phébus , la duchesse de Berry, sauva le roi de France. Peut être, nous dit Mary, s’agit-il d’une justice immanente !
Qu’est-ce qui a pu attirer Mary dans cette horrible histoire ? Sa fascination est la même que celle de Stendhal découvrant dans l’Italie des cités une mixture incroyable entre un raffinement culturel extrême et une infinie cruauté ! On danse , on fait de la musique et de la peinture, on lit et on écrit de la poésie , et dans le même temps on assassine avec une brutalité sauvage, généralement pour des raisons sociales ou politiques .
Cette cruauté étalée à la face du monde chez les hommes les plus cultivés de l’époque , est-elle si différente de la cruauté bien voilée – et niée – de la culture victorienne ? La question est posée en filigrane . La violence latente de l’Angleterre de la fin du 19 ème n’est pas vraiment cachée par le culte de l’idéal préraphaélite, et la volonté de croire au progrès ne suffit pas à exonérer la société de sa culpabilité .Sous des formes différentes, les deux époques vivent une même contradiction fondamentale entre la violence et le désir de la beauté : aspirer profondément à l’idéal : paix , justice , amour , beauté… ; s’efforcer d’y tendre, bien que sachant cette atteinte impossible . Surtout si quelqu’un est un acteur de l’histoire ou aspire à en être un, il est des forces auxquelles il a du mal à résister . En 1914 Mary vivra cette vérité ; il est normal qu’elle y ait réfléchi.
Et Froissart ?(304) Pourquoi s’intéresser à lui ?
Il y a deux raisons La première nous permet d ‘apprécier le climat qui règne dans le cercle des amis de Renan ou de Darmesteter et la société linguistique de Paris(305). Le jeu des recherches de manuscrits fait partie de ce dont on parle dans ces salons . Méliador, ce roman qu’un chartiste jugeait de façon si défavorable fut retrouvé par Longnon, de l’institut : « Au moment où ces lignes paraissent , il n’y a certainement que lui et moi qui ayons lu le roman de Méliador et nous sommes sans doute les seuls depuis quatre cents ans au moins » écrit Mary (306) A travers l’amusant récit qu’elle fait de la découverte transparaît l’atmosphère de ces conversations où les échanges transforment un discours scientifique en notations humoristiques , comme sait le faire par exemple notre « savant ami » Paulin Paris(307) . La jeune épouse heureuse qu’elle est encore en ces débuts de son travail s’amuse de ces « savants amis » et eux , amusés par le zèle de cette néophyte, lui fournissent pistes et éléments de recherche . Il devait être gai , le salon de Renan ou celui de Darmesteter ! Et la jeune femme qui y brillait ne songeait pas à se demander quel était son statut parmi eux.
En deuxième lieu, Froissart est un lien entre l’Angleterre et la France , cela suffit à intéresser Mary. En 1361 , « l’année où messire Jean le Bel cessa d’écrire » Jean Froissart quitte Valenciennes pour Londres où il va offrir à la reine Philippe un sien manuscrit sur la bataille de Poitiers ; la reine règne sur cette cour d’Angleterre où l’on parle français.. et latin : « lieu de délices,.. qui fit la gloire de ses jeunes années comme il fera la nostalgie de sa vieillesse » .Froissart vit en Angleterre, ou à Bordeaux en Aquitaine , toujours domaine anglais.
En 1368 , il part en Italie – Bologne , Ferrare, Rome – . Et Mary s’étonne de l’absence apparente d’intérêt de F.roissart pour « ces immenses reliques d’une race surhumaine, bains et théâtres, faits pour la joie païenne, inutiles désormais dans un monde trop étroit ; ces rois d’outremer errants comme des fantômes au milieu des ruines, Pierre de Chypre, Jean Paléologue – qu’était-ce que tout cela pour l’accort poète des jolis chevaliers , des frisques dames , des fêtes et des tournois d’Eltham ou de Valenciennes ? »(308) Rome n’était plus le centre intellectuel du monde, c’est la première rencontre que l’historienne fait du recul des civilisations.
Revenu en Angleterre , rien ne va plus, le roi Richard II(309) a remplacé la reine Philippe : « rien n’est hasardeux comme de revisiter le lieu de notre félicité passée »(310), pense Mary , avec Froissart. Il prend sa « retraite » en Hainaut où il finit ses Chroniques comme le fera Mary après la mort d’Émile ; il y trace un long portrait du peuple britannique : « admirable portrait historique .Toute l’histoire de l’orgueilleuse nation démocrate et libre tient en ces quelques lignes » , et de cela Mary, l’anglaise , lui est reconnaissante.
Froissart est aussi un poète dont la biographie écrite par Mary contient d’abondantes citations(311) . Comment ne pas penser à un certain parallélisme entre les destinées de Jehan Froissart, « the brilliant, perspicacious and vagabond soul » (cet esprit brillant , perspicace et vagabond ) et de Mary Robinson ? Il fut son compagnon , le seul écrivain peut être qui lui fut proche, plus que Racine , Pascal ou Fénelon . Notre poétesse s’efforce d’intéresser à des gens parfaitement oubliés aujourd’hui. Nous aurions pourtant quelques leçons à en tirer, peut être !
III .2 Un monde qui bascule
Comme bien des intellectuels contemporains Mary Darmesteter/Duclaux avait le sentiment de vivre une période de transition, non dépourvue de dangers. Elle s’intéressa donc aux périodes antérieures qui pouvaient donner le même sentiment : fin de l’Empire romain et début du Christianisme ; passage du haut moyen âge à l’Europe des cités marchandes et des cours princières ; émergence d’une liberté individuelle , religieuse et morale avec le protestantisme et le jansénisme . Elle ne s’intéressait pas aux mouvements de foule , aux révoltes , ni aux révolutions : ce qui l’intéressait c’était la façon dont les gens de sa classe , les intellectuels, avaient survécu et fait face aux transformations des mentalités qui ébranlaient leur monde .
1 – Un exemple de transition violente :
Qu’est-ce que Mary pouvait bien avoir à faire avec l’antiquité tardive et Ausone , mis à part que tous deux étaient poètes ; mais la ressemblance s’arrête là ? Il n’y a qu’un article sur le sujet , mais il fait plus de quarante pages, elle y fera des allusions nombreuses dans ses écrits postérieurs , il est évident qu’elle y a beaucoup réfléchi.
Le titre de l’article, publié dans la Revue de Paris, est Ausone et les rhéteurs (312). La problématique (le mot est anachronique) en est claire et cherche à répondre à une question multiforme : comment un intellectuel peut-il intégrer dans son œuvre , dans sa vie , dans l’éducation qu’il est chargé de transmettre, en même temps l’héritage de l’antiquité païenne qu’il ne peut ni ne veut renier et la culture chrétienne en voie de triompher, dont il ne veut pas voir ce qu’elle a de contradictoire avec le monde païen déclinant ? Doit-il le faire ? Quels éléments conserver, quels éléments abandonner ?
Ausone est issu d’une vieille famille d’Autun, devenue bordelaise par la grâce des troubles dus aux guerres civiles ; son grand père semble avoir été un druide nécromant ( !, c’est ainsi que Mary le présente) ) ; son père était médecin ; son oncle et tuteur, Emile Magne Arbor, légiste et professeur aux facultés de Bordeaux , puis Toulouse, fut appelé à Constantinople pour y instruire le fils de Constantin . Il y mourut et l’Empereur fit renvoyer son cadavre à Toulouse pour y être enterré.
Nanti de ce pedigree, l’étudiant fréquente la bonne société de la ville, s’y lie avec les deux frères exilés de l’empereur Constantin, puis se marie avec la fille d’un sénateur qui mourra à 28 ans et laissera derrière elle un époux inconsolable. Ausone s’intéressait au Christianisme, son épouse non et son milieu encore moins : les professeurs des universités traditionnelles confondaient les chrétiens et les juifs, « cette nation vaincue qui opprime ses maîtres »comme l’écrit Rutilius ; ils étaient attachés aux valeurs anciennes, celles de Julien, que les vainqueurs ont appelé l’apostat : « τα πατρϊα εθη, τουσ πατριουσ νομουσ, τον πατριον θεόν » : les coutumes de nos pères, les lois de nos pères, le Dieu de nos pères : Barrès ne revendiqua pas autre chose ! En face il y avait les chrétiens intégristes et violents, « l’extrême gauche , socialiste et anarchiste » du type de Tertullien (Mary Duclaux, sic !), les martyrs qui furent canonisés depuis mais n’en étaient pas moins dangereux alors Entre ces deux extrémismes le gouvernement , comme Ausone, tentait de tenir une ligne modérée.
En 367 Valentinien mande Ausone à la cour pour y faire l’éducation de son fils Gratien ; la cour est théoriquement à Rome, elle est en réalité là où Valentinien , puis Gratien se sentent bien ou jugent utile d’être et Ausone les suit. Mais, nous dit Mary, Ausone a élevé Gratien « comme s’il devait régner sur les contemporains de Trajan » ; d’où rupture d’équilibre . L’influence d’Ausone est vite supplantée par celle de l’évêque de Milan, Ambroise, qui poussera Gratien à la lutte contre les traditions païennes (313) Ayant perdu son influence, à 70 ans passés (bel âge pour l’époque ! ) Ausone rejoint Bordeaux où il se consacre à sa famille , ses amis, ses poèmes et sa « villula » , (sic) , quelques 250 hectares de cultures, vignes, prés et bois ; sa vie à la campagne est décrite par Mary comme assez semblable à celle que lui font mener ses amis les Rothschild dans leur propriété de Touraine. Cela lui permet de conclure, avec un certain étonnement tout de même : « la vie des hautes classes n’a pas beaucoup changé dans les Gaulles »
Cette société est hybride et contradictoire ; à côté des restes survivants de la culture ancienne, un christianisme sévère règne en maître . Paulin de Nole , par exemple, ancien élève d’Ausone, se convertit, abandonne tout et part en Espagne , d’où sa femme , chrétienne, était originaire :le maître échoue à le ramener à la patrie, aux muses et au sens du devoir. Mary en est quelque peu scandalisée : « Pour saint Paulin , un homme n’existe pas pour aider ses semblables mais surtout en vue de son propre salut … En pleine invasion barbare il suppliera un de ses amis, soldat de son état, de fuir l’armée pour se faire chrétien et solitaire ; il ne respectera pas plus la famille que la patrie : « nos parents selon la chair, et même les lieux aimés, nous tourmentent et nous lassent » dit-il »(314) Qu’y a-t-il de plus contraire à la morale que Mary admire dans ses « héros » ? Qu’y a-t-il de plus contraire à sa propre morale ? Comment des êtres, élevés dans la plus pure tradition romaine, peuvent ils en arriver à oublier deux de leurs plus sérieuses obligations, la familia et Rome ? Mary tente de répondre à ces questions, que comme d’habitude elle n’a pas posées.
Choc de civilisations, aurait dit un de nos contemporains. Certes . Mais les tenants du classicisme y ont mal répondu ; ils n’ont pas vu le problème de fond qui, pour Mary, est celui de la culture et de l’éducation . Constantin fait venir d’Aquitaine un professeur pour enseigner le latin et l’éloquence à son fils : « Le texte à commenter, le thème à développer, on ne sortait pas de là. La rhétorique était devenue une sorte de dogme parfait, consacré sans développement possible. .. On pourrait presque dire que l’Empire est mort d’un abus de Cicéron et Varron (sic, M.D.) On n’enseignait ni science d’aucune sorte, ni droit, ni mathématiques, ni philosophie, rien que des mots et des lettres… Hypertrophie de la mémoire,… initiative à jamais bannie au profit de la règle et de l’autorité.. âge de fonctionnarisme universel… » Il en sortait des jeunes gens « parfaitement bien élevés,. D’une politesse savamment nuancée, sachant se battre à merveille, admirables à cheval.. » Mais la réflexion n’y paraît pas, ni l’invention , ni la volonté. (sic, M.D.) Et nous dirions maintenant : ni surtout le sens de l’initiative.
La fin d’un monde ? La fin d’une classe ? La fin d’une culture ? Une éducation inadaptée ! En 1934, Mary commente dans le Times Les célibataires de Montherlant . [Le livre] pourrait s’appeler la fin d’une race ou « lamentation sur la fin d’une classe supérieure » : pas d’enfants, presque pas de femmes, sinon veuves ou âgées : « Pourquoi une classe dirigeante entre-t-elle dans une décadence stérile ? Parce qu’elle ne remplit plus la fonction qui était sa raison d’être : dans une démocratie certes, l’aristocratie ne peut plus espérer être une classe dirigeante ; mais elle ne l’est plus aussi à cause de l’éducation qu’elle reçoit : il y a quelques mille six cent ans les nobles, les généreux les chevaleresques jeunes gallo-romains, élèves des rhétoriciens, s’effondrèrent sous les assauts des barbares « (315).
Ces jeunes gens « si parfaitement bien élevés » sont morts avec Peguy dans les tranchées de la grande guerre, entraînant avec eux leur culture qui n’avait pu , ni su s’adapter suffisamment pour prévenir la catastrophe prévisible. En 1901 comme en 1934 il n’était pas besoin d’être extralucide pour la prévoir et tenter , avec ses faibles moyens , de la prévenir.
Prévenir consiste à chercher , admettre , faire admettre et intégrer ce qui dans la culture naissante doit être pris en compte . Il y faut une quête du juste milieu à laquelle peu s’intéressent car elle reste dans l’ombre des grands mouvements politiques, témoigne d’une inquiétude qui cherche à se faire jour au milieu des contestations et des combats . Si personne ne pouvait à l’époque antique parler d’une « chute » à venir de l’Empire romain,(316) tout un chacun dans le monde intellectuel pouvait voir les problèmes d’ajustement culturels vécus par les contemporains et s’inquiéter des conséquences de cette transformation du monde dont les risques étaient visibles. De même si personne , dans cette période dangereuse qui précède la grande guerre, ne pouvait prévoir la catastrophe à venir, il n’était pas besoin d’être assidu lecteur de Nietzsche, ce que Mary sera, à la suite de Daniel Halévy, pour percevoir les risques que courait une civilisation dont personne pourtant n’avait encore osé dire qu’elle se savait mortelle.
Peut être faut-il ici rappeler les contradictions de James Darmesteter, partagé entre la volonté d’expliquer et de transmettre les valeurs d’une foi qu’il a perdue et la liberté de pensée, l’agnosticisme qu’il partage avec son maître Renan. Dans le dix neuvième siècle finissant , il y a des hommes qui se veulent des intermédiaires entre les partisans de la laïcité ou du pouvoir populaire, et les fanatiques du retour aux traditions des vieilles races, entre Jules Ferry , Jaurès et surtout Marx d’un côté , Barrès puis Maurras de l’autre. Il s’agit pour eux de trouver une voie moyenne. Ce n’est généralement pas celle que suivront les foules , et ce n’est généralement pas non plus un gage de succès pour leur créateur. C’est la voie que James aurait peut être suivie , s’il avait vécu, et c’est celle que Mary prend à sa suite.
2 – Passer du mode de vie ancestral à un autre ? Culture et ruralité
Le monde rural n’est pas vraiment une découverte pour Mary. Elle a débuté avec les Higlands d’Emily Brontë, l’Oxfordshire de sa jeunesse ou la Toscane . Mais c’est avec Émile Duclaux qu’elle entre en contact réel avec la société des fermiers et des paysans. Une jeune femme , vive et lettrée, est transportée dans une des provinces les plus isolées de France, à une nuit de train de Paris, loin de tous les raffinements auxquels elle est habituée. Pourtant sa réaction est très positive et on peut la créditer de sa scrupuleuse honnêteté. Elle avait épousé Émile, elle savait qui il était et ce qu’il aimait : c’était un savant et un intellectuel, certes, mais aussi un auvergnat très attaché à ses racines. Elle joua le jeu, y prit goût et trouva dans ce nouveau pays la nourriture spirituelle nécessaire à sa poésie, nous l’avons vu, mais aussi à sa réflexion. The fields of France, dont le premier article est consacré à Une ferme dans le Cantal. porte en sous titre Petit essai de sociologie descriptive](317).
Le champ couvert est explicite : on tourne autour de la maison familiale d’Olmet, dans la vallée de la Cère, au pied du Lioran . A partir de là on va observer le paysage, les couleurs, odeurs et modes de vie ; on regardera de plus près ceux qui vivent dans le hameau, le gardien et sa famille, les légendes et la langue, – l’occitan –, les travaux et les saisons suivant le calendrier des ouvrages médiévaux dont elle garde les images en fond de toile : miniatures des manuscrits ou chapiteaux des églises . La récolte des châtaignes, des pommes de terre, des noisettes et des noix ; le cardage de la laine des brebis pour les matelas, le ramassage des feuilles mortes pour la litière des bêtes, etc.. L’automne , l’hiver et le printemps avec la neige de novembre à mars, l’éclairage des lampes à huile – lampes romaines , nous dit elle – et les veillées auprès du feu dans l’âtre . A huit heures et demie, tout le monde va se coucher : au dehors le « polar landscape, inhospitable and sad » – paysage polaire, inhospitalier et triste – Là Mary montre le bout de l’oreille : on a beau vouloir faire preuve de sympathie, les hivers sont vraiment très froids ; Mary l’italienne a du souffrir.
Elle n’oublie pas que ses lecteurs sont anglais et s’efforce de faire des parallèles avec ce qu’ils connaissent et ce que lui apporte sa culture qui est aussi elle des lecteurs du Times ; on rencontre au détour des pages, le cantal et le Fuji Yama ( !), Sapho, Gerbert d’Aurillac et Arsène Vermenouze, Marc Aurèle , Madame de Sévigné et Fra Angelico. Le lecteur contemporain s’amuse de ces rapprochements hétéroclites et se demande ce qu’en a pensé Vernon Lee qui passa quelques jours à Olmet C’est l’effet de cette « accumulation , tout à fait accablante , de cultures superposées » qui fascinait Emmanuel Berl.
Accumulation qui n’empêche pas une empathie dépourvue de la moindre condescendance . Mary découvre une vraie culture Cela va si loin dans le désir, nous dirions maintenant de s’intégrer, que bon nombre de ses phrases commencent par le Nous ( we en anglais) inclusif. Aucun des villageois ne devait s’y tromper, mais ils étaient reconnaissants des efforts que faisait cette étrangère, même si , très certainement ils s’en amusaient comme ils le font encore dans des cas semblables. Mary les observe d’un œil quasi scientifique – veut-elle rivaliser avec son savant de mari ? – avec une acuité du regard qui ne recule pas devant la brutalité et la violence quand elle les rencontre . Elle s’efforce d’en comprendre les causes et ne se départit jamais de son humour : pensons par exemple à ce fermier dont elle décrit l’exploitation et les « deux bœufs blancs dans son étable à qui le paysan français , qui n’est pourtant pas un mauvais mari, porte un peu plus de considération qu’à sa femme » (318) Un de ses informateurs lui a d’ailleurs dit que : « pour gérer une petite ferme .. vous pouvez vous débrouiller avec deux hommes, deux femmes et deux chevaux » : admirez , nous dit-elle, la progression . Ce n’est pas parmi eux qu’elle trouvera des manifestations de féminisme ! Mais, malgré leurs défauts qu’elle ne se cache pas , il est évident qu’elle les aime ; ils le lui ont rendu.
La ferme dans le cantal est le premier article du livre . Un autre porte , avec tout autant de détails, sur la commanderie de Ballan , en Touraine, propriété de l’ amie proche que Mary appelait Maughite, une Rothschild. Elles explorent les 96 hectares du domaine et les cultures qui y sont menées , que Mary compare aux coutumes du cantal et au domaine aquitain d’Ausone. Sur ce dernier point la ressemblance ne s’impose guère mais elle porte sur des détails curieux qui amusent et sont rapportés avec humour ; malgré tout le lecteur ne peut s’empêcher de penser que l’idée qu’un paysan est toujours et partout le même relève d’un préjugé quelque peu aristocratique, en tout cas très daté. Nous saurons tout sur la production des différentes races de vaches, la nourriture des paysans, la vie des riches dans les châteaux et celles des bourgeois dans les petites villes.. Mary bavarde avec les jeunes tourangelles et découvre chez l’une d’elles deux livres : l’un est La clef des songes , et l’autre, conservé, dit Mary , par pure dévotion, son livre sur Renan !!!! Ses efforts pour comprendre et aider vont jusqu’à l’organisation, dans la « chapelle » en sous sol de la maison d’Olmet, d’une sorte de sauterie pour les jeunes du village, ce qu’Émile Roux lui reprochera parce qu’elle « y a pris froid » . Il n’empêche qu’elle trouve amusant mais normal le respect du fermier pour le « maître » : la gardienne par exemple ne prononcera pas devant elle le mot : cochon , elle parlera des « habillés de soie » ..
Dans un autre article du même ouvrage , l’anglaise « barbare » qu’elle est recherche les traces des anciennes cultures dans les propos des paysans de Provence, ses informateurs et ses guides Au mausolée de Glanum , un berger lui explique : « ces deux personnages représentent le grand Caius Marius et la prophétesse Marthe, sœur de Lazare et patronne de la Provence ; c’était , si je peux dire une paire d’amis . Mon dieu,- ne peut s’empêcher de réagir Mary – , je me figurais qu’il y avait au moins cent ans ou plus entre les deux !- Possible ,- rétorque le brave homme -, possible , Madame ! Il n’en reste pas moins qu’ils étaient une excellente paire d’ amis… » Et Mary de conclure : “ si parfois on me faisait sentir que , du haut de l’ ancienne gloire, on me regardait comme une descendante des hordes vaincues, l’attitude était toujours celle de la plus gentille, la plus courtoise supériorité » C’est toujours la même Mary qui se considérait comme fautive de ne pouvoir comprendre l’occitan du fermier rencontré sur le plateau d’Olmet !
Reste pour le lecteur le très vivant portrait de provinces dont seules demeurent aujourd’hui quelques traces.
De quoi est constituée cette culture provinciale et paysanne qui l’intéresse ? D’une langue , l’occitan ou le provençal . De la mémoire d’une histoire légendaire adaptée aux coutumes de l’époque . De réponses morales et pratiques aux besoins quotidiens et de leur conservation à travers les âges. C’est tout cela qu’elle sent en danger et qu’elle s’efforce de défendre(319). Un mode de vie qu’elle contribue , avec d’autres , à transformer en mythe mais qui ne l’est pas encore. Une vision idyllique des restes –apparents – d’une France provinciale d’ancien régime que les deux guerres et les cinquante ans qui vont suivre détruiront à jamais. « J’ai eu, nous dit-elle, en visitant un hôpital entretenu par la famille de Rotschildt, « un aperçu de cette paix sociale , qui me paraissait très loin de ce pays de France , beau, humain et généreux , et pourtant très porté à la colère et à la discussion . Construit et doté par une juive, visité et approuvé par l’archevêque de Tours, ses blancs dortoirs montraient les sœurs de Saint François et les médecins socialistes travaillant cote à cote » : » Comme l’aurait dit le Talleyrand des Mémoires, elle était si belle, cette France d’avant la contestation sociale !!!
Les restes nostalgiques d’une époque qui disparaît, une culture bien adaptée à son milieu , tout cela qui est menacé, que faut-il en sauver ? Et comment ? C’est toujours la même question . Le fait qu’elle soit posée par une bourgeoise qui ne s’est pas débarrassée totalement des préjugés de sa classe n’empêche pas que la question soit valide . Preuve en est qu’elle continue à être posée.
La pensée de Mary est un curieux mélange de libéralisme , de socialisme de salon et de conservatisme d’une société plus rêvée que réelle. Elle est typique d’une époque de transition, qui voit bien que la révolution est nécessaire , la voudrait non violente et ne peut s’empêcher de souhaiter conserver les vieilles traditions paysannes où l’opposition des classes semblait vécue sans heurts. L’entre deux guerres lui montrera que cela n’est pas possible, elle sera bien obligée de le comprendre, elle ne pourra l’admettre.
3 – Que conserver de l’ancien monde ?
Le monde qu’elle connaît est en cours de bouleversement, Mary accepte ce fait et est prête à y aider , comme ses maîtres et ses deux maris ; mais agir en faveur de ce changement n’est pas son fait, elle vit sur un socle de cultures et de coutumes anciennes qu’elle aime et sent menacées . Transformer le monde n’est pas forcément tout détruire de ce qui préexistait. Qu’aimerait-elle conserver ?
Les langues . Pour un poète , tout commence avec le langage. Mary fut rapidement conduite à s’intéresser aux troubadours et à la langue d’oc . Quand elle découvrit que cette langue avait donné l’occitan, parlé en Auvergne et écrit par son cousin (à la mode auvergnate) Arsène Vermenouze, ce fut une raison supplémentaire de s’y intéresser, bien que pour elle , la langue d’oc ressemblât à « un horrible mélange de bas latin, espagnol abâtardi et vieux français » , définition pour le moins contestable(320). Il faut donc faire connaître au grand public ces vieux textes, les faire exister.
Les pratiques , dans ce qu’elles ont d’intemporel , qui répondent de la manière la plus simple aux besoins des hommes et à leur insertion dans la nature ? Un cadre de vie adapté à l’ancien monde , artisanal et rural ? Est-on sûr que les villes « tentaculaires » qui s’annoncent soient tellement meilleures(321) ? Là aussi il y a une cause à défendre.
Deux méthodes .
Montrer que ce qu’elle décrit n’est pas aussi éloigné qu’on peut le croire de ce que le lecteur peur voir autour de lui, pour peu qu’il se donne la peine de regarder. La médecine du XIV è siècle recommande les remèdes qu’elle trouve utilisés dans le hameau auvergnat à côté d’Olmet ; le métayage qu’on y pratique n’a pas changé depuis la fin du moyen âge et ses effets, bons ou mauvais , sont les mêmes. Certains ustensiles de la vie courante, les lampes à huile par exemple, ressemblent à ceux dont se servaient les romains. Les jeunes auvergnates se lavent les mains avec de la rosée comme les paysannes anglaises de sa jeunesse , etc . C’est se focaliser sur ce qui ne bouge pas , parce que lié à l’intimité avec la terre, et ne pas s’intéresser à ce qui change ou qui devrait changer , pour le confort des hommes . Pourtant le regard qu’elle porte sur ces choses n’est pas éloigné de celui que nous portons de nos jours sur nos racines et nos vieilles cultures. Il ne signifie pas une approche réactionnaire, il n’enferme pas dans un cadre ancien , surtout pas pour conserver les privilèges des élites ; il veut seulement sauver ce qui, pense-t-il, devrait l’être , dans l’intérêt de tous.
Deuxièmement , montrer que la révolution qui s’annonce est un mouvement de fond, mais que ce n’est pas le premier et que chaque profond remous de l’histoire a aussi des conséquences bénéfiques : migrations des peuples barbares à la fin du premier empire romain ; diaspora juive, croisades, retour des créoles à Paris , (Parny, Chénier, Lecomte de Lisle..) , etc. : tous mouvements qui ouvrent vers d’autres modes de penser et de vivre, et pas seulement sur le rejet d’une culture ou l’exotisme. L’élargissement du monde conduit à la tolérance et à un certain relativisme, il faut du moins l’espérer et tenter de le faire croire. A condition qu’il ne conduise pas au refus de l’autre, et de là à la violence . Ici on voit clairement que Mary a du se dire avant de mourir qu’elle n’avait guère réussi.
L’amie de Maurice Barrès se garde bien de tout dogmatisme ; lire ses œuvres conduit le lecteur sur des pistes transversales où il y a toujours du bon à saisir. Elle témoigne d’efforts vers une voie médiane, loin des théories péremptoires et des croyances qui veulent s’imposer par la force . Éthique de la compréhension ! Une voix solitaire dont on se dit qu’elle eut gagné à être plus écoutée . Pour cela il eut fallu que Mary eut eu une autorité intellectuelle que , femme , elle ne pouvait avoir. Elle a fourni de fort sympathiques études , évidemment dépassées ne fut-ce que parce que les sources en sont fondées essentiellement sur des textes littéraires , qu’elle compare les uns aux autres . Elle eut certainement aimé pouvoir approfondir , nous le voyons par ses lectures et ses compte rendus autour de la géographie humaine (Roupnel, Vidal de la Blache.. ) mais n’en avait guère les moyens . Ce manque de technicité lui fut reproché , cela lui fut égal ; elle n’avait pas besoin de technicité pour atteindre le but qu’elle visait : diriger la réflexion de l’honnête homme vers les sujets qui lui semblaient importants à l’heure où elle écrivait . Une trop grande érudition pouvait avoir l’effet contraire. Nous sommes ici proches de travaux de journalistes plus que d’historiens professionnels .
Les biographies reposent sur une solide quête des sources et une profonde réflexion sur les textes. Leur caractère démodé ne signifie pas que ces ouvrages soient sans intérêt, surtout parce qu’ils s’efforcent à une empathie constante. Plutôt que des livres de l’histoire savante, il faut les rapprocher de la mode actuelle de la biographie , scientifique mais non universitaire, qui est souvent un succès public. De tels ouvrages relèvent de la mode, et , comme tels, disparaissent des rayons une fois la mode passée. Les œuvres de Mary renvoient à Taine , Renan, et surtout Gaston Paris . Mais qui lit encore Taine ? Ou Renan ? Sans parler de Gaston Paris ! Comme celles de Mary elles méritent souvent mieux.
Citons enfin Isabelle Ernot(322)
« L’histoire du mot historienne renseigne sur l’exclusion des femmes de la discipline historique et permet de saisir sa concomitance avec la légitimation masculine… La plupart des femmes ayant produit des ouvrages historiques a été désignée par le terme générique de « femmes de lettres » Il arrive de rencontrer l’emploi de la forme masculine « historien » pour qualifier des femmes . Son emploi reste toutefois très rare et souligne l’exception que constitue un tel être féminin. Ainsi en 1894, Gabriel Monod encense Mary Darmesteter pour son ouvrage consacré à Froissart, historien et chroniqueur du XIV ème siècle . Il écrivait : « Elle a plus que lui ( sous entendu Froissart ) un sens critique très exercé, la fermeté de jugement d’un véritable historien » L’exemple permet d’approcher les modèles de la construction du modèle masculin en matières historiques . Il est appuyé sur une sexuation des qualités intellectuelles jugées nécessaires à l’exercice de cette profession. Sens critique et fermeté de jugement sont des valeurs masculinisées. Mary Darmesteter est distinguée par Gabriel Monod comme un cas rare , parce qu’elle est dotée de compétences historico-scientifiques jugées masculines ».
Cette analyse , évidemment valable pour la fin du 19 ème siècle , peut être partagée . Mary se voulait historienne , nous l’avons vu ; nous avons vu aussi que sa conception de l’histoire était étrangère à la conception universitaire , elle l’a suffisamment souligné elle même , ce qui relativise l’opinion de madame Ernot . Si nous rangeons les livres de Mary plutôt dans le rayon essais historiques que dans le rayon histoire scientifique , nous rendrons justice à son œuvre . C’est cela qu’elle eut souhaité
( 276) – : Sept éditions depuis la première en 1883 ; la dernière , avec une introduction de Charles Lennon , date de 1997 , chez Routledge & Thoemmes, London ; Arden est de la même année
( 277)- : Abbé Mugnier, Journal, 1879 – 1939 , Paris , Mercure de France, 1985, : p. 411, daté du 18 avril 1923. L »abbé Mugnier, (….) , ironiquement appelé le « confesseur des duchesses » est l’auteur d’un Journal, tenu de 1878 à 1939, dans lequel il évoque ses rencontres avec les écrivains de son temps.
(278) – :La vie d »Ernest Renan , Calmann Levy, 1898, p. 287
(279) – : Vernon Lee, Belcaro (!)
(280) – Ibid :
(281) – , The end of the middle age , introduction
(282) – Zorn Christa, Vernon Lee, Aesthetic, History , and the Victorian Female Intellectual , Ohio University press, 2003 p. 35
(283) – Zorn , Ch , ibid.
(284) – Collected poems, p. 121
(285) – « sometimes the dead appear to radiate from the hearts they loved much »
(286) – The french ideal , Chapman & Hall , London, 1911, p ? 41
(286) – Le cas de son travail sur Renan est un peu à part ; c’est une commande, volontiers acceptée comme un devoir envers celui qui l’a si longtemps accueillie et formée.
(287) – « sentir est tout »
(288) – The french procession , Fisher Unwin , London , 1909 , dédicace à Vernon Lee
(289) – , ibid. ; c’est moi qui souligne
(291) – La pensée de Robert Browning, Grasset, Paris, 1922, p. 86
(292) – Racine, Fisher – Unwin, London , 1925, p. 144
(293) – Madame de Sévigné, Plon – Nourrit, Paris, 1914, p. 153
(294) – « one must perhaps have lived in the heart of some great sect or faction (home rule, the Dreyfus affair or Modernism) to realize how steadily the sentiment of animosity or suspicion , exercised by incessant combat with an adversary , may divert and attack the different members of a party » ; in The French Ideal, chapitre Pascal , pp. 1 – 102
( 295 ) – Sur Desjardins et Pontigny voir le chapitre suivant
( 296 ) – Voir sur ce point l’introduction de la biographie de Florence Nightingale
(297) – Dans le monde anglo-saxon Mary Robinson , éventuellement Duclaux, n’a survécu – et encore partiellement , pour les érudits – que comme poétesse dans le groupe préraphaélite ; de temps à autre comme auteur d’Emily Brontë . Sa production en français , -ou en anglais celle destinée à faire connaître la France et les français à ses compatriotes – , y est tout à fait inconnue . Il est vrai que la question de la rivalité entre les deux peuples paraît globalement réglée .
(298) – , Le jardin d’Epicure, Calmann Levy, Paris , s.d. (58 è édition) , p. 139
(299) – Les matinées de la villa Saïd, propos d’ A. F. rapportés par Paul Gsell, Grasset , Paris, 1921 , p. 96
(300) – T.L.S. , 1929, 05 septembre ; 1933 , 19 octobre
301) – Ernot Isabelle, Les historiennes et l’histoire des femmes en France, … in Mnemosyne, bull. D’information , n° 32, p. 16 – 22
(302) – Bibliothèque de l’école des chartes , 1895 , vol 56 , n° 1 ; et aussi , dans le Journal des débats, celle là plutôt « grand public »
(303) – A la cour de Gaston Phébus, in Revue de Paris, 15 mars 1894, , pp. 110 – 138 ; le musée de Cluny lui a consacré une exposition en 2011
(304) – Darmesteter , Mary, Froissart, Hachette, Paris, 1894 , 174 p.
(305) – J. D. en est président en 1887 ; avant lui on trouve Ernest Renan (1867), Gaston Maspero (1880), H. de Charensay (1885) ;après lui : Joseph Halévy (1888), Sylvain Levy (1893) , Alexandre Bibesco (1894), Jean Psichari (1896), Théodore Reinach ( 1903.… Darmesteter est en bonne compagnie.
(306) – Froissart , op. cit. , p . 80
(307) – ibid., p. 32
(308) – ibid
( 309) – Richard de Bordeaux, roi d’Angleterre sous le nom de Richard II, (1377 – 1399 ) qui soutint une longue lutte contre le parlement , traita avec la France et mourut captif après avoir abdiqué.
(310) – ibid., p. 136
(311) – l’espinette amoureuse, le Joli buisson de jeunesse, écrit en 1373, le dit du florin, « une des plus jolies poésies du XIV è siècle » …
( 312) – , Revue de Paris, 1er décembre 1901 , pp. 512 – 546
(313) – ce qui n’empêchera pas Ausone de faire une brillante carrière, comme préfet du prétoire, puis préfet des Gaules et premier consul.
(314) – « necessitudines nostrae carnales, quanto cariores nobis sunt , tanto nos discruciunt, tanto nos fatigant, Revue de Paris., p. 545
(315) – « Lament for the death of an upper class , in T.L.S. , 26 juillet 1934, p. 525 : « Why does an upper class decay and dwindle in sterility ? Perhaps because it no longer fills the function which was it’s reason for existing , since in a democracy the aristocracy can no longer expect to be a ruling class. But also because of the education it receives . Even some sixteen thousand years ago, the noble, elegant , chivalrous gallo-romans pupils of the rhetoricians crumpled up before the assault of the barbarians »
(316) – TRAINA, G. , Une année ordinaire à la fin de l’Empire romain , Paris, les belles lettres , 2009 ,
(317) – Ce n’était pas la première fois que Mary tentait un tel exercice ; la bibliothèque Nationale contient 4 exemplaires d’un article en anglais , non daté ni référencé, concernant les ouvriers à Paris en 1390 et 1890 : petit essai de sociologie comparative.
( 318) – comme dit Pierre Dupont qui le connaissait bien, prétend-elle. : « two white oxen in his stable , which, as Pierre Dupont , who knew him well, declares , the French peasant, no bad husband , still hold a little dearer than his wife ! »
(319) – Ce qui la conduit logiquement à faire la louange de l ‘éducation populaire, des petites écoles « socialistes » , de Félix Pécaut, Quinze ans d’éducation, 1902 (où l’auteur défend la formation des hommes des champs), de l’investissement des jeunes hommes de la bourgeoisie dans l’agriculture , à l’exemple de son beau fils , Pierre Duclaux, dans la région d’Aurillac, de la transformation des châteaux en exploitations agricoles (là on retrouve le rêve anglais du gentleman farmer) .
(320) – Cet intérêt lui fait faire dans T.L.S. des comptes rendus sur de savants ouvrages sur le sujet, écrits par des anglais ou des français
(321) – sur la demeure médiévale dans la campagne (The fields of France, pp 273 – 318) ou Comment les pauvres vivaient au XIV ème siècle (Ibid , PP 223 – 271 ). On y rencontre Froissart, Eustache Deschamps et Jean de Saintré , le mobilier de Valentine Visconti , d’après un manuscrit de la bibliothèque nationale, le manoir de dom ¨Pedro de Nino ( le Victorial figure à Olmet , sous la cote 923, biographie) et toutes sorte de réflexions sur l’organisation des journées , la vie religieuse, les distractions , les habits et les modes , etc. Eclectisme impressionnant !
(322) – Ernot Isabelle Les historiennes et l’histoire des femmes en France, Mnemosyne, N° 1, pp 16 – 22