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étude 3

 

 

 

 

 

 

La cause des femmes ?

 

 

 

 

 

Mary Robinson/Darmesteter/Duclaux est poète, critique et historienne. Française et anglaise. Elle est femme et n’a jamais été une féministe militante dans une société où naît le féminisme politique ? Elle s’est pourtant toujours voulue autonome, s’est assurée par l’écriture une certaine indépendance financière, a beaucoup travaillé, à sa façon, dans le champ historico-littéraire , mais n’a jamais revendiqué une place indépendante comme a pu le faire Violet Paget , dite Vernon Lee. Comment la situer , comment s’est-elle située dans le monde ? Qu’a-t-elle pensé du combat des femmes ?

 

 

Elle est aujourd’hui pratiquement inconnue et d’une certaine façon c’est sa faute . A l’ouest de la Manche Mary Robinson est citée par ceux qui s’intéressent aux préraphaélites ou à Vernon Lee. A l’est, la trace de Mary Duclaux n’est pas mentionnée, même très humblement, à coté des poétesses ou romancières dont les noms figurent dans l’histoire littéraire avant 1914. Les articles qu’elle a écrits pour le Times Literary Supplement ne sont pas signés . A-t-elle disparu des deux cotés ? A partir de son départ de Florence elle semble rester en marge du monde.

 

Elle est restée cachée sous trois noms différents sur lesquels glose Daniel Halévy et n’a jamais pris de nom de plume ! Les critiques de ses œuvres, quand on en rencontre, sont réduits à mettre entre parenthèses , après le nom auquel ils se réfèrent , celui sous lequel ils pensent qu’elle sera reconnue par leurs lecteurs ; les grandes bibliothèques de référence font de même. Ces acrobaties sont anecdotiques , mais significatives. Qui , en France, connaît Mary Robinson ? En Angleterre qui connaît Mary Duclaux ? Et nous ne parlerons pas de Mary Darmesteter.

 

 

A-t-elle voulu cette situation ? L’a-telle laissé se créer sans réagir ? Qu’a-t-elle pensé des autres femmes qui, elles, réagissaient ?

Comment vit-on, comment se voit-on, quand on veut à la fois être soi, être un individu autonome, et qu’on porte en public des masques différents, liés aux hommes avec qui on a vécu ? Pourquoi accepte-t-on cette situation, et, si on l’accepte, comment la gère-t-on ?  

 

 

Le contexte

 

 

Identité et liberté ? Le nom du père ? Et du mari ?

 

 

Comment être libre quand la loi vous impose de dépendre d’un homme ? Comment être libre quand on est seulement fille, épouse ou veuve de… ? Ce qui est la situation normale dans la bourgeoisie anglaise ou française, au pouvoir entre 1870 et 1940.

 


La femme n’y a d’existence sociale que par l’intermédiaire de son père, puis de son mari. Ce n’est pas vraiment nouveau, telle a toujours été la situation dans l’ancien régime, aussi bien en Angleterre qu’en France. Au siècle des lumières le « père fondateur » de la liberté individuelle et de la révolution française, Rousseau, considère la liberté comme une donnée pour l’homme , mais pas pour la femme . « Femme, honore ton chef : c’est lui qui travaille pour toi, lui qui te nourrit …  En devenant votre époux Émile est devenu votre chef : c’est à vous d’obéir, ainsi l’a voulu la nature ».(1) « L’auteur du Contrat social .., nous rappelle Elisabeth de Fontenay, a expressément rejeté hors du pacte fondateur la moitié de l’humanité, faisant du mariage et de la maternité non pas la condition de la participation à la volonté générale, ce qui aurait été jusqu’à un certain point acceptable , mais le substitut de la citoyenneté  … Le plus décisif d’entre les textes majeurs de la littérature politique, le Contrat social, ne se construit que de les expulser. …. La liberté rousseauiste détruit les femmes bien plus sûrement encore que l’ascèse chrétienne ou la courtoisie mondaine contre lesquelles elle s’instituait »

 

Sur de telles fondations nous étonnerons nous de la position anti-émancipatrice de Proudhon ? Et des hésitations des syndicalistes des métiers du livre ? Faut-il autoriser les femmes à participer à leur travail, à leur syndicats  (2)? Sauf exception remarquable, le refus de la liberté des femmes se lit du haut en bas de la pensée politique, de la gauche à la droite.

Comment, dans ce contexte, une bourgeoise intellectuelle peut-elle assurer sa liberté ? Le plus simple et le plus sûr est de composer avec la situation, ce qui était bien dans la manière de Mary. « Refuser d’être l’autre, refuser la complicité avec l’homme, nous dit Simone de Beauvoir(3) , ce serait pour [les femmes] renoncer à tous les avantages que l’alliance avec la caste supérieure peut leur conférer ». Car « Outre les pouvoirs concrets qu’ils possèdent, ils [les hommes] sont revêtus d’un prestige dont toute l’éducation de l’enfant maintient la tradition » . Certaines féministes ont osé, comme Louise Michel ; elles l’ont payé fort cher et Mary n’avait pas cette sorte de courage .

 

Cette acceptation entraîne deux conséquences, l’une symbolique et l’autre culturelle. Un : il faut accepter de ne pas avoir d’identité propre, de n’exister pour le monde que sous le nom d’un autre ! Que se passe-t-il si cet autre change ? Deux : parce que prioritairement en charge aux yeux de tous d’autre chose que d’action publique, il faut accepter d’avoir bien des difficultés à atteindre le niveau supérieur dans sa spécialité : ce que nous appelons aujourd’hui le « mur de verre » . « Si (le) rôle collectif joué par les femmes intellectuelles est important, leurs contributions individuelles sont dans l’ensemble d’un moindre prix., nous rappelle Simone de Beauvoir. C’est parce qu’elle n’est pas engagée dans l’action que la femme a une place privilégiée dans les domaines de la pensée et de l’art ; mais l’art et la pensée ont dans l’action leurs sources vives . Être située en marge du monde, ce n’est pas une situation favorable pour qui prétend le recréer »

 

 

La référence au nom renvoie chacun au « nom du père » ; c’est si bien un truisme, une donnée si parfaitement immanente que personne ne semble jamais s’en apercevoir, encore moins la mettre en cause. Il est amusant de lire sous des plumes éminentes des pensées du genre suivant : « La mort du père enlèvera à la littérature beaucoup de plaisir. S’il n’y a plus de père, à quoi bon raconter des histoires ? Tout récit ne se ramène-t-il pas à l’Œdipe ? Raconter, n’est-ce pas toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine ? » (4) . Si nous lisons bien, la mère , qui est tout de même pour quelque chose dans notre origine, n’est aucunement susceptible de créer des « démêlés avec la loi » ni de nous faire « entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine », tous éléments qui peuvent être au départ d’une fiction littéraire forte. Le lecteur, ou plutôt la lectrice, un peu ému(e), a envie de référer M. Barthes à Hervé Bazin ou à François Mauriac (5)

 

A l’époque de Mary, rares sont celles qui, loin de revendiquer, posent le problème : peut être parce qu’elles le jugent mineur, ce qui est se tromper sur la place du symbolique . Une de celles qui l’ont fait est Gertrude Stein qui appartient à la génération suivante(6). Celles qui se la sont posée, ont souvent répondu par un nom de guerre –ou de plume – comme l’a fait Camille Marbo qui en remercie son époux , Emile Borel (7)  . Les hommes se choisissent des noms de plume, pour avoir deux existences aussi autonomes l’une que l’autre et non pour affirmer l’autonomie d’une seule . Ce qu’avait fait Marguerite Borel, Mary eut pu le faire, ne fut-ce qu’en reprenant comme nom de plume celui de Robinson sous lequel elle était connue. Elles avaient une génération de différence , soit ! Mais d’autres l’avaient fait avant elles , ne fut-ce que George Sand, George Eliot ou Vernon Lee . Pourquoi n’avoir pas suivi leur exemple ?

 

S’agit-il d’une forme de reconnaissance pour les hommes qui l’ont choisie et l’ont aimée : ce n’est pas leur faute si la mort les a empêchés de faire à leur amie la place dont ils la jugeaient digne. D’une certaine façon, elle s’est sentie responsable d’eux après leur disparition ; sa vie et son travail leur assuraient une forme de survie : peut-on penser qu’abandonner leur nom eut été vécu par elle comme une sorte de trahison ? Cette explication affective ne paraît pas suffisante. Simone de Beauvoir a pris en charge l’image et l’œuvre de Sartre après sa mort, cela ne l’a pas empêchée de continuer son œuvre et sa vie personnelle. Le problème se pose de l’image qu’une femme comme Mary a de soi et du rôle qu’elle joue dans la société.

 

 

Des contraintes sociales ! une image ! des stéréotypes !

 

 

Des deux cotés du channel, la bourgeoisie triomphante partage en gros le même modèle des relations entre hommes et femmes : mariage de convenance, rôle de l’argent dans la décision qui , même si on lui demande son avis, échappe à la jeune fille, relations codifiées et surveillées, etc. La femme arrive « pure » au mariage (8) , ce qui présente de temps à autres quelques inconvénients   (9); un des points les plus étonnants de cette époque est le silence qu’elle s’impose sur la question des relations intraconjugales . Sur tous ces points , Mary Robinson ne diffère pas de ses contemporaines : rien dans les écrits qu’elle a laissés ne nous permet de dire comment, au plan physique, elle a vécu ses deux mariages

 

Le rôle de la bourgeoise se borne à la tenue du foyer, il n’est jamais nommé travail ; elle a, comme l’homme, des obligations mondaines : visites, tenue d’un « salon » et d’un « jour »  ; obligations charitables vis-à-vis des pauvres et des malades , etc. Dans ce modèle , seules les obligations charitables offrent un espace de liberté et de pouvoir (10), à condition de s’inscrire dans les institutions existantes qui en assurent évidemment le contrôle . (11)  A partir de la guerre de 1914, Mary, comme beaucoup d’autres, utilisera cet espace de liberté . Liberté des « dames d’œuvre » ! C’est un peu court.

Pendant toute la durée de l’existence de Mary les efforts des « féministes » n’obtinrent aucun résultat convaincant, surtout en France ; le mélange des idées reçues, des inquiétudes bien pensantes sur les dangers du libéralisme moral possiblement lié à la séparation de l’église et de l’état, le retour à la tradition fondé sur l’antisémitisme (12)  et la peur du socialisme, contribuèrent à faire de l’émancipation des femmes un thème politique sans grand espoir ; la grande guerre justifia la politique nataliste, bâtie sur le maintien de la femme au foyer. Ce sont des tendances de fond de la société française. La première révolte philosophiquement et sociologiquement construite, est celle de Simone de Beauvoir : nous sommes en 1949, cinq ans après la mort de Mary. Face à ces tendances que pouvait elle faire ? Vivre en marge du système comme Violet Paget ? Ou se créer une voie personnelle en s’appuyant sur son bon sens, son horreur du désordre et la conscience de l’inutilité d’une bataille contre le « cosmos », i. e. la nature des choses , composée de contraintes physiques , physiologiques , sociales et morales.

La pensée bourgeoise vit sur des images toutes faites de la « Femme » : Geneviève Fraisse(13) dénombre trois  stéréotypes : la madone, la séductrice, la muse. Le premier et le dernier sont des banalités préraphaélites : Mary Robinson a connu sur le tard les muses du mouvement, elle n’était pas mal placée pour juger des contraintes qui se cachaient sous ce poétique idéal. Elle ne s’est pas refusé totalement le rôle de madone, mais ce fut auprès de James Darmesteter, il y avait quelques raisons à cela . Avec Émile Duclaux elle a clairement réglé le problème et choisi le rôle de compagne . Quant à celui de séductrice ? L’idée lui paraissait légèrement ridicule ; elle eut eu horreur d’une telle facilité.

Ne pas se conformer à l’image commune est risqué, Mary le savait, qui prit avec une indignation masquée la défense de Camille Claudel dans les lignes du Times . Elle n’a jamais assumé un tel risque : sa position favorite est le rôle d’associée et de compagne. Ce qui est conforme à la pensée des intellectuels comme Ruskin mais ne met pas en danger l’ordre moral.

 

 

Cet ordre connaissait de timides avancées, surtout dans le monde anglo-saxon, qui acceptait une certaine libération des rapports filles – garçons et préconisait leur éducation.

 

Sur ce point précis, l’histoire est assez différente en Angleterre et en France. La France de Duruy mettra l’accent sur la laïcité, pour libérer les femmes de l’influence religieuse, mais ne fera pas d’effort particulier sur les contenus et les objectifs de l’éducation  : il était déjà difficile de s’opposer aux références catholiques, on n’allait pas en plus s’opposer à une morale communément acceptée en admettant qu’on en eut eu l’envie. L’Angleterre libérale a eu une autre réaction. Les premières universités féminines sont fondées en Amérique et en Angleterre dans la seconde moitié du 19 ème siècle ; dès 1865 Cambridge ouvre ses examens aux étudiantes , sans que cela leur donne l’accès aux grades , ce qui ne fut fait qu’en 1875 . (14) Mary Robinson, l’anglaise, profita de cette opportunité et elle en fut fière(15) . Elle reçut de l’université une formation de haut niveau, qui étonnait les dames du Femina, moins favorisées. C’était une formation équivalente à celle qu’aurait eue son frère s’il avait existé, mais pas une qualification, encore moins un titre utilisable sur le marché : éducation, oui, concurrence non . Et cette concurrence, il ne semble pas que Mary l’ait vraiment souhaitée.

 

A ces contraintes sociales, à ces stéréotypes, s’ajoutent des considérations plus ou moins scientifiques. «  La femme du XIX è siècle est une éternelle malade, nous disent les auteurs de l’Histoire des femmes en occident. La médecine des lumières présente les étapes de la vie féminine comme autant de crises redoutables, même indépendamment de toute pathologie. Outre la grossesse et l’accouchement, la puberté et la ménopause constituent aussi désormais des épreuves plus ou moins dangereuses, et les menstrues, blessure des ovaires, ébranlent, dit-on, l’équilibre nerveux. Toutes les statistiques prouvent en effet que les femmes subissent , au XIX è siècle une morbidité et une mortalité supérieure à celle des hommes » (16). Les femmes – dont Mary – avaient bien intégré cette donnée.

Dans les lettres à sa mère Mary spécifie d’innombrables fois qu’elle est retenue à la maison pour tel ou tel malaise ; les missives d’Émile Roux contiennent de nombreuses exhortations à prendre soin de sa santé. Cent ans après, chose curieuse, il y a beaucoup moins de malaises et ils n’empêchent pas les intéressées de participer à une vie publique active. . Dans sa correspondance, non destinée à la publication, Mary nous parle de ses maux avec une parfaite innocence ; les recommandations de Roux sont tout à fait sincères, aucun des deux ne semble soupçonner qu’il y a peut être là matière à se poser des questions. Peut on suggérer que, dans un milieu bourgeois, scientifique et éclairé, l’influence de la médecine est forte : si une autorité vous dit que vous êtes malade, vous finissez par le croire. Les paysannes, elles, qui n’avaient guère accès au médecin , étaient bien moins malades ; pourtant elles aussi mourraient jeunes. Ce qui pourrait conduire à penser, non pas que ces maux étaient imaginaires – la médecine contemporaine a fait des progrès sur les phénomènes psychosomatiques – mais que les femmes les exagéraient parce que c’était un de leurs rares moyens de pression : l’exemple de Mary prouve que tel était parfois le cas

 

La première rencontre littéraire de Mary Robinson avec la condition féminine s’appelle Maria Branwell, mariée à 21 ans à Patrick Brontë, mère de six enfants sept ans plus tard, enclose dans le vicarage de Haworth, malade et  très faible : « pour compagnie elle n’avait que ses enfants » . Quant à leur père, « la femme à qui  il avait si chaudement fait l’amour repoussait son impulsive tendresse ; son devoir était [pourtant] d’être disponible quand il avait besoin d’elle » (17)  . Belle évocation d’un avenir possible!

 

 

Une nature fragile ! Un destin de maladie et de mort ! On comprend qu’ait reculé une jeune femme pourtant favorisée par le sort. La seule conclusion qui s’impose, c’est que, dans le contexte des dernières années du dix neuvième, Mary se sentait handicapée par sa fragilité, réelle ou supposée, et que cela peut jouer un rôle dans son histoire.

 

 

Un appui ? La pensée des intellectuels

 

 

Pourtant la société contemporaine propose des appuis. Voyons, en Angleterre, Ruskin, un des premiers défenseurs des préraphaélites (18)  . La femme n’est pas « le serviteur de l’homme » ; elle a été faite pour être sa partenaire et ne devrait pas être considérée comme une esclave (slave : sic) . « Son rôle est guider plutôt que diriger ; le pouvoir de l’homme est activité , défense, progrès . Il est surtout acteur, créateur, découvreur, défenseur ; son intelligence va vers l’invention, son énergie va vers l’aventure, la guerre et la conquête ; la capacité de la femme est tournée vers l’autorité, non vers le combat et son intelligence est faite non pas pour l’invention ou la création mais vers une douce organisation, une régulation, un jugement » .

 

La femme est donc  –à peu près –  l’égale de l’homme, à condition que ce soit à côté ou en arrière de lui, en situation passive de non intervention, bref toujours par rapport à lui. L’autonomie n’est pas dans l’air du temps. Pourtant George Eliot , Harriet Martineau ou Elisabeth Barrett-Browning  ont mené – comme Mary l’ a fait sans vouloir l’avouer – une carrière d’écrivain professionnel et, remarquons le, deux d’entre elles sont l’objet de l’admiration active de Mary . Dans ces conditions, où diable les femmes peuvent-elles trouver « l’autorité pour parler  ? » : il y a en effet contradiction entre autorité et absence d’autonomie (19). L’ambivalence est latente qui combine résistance et complicité face au pouvoir masculin : le travail des femmes irait aussi loin que le leur permettrait la culture centrée sur le mâle, malgré – ou à cause de – leur résistance à l’asservissement. Cette analyse est intéressante, en y ajoutant , concernant Mary Robinson, que, si elle a jamais ressenti un sentiment d’asservissement, elle l’a soigneusement occulté, sciemment ou non, et a pu le faire à cause de la nature généreuse et libérale des trois hommes qui ont compté dans sa vie , son père et ses deux époux. Toute femme de cette époque qui a voulu exister par elle-même a du se forger sa propre voie contre , à travers ou en tenant compte des préjugés des hommes qui comptaient pour elle.

Que pense-t-on en France ? On n’a que l’embarras du choix . Auguste Comte, vers 1840 ?  : les femmes sont « dans un état d’enfance radicale » ; elles sont non les égales, mais les compagnes de l’homme, enfermées dans la sphère privée ; leur nature est affective et la femme est un « ange » pour l’homme (Clotilde de Vaux) , une déesse pour l’humanité (20)  . Proudhon ? : «  Entre la femme et l’homme il peut exister amour, passion , lien d’habitude et tout ce qu’on voudra, il n’y a pas véritablement société. L’homme et la femme ne vont pas de compagnie. La différence des sexes élève entre eux une séparation de même nature que celle qui s’élève entre les animaux. Aussi, bien loin d’applaudir à ce qu’on appelle aujourd’hui émancipation, inclinerais-je bien plutôt, s’il fallait en venir à cette extrémité, à mettre la femme en réclusion ». N’oublions pas l’église : dans l’encyclique  Arcanum Léon XIII écrit : « L’homme est la tête de la femme comme le Christ est la tête de l’église » (21)  . Et Anatole France, un des maîtres à penser de la génération suivante, que disait-il ?  « Si j’étais de vous ,[femmes], j’aurais en aversion tous les émancipateurs qui veulent faire de vous l’égale de l’homme . Ils vous poussent à déchoir. La belle affaire pour vous que d’égaler un avocat ou un pharmacien ! … Tout n’est pas perdu : on se bat, on se ruine, on se suicide encore pour vous ; mais les jeunes gens assis dans les tramways vous laissent debout sur la plate forme. Votre culte se meurt avec les vieux cultes » (22)On ne saurait être plus galant, ni plus réactionnaire ! Ce dernier type d’attitude n’était pas complètement étranger à Mary ; après tout elle en profitait , imitant en cela beaucoup de ses compagnes.

En face, quelques exceptions, Dieu merci : Stuart Mill en Angleterre, Taine en France. Mary avait été l’élève de Taine, comme James Darmesteter ; elle resta jusqu’à sa mort en relation amicale avec sa famille.

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De Stuart Mill, elle avait lu les textes écrits avec sa compagne, puis épouse, Harriet Taylor, entre 1832 et 1869(23). Pour eux la condition des femmes dans la société et le mariage est un « assujettissement », voire un « esclavage » ; la liberté individuelle est le droit des femmes comme des hommes. Cette volonté de liberté, si elle n’a jamais été exprimée par Mary, se lit entre les lignes de sa vie  avec le refus du mariage , jusqu’à ce qu’ elle rencontre – par deux fois – celui qui la reconnaîtra comme libre et en fera son amante/amie et sa « compagne » : le mot se retrouve dans la correspondance.

 

Cette liberté dans le mariage, dont les Mill sont un exemple, est plus importante que la liberté politique, elle concerne la vie quotidienne et conditionne le reste. Plus que le couple Mill, le modèle de Mary est le couple Browning qui fut tant admiré. Les deux couples sont féministes, autant qu’on peut l’être à l’époque. On ne sait pas ce que James Darmesteter a pensé d’une telle demande de liberté, il n’a pas eu le temps de répondre à la question. Et ce n’était pas vraiment le style d’Émile Duclaux, qui n’a pas eu le temps non plus. Les époux Browning ou Mill étaient deux pour faire face au monde ; Mary s’est retrouvée seule. Sans aide elle n’était pas prête à mener ouvertement ce combat.

Taine était manifestement plus proche, en tant qu’ami et maître d’abord, en tant que penseur ensuite ; ils avaient en commun cette forme de recul qui s’appelle l’humour et qui permet de supporter l’inadmissible et le ridicule. Lisons Thomas Graindorge, porte parole de Taine, qui veut décharger les parents français de leurs peines à marier leur fille : « C’est avec un profond sentiment de commisération et de regret qu’un observateur impartial contemple aujourd’hui les soucis des familles françaises à propos de la plus grande affaire de la vie,  j’entends le mariage. Dans les autres pays, en Allemagne, en Amérique,(24) les jeunes gens choisissent par eux mêmes, on les laisse se promener ensemble et se connaître … » Et de proposer la création d’une agence publique d’échange, une « bourse » qui « publierait le nombre et l’espèce des inscriptions, tant mâles que femelles ; … un cours s’établirait comme pour les autres valeurs » . Taine a peut être une vision un peu idyllique du monde anglo-saxon, mais il est sûr que Mary Robinson, jeune fille anglaise, a profité d’une liberté d’action bien supérieure à celle de ses contemporaines de l’autre côté du channel. Taine était un grand admirateur des mœurs anglaises et de l’éducation qu’elles assuraient ; sur ce point aussi il se rencontrait avec Mary. L’humour de Taine et de son milieu l’a sans doute aidée à prendre du recul par rapport à ces problèmes.

Mary a-t-elle rêvé d’être un écrivain professionnel ? Ce qui est sûr c’est qu’elle était plutôt fière d’avoir pu le devenir. Le journalisme devient un gagne pain après la mort d’Émile : un gagne pain seulement. Elle ne se voit pas en Marguerite Durand, encore moins en Séverine, et ce n’est pas seulement une question de classe sociale. Elle ne veut pas se battre pour une reconnaissance extérieure. Dans le milieu intellectuel qui est le sien, elle se sent reconnue, apparemment cela lui suffit.

Intellectuelles dans le champ français. Participation de Mary Duclaux

 

 

Les femmes apparaissent timidement dans la vie littéraire « officielle » du vingtième siècle : trois exemples : le salon de Daniel Halévy – qui n’était pas uniquement littéraire , ce qui fausse sans doute la perspective , les femmes ne faisant pas de politique « au grand jour» ; les décades de Pontigny ; le prix Femina , qui doit son existence au refus des Goncourt .(25)

 

 

Il est amusant – et instructif – de compulser l’étude exhaustive de Sébastien Laurent sur Daniel Halévy.(26) ou tout simplement d’y consulter l’index des noms propres. Sur les 897 personnes citées, chiffre impressionnant, 840 sont des hommes et 57 des femmes, soit grosso modo entre 6 et 7 % ! Cela veut-il dire que Daniel Halévy connaissait une seule personne du sexe dit faible contre dix du sexe dit fort ? Que nenni, évidemment ! Il n’y a pas de raison non plus de taxer M. Sébastien Laurent d’aucune forme de sexisme. Tout simplement, pour celui qui étudie – oh combien sérieusement ! – la vie d’un homme public entre 1900 et 1960, les faits significatifs sont liés à des rencontres d’hommes, non de femmes . C’est un constat bêtement mathématique, sur lequel chacun peut porter un jugement de valeur. L’apparition d’une femme, autre qu’ornementale, est exceptionnelle et Mary n’a jamais revendiqué d’exception pour elle-même : elle eut jugé cela de mauvais goût !

L’ « Union pour l’action morale et la vérité », qui précéda les décades de Pontigny, organisait avant la guerre de 1914 des réunions autour des problèmes de l’université populaire, auxquelles participaient activement le mari et le beau fils de Mary  ; en 1892 aucune femme n’y figure ; en 1910 l’entrée des femmes fut l’objet de discussion entre les organisateurs des rencontres ; entre 1919 et 1939 seules trois femmes participent . Quant à Pontigny, deux femmes jouent un grand rôle dans les « décades » organisées par Paul Desjardins ( 27) : sa femme et sa fille. Autant dire qu’elles s’occupent surtout de l’intendance. Entre les deux guerres nous y rencontrons quelques femmes : des anglaises traductrices d’œuvres françaises, et deux qui nous sont mieux connues : Violet Paget (Vernon Lee) et sa vieille amie , Mary Duclaux, elle même assez amie avec les Desjardins pour les recevoir à sa table.  Des américaines parmi lesquelles Edith Wharton et Elisabeth Shepley Sergeant, sociologue et journaliste . Cette dernière décrit l’atmosphère de la décade de 1912 , dont le thème était « philosophie, religion , histoire » : « les dames, autant que je pusse en juger par le regard que je jetai autour de moi, semblaient être plutôt en majorité, comme l’avait été l’autre sexe à la décade sociologique deux ans plus tôt. Les femmes, avait suggéré M. Desjardins, recherchent davantage les consolations de la philosophie que ne le font les hommes »(28) Les raisons de leur présence, selon  Desjardins, étaient donc plus affectives que scientifiques!

Petit à petit, entre les deux guerres, l’habitude de la mixité est prise et la participation de plus en plus active. Cela reste marginal et concerne surtout la génération qui suivit celle de Mary Duclaux ; à son époque, avant et juste après la grande guerre, Mary a fait partie des « happy few » qui participent. Elle n’en tira aucun bénéfice et n’en parla presque jamais1 , ce qui est caractéristique de son attitude, « du haut de son balcon » comme elle l’a dit ailleurs.

Le jury Femina est un tout autre cas . Par définition il est composé des femmes qui fondèrent un prix car les Goncourt refusaient de les considérer ni comme lauréats possibles, ni comme membres du jury. Camille Marbo, qui fut lauréate et membre du jury Femina, était bien connue de Mary car elle était la belle sœur de Jacques Duclaux ; elle fait dans ses mémoires une amusante présentation du jury : « Caroline de Broutelles, créatrice et directrice de trois revues féminines, s’occupait avec ferveur du prix Femina – dénommé en 1904 Prix Vie heureuse – du nom de l’une des publications Hachette. Elle en avait été l’instigatrice, voulant protester contre la décision du jury Goncourt de ne couronner aucune femme. Au début, vingt femmes avaient été choisies par elle : la comtesse de Noailles présidait ce cocktail qui comprenaient une douzaine d’écrivains authentiques, quelques dames titrées ayant écrit un ou deux romans dans une revue lue par les gens du monde, et des femmes ou veuves d’époux glorieux. Il convient de citer l’ « exploratrice » à propos de laquelle on chantait dans une revue de Rip :

« Et un p’tit, vieux, j ’sais pas pourquoi

 

Qu’chez nous on nomme Mame Dieulafoy »

 

connue dans tout Paris, plus que par ses écrits, par sa vêture. Elle portait un petit toupet masculin et s’habillait rigoureusement en homme, en veston ou en habit, avec pantalons rayés ou noirs, ce qui nécessitait, au début de ce siècle, une autorisation préfectorale. … »(30)

 

 

Camille Marbo [Marguerite Appell, épouse d’Émile Borel) écrit évidemment pour amuser son public ; d’où le caractère anecdotique et le ton d’ironie sous-jacente. Le lecteur d’aujourd’hui est tout de même porté à se demander si ce ton n’a pas aussi pour but , volontairement ou non, de prendre ses distances vis-à-vis d’une institution considérablement brocardée à l’époque : de quoi se mêlaient ces bonnes femmes ? On retrouve un style semblable dans les comptes rendus faits au T. L.S. par Mary , mais là l’ironie porte sur l’institution des jurys littéraires et leur fonctionnement, non sur un seul jury. 

On trouve peu d’études sur le jury Femina – Vie heureuse, dont les archives antérieures à la fin de la deuxième guerre mondiale auraient été perdues (31) . Mary Duclaux faisait partie du jury depuis sa fondation en 1904 , avec Anna de Noailles, Juliette Adam, Julia (Alphonse) Daudet, Lucie Delarue Mardrus, , Lucie Félix Faure –Goyau, Claude Ferval, Séverine, Marcelle Tinayre, et, enfin, Jane Dieulafoy. Le jugement ironique de Camille Marbo est un peu injuste, du moins pour ce groupe de départ, sauf peut être pour Julia A. Daudet dont la célébrité littéraire se borne à avoir été accusée d’être parfois le porte plume de son époux . Toutes les femmes qui composent la liste ci-dessus écrivaient, certaines vivaient plus ou moins de leur plume ; et après tout si on consulte la composition du jury Goncourt à la même époque, combien de membres sont encore lus, y compris les Goncourt eux-mêmes , dont la célébrité tient aujourd’hui plus au prix qu’ils ont fondé qu’à leurs ouvrages , ce qui est sans doute injuste ?

Mary Duclaux(32) aurait été membre du jury dès le début en 1904 ; on retrouve ses traces en 1935 : à cette date elle avait 77 ans ; elle pouvait prendre sa retraite . Elle prit sa tâche au sérieux et fournit un gros effort de lecture, à l’instar de ses consœurs. Les lecteurs du Times en profitaient . En 1936 elle leur présente son travail (33) : chaque membre d’un jury – c’est pareil pour le Goncourt – reçoit une centaine de livres ; « naturellement il est parfaitement impossible de porter en moins d’un mois un jugement adéquat sur le mérite d’un tel nombre d’ouvrages qui tentent de marier l’Art et la Nature (Intéressante définition du roman !). Au mieux si on en lit vingt ou trente, et qu’on survole le reste, on peut en tirer une idée sur les tendances du roman contemporain… et en sortir, non pas meilleur, mais l’esprit un peu terni par l’impression d’avoir commis une injustice involontaire, car peut être le chef d’œuvre était-il le volume – très mal imprimé – que nous avons laissé de côté : habent sua fata libelli » En 1910 elle avait déjà gémi sur l’arrivée de la saison des prix alors que personne ne lit plus. Ils tombent sur les rayons des librairies comme les « feuilles jaunes de l’automne » (34) . Ce qui ne l’empêche pas, et ne l’empêchera jamais de faire une recension documentée des premiers livres de la saison et de tenter d’éclairer son lectorat sur les tendances littéraires en France.

Si quelqu’un prenait au sérieux le rôle du jury Femina, ce qui est rarement le cas, sauf à l’automne où l’attribution du prix est garante d’un tirage  conséquent et de la somme qui va avec, ne serait-il pas amené à penser qu’une présence aussi constante sur une trentaine d’années n’a pas été sans avoir une certaine influence sur la vie littéraire ? Sauf à penser qu’un jury composé de femmes peut servir à distribuer des enveloppes , certainement pas des jugements de valeur .

 

 

Agir ? Modèles et contre modèles

 

Depuis sa jeunesse Mary a rêvé d’action . Mais comment agir ?

La jeunesse italienne de Mary eut un modèle, combien prégnant. Or la position de Vernon Lee vis-à-vis du féminisme est ambiguë . Elle est exposée dans Gospels of Anarchy and Other Contemporary Studies( 35). Vernon a horreur du militantisme et du prosélytisme, fussent ils en faveur d’une cause qu’elle soutient ; et ce pour des raisons esthétiques : « une très faible connaissance de l’humanité et un très bas degré de compétence historique suffisent pour constater que ce ne sont pas les humains les plus équilibrés, lucides, élégants et aimables que la Providence utilise pour attaquer et peut être détruire les maux sociaux depuis longtemps installés [dont le machisme évidemment]… Les premiers saints, si l’on en croit Saint Augustin et la Légende dorée, ont dû être d’épouvantables cuistres, indifférents à toute affection familiale, à la grande littérature [et] à l’hygiène ; les prophètes hébreux étaient dépourvus de l’intelligente indulgence de M. Renan pour …disons les attendrissants plaisirs de la reine Jézabel »(36) ; la situation des femmes est certes un « mal social » mais le féminisme est soutenu par des individus « confus et coupés de leur héritage, qu’attire tout mot terminé en ism »   Bref les féministes contemporains sont incultes et ridicules.

 

 

Pour Vernon la question des femmes doit être pensée dans un contexte plus large, à partir d’une réflexion sur les autres civilisations, sur la nécessaire empathie avec tout être vivant (comme le François d’Assise des  Laudes omnium creaturarum), et sur l’évolution, au sens darwinien du terme, ce qui est une position assez moderne, et la conduit à penser que les différences entres les « races » sont plus importantes que celles entre hommes et femmes d’une même race  : la condition de la femme est plus liée aux conditions économiques de l’époque et du lieu qu’à une différence d’ « essence » . « La Femme est une survivance de l’âge prédarwinien …, une relique de la philosophie médiévale : il n’y a pas d’essence de la Femme .. plus que de « virtus dormitiva” dans l’opium » Donc ne pas parler de « la Femme » mais « des femmes » , et toujours dans un contexte donné. Mary a la même confiance que Vernon en une évolution –lente – des sociétés, position qui permet de supporter la bêtise ambiante et d’éviter une révolte –inesthétique et inefficace – contre le la pensée commune et le « cosmos ».

 

 

 Évolution à favoriserVernon fait remarquer queles femmes ont toujours travaillé, non pas pour la consommation au sens large, évaluée par les jugements du marché mais pour la consommation d’un seul homme, évaluée par les préférences de cet homme : elles ont donc travaillé sans développer les qualités que la compétition a construites chez le travailleur mâle et ne peuvent atteindre le degré d’efficacité qui résulte de la compétition et de l’ éducation professionnelle, elle-même un résultat de la compétition. Ici nous rejoignons Simone de Beauvoir. Pour conclure avec Vernon que « la seule chose certaine pour l’avenir des femmes est qu’il faut les débarrasser de leurs incapacités légales et professionnelles et leur donner une chance , non pas de devenir différentes de ce qu’elles étaient , mais au moins de montrer ce qu’elles sont en réalité ». Comme Vernon, Mary a toujours travaillé : le mot travail est une des clefs de sa correspondance, cela ressort non d’une position théorique, qu ‘elle n’a jamais prise publiquement, mais de son admiration pour celles qui ont réussi à « montrer ce qu’elles sont » malgré les difficultés. Vernon, pas plus que Mary, n’est prête à prendre dans ce but d’autres risques que celui d’y travailler par ses ouvrages. Ni l’une ni l’autre ne sont des révolutionnaires, elles auraient eu horreur d’une telle idée ! 

Le contre modèle peut prendre la forme d’une vieille amie/ennemie de Mary, Anna de Noailles . Catherine Pozzi, qui l’oppose dans ses mémoires à Mary Duclaux, la nommait la « dame des exagérations éblouissantes » ou « Anna de Nouille » , se référant à la médiocrité de la quête incessante du succès , littéraire et mondain , qui est celle d’Anna de Noailles. Envieuse et peu intelligente, tel est le portrait que Catherine fait d’elle. Mary est-elle plus indulgente ? Elle la considère avec un détachement ironique :Madame de Noailles a répandu une vingtaine de poèmes , comme des bouquets de roses et de bourgeons de cyprès, sur les pages de douzaines de revues, mais sa préoccupation la plus grande est la terrible énigme : vais-je vieillir comme les autres , et si non , dois-je mourir ? Préoccupation qui brouille devant ses yeux le grand spectacle de la guerre », écrit Mary dans Twentieth century French writers , juste après 1918. Bref Anna serait une ravissante sotte arriviste, même si douée d’un sens certain du langage poétique : précisément ce que Mary n’a jamais voulu être.

 

Le rôle d’épouse et de mère au foyer a été rejeté par Mary dès le départ ; la révolte n’a jamais été pensée. La littérature s’est imposée à l’adolescence. Mais  ni Vernon, malgré la tentation de l’amour, ni Anna de Noailles, malgré ou à cause de ses succès, ne pouvaient être des références . Pas vraiment de modèle ! Il faudra donc à Mary trouver sa propre voie en tant que femme et en tant qu’écrivain.

Ce que dit l’histoire

 

Mary s’est intéressée à des hommes, certes . Mais surtout à des femmes. Lesquelles  ? Des poétesses : Emily Brontë, Elisabeth Barrett Browning en Angleterre, Marguerite d’Angoulême en France. Des écrivaines : Madame de Sévigné, Henriette Renan .. Une femme d’action : Florence Nightingale. Avec quel succès ? Six éditions d’Emily Brontë, dont une récente ; quatre éditions de Marguerite d’Angoulême plus une traduction anglaise des Nouvelles ; deux éditions de Sévigné. Les deux autres femmes ont inspiré des préfaces , dont deux différentes pour Renan . Ces choix de travail situent des préférences, ils ne peuvent être confondus avec les critiques parues dans les revues, qui relèvent de la littérature de circonstance, parfois de la littérature alimentaire. Pourquoi ces femmes ? Qu’est-ce que Mary admire dans leur histoire ?

D’abord, curieusement, leur action. Nous admirons le plus ce qui nous est impossible ! L’action et le sens politique qui va avec.  Aussi bien en Angleterre qu’en France, pour peu qu’elles n’aient d’autre ambition que de servir, les femmes, filles et sœurs de roi, se sont mêlées de politique et souvent de façon fort utile. C’est le cas de Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, épouse d’Henri II d’Albret et grand-mère de Henri IV, qui en eut souvent l’occasion avec sa mère Louise de Savoie, ne fut-ce que lorsque toutes deux se trouvèrent à la tête du royaume quand leur fils et frère François fut fait prisonnier à Pavie.

Mary admire Marguerite et le soutien qu’elle apporte aux artistes et intellectuels du temps, à Paris à la cour de son frère d’abord, puis à la cour de Nérac. Cette action relève plus de l’influence que d’une activité personnelle, elle passe par son frère bien aimé, les ministres de son frère et le collège de France dont la fondation lui doit beaucoup . Mary se retrouvait en elle, lorsqu’elle pensait pouvoir aider l’Institut Pasteur à travers Émile Duclaux ; elle fait elle-même le rapprochement dans sa biographie de Marguerite : le collège devait « abattre les cloisons, briser les barrières, ouvrir son pays à tout ce qui est noble, vrai ou généreux … , non comme le collège de France tel que nous le connaissons, mais plutôt comme l’Institut Pasteur. Tout ce qu’on voulait pour le moment (1530) était créer l’éducation laïque, imprimer la bible en français, enseigner le grec et les mathématiques, soutenir le catholicisme gallican… » . Mutatis mutandis la comparaison n’est pas sans fondement, ne fut-ce que par la volonté d’autonomie vis-à-vis des autorités constituées, en 1530 l’église et l’université, en 1887 l’université et les autorités administratives. Pendant trois ans Mary a cru pouvoir jouer un rôle analogue à celui de Marguerite, elle s’y était activement préparée, c’était peut être une des raisons de son deuxième mariage ; le premier aussi elle l’avait pensé ouvrant sur la politique dont James Darmesteter avait toujours rêvé, via une carrière de journaliste que la mort arrêta . Agir pour une femme comme Mary, oui, mais seulement à travers l’action d’un homme . Le destin en a décidé autrement et elle se résigna au domaine qui restait lui ouvert, l’écriture.

Une autre forme d’action demeure : le dévouement ! En Florence Nightingale elle retrouvait la générosité qui, à l’hôpital des Invalides après celui de Rohan, l’a conduite au chevet des blessés pendant et après la grande guerre. Générosité qui s’accompagne d’une certaine forme de morale féminine : Florence a écrit : « Je voudrais dire à toutes les jeunes femmes qui sont appelées à une vocation spéciale : préparez vous à cette vocation comme le ferait un homme » Et aussi : « Les trois quart de tous les ennuis dans la vie des femmes viennent de ce qu’elles se soustraient aux exigences de la discipline considérée si utile aux hommes ».(37) Cela ressemble assez bien à Mary de vouloir travailler comme un homme, et de ne pas réclamer les avantages qui vont avec le statut masculin. Tout en étant consciente que c’est là « marcher au bord du gouffre » ! » .

Ces trois femmes partagent la même exigence : être aussi solide et organisée qu’un homme, (idéal , bien sur !), être utile dans la mesure où on le peut, là où l’on est, dans le temps et l’espace , ne rien réclamer que ce que permet cette discipline et surtout n’attendre aucune récompense autre que la satisfaction d’avoir agi selon sa conscience. Beau modèle de femme !

Agir directement sur le monde ! Ailleurs que dans les domaines réservés ! Pour elles, c’est impossible. Alors, comment vivre en admirant l’action sans pouvoir – ou croire pouvoir – se donner une véritable possibilité d’agir ? Celles à qui leur statut social permet d’interférer dans le monde des hommes ne le font que par substitution ; c’est ce que pense le  plus ancien modèle de Mary, Christine de Pisan, cette ancêtre du féminisme ( !)  dans la Cité des dames : le livre a essentiellement pour objectif de montrer, que, le cas échéant –  en général celui des veuves, – définitives ou provisoires à la suite d’absences guerrières –, les femmes peuvent prendre la place des hommes et faire aussi bien qu’eux ; quitte à leur rendre la place à leur retour ! Les hommes peuvent donc leur faire confiance , tente de démontrer Christine de Pisan. (38) On reconnaîtra qu’ il existe des revendications féministes plus percutantes.

Christine a besoin de ses protecteurs pour vivre : pouvait-elle plus ? Mary aussi a besoin sinon d’un homme, au moins de ses lecteurs pour vivre ! Si un jour, pour une des ces femmes, à quatre cents ans d’intervalle, la question s’est posée, le choix est clair : soit vivre à la marge, avec tout ce que cela implique de dévalorisation aux yeux des autres comme aux siens propres ; ou conserver sa liberté de jugement – intime – et rester « honorable » dans la société, donc y être acceptée, ce qui implique de se conformer un minimum à la morale courante, quelque hypocrite qu’elle soit. Tout le monde n‘a pas la vocation du martyre. Les termes du choix resteront les mêmes jusqu’à la seconde moitié du vingtième siècle.

Agir au nom de quoi  ?

Ces femmes agissent au nom d’un idéal : pour Florence et Marguerite il était de nature d’abord religieuse, puis morale, et pour Mary surtout morale : ce sens moral qu’elle nomme «  moral earnestness », ce qu’elle traduit curieusement par « l’enthousiasme sérieux » 

 

La religion : pour Marguerite et Florence Nightingale, il s’agit d’un idéal religieux. Chez Marguerite un catholicisme purifié de ses côtés mondains, autoritaires et institutionnels, qui laisse les croyants chercher et trouver Dieu eux-mêmes, à travers l’Amour , celui que préconisa Briçonnet, son directeur de conscience, celui, plus tard, des amies de Fénelon, auxquelles Mary s’intéressa . Chez Florence, l’éthique anglicane des années 1850 qui, selon Mary,  dégageait « un esprit nouveau, un sentiment d’enthousiasme, de sacrifice, où frémissait encore une sensibilité religieuse, la plus vive, la plus exquise » : le « mouvement d’Oxford » qui rejoint les idées issues de 1848 . Nous ne sommes pas loin, ici, de l’idéal de liberté.

 

L’amour  : toutes les femmes citées – et aimées – par Mary , sont des amoureuses . Amante et amant : Elisabeth Barrett et Robert Browning . Amie et amie : Madame de Sévigné et Madame de Lafayette. Sœur et frère : Marguerite d’Angoulême et François premier , Henriette et Ernest Renan . Mère et fille : Madame de Sévigné et Madame de Grignan. Cet amour se veut désintéressé, même si il n’y réussit pas toujours. Il se veut d’abord spirituel , même s’il ne l’est pas toujours ; mais qui va sonder les cœurs et les reins ? « L’amour humain, variable et fugitif comme le temps de nos climats terrestres, et pourtant l’unique souffle qui nous parvienne des rives éternelles. » dit Robert Browning, cité par Mary dans son étude sur le poète. L’amour comme union des âmes : « Nous savions qu’une barrière s’effondrait entre vie et vie; nous étions mêlés enfin… »(39) .« A ces sentiments là, nous dit Mary, citant Descartes, il ne faut pas résister car ils sont faits d’une substance divine et éternelle »(40)

Pour Mary, chez qui la vie spirituelle est centrale mais ne s’inscrit pas dans les croyances d’une religion : « ce qui est grave, c’est la lampe non allumée, ce sont les reins non ceints, la course non courue,… »( citation de R. Browning). Ce qui fait la valeur de l’amour, quelle qu’en soit la forme, c’est la spiritualité. Et à sa suite, le dévouement , qui peut aller jusqu’au sacrifice.

 

Mary connaît les difficultés de l’amour-sacrifice face aux insuffisances de l’être aimé et aux contingences de la vie quotidiennes. Amour de Marguerite pour François, accepté par lui sans équivalence en retour : homme à succès, admiré de tous, le Roi avait une certaine tendance à l’égoïsme ! Et Ernest et Henriette Renan ? Cornélie Renan a raconté à Mary Darmesteter ces nuits où elle se réveillait seule, Ernest s’employant dans la pièce à côté à rassurer sa sœur sur l’amour qu’il lui portait ; Henriette y pleurait, bruyamment en apparence, si bien que madame Renan devait parfois intervenir elle-même pour rassurer sa belle sœur . Curieux mode de vie qui ne manqua pas d’alimenter les ragots des bonnes langues parisiennes !

 

Récompense : le voyage au Liban dont elle ne revint pas. Remords du frère : « L’ai-je trahie ? Ai-je eu tort ? »(41) Quelle est cette trahison ? Entre ses deux mariages la commande du livre sur Renan donne à Mary Darmesteter l’occasion de réfléchir sur les diverses sortes d’amour. Et d’évoquer à son propos la Béatrice de Dante ! Encore elle ! Si Henriette était Béatrice, c’est-à-dire la « conscience austère » des vingt ans de son frère, si elle s’était voulue l’inspiratrice et le guide, le sacrifice, accepté par Henriette, d’une relation exclusive n’est pas moins générateur de regrets qu’un amour rejeté. Et la trahison ne serait-elle pas d’avoir accepté le sacrifice et renoncé à la présence quotidienne et unique de celle qui a inspiré l’idéal de sa vie? Béatrice a eu le bon goût de mourir avant d’avoir eu à consentir à un tel choix, ce qui permit à Dante de la garder comme guide sans que sa présence quotidienne lui rappelle constamment ses insuffisances.

Si Mary connaît la trahison, c’est elle qui l’a commise ; et Vernon a réagi avec élégance. Quant à ses deux maris, aucun n’était vraiment en situation de poser ce problème . Mary peut donc sans gros effort conserver jusqu’à sa mort une vision relativement idyllique de l’amour, dans et hors mariage Si on y ajoute cette volonté, rencontrée ailleurs, d’accepter les faiblesses humaines et le monde comme ils sont, on peut comprendre que, pour elle, l’amour, si difficile à vivre, est pourtant la seule valeur qui justifie de supporter la vie.

Face à cet amour, celui de la Vita nuova de Dante, que valent les petites considérations d’intérêt ? Se sacrifier pour un autre, frère, enfant , compagnon ou amant, c’est parvenir à l’idéal le plus proche de l’amour divin . Cet idéal quasi platonicien permet de donner sa juste valeur à la comédie humaine. Il n’y a qu’une chose qui vaille d’être poursuivie dans ce monde trompeur, c’est le dépassement de soi que permet l’amour. Mary a vécu sur cette idée depuis sa jeunesse et elle n’y a jamais failli.

La Liberté  et la résistance ?

Ce dépassement de soi peut prendre une dimension politique, sans aller bien sûr jusqu’au socialisme, horresco referens ! Voyons Elisabeth Browning, chantre de la liberté républicaine. Le peuple a droit à la liberté, à condition qu’elle soit fondée sur une instruction solide et une culture morale que l’éducation lui donnera peut être un jour. En attendant, les faibles, les pauvres, les esclaves – et les femmes – ont droit à la liberté de penser, dans les limites d’un contrôle qui contiendra les risques d’anarchie : ma pensée est libre si ma vie ne l’est pas . Telle est la liberté d’Emily Brontë . Telle est aussi celle de Mary.

Que reste-t-il en effet lorsque l’amour vous quitte ? Sur quoi peut s’appuyer une femme quand disparaît l’aimé(e) et qu’elle est réduite à soi même ? L’indépendance, l ’esprit de liberté, l’insoumission de l’esprit sont- ils des raisons – ou des moyens – de vivre ? Peut-être , en s’aidant du détachement et l’humour ? Liberté, sainte déesse, fière et dangereuse, Dieu sait combien je te vénère … Tu es l’espoir des générations, le signal ; à travers bourbiers et marais, tu guides vers les étoiles les descendants de ta race, toujours invaincue. »(42)  A cette race appartient Mary. C’est cette liberté , qu’a défendue Elisabeth Browning dans la Florence de Garibaldi. C’est aussi celle de Marguerite de Navarre , et celle d’Emily Brontë .

Cet esprit est particulièrement bien incarné dans la première héroïne et/ou modèle de Mary, Emily Brontë . Le mot utilisé à propos d’Emily est Dissenters, ce qui ne signifie pas révoltés au sens lutte du terme , mais dissidents , insoumis ; la tentation de la révolte ouverte et publique est aussi étrangère à Emily qu’à sa biographe ; il s’agit du droit de n’être pas d’accord. Emily a vécu « dans un triste vieux presbytère au milieu des bois, loin du monde, en haut de sa colline battue des vents, entouré de marécages et de sommets sauvages »: (43) bref un endroit sinistre et solitaire . « Pourtant cette paisible fille de prêtre, qui n’entendait dire que du mal des dissidents, a eu le courage d’en devenir un elle-même  : un dissident à plusieurs titres. Il n’y eut jamais nature plus sensible à la bêtise et à l’étroitesse de la convention, une nature qu’on s’attendrait plutôt à rencontrer dans les rangs de l’opposition – et dans ces natures l’indignation est la force qui souvent ouvre les portes de la parole » .. Mary admire – et pratique – l’insoumission intérieure qui ouvre sur l’écriture . Pas plus qu’Emily, elle n’a pu, ou su, ou voulu porter cette insoumission à son terme, qui est la révolte ouverte.

Cette insoumission se vit dans le malheur . En lui vivent Mary ( !) et ses héroïnes . C’est le malheur, nous dit Mary, qui a fait d’Emily l’auteur de Wuthering Heights . « Emily est comme la bruyère, la fleur qui toujours fut sienne, la bruyère sèche et sauvage ! Le vent froid et la terre sauvage la font pousser, elle ne croîtrait pas dans les marais protégés. Si votre destin, Emily, avait pu choisir l’amour, vous non plus n’auriez pas atteint votre pleine floraison : une matrone prospère serait morte dans les contrées du nord. .. Mais maintenant vous vivez, chantant la liberté, âme immortelle pétrie de courage et de solitude, une autre voix dans le vent, une autre gloire sur le sommet des montagnes , Emily Brontë , l’auteur de Wuthering Heights.”(44). Mary a-t-elle eu la tentation première de l’accès à la Liberté via le malheur ? Mises à part de courtes périodes, a-t-elle été vraiment heureuse ? Et qu’aurait pensé Beauvoir de cette impossibilité féminine de vivre en même temps comme épouse et mère comblée et comme auteur glorieux d’une œuvre immortelle .

Le malheur est présent  : Mary a vécu dans l’attente, l‘expérience ou les suites de deux guerres. Elle se retrouve en Madame de Sévigné, qui a du mal à accepter l’esprit de [son] époque, (the new spirit of the age)(45) : trop de « victoires glorieuses » dont on sait la sauvagerie qu’elles cachent : répression de la révolte en Bretagne, affaire des poisons, souffrance des pauvres : un monde de superstition et de cruauté qui la fait frissonner, comme Mary frissonne devant les tranchées de la guerre de 1914 , comme Marguerite d’Angoulême a frissonné devant les bûchers que son frère n’a pas pu –ou voulu – empêcher. Le malheur collectif fait partie de la vie de ces femmes ; il n’est que rarement compensé par un bonheur individuel !

Les héroïnes de Mary résistent : elles résistent dans leur for intérieur et si possible dans leur vie quotidienne, dans leur écriture en tout cas ; elles résistent à la pensée tout faite, au politiquement correct : Florence Nightingale n’acceptera jamais l’abandon des blessés et des faibles ; Sévigné s’indigne de la brutalité avec laquelle le régime traite les pauvres ; Marguerite elle aussi s’indigne mais sa position dans le monde lui rendra possible – pas toujours – la protection des dissidents.  Que peut faire une femme contre ces horreurs, dans un monde qu’elle ne dirige pas ? Que faire, sinon garder sa distance et rester libre ! Comment leur en vouloir, elles n’ont pas de prise sur le monde : elles ont une vie passive, et cette passivité handicape leur écriture. Comment écrire sa révolte avec la force nécessaire, lorsqu’on sait que cet écrit sera dévalorisé parce que produit par une femme ?

Ce sont des femmes : à part l’action en faveur des malheureux oubliés , les blessés de la Crimée ou du premier conflit mondial, elles ne peuvent , – ou ne croient pouvoir – agir que dans les champs qui leur sont ouverts : compassion et charité . Elles y ajoutent la protestation et le refus de l’hypocrisie exprimés dans le milieu où elles vivent, ce qui ne gêne personne ; elles utilisent surtout l’écriture , dont elles savent pourtant qu’elle sera considérée comme secondaire par rapport à la parole des hommes.

Protester mais comment ?

L’humour ?   La protestation contre la sottise et la méchanceté du monde prend souvent pour Mary et Marguerite la forme de l’humour : « ce qui étonne dans l’Heptaméron, c’est précisément l’idéal de religion et de vertu qui fait un contraste si étrange avec la bonne grosse joie sensuelle qui s’y étale.. Elle (Marguerite) ne possède pas un idéal de justice, non plus que certaines qualités plus artificielles : honneur, convenances, décence même, toutes qualités inventées pour la plus grande sécurité de la société. Elle n’est sévère que pour l’hypocrisie, l’orgueil, la cruauté, l’avarice, et elle garde une certaine sympathie pour des fautes plus douces, sans désirer les pratiquer elle-même. » Mis à part la « bonne grosse joie sensuelle » et le refus de « la décence », Marguerite et Mary se ressemblent. Et Mary la victorienne n’est pas du tout gênée, semble-t-il, par « l’originalité de l’Heptaméron [ qui consiste] dans l’union de la chevalerie, de l’honneur et de la religion avec une absence totale de sens moral [dans les relations sexuelles] ». Le monde est ce qu’il est, nul ne m’oblige à partager sa morale que je réprouve pour moi mais tolère chez les autres . La tolérance est la compagne de la liberté.

Hypocrisie, orgueil, cruauté, avarice …. ! Il faut les moquer, car ils sont intolérables ! Mais le sont aussi aussi l’étalage de l’autorité, partage des hommes, et la vanité qui va avec ! Une autorité qui n’a d’autre fondement que leur sexe: le Brocklehurst de Jane Eyre qui, nous dit Mary, « a certainement été un adepte zélé du sacrifice de soi, dont toute la bonté était polluée par un amour impérieux de l’autorité et une invraisemblable vanité » (46) Et d’un autre personnage de Jane Eyre , Mary nous précise que «  Il souhaitait aider ; il ne souhaitait pas moins que soit connu le fait qu’il aidait » Cette analyse du mâle victorien de base n’est pas mauvaise pour une fille de 26 ans. Avec moins de virulence la même réaction se trouve chez les sœurs Brontë et Marguerite d’Angoulême . Ce recul critique, – et souvent drôle – , est la seule révolte qu’elles se permettent ; avec, quand elles le peuvent ( ce n’était pas le cas de Marguerite, ni de madame de Sévigné) le refus du mariage, sauf à rencontrer l’homme assez libre lui-même pour reconnaître leur liberté, ce qui fut deux fois la chance de Mary ; elle reconnaît cette chance, ce qui lui permet de sympathiser avec celles qui l’ont précédée et ne l’ont pas eue.

Le rêve ? Pourquoi écrire ? En premier lieu , pour créer un monde où il est possible de vivre, face à l’insupportable monde réel : le monde de la poésie et de l’imaginaire . Emily, Marguerite et Mary ont créé ce monde : pour elles mêmes d’abord, pour leurs sœurs ensuite et les lecteurs qui les auront aimées. 

Pour braver ensuite le destin de soumission qui les menace : le mode de l’écriture est celui de la liberté . Elles pensent ne pouvoir avoir aucun autre moyen d’être libres ; dans la création elles le sont , personne ne peut les priver de cette liberté.

Enfin pour se donner, au fur et à mesure d’une existence où les joies sont rares, de plus en plus rares quand avance la vieillesse, le courage de vivre. Lorsque la beauté vous a fui, cette beauté qui seule, avec l’argent qu’elle apporte, crée la valeur des femmes, créer de la beauté permet de supporter la décadence, l’incapacité physique, surtout le regard de l’autre : je ne suis pas celle que tu vois, je suis une autre, dans un autre monde . Ce monde sera mien jusqu’à la fin, ma richesse et ma vie. « Chacun de nous, dit Mary, parlant de François Ier, crée en lui-même , pendant sa jeunesse, l’être qui doit survivre à cette jeunesse, alors qu’elle sera évanouie » . Cet être se maintiendra intact jusqu’à la mort, et, peut être, au-delà, par les hasards de l’écriture : c’est le modeste espoir de Mary , mais pour elle ce n’est pas l’essentiel . « Pour une pauvre âme dépaysée, esseulée, qui, de désillusion en désillusion, n’est plus sure de rien, (Il s’agit de Marguerite d’Angoulême) il n’y a pas d’ami plus précieux que la plume, que la page muette qui reçoit le trop plein d’un cœur inoccupé ». Si ce « trop plein » est beau, tant mieux ! S’il ne l’est pas, tant pis ! A celles qui n’ont pas ou plus de place dans le monde des hommes, – et à celles qui les lisent – , il donne une raison de vivre.

« Laisse de moi tous ces charnels records

Lui seul la force était de mon courage

Lui seul était mon audace et prudence

Lui seul donnait la joie à mon visage »

Marguerite parle ici du dieu qu’elle aime ; Mary, qui la cite, pourrait utiliser ces mêmes mots à propos de l’idéal pour lequel elle a vécu , et qui s’incarne dans la parole.

 

L’extrémité du rêve : un autre monde ! La parole peut créer un monde imaginaire …  et consolant.  Dans les moments où elles se sentent mal à l’aise dans le machisme ambiant, beaucoup de femmes ont rêvé d’une société dans laquelle le pouvoir masculin ne se ferait pas sentir par sa pesante présence quotidienne, ne serait qu’une référence lointaine, ou demeurerait totalement absent. Monde féminin organisé sur le mode du monde ordinaire, mais où, pour les femmes, régnerait la liberté : la Féminie !

C’est un vieux rêve médiéval , qui relève d’une inversion semblable à celle, bien connue, du carnaval, où les faibles et les « fous » sont rois pour un jour, où le pouvoir est inversé : le monde marche sur la tête , mais n’en fonctionne pas moins suivant les mêmes codes, à l’envers. Le royaume des femmes (47) ? Les géographies médiévales le situe aux marges du monde connu, au terme des conquêtes d’Alexandre le grand, aux frontières de l’Europe et de l’Asie, du côté de l’Inde, et un peu plus tard dans les contrées impénétrables du nouveau monde à découvrir , en Amazonie. Le pays n’a d’existence que par les légendes transmises par l’antiquité ou les géographes qui se copient l’un l’autre ; ses caractéristiques sont les mêmes : clôture sur soi, refus du sexe mâle, défense par les armes, et, quand une armée normale, d’un roi normal, apparaît, leur défaite est sûre : dans le meilleur des cas, le roi victorieux se conduit de façon courtoise envers les vaincues, selon les codes de la fine amour . Toute transgression est fascinante et dangereuse, toute transgression doit être vaincue si elle s’avère durable. Le carnaval ne dure qu’un temps, c’est pourquoi la société masculine le tolère, de même que, dans les vieilles ystoires, le royaume de fémenie (48).

 

Si Mary en a rêvé, c’est avec amusement, et cette forme de regret qui est accordée à ce qui est considéré comme impossible. Ainsi décrit elle le microcosme féminin dans lequel Thackeray  fut élevé par sa grand-mère, à Fareham, petit village du sud de l’Angleterre, peuplé de femmes, mères, sœurs, épouses des officiers de la Navy : « Il n’y avait presque pas d’hommes à Fareham : le « vicar », le médecin , le notaire et quelques jardiniers. Mais il y avait toute une hiérarchie de femmes » Et le climat était celui du snobisme le plus étroit : pas vraiment la libérale féminie mythique ! La loi du cosmos fait que ces femmes qui eussent pu être libres ne l’étaient pas. Ce fait n’indigne pas Mary, il ne fait que confirmer sa conception du monde : la liberté est une victoire individuelle, il est rare, difficile, de pouvoir vaincre le poids du « socialement correct ». Les braves dames bourgeoises de la province anglaise n’ont ni possibilité, ni envie de la conquérir. Il n’y a pas de quoi s’étonner, l’utopie ne peut exister en ce monde, cette évidence ne peut susciter qu’un soupir.

La femenie n’est qu’un rêve, d’autant plus beau qu’il est inaccessible ; il revient par ci par là dans les écrits de Mary . Curieusement par exemple à propos du Japon de Pierre Loti « Le Japon tel qu’il [Loti] le vit, est cette “Isle of Feminie” que les auteurs médiévaux aimaient à imaginer » (49) . Cette remarque paraît plus caractéristique des regrets de Mary que d ‘une évaluation réaliste des mœurs japonaises.

 

 

Plus réaliste , parce que ayant abouti à une œuvre, est le rêve de Christine de Pisan incarné dans la Cité des dames. Mary lui a consacré un très long article en 1936 , un des derniers qu’elle ait écrit(50) . Comme elle Christine était une femme de lettres , la première professionnelle peut être, que Mary admire pour avoir réussi « par sa plume à gagner son pain et à soutenir sa famille » ! Italienne d’origine , elle « s’est toujours sentie étrangère en France … en pèlerinage toujours » Entre la France, l’Angleterre et l’Italie, « elle avait une tente dans chaque camp » et s’efforçait d’utiliser toutes les relations qu’elle avait dans chaque pays pour survivre, elle et ceux qu’elle avait en charge . Bien que «  terriblement bavarde, moralisatrice et tournée vers le passé », elle était «  remarquable par sa noblesse d’esprit : toujours du côté des anges, pacifiste, féministe » Ce descriptif rappelle quelque chose. Mary se retrouve évidemment en Christine, dont d’ailleurs elle lisait Le livre des vrais amants qui figurait dans sa bibliothèque. Christine était d’abord un poète, et seule comme Mary.

« Seulette suis et seulete veux être… »

Vieille et retirée dans le couvent où sa sœur est nonne, «  à l’âge de 65 ans, [Christine]a pu chanter de tout son cœur son « nunc dimittis » ; car elle, la pacifiste, la féministe, a vu une femme donner à son pays désespéré la victoire et les promesses d’une paix à venir »

L’an mil quatre cent et quatre vingt neuf

Reprit à luire le soleil

Il ramène le bon temps neuf ! ..

Hé, quel honneur au feminin sexe ! »

 

La fémenie est un rêve qui de temps à autre s’incarne ! En une femme, Jehanne du village d’Arc, qui démontre les possibilités des femmes et dont l’œuvre prend un sens dans le monde comme si elle eut été homme ! Christine a pu être fière de Jeanne d’Arc d’où les lignes triomphantes écrites dans le « Dittié de la Pucelle” .(51)  Étrangère dans le monde comme citoyenne et comme femme, Christine a pu être fière de son œuvre et de la défense qu’elle y propose de l’honneur des dames . A 80 ans ( on vit plus vieux au 20 ème qu’au quinzième siècle), Mary n’a pas rencontré sa Jehanne : en revenant sur son parcours, elle se sent aussi étrangère que Christine et ne trouve à défendre de sa vie que quelques poèmes et les lignes écrites en l’honneur des héroïnes qu’elle a aimées . De sa modeste manière elle a toujours défendu les femmes, contribué à sa façon à la féminie mythique , sous-jacente à toute civilisation . C’est là à ses yeux une des justifications de sa vie.

 

Petits arrangements avec l’idéal

 

 

La fémenie est une utopie . L’indépendance totale souhaitée est impossible . L’écriture est une liberté , mais seulement dans le domaine de l’esprit , et encore ! Il faut évoluer entre désirs et réalités , et faire , tant bien que mal , son chemin entre les écueils.

La liberté et la tentation du mariage  !

Mary était libre dans sa pensée, aussi libre qu’on put l’être à son époque ; elle était indépendante autant qu’elle pouvait l’être, avait une volonté forte et un esprit clair. Puisque être une deuxième Vernon  ne la tentait pas, il ne restait que le mariage. Tout se passe comme si elle avait fait ce raisonnement et avait agi en conséquence : deux hommes se sont présentés, qu’elle aimait tous deux, de façon certes différente mais honnête. Les deux fois il semble que ce soit elle qui ait agi la première. James n’osait pas, sans doute ; il avait toutes les raisons pour cela . Émile n’y pensait pas, il était un peu naïf mais cela faisait si longtemps qu’il vivait sans femme ! Elle les mit tous deux devant la décision à prendre, aucun des deux n’eut à s’en repentir. Pourquoi faudrait-il considérer que la démarche ne peut être faite que dans un sens ?

Du quinzième au vingtième siècles pas de vocation autre pour une femme que le mariage et la maternité.  L’histoire de Mary montre qu’elle hésita longtemps, fit une petite excursion du côté de Lesbos et ne se résolut à faire une fin qu’à l’âge, avancé pour l’époque, de trente et un ans.  Nous pouvons nous référer comme elle, avec amusement, à l’histoire de Manon Rolland,(52) qui « préférait rester vieille fille plutôt que d’épouser qui que ce soit d’autre qu’un philosophe » ; Manon faillit accepter le pavillon au fond du jardin d’un sage (de 60 ans !) sur la base d’un contrat selon lequel « il ne devait rien se passer de plus intime que des entretiens philosophiques », lorsque Rolland intervint. Nous ne penserons pas que le premier mariage de Mary fut de cet ordre, malgré les ragots du temps : ils étaient tous deux trop amoureux ! N’empêche que la tentation a existé , il y avait quelque chose de cela dans l’union avec James Darmesteter.

Le mariage a des avantages , surtout quand il est bourgeois : les tâches pénibles sont assurées par d’autres, cela aussi fait partie du cosmos.  Madame de Vigny, l’épouse d’Alfred, laissait à son époux la tenue des comptes familiaux, nous raconte Mary avec une compréhensive  indulgence ; la demoiselle de compagnie de sa femme l’y aidait. Madame de Vigny « n’était pas une femme d’intérieur ; on ne l’imagine pas sans cette annexe plus qu’Elisabeth Browning privée de bonne » . Et dieu sait à quel point Mary admirait Elisabeth ! Mais ces petits avantages n’étaient pas les pires parmi les innombrables injustices : comme on sait, on ne se révolte pas ouvertement contre l’ordre, on s’efforce de l’améliorer dans la mesure de ses possibilités et le reste est littérature. Ce qui nous paraît contradictoire et peu compréhensible va de soi pour Mary et bien d ‘autres ; là git une des difficultés des féministes bourgeoises !

Le mariage n’était donc pas synonyme de tâches matérielles multiples. Mais qui disait mariage disait risque de maternités sans limites : l’indignation de Mary est grande devant les conséquences possibles : l’abandon de toute vie personnelle en faveur des enfants, la fatigue et la maladie , la mort . En témoigne ce qu’elle écrit de la femme de Thackeray (53) , devenue folle après ses troisièmes couches en mai 1840 . Épousée en août 1836 à Paris, Mrs Thackeray avait eu une première fille en 1838 et un deuxième enfant en 1839, mort bébé . Le troisième, en mai 1840, ( une fille qui survécut), fut fatal . Elle avait eu trois accouchements en moins de trois ans et sombra dans la folie ; Thackeray fut désespéré et se réfugia dans l’écriture. Il décrit la folie de sa femme , et Mary après lui : « La longue fièvre, l’habituelle inconscience, les terreurs sans cause, la crainte , parfois la haine, de ce qu’on a le plus aimé, le rire fou, le dédain trop justifié avec lequel la malheureuse patiente accueille les visites des médecins impuissants ; puis des crises de larmes, un désir sauvage de s’en aller « n’importe où, hors du monde », d’échapper aux témoins de sa déchéance ; puis d’autres heures où la raison semble toute proche, mais accompagnée alors d’une dureté de cœur, d’une âpreté qui la rend aussi terrible que l’égarement d’hier, comme si , tour à tour, l’esprit et le cœur subissaient l’empire malin d’une puissance mystérieuse ; les nuits agitées, pleines de chansons ; les caprices absurdes d’une imagination malade ; le pauvre sourire détraqué ; les petites mains brûlantes ; le grand air calme et noble qui ne répond plus aux paroles tout à tour risibles et angoissantes… » Et Mary de conclure : «  Ah ! Pauvre jeune femme ! Quelle vie fut la vôtre ! Folle dès vingt trois ans, pendant plus d’un demi siècle captive dont personne ne saura briser la Bastille ! Que vous expiez durement ce bonheur de quelques mois dont vous étiez si digne par la bonté, le courage et le dévouement. »

D’où les hésitations, de Manon, de Mary et de bien d’autres, quand la pression familiale le leur permettait. Manon Rolland eut un enfant, Mary aucun. En eut-elle voulu ? Peut être ! Ce qui importait c’était de choisir un homme dont on put penser qu’il respecterait  assez la liberté et la santé de sa femme pour ne pas lui faire des enfants à répétition. Et pour Mary c’est ce qui fut fait.

La liberté dans le mariage c’est la quadrature du cercle : elle ne se peut concevoir que dans un couple suffisamment libéré des contraintes matérielles, des préjugés moraux et des obligations légales. Peu de femmes y ont réussi: dont Mary, et pour quelques années seulement(54).

La liberté, condition de l’écriture ? Cette liberté, avant , pendant, et après le mariage, est condition de l’écriture  : en faire un métier est toléré. La tolérance ne suffit pas pour créer une pensée totalement libre.

Les femmes écrivent comme les hommes et, ce faisant, entrent en compétition avec eux . Leurs voix libres sont individuelles mais elles retrouvent les thèmes de l’époque, qui sont aussi ceux des hommes  : autres religions, distance par rapport aux valeurs morales victoriennes, visions utopistes. Ce faisant elles encourent un double reproche : un : copier les écrivains mâles, donc manquer d’originalité ; deux : refuser de se conformer à l’idéal féminin tel qu’il ressort des œuvres masculines. Elles s’éloignent ainsi de ce que la société admet et aussi de ce qu’elles sont en tant que femmes. Elles ne peuvent pas non plus aller très loin dans l’originalité, sauf à se couper de leur milieu , ce qu’elles ne veulent pas faire. Elles sont donc en pleine contradiction , ce qui est certes un des éléments de départ pour une création personnelle, à condition de dépasser la contradiction, ce qu’elles n’osent faire. Aucune n’y échappe ; aucune n’a les moyens d’en sortir ; en tout cas pas Mary Robinson.. (55) 

Elles peuvent rêver de la femenie , elles peuvent rêver des mythiques temps premiers :

Où vécut le charmant , sauvage, blanc peuple des femmes

Mortel pour les hommes ?

Jamais elles ne baissèrent leur tête sous le joug

Elles vivaient seules quand s’ouvrit le premier matin

Et le Temps débuta.(56)

Ce n’est pas dans ce monde premier qu’elles vivent. En présence des hommes qu’elles aiment, face aux règles sociales qu’ils approuvent elles sont « étrangères à elles mêmes »(57) . Pas plus que beaucoup de ses contemporaines Mary n’a pu assumer la fusion de ses identités et de ses désirs. « Les femmes, nous dit Madeleine Pelletier (58) élevées dans [les} entraves ne les aperçoivent pas. ; aussi le plus souvent, loin de vouloir les briser, elles s’élèvent contre les rares consœurs qui, plus clairvoyantes, veulent le faire. Telles des oiseaux nés en cage, la liberté leur fait peur » Mary, qui n’avait pourtant pas peur de grand-chose, sauf de perdre affections et amitiés, s’est contentée de la liberté intérieure et n’a jamais cherché à briser les entraves. 

Briser les entraves par la parole ? C’est oublier que parole égale pouvoir. Les « scribes » officiels, dit Régis Debray, oublient le monde autre que celui des puissants : esclaves dans les champs, immigrés dans les ateliers, femmes à la maison … Il est dans leur nature «  d’oublier la moitié du monde, celle qui porte l’autre »(59) . Les femmes sont hors du circuit du pouvoir , de quoi se mêlent celles qui ne se contentent pas des miettes de culture qu’on leur donne, mais veulent aussi les utiliser pour agir dans le monde ? De quoi se mêlent celles qui, comme Mary, espèrent modestement qu’un jour, dans l’avenir,  quelqu’un lira leurs livres et les aimera ? Ce qu’elles ont écrit est secondaire par rapport à la culture dominante, et il faudra toutes les forces des chercheuses du « genre » pour les ramener au jour.

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Mary Robinson Darmesteter Duclaux n’a jamais cru aux possibles réformes, et ne put donc faire confiance aux luttes féministes. « Les réformateurs, écrit-elle, sont prompts à oublier que ce qu’était la nature humaine dans le passé, ce qu’elle peut devenir dans le futur, en admettant qu’ils persistent dans leur idéal moderne, n’est pas la nature humaine de maintenant. L’esprit de l’homme a modifié tout ce qui est en lui et tout ce qui l’entoure…. Notre morale est le fruit de l’industrie humaine. Peut être pourrons nous la modifier plus tard ; telle qu’elle est actuellement elle demeure la base de notre mode de vie : le plus ardent féministe de nos jours, s’il s’agit d’un homme et d’un amoureux , s’attendra à ce que sa femme soit tendre, chaste et fidèle et se moquera bien de savoir si elle peut ou non subvenir à ses propres besoins, si elle est généreuse et brave »(60)

Ayant choisi de ne pas imiter Vernon Lee, Mary est vouée à composer avec les hommes. Et les deux hommes sur lesquels elle a compté, à juste titre probablement, n’ont pas vécu assez pour l’appuyer dans la création d’un vrai destin personnel, auquel d’ailleurs elle a très tôt renoncé.

 

Mises à part ces quelques années de mariage, qu’elle passa dans la plus grande indépendance à quoi une femme mariée de son époque pouvait prétendre, elle vécut dans la solitude – et le souvenir de l’amour et du bonheur – : tel est alors le destin des femmes.

« Terrible est pour les femmes de rester immobiles, assises

les nuits d’hiver près d’un feu solitaire,

et d’entendre au loin les peuples qui les louent,

                                            trop loin, hélas ! Qui louent leur capacité d’aimer,

 

                                                  cœur profond de leur féminité passionnée,

 

                                                       cœur qui ne pourrait battre ainsi dans leurs vers

                    sans être aussi présent sur leurs lèvres que l’on n’embrasse plus

                  dans les yeux qui ne sont plus séchés , car il n’y a plus personne

                                     pour demander la cause de ces larmes » (61)

Nul ne s’étonnera dès lors que soit si présente dans ses œuvres la tentation de la mort. La volonté est vaine qui ne peut atteindre ses buts et le pouvoir n’est jamais réellement possédé. Mary pourrait dire avec Emily Brontë ,:

« Oh , que je meure, – que pouvoir et volonté

Cessent leur cruel conflit ;

Et que le bien et le mal qui ont été conquis

Se perdent dans l’unique repos »(62) 

Nul ne s’étonnera non plus , qu’après la mort d’Émile , Mary s’enfermât dans le rituel solitaire de la rue de Varennes, sans plainte et sans espoir, dans l’attente d’une fin qui mit longtemps à venir. Elle qui a vécu sa jeunesse, sans amant, dans la hantise d’une mort imaginaire, vit sa vieillesse seule dans la hantise de la mort, non seulement la sienne qui approche, mais celle, bien réelle, de ceux qu’elle a aimés, celle aussi, combien présente , de tous les jeunes hommes morts à la guerre : « Ces jeunes hommes, tellement plus jeunes que moi qui me souviens d’eux, assise maintenant devant mon foyer solitaire – ces jeunes hommes, qui avaient, semble-t-il, un avenir, sont tous morts pour leur pays et pour leur foi. Leurs corps gisent dans les tombes au bord des routes, une vague croix au dessus d’eux avec leur nom tracé d’une encre que la pluie d’automne effacera. Ce nom , qui commençait à briller dans le comptes rendus littéraires de leur nation, ce nom qu’ils voulaient illustrer pendant les trente années à venir, ne recevra plus aucun éclat … Ils ont été volés de leurs œuvres , de leur descendance… Ils gisent peut être au sein de ces horribles amas que les bombes ont agglomérés et dispersés, d’ où disparaissent toutes traces individuelles. Un si grand nombre d’entre eux ! »(63)

Vanité des vanités , disait Mary après la mort de James , le premier grand choc de sa vie . Quelle importance d’avoir raté, parce que femme, le destin qu’on eut pu avoir ? Quelle importance a le destin d’une femme vouée à l’oubli, face à ces innombrables vies détruites par les violences du siècle, tout autant vouées à l’oubli ?  Une fois perdue les grandes espérances, Mary a vécu la deuxième partie de sa longue vie entre deux guerres, deux massacres, face à la destruction systématique, au déni de tout ce à quoi elle avait cru, à quoi elle n’a jamais cessé de croire. Elle n’a pas perdu la foi en l’avenir de ceux qu’elle allait laisser derrière elle . La beauté et l’amour qu’elle avait cherchés toute sa vie, elle a espéré les trouver « sur l’autre rive » à quoi elle a si longtemps aspirée. Volonté et courage, distanciation et réserve, détachement et humour sont les valeurs qu’elle a léguées

 Le souvenir de sa vie doit venir à sa louange , elle qui vécut si bien sans louange »(64)

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(1)– Cité par Elisabeth de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, Grasset, Paris, 1981 , p. 126
(2)  – RIPA Yannick, Les femmes actrices de l’histoire, A. Colin , Paris , 2004, pp 86 sq
(3 ) – , le Deuxième sexe, I, p. 23, 76
(4)Barthes Roland, Le plaisir du texte, Seuil , Paris, 1973
(5) Le symbole de cette disparition de la femme comme individu social indépendant, y compris en tant que mère, est bien celui du nom .« Fille de » ou « épouse de », certaines langues ont le mérite de le souligner. Les fils de père célèbre doivent se faire un prénom, les filles un prénom et un nom !
(6)   Gertrude Stein, The world is round , Seuil , Paris, 1991 (traduction française)
(7)  Marbo Camille , Souvenirs, Grasset , Paris, 1967 ; p. 189 ; «  Emile Borel avait découvert dans le roman de Lawrence, L’amant de lady Chatterley, une phrase qui l’enchantait « J’aurais honte de voir aller et venir une femme , comme une malle portant mon nom et mon adresse sur une étiquette » Il ajoutait : « Tu dois être Camille Marbo. Pas seulement Mme Emile Borel. Je n’apprécie pas les épouses ou les veuves qui utilisent le nom de leur mari, vivant ou mort, pour en vivre glorieusement » Camille Marbo était la belle sœur de Jacques Duclaux.
(8)  Martin Fugier Anne, La bourgeoise , la femme au temps de Paul Bourget, Grassset, Paris, 1983
(9) Dans la bourgeoisie française, la révélation de la sexualité est souvent vécue dans le wagon lit qui conduit le jeune couple en Italie ; on peut rêver de conditions meilleures ! Cela se termine souvent par un amant ou un divorce .Camille Marbo en fait le constat (voilé ) dans ses Mémoires, et sa sœur , la femme de Jacques Duclaux, en a fait l’amère expérience. Ce fut aussi le cas d’Émile et de sa bien aimée Mathilde, il en avait gardé un bon souvenir car il avait conservé les deux billets de chemin de fer , mais nous ne savons pas ce que Mathilde en a pensé !
(10 ), Ripa Yannick, Les femmes actrices de l’histoire , A2004, p. 192
(11) Duby Perrot, Histoire des femmes, IV , p. 178 sq
(12)  « à l’époque de l’affaire Dreyfus, la campagne pour le divorce (proposée en 1884 par A. Naquet, [est] perçue comme destinée à détruire la famille française ; Naquet deviendra l’objet d’une campagne antisémite , Drumont remarque que le divorce « est une idée absolument juive » ; plus tard Léon Blum provoquera une autre campagne d’antisémitisme pour avoir suggéré que les jeunes filles puissent avoir des relations sexuelles avant le mariage : la question du divorce et un certain refus de la liberté des femmes est donc liée à l’antisémitisme » : in Ripa Yannick , op. cit.
(13)  Fraisse  Geneviève , Les femmes et leur histoire, Gallimard , Paris, 1998
(14) , Duby Perrot , op cit , t. IV ,
(15) parmi les rares documents qu’elle a conservés jusqu’à sa mort, figure, à coté de divers papiers d’identité fort utiles dans l’Aurillac de la guerre, l’attestation de réussite à l’examen final de l’Université, « magna cum laude »
(16) Duby-Perrot , ibid. , P. 359
(17) – Emily Brontë , chapitre 1, pp.16 sq
(18) Sesame and lilies, Old Queen’s garden, conférence de 1864 , Smith- Elder , London
(19)  David  Deirdre, Intellectual women and victorian patriarchy, Mac Millan , London, , 1987, p. 225

(20)) le positivisme se fonde sur la biologie, alors en train de se con stituer comme science

(21) Léon XIII, Lettre encyclique Arcanum divinae sapientiae, 10 février 1880
(22) Le jardin d’Épicure, Calmann Levy, Paris , s.d. , (58é éd.) p. 10 sq
(23) Mary connaissait leur tombeau en Avigno
(24) : et en Angleterre : voir notes sur l’Angleterre, : « IL est admis [en Angleterre] de se marier par amour » ; Notes sur Paris ; Vie et opinions de M. Frédéric ThomasThomas Graindorge,,Paris, 1867, ch. XIV
(25)  Mary a 57 ans en 1914 ; sa carrière , en admettant qu’on puisse parler de carrière à son propos , est derrière elle . Nathalie Clifford – Barney (1876 – 1972), Edith Wharton (1862 – 1937), Sylvia Beach (1887- 1932) , Gertrude Stein ( 1874 – 1946) sont plus jeunes et surtout n’ont pas existé en tant que femme de lettres dans le Paris d’avant la grande guerre ; la plus proche , Edith Wharton , installée à Paris depuis 1907 , donc dix ans après Mary , amie comme elle de Marie Laure de Noailles et d’Henri James, est restée américaine et agit comme une américaine . Depuis son mariage avec Darmesteter, Mary est française et a voulu le rester . Le projet de vie n’est pas le même.
(26)  Sébastien Laurent, Daniel Halévy, du libéralisme au traditionalisme, Paris ,Grasset, 2001
(27) – Duranton – Crabol Anne Marie, et alii, Pontigny, Royaumont , Cerisy : au miroir du genre , Paris, éd. Le Manuscrit, 2008 ;Anne Heurgon-Desjardinns, Paul Desjardins, …, P.U.F. 1964
(28)   Shepley – Sergeant Elisabeth, French perspectives, 1916
(29)  Un article d’elle sur Pontigny figure dans les Nouvelles littéraires, ed Larousse , N° 51 , 06/10/1923
(30)  Marbo Camille , À travers deux siècles, souvenirs et rencontres (1883-1967), Paris, Grasset, 1967 , pp 153 & 314
(31) – Ducas Sylvie, Le prix Femina : la consécration littéraire au féminin, in Recherches Féministes, vol. 16, n° 1 , 2003, pp. 43 – 95
(32) – Citée par Mme Ducas de la façon suivante : « connue sous le nom de plume de Mme Darmesteter, épouse de James Darmesteter : annexe 2, note 80 : Mary Robinson et ses poèmes ont complètement disparu
(33)– T. L. S. , 15 février 1936 , The château returns : romance writers in France today
(34)  T.L.S., 24 novembre 1910, p. 460
(35)  Lee Vernon , Gospels of Anarchy and Others Contemporary Studies , T. Fisher – Unwin , London , 1908
(36) allusion à un passage de l’Histoire des juifs , qui fut considérablement reproché à Renan
(37)  Vie de Florence Nightingale , p. 33
(38)La cité des dames , passim ; article de Mary Duclaux dans T.L.S. ,31 octobre 1936, pp880 sq
(39) –  Mary Duclaux , Robert Browning , pp. 65 – 66 : « we knew a bar was broken between life and life ; we were mixed at last / in spite of the mortal screen » (citation)
(40)–  ibid, p. 42
(41) – voir Jean Pommier , Renan , Perrin , Paris, 1933, p. 222
(42) – Liberty ,collected poems, : »Liberty, fiery goddess, dangerous Saint , God knows I worship thee … «  «  A hope to all generations and a sign ; / slow-guiding to the stars, through quag and fen , / the scions of thine aye-unvanquished line ! »
(43) –  « A grey old parsonage standing among groves, remote from the world on it’s wind-beaten hill-top, all round the neighbouring (sic) summits wild with moors … This quiet clergyman’s daughter , always hearing evil of dissidents] has therefore rom pure courage and revolted justice become a dissenter herself , dissenter in more ways than one » « Never was a nature more sensitive to the stupidities and narrowness of conventional opinion, a nature more likely to be found in the ranks of the opposition ; and with such a nature indignation is the force that most often looses the gate of speech »
(44)«  the flower that was always your own , the wild , dry heather .. The cold wind and wild earth make the heather ; it would notgrow in the sheltered meadows … And you, had you known the fate that love would have chosen , you too would not have thrived in your full blossom ; another happy, prosperous north-country matron would be dead .. But now you live , still singing of freedom , the undying soul of courage and loneliness , another voice in the wind, another glory on the mountain tops, Emily Brontë , the author of Wuthering heights »
(45) T.L.S., 05/02/1926, p. 69
(46) – [He] must have been a zealous and self-sacrificing enthusiast, with all his goodness spoiled by an imperious love of authority, an extravagant conceit » et «  « He wished to help ; he wished no less that it should be known that he helped »
(47) – femenie ou féminie . Godefroy , dictionnaire de l’ancienne langue française, article Femenie : y sont cités des textes où les auteurs , hommes , se retrouvent entourés de femmes , expriment leur surprise et une vague inquiétude , et espèrent bien que ce n’est qu’un songe . On les comprend ! L’inconfort de la situation sera celle de Gulliver , des années plus tard, face à l  » autre » aussi intelligent et compétent que lui ; bien avant Levy Strauss et quelques autres , ces vieux textes oubliés suggèrent à quel point la femme peut être dangereuse et  doit être contrôlée.
(48) – , Ribémont Bernard , L’inconnu géographique des encyclopédies médiévales , Cahiers de recherche médiévale, 3, 1997 : en ligne   <http:// crm.revues.org/ index …>
(49) – P. Loti , la troisième jeunesse de Mme Prune, Calmann Levy : T.L.S. , 1905 , 12 mai, p. 152 : « charming and melancholy book » : est-ce la Fémenie qui est « charmante et mélancolique?On peut le suggérer
(50)  Christine de Pisan , from court to convent : a french poetess in joy and sorrow : critique de Christine de Pisan , by Mme E. du Castel , Hachette , Paris 1936 ; T.L.S. , 31 octobre 1936 , p. 880 ; l’article comporte une miniature de « Christine enseignant son fils » : « the spiritual delight vanishes from French poetry for a hundred years with the end of the Middle-Ages . The poets of the 14th century are dull … In their tarnished mirror we watch no revelation of beauty, but a dim apparition of themselves and the life of their time » ce qu’évidemment Mary ne pouvait accepter. Ce qui lui – et nous – importe ici , c’est que « Christine was, perhaps , the first professional woman of letters , earning her bread and bringing up an impoverished family by the value of her pen » ; une éducatrice, une femme de lettres , partagée entre France et Angleterre , une féministe , enfin , maissans agressivité : nombreux sont les points communs
(51)  , Le Trésor de la cité des dames … éd. M. Lenoir , Paris , 1503
(52) , T.L.S. , 1929, p. 702 : Critique de Vie de madame Rolland par Mme Madeleine Clemenceau – Jacquemaire , Tallandier, Paris
(53) – Revue de Paris, 1er novembre 1900, p. 15

(54) – Un tel contexte n’empêcha pas les réussites individuelles, recensées dans les nombreuses études de « genre » qui ont fleuri dan sla deuxième moitié du XX ème siècle. D’une certaine façon Mary fut l’une d’elles , sur un mode et selon des modalités qui lui furent propres, et qui relèvent du contournement des difficultés plutôt que de l’opposition , a fortiori de la révolte : voir l’exemple d’Edith Wharton, plus jeune que Mary et américaine, elle s’est mariée à 23 ans ( l’âge de Mary quand elle rencontre Vernon), et a divorcé après 28 ans d’union.

(55) –  Bonnie J. Robinson analyse en ces termes la situation des femmes écrivains de l’époque victorienne , parmi lesquelles les amies de Vernon Lee , dont Mary Robinson : « Ces femmes écrivaient sous tension et à cause de cette tension, divisées entre de grandes espérances et l’espoir modeste du changement. Cette tension provenait essentiellement du fait qu’elles écrivaient avec leur voix individuelle des poèmes qu’on pouvait classer parmi les tendances de la poésie masculine. Elles étaient donc en contradiction avec les stéréotypes féminins, en ce sens que leur poésie célèbre l’individu, explore des religions alternatives, transgresse ou transcende les valeurs morales…  Robinson Bonnie J. , Individable incorporate , poetic trend in women writers , 1890 – 1918 , in <http://muse.jhu.edu/journals/victorian poetry/..
(56) Mary Coleridge, the white women ; : »Where dwell the lovely, wild, white women folk ,/ Mortal to man ? / They never bowed their necks beneath the yoke,/ They dwelt alone when the first morning broke / and time began.
(57) – Comedy of errors, II , ii, 124
(58)Grandes voix du féminisme , anthologie présentée par Nicole pèlerin , Le Monde / Flammarion , 2010, p. 176
(59)« Nous tenons cela des grecs , qui nous ont transmis la culture et ont oublié les esclaves . Cette culture est reprise par les romains, puis le moyen âge , qui ignore les serfs et l’âge moderne qui a réduit en esclavage 14 millions de noirs. Le consensus démocratique , depuis Cicéron a toujours fonctionné sur l’exclusion ( des mineurs, des femmes, des pauvres, des esclaves, etc.) et les hommes de culture l’ont fondé jusqu’à aujourd’hui, en oubliant de classer les exclus dans l’histoire qu’ils écrivent. » Régis Debray, Le scribe, Grasset, Paris, 1980
(60) – T.L.S., 1906, 13 avril, p. 131 – 13
(61) –  Elisabeth Barrett Browning, Aurora Leigh, vers 435 – 48
(62) Emily Brontë , ch, XII, Writing poetry : Mary y mentionne avec admiration le poème écrit en 1845 , The philosopher, dont l’avant dernier vers sera répété plusieurs fois.
(63) –  20th century french writers , p. 168 (Emile Nolly)

(64) Emily Brontë, finis

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

descendance Charles Briot

Tableau simplifié, présentant les propriétaires successifs de la maison d’Olmet , descendants d’Émile Duclaux et de  son épouse , Mathilde, fille de Charles Briot .

Olmet

Propriétaires

(depuis 1892)

 Ière génération

Charles Briot (Mathématicien) + Laure Martin

|

 7  Enfants

Fanny Briot, ép. Eleuthère Mascart

Marie Briot ép. Montenat

Marie Briot, ép.Lepaute

Mathilde Briot,ép Emile Duclaux directeur de l’institut Pasteur

Jeanne Briot,ép Louis Durand

Maurice Briot

Albert Briot

achat de la propriété

 

2ème génération

 

Mathilde Briot + Emile Duclaux

|

3 Enfants

Pierre Duclaux,

ingénieur agronome

Jacques Duclaux

professeur collège de France

Jean , enfant

Propriétaire en indivision avec Pierre

3è génération

Germaine Appell (médecin) + Jacques Duclaux

|

3  Enfants

Mathilde, ép. J. F. Charles

Françoise, ép. Jean Bayard

Physicienne

Jean, célibataire

Propriétaire en indivision avec ses frère et sœur

4ème génération

Françoise Duclaux + Jean Bayard (ingénieur)

|

2 Enfants

Jacqueline Bayard, ép. D. Pierlot

Inspecteur d’académie

Olivier Bayard

Propriétaire unique par héritage et rachats divers

Pour une généalogie complète de la famille Briot

voir : < http://gw.geneanet.org/pierfit.w>

 

 

Études 2

Historienne  ?

« La Sirène aime la mer, j’aime le temps passé »

I Une vocation ?

16 livres d’histoire et d’histoire littéraire dont 8 biographies et des dizaines d’articles : il n’est pas abusif de parler de vocation , ou au minimum , de métier choisi.

Comment une jeune poétesse préraphaélite , et qui revendiquait cette appartenance,  en est-elle venue à s’intéresser à l’histoire ? Elle était d’abord poète Mais la poésie est peut être une façon de vivre, c’est beaucoup plus difficilement une façon de se nourrir . Mary  avait l’esprit pratique, elle savait que ses parents n’étaient pas éternels et  elle n’était pas prête à se vendre en mariage pour assurer sa vie matérielle – : l’histoire pouvait-elle  être  une source de revenus ?

La première idée qui lui vint à l’esprit associe son amour du poétique et la recherche d’un succès matériel . Ce fut la biographie d’Emily Brontë, qui fut bien reçue et continue à être éditée de nos jours (276) .

Emily Brontë est la biographie d’une poétesse ; en cela le livre relève plus de la critique littéraire que de l’histoire . Une poétesse rencontre une autre poétesse et se demande ce qu’elles ont en commun : beaucoup sur le plan de la sensibilité et de l’écriture,  pas grand-chose évidemment sur le plan social. Quelle rencontre peut-il y avoir entre la fille, solitaire et timide, du pasteur des Highlands et l’enfant, gâtée et célèbre, d’un bourgeois intellectuel de la city ? Rien ou presque, si ce n’est la poésie. Pourtant à travers ce livre Mary commence à entrer en histoire mais elle ne le sait pas encore.

Bien des années plus tard , cette pipelette d’abbé Mugnier, cornaqué par la princesse Bibesco, rend visite à Mary en son salon de la rue de Varennes et  met la conversation sur Renan,  (277) . Elle lui raconte les circonstances, plutôt romanesques, de leur rencontre , en Italie bien sûr.  En 1880 Renan emmène Mary – et Mabel – sur une canonnière ( !), de Venise à Torcello et , là, il fait un – certainement fort brillant – commentaire des mosaïques et fresques de l’église . «Je le trouvais beau, nous dit –elle, d’une beauté de vieil enchanteur breton » , « avec une tête léonine »(278) .   Renan n’a pas  résisté à l’envie de briller devant une jeune et jolie femme, qui ne fut ce certainement pas dupe . Elle avait l’habitude mais tout le monde n’est pas Ernest Renan –  et, quand il se mettait en frais cela devait en valoir la peine . En tout cas la jeune femme  en avait gardé un souvenir ému , qui se traduisit devant l’abbé Mugnier par ces paroles : « J’avais en l’entendant le vertige de l’histoire » .

Est-ce à ce moment que naît sa vocation ?

 Renan fut en effet son maître , comme il fut celui de Darmesteter ; après Vernon  Lee et J. A. Symonds il  eut une forte influence sur Mary. S’il confirma son goût pour  l’histoire,  sans doute en même temps que  Darmesteter qui lui aussi était historien,  ce fut parce que tous deux, son vieux maître et son mari, la soutinrent et lui ouvrirent des espaces inconnus. Mary avait été une étudiante remarquable et une grande lectrice des œuvres classiques de la bibliothèque de son père :  c’était une littéraire , mais « elle aimait le passé ».

 Avant Renan il y eut Vernon , ..  et John Addington Symonds ; les deux influences sont contemporaines .

Ce fut Vernon qui fit de la poétesse qui commençait à douter d’elle même et du pouvoir de la poésie pour changer le monde,  une femme sure de ses possibilités et désireuse de les mettre en œuvre dans un domaine qu’elle aimait , celui de faire « revivre le passé » . L’histoire joue un rôle dans la critique esthétique  chez Vernon, qui ne se contente pas  des considérations morales d ‘un Ruskin. Elle lie, par exemple,  le déclin moral et artistique de Venise à des  raisons géopolitiques  (le transfert du trafic commercial de la méditerranée à l‘atlantique). Comme toutes choses humaines, pour elle l’art suit le chemin de la croissance et du déclin.

Mais l’histoire  est un élément explicatif , elle n’est pas le cœur de son travail. Faire un tableau complet d’une époque réclame un gros  effort dont Vernon se déclare incapable (279) :voilà une présumée paresse  à quoi personne n’est obligé de croire. Plus important : elle ne croit pas à l’objectivité  de l’historien . Comme la description d’un paysage dépend du point de vue d’où on le regarde,  toute description  historique  dépend du point de vue de l’auteur : “Nous voyons peu de choses à la fois, et ce peu de choses n’est pas ce qui apparaissait aux hommes du passé ». Certes elle  a lu Taine , et se sent donc un peu coupable : «  du point de vue scientifique indubitablement nous perdons ! Mais le passé doit il être traité seulement par la science ? Ne peut il pas nous donner , et ne lui devons nous pas quelque chose de plus qu’une simple compréhension du  Pourquoi et du Comment ? …Le passé peut nous donner, devrait nous donner non seulement des idées mais des émotions : plaisirs sains qui nous apportent plus de légèreté d’esprit et douleurs qui nous conduisent à plus de sérieux … »(280)

L’objectif est clair et revendiqué.  A l’issue des discussions entre les deux femmes dont témoigne Belcaro, cette subjectivité sera aussi celle de Mary. Pour aucune des deux elle  n’implique le rejet du travail de recherche et d’archives. En ce qui concerne Mary c’est à cette dernière forme de travail  qu’elle se fera initier par John A. Symonds.

C’est à lui qu’elle dédicace The end of the middle ages, (Fischer Unwin 1899) : “Quand je regarde en arrière je vous vois à mes cotés dans toutes mes recherches ; pendant ces dix dernières années il n’en est pas une qui ne vous ait été confiée, surtout mes rêves en Histoire… » De ce volume « nous avons tellement parlé dans votre bureau à Davos, il y a deux ans». Nous évoquions « les grandes figures du Passé » … « et une fois de plus elles prenaient vie pour moi ».  Mary a donc compulsé les archives , «  travaillé dur à Paris, Londres et Florence et l’écriture issue de mains disparues [lui] est devenue familière».

L’ouvrage qu’elle offre est fragmentaire et par là même insuffisant (ineffectual), elle le sait . L’excuse qu’elle donne eut pu être suggérée par Vernon : « Cet aspect de la Nature que nous nommons Histoire, comme toute autre évolution naturelle, est trop complexe pour être correctement traduite avec des mots ; les mots fournissent seulement un environnement vague : ils ne vont pas, ce sont des vêtements tout faits pour la pensée .. »(281) Et tout rapprochement risque d’être faux : par exemple voir en Gian Galleazzo Visconti un précurseur de Cavour ! Ou croire que les mots ont le même sens à des siècles d’intervalles ! Soit .

L’objectif est d‘abord psychologique : « Trouver la raison et le secret de l’individu humain » . Comme pour le Stendhal  des Chroniques italiennes, comprendre les hommes c’est aussi  comprendre comment tel événement, tel contexte, les a poussés vers des actes que le lecteur , trois cents ans plus tard , a du mal à accepter. Si Vernon se demande comment et pourquoi telle œuvre d’art est produite par tel artiste dans telle culture, Mary, elle,  s’intéresse  au comment et pourquoi des attitudes morales : elle  se demande par exemple comment et pourquoi les béguines des Pays germaniques introduisent par le mysticisme un élément dissolvant dans l’autorité de Rome ; ou comment  et pourquoi Valentine Visconti a accepté d’obéir à son père, Gian Galeazzo,  épousé le Duc d’Orléans  et ainsi  préparé Pavie? Plus que d’histoire des idées , il s’agit de l’histoire des mœurs et de la morale. C’est une entrée  qui n’aura de succès que bien plus tard .

Le livre , qui voulait être le début de l’étude des « Français en Italie », étude  à laquelle elle n’a pas encore renoncée, n’aura aucun succès  : ni en Angleterre où il parle d’événements qui ne concernent que de loin les anglais, ni en France où il n’a pas été traduit. Et Mary renoncera à s’attaquer à ce travail immense , auquel pourtant elle a consacré tant d’efforts pendant tant d’années. Pourquoi cet abandon ?

Elle ne manquait pas de guides. Dans le salon de Renan elle put s’intéresser à ce qui faisait son pain quotidien et celui de James, la linguistique et l’histoire du moyen orient. Dans celui de Taine elle pouvait parler de l’histoire de France. L’immense culture de Renan et l’exemple de James facilitèrent  à Mary Darmesteter  le chemin de la critique et de la méthode historiques.  Mais l’intervention déterminante, après la mort de Darmesteter, fut celle de Gaston Paris qui la lança sur l’étude de Froissart, sans doute pour la sortir de la dépression qui suivit cette mort.

Elle avait  des maîtres  et des modèles. Elle était donc bien partie pour devenir historienne … Mais…

Citons ici  l’étude de Christa Zorn sur Vernon Lee(282) : « L’histoire , en cette fin de siècle [le XIX ème],  était un champs contesté qui devint progressivement le domaine d’un groupe hautement spécialisé de professionnels qui décidait qui avait autorité pour parler de sujets historiques. L’étude du passé fut transformée en une discipline scientifique supervisée par les universités, qui organisait le champ,  selon les termes de Symonds, en études générales et systématiques. [ On peut en dire autant de Michelet et de Taine !] . Ce qui comptait en Histoire était décidé par ceux qui constituaient le champ : des hommes de la classe moyenne , cultivés, qui contrôlaient le présent et possédaient le Passé. Une perspective universaliste produisait un homme abstrait , excluant le non-historique et le particulier, de toute évidence les femmes. Leur invisibilité en tant que sujets historiques ne trouvait de rivaux que parmi les pauvres , les sauvages et tous les peuples « primitifs.»(283)

Ce qui est vrai de Vernon Lee l’est aussi de Mary Robinson . Aucune des deux n’ a évoqué cette situation, qui faisait partie des règles qu’elles pouvaient regretter  mais non nier. Aucune ne pouvait aspirer à une quelconque place dans l’université . Il valait donc mieux en prendre son parti , et jouer son jeu en marge, éventuellement contre.

Toutes deux vont donc renoncer à l’histoire « scientifique » , elles ne rivaliseront pas avec les professeurs Chacune va  délimiter son champ propre ; pour Mary ce sera la biographie , sous l’aspect de l’histoire des esprits. Dans un de ses poèmes (  Writing history  )elle écrit :

« Il y a longtemps que j’ai dédié ma vie aux tendres morts ; pourtant ils ne sauront pas ce que j’ai fait pour eux, dont le monde est disparu et le nom   effacé .

Rien ne rappelle aujourd’hui le bien ou le mal qu’ils ont fait, les œuvres qu’ils pensaient durer éternellement. Mais dans l’ espace restreint que ma voix peut emplir, ils ne seront pas oubliés jusqu’à ma mort.

Comme dans un cimetière isolé, près du rivage, le vent du large balaie le sable sur les buttes : on ne peut plus retrouver les tombes oubliées, personne ne connaît plus les  limites sacrées du cimetière,

Jusqu’à ce que quelqu’un vienne , et s’arrête un moment pour nettoyer de ses mains, avec respect, les tombes couvertes de sable. » (284)

Et ailleurs : “une des plus solides et des plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils étaient encore au monde. Par cette pratique nous les faisons revivre en nous en quelque sorte»(285), citation de Pascal reprise par Mary   (286)

 J’ai dédié ma vie aux morts ! Pas n’importe quels morts : ceux qu’elle aime ; ceux qui peuvent être aimés parce qu’ils ont aimé et se sont efforcé d’agir. Si l’histoire est un art, il dépend de l’auteur que le lecteur ait  pour eux, elle l’espère, les mêmes yeux que celui qui les étudie.  Question de forme et de style ! Renan, son maître, disait déjà , prétend elle , que son métier consistait à mettre du style sur des textes ennuyeux .

II  Quelle histoire ?  Les choix de Mary

    . Des héros ? Et un public

« Héros » ?  Le mot convient assez bien, s’il n’est guère historique . Mary s’intéresse aux élites de leur  temps, à ceux qui ont joué un rôle et peuvent prétendre à être un modèle. Pourquoi ? Comment ? Quelle sorte de modèle et que signifie-t-il en cette fin du XIX ème?

Ce sont d’abord des témoins, comme Mary aurait voulu l’être. Marguerite de Navarre, « femme sans mari d’Henri d’Albret, mère sans enfant de Jeanne [d’Albret], sœur éloignée de François Ier» ? Madame de Sévigné, qui réussit à faire de son salon dans un Paris libertin, « une retraite (sic) entourée  d’amis », tout en gardant « une vertu sincère et des sentiments religieux » ; elle était  « scrupuleuse dans sa conduite mais très libre en son langage » ? Mise à part la liberté de langage –et encore !- ne croirait on pas entendre parler du salon de Mary ? Et que dire de Froissart, qui vécut, comme Mary, entre la France et l’Angleterre ? Ce sont des gens de lettres, qui tentent d’agir avec leur seule arme , la plume. Ce sont aussi des résistants , comme elle  : ils témoignent mais se  réservent le droit  intime d’un jugement libre. Ils ne cherchent pas à fomenter de révolte contre un ordre qu’ils voudraient réformer mais qu’ils acceptent  : Pascal , Racine mais non Voltaire.

D’Emily Brontë  à Christine de Pisan, Marguerite de Navarre, Sévigné, Racine , Pascal ou Victor Hugo , dans chacun des cas il s’agit pour Mary de savoir comment   celui/celle à qui  elle s’intéresse a pu vivre, agir et surtout écrire dans le monde qui est le sien (287) . Quelles ont été ses réactions  devant les obstacles  ? Quelles sont les bornes posées à son action par la société ? Par  le « héros » lui-même  ?

Du XV ème au XIX ème siècle elle s’intéresse aux  insoumis .  Le temps les sépare , il  y a pourtant une continuité dans ces choix : « Si les passions et les sentiments des hommes demeurent inaltérés, leurs idées et leurs idéaux changent à chaque époque. La religion est tout pour Fénelon, Racine et leurs contemporains, la liberté et la science inspirent le génie de Voltaire, mais , pour les romantiques , comme pour Faust , « gefühl ist alles »(288)  …La variété n’empêche pas la continuité et ici se rencontre le deuxième motif du récit historique. « Chaque homme commence où son prédécesseur s’est arrêté, profite de ses acquis et porte le message de la race »(289)   Sous le mot « race » lisons culture, ou , à la rigueur, civilisation. Derrière le mot aucun jugement de valeur. Mary travaille sur ce « message » en continuelle évolution  « comme si depuis [son] balcon, ou plutôt depuis la tour de guet d’un esprit paisible, [elle] regardai[t] le défilé continu des passants , qui est le constant génie d’un peuple »(290)  Ce défilé , c’est la France, et les passants , tous différents , présentent tous quelque chose de semblable, qui serait le Génie de la France.  L’insoumission serait-elle au cœur de ce Génie ?

Qu’admire-t-elle en eux ? Des qualités qui sont aussi , sinon forcément les siennes, au moins celles qui font partie de son système personnel de valeurs.

Qualités intellectuelles d’abord : l’intelligence , bien sûr : “l’intelligence qui nous grandit et à elle seule donne un sens à notre existence » [ Pascal..]

Qualités scientifiques ensuite, dont l’essentiel est  le sens critique [Buffon, Renan…]. Il faut être « conscient des conventions et des incertitudes de la science » [Pascal..]. Même si cela paraît  contradictoire à nos esprits nourris d’un siècle de laïcité, ces qualités  peuvent s’accompagner d’une sorte de mysticisme . Mary écrit : «  Je n’ai pas qualité pour supposer comme Emile Duclaux ( !! Si elle le dit !) qu’autour de nous circulent peut être des êtres bâtis sur le même plan que nous, mais différents , des hommes , par exemple , dont les albumines seraient droites. Les savants font de ces rêves, car l’univers est immense et peut abriter tous les songes… Pourquoi limiter l’univers au cercle étroit de notre expérience ? »(291)   Pourquoi en effet poser des limites ? Sens critique, curiosité et ouverture d’esprit se joignent à l’inquiétude métaphysique, ce qui conduit Mary tout droit à Pascal et, peut être  à   Fénelon dont le jansénisme allait assez bien avec son éducation  victorienne.

Qualités morales enfin : La lucidité , qui n’est pas la résignation . Accepter l’ordre des choses , du cosmos tel qu’il est , comme eut dit Mary : lucidité et acceptation conditionnent la création des âges classiques auxquels elle se sent appartenir : «  ces injustices bénies qui ont permis à un des grands poètes mondiaux , [Racine] d’advenir à la maturité » (292) :  deux cent ans après il nous est difficile d’acquiescer . Mais nous sommes fort loin des ce classicisme.

La raison, la constance et le courage qui permettent  cette acceptation : « Mon Dieu, dit Madame de Grignan, faites moi la grâce de n’aimer que les biens que le temps amène et qu’il ne peut ôter » ; cette prière, que Mary dit aimer, eut pu être la sienne, eut-elle cru en un dieu capable d’écouter les hommes.(293)

Le sens du devoir, d’autant plus nécessaire que l’on fait partie des privilégiés : les hommes et les femmes qu’elle célèbre  sont des happy few ; mais ils le vivent comme une somme de devoirs envers les autres [Fénelon, Marguerite de Navarre, Hugo, ..] Ce qui conduit à la bonté, à la compréhension d’autrui,  au sens de l’aide : Marguerite de Navarre, Fénelon,..  .

La culture ,enfin, qui avec une éducation sévère,  conduit à  la tolérance. et sert de fondement au combat pour la vie, lequel ne se sépare pas du combat pour la vérité : «  Il faut avoir vécu au cœur d’un grand parti ou d’une faction politique ( home rule , affaire Dreyfus, Modernisme, pour réaliser combien progressivement l’animosité ou la suspicion , entretenus par l’incessant combat avec l’adversaire, attaquent et détournent les membres d’un parti » (294)   Mary sait de quoi elle parle , ceux qu’elle admire sont justement ceux qui ne cèdent pas à la tentation sectaire et défendent la liberté en restant respectueux de l’adversaire et de la vie.

Ces qualités nous semblent des qualités passives , à nous dont la culture a pour fondations le droit et /ou le devoir de révolte. Mais pour elle la révolte n’est pas une qualité première , car elle ouvre sur trop de possibilités de désordre et de mort. L’essentiel est l’effort de résistance, qui peut faire des émules , et la défense de la vie.

Une galerie de grands hommes ( et femmes) et une leçon d’éthique. Cette leçon  n’est jamais exposée noir sur blanc : nous sommes dans le domaine de  l’histoire, pas dans celui de la morale.   Mary admire les personnages auxquels une longue étude l’a conduite à s’attacher . En suscitant l’admiration elle espère agir par le seul chemin qui lui est ouvert : faire parler ugoHugoles morts et ressusciter leur exemple. Conception morale de l’histoire qui est évidemment  loin des objectifs  d’aujourd’hui.

Sur ces bases elle ne peut que s’adresser à l’élite : celle qui peut s’identifier, au moins partiellement,  aux modèles présentés. C’est elle qui, dans une république libérale, peut  conduire le peuple vers la liberté de penser et le défendre  contre tous les fanatismes. La bourgeoise intellectuelle qu’elle est se  méfie des déviations  idéologiques où peuvent tomber les masses ignorantes et les faire se tourner  vers la violence et la destruction imbécile ; en cela elle ne fait que suivre Renan, qui a mal vécu la révolution de 1848,  puis la commune.  L’élite  agit via la politique, ce dont Darmesteter avait rêvé , via l’éducation ,  comme l’ami de Mary, Paul  Desjardin(295)  ou son beau fils , Jacques Duclaux(296) . Un intellectuel  agit aussi, surtout, par l’écriture ; s’il est femme ? il n’a guère d’autre moyen. Telle est la voie choisie.

Ces livres ne comportent  aucun effort de théorisation : ce n’est pas ce que son public espère . Ils sont faciles à lire ; la leçon qu’ils contiennent, si elle est tirée par le lecteur, provient uniquement de sa réflexion sur une / des histoire/s individuelle/s.  Pas plus qu’on ne trouve un travail de retour   théorique sur les causes de leur révolte dans l’œuvre de  Sévigné ou Marguerite de Navarre, parfaitement intégrées dans l’idéologie de leur époque et de leur classe, on ne trouve chez Mary  de réflexion théorique ; les influences religieuses ou sociales  ne sont examinées  que par rapport  aux réactions affectives qu’elles suscitent  . Sévigné ou Marguerite de Navarre étaient naturellement chrétiennes  comme l’était leur société ; Mary est naturellement agnostique, comme le milieu où elle vit,  comme l’étaient ses deux maris . Ce mode naturel d’être n’est pas pour elle un sujet de réflexion, seul peut l’être la façon dont chacun y réagit.

Les hommes – et les femmes – , dont elle écrit la biographie  sont d’éminents représentants de la «race» et/ou de la «nation» française, notions confuses mais qui pour Mary  englobent les différences d’origine ou de religion.  Ils sont les héritiers d’une culture de l’équilibre qui  refuse la violence institutionnelle, défend les droits de l’individu  mais rejette la force comme moyen d’action. Les livres de Mary se veulent des armes qui défendent cette culture ; l’affaire Dreyfus à laquelle elle fut de près mêlée ne pouvait que l’ancrer dans cette position.  Reste à espérer que ses lecteurs la suivront.

 III Une réussite ? Où et quand ?

Qu’est-ce que les anglais ou les français qui la lisaient attendaient de l’histoire ?

Leurs attentes ne sont pas très différentes de celles des lecteurs d’Hérodote ou de Tacite : une certaine curiosité amusée devant le bizarre , fut-il anecdotique ; la satisfaction , un peu sotte à nos yeux, qui peut se traduire par : «  après tout ces gens là ne sont pas si différents de nous », et une leçon de morale sans risques . Tous ingrédients qui expliquent une certaine attirance.

Les ouvrages historiques de Mary ne sont pas passés tout à fait inaperçus en Angleterre , ni en France .

En Angleterre ils servent le but que Mary s’est donné pour son activité littéraire  : faire mieux connaître la France , ses coutumes et ses mythes  . The fields of France reçoit un accueil favorable ; le critique du Times ( décembre 1903) se réfère à Sterne , pour le coté sentimental, Ruskin , pour le pittoresque , et Arthur Young pour l’économie : on pourrait trouver des patronages pires . Pour le reste les mots sont élogieux : « délicatesse toute française, perspicacité, une touche de poésie, sympathie anglaise naturelle pour des choses naturelles » ; l’auteur de l’article  est particulièrement frappé par la description des paysans , surtout ceux du Cantal : « ni brutes ni saints , .. simplement humains, vivant et travaillant à la dure »

Son petit ouvrage, A short history of France , paru au moment de la grande guerre, paraît à un lecteur français aussi peu original que possible ;  les critiques anglais y voient autre chose, ce que montre  le compte rendu du Times L. S. , en date du 4 avril 1918. Nous sommes au tournant de la grande guerre ; il pose d’emblée la question : « La France va-t-elle vivre ? Ou va-t-elle périr, et , avec elle tout ce qu’elle représente dans la civilisation mondiale ? Cette question trouvera sa réponse dans les quelques mois qui vont suivre , peut être dans les campagnes de Flandres ou des Ardennes . » Et l’auteur de remercier Mary Duclaux qui permet  aux anglais de réaliser «  what it is that France stands for » et ce qu’ils perdraient, en même temps que le monde entier , si la France venait à tomber . Et de se réjouir que grâce à ce petit volume , « malgré les erreurs qu’il contient » (sic), les rivalités anciennes sont mortes, et remplacées par un nouvel esprit de camaraderie, de bon augure pour les années à venir.

Il y avait certainement en Angleterre des gens qui se demandaient si  l’engagement humain et financier de la Grande Bretagne en France  était judicieux, sur un sol qui n’était pas le sien,  pour des intérêts qui étaient en jeu sur d’autres champs de bataille . Le petit livre de Mary arrivait à point pour une certaine « propagande » politique.

Les autres ouvrages historiques de Mary furent accueillis par T.L.S. plutôt sur le plan littéraire : normal pour la publication en question. La caractéristique d’opportunité des deux que nous venons de voir fait qu’ils sont actuellement oubliés , encore plus que le reste de la production de Mary.(297).

Et les français ?

Que pense de  l’Histoire l’honnête homme en ces dernières années du siècle ? Et de  son rapport avec l’érudition ?

Qu’en dit un des plus grands intellectuels contemporains , Anatole France : « Qu’est-ce que l’histoire ? La représentation écrite des événements passés . Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! C’est un fait notable.  Or comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement selon son goût et son caractère, à son idée, en artiste enfin. …L’historien présentera-t-il les faits dans leur complexité ? Cela est impossible . Il les représentera dénudés de presque toutes les particularités qui les constituent , par conséquents tronqués , mutilés , différents de ce qu’ils furent . Quant au rapport des faits entre eux , n’en parlons pas … L’histoire n’est pas une science , c’est un art . On n’y réussit que par l’imagination. »(298)

Mary, après Vernon,  eut été d’accord avec cette définition, surtout avec les deux mots , art et imagination . Émile Duclaux lui avait souvent dit que l’histoire n’était pas une science puisque c’était « l’étude de faits non reproductibles », : ce qui est évident , mais n’implique pas qu’il n’y ait pas une approche scientifique des faits historiques. Qu’aurait dit Renan d’une telle assertion ?).

L’opinion d’Anatole France sur le sujet de l’érudition , sous sa forme la plus savante  – pour ne pas dire universitaire – est radicale : «  « Qu’est-ce qu’un savant ? C’est un être assommant qui étudie et publie par principe tout ce qui manque radicalement d’intérêt » : conclusion : celui dont il est question alors, Rabelais , « n’est pas un savant. Il avait cependant une assez solide érudition, il faut en convenir. »(299)  Mary , comme Anatole France a horreur de l’érudition, non pas en tant que telle  , elle sait très bien qu’elle est indispensable à une recherche historique convenable , mais à l’étalage de l’érudition . Ses livres n’ont pratiquement pas d’apparat critique ; quand des auteurs sont cités , les références sont insuffisantes , etc.

Bien plus , lorsqu’elle rend compte dans le Times de solides ouvrages historiques , elle ne peut éviter une attitude – gentiment – ironique.  « [L’ouvrage [une thèse sur les relations sociales entre France et Angleterre au XIX ème -] est solidement documenté ( documented) comme il convient à une thèse académique » ; ou bien : « Cinq cents pages abondement documentées sur l’accueil des œuvres de Byron en France par un professeur à la Sorbonne semblent un assez joli tribut pour un poète britannique » ; ou encore : le livre [la thèse de Marie Jeanne Durry sur Chateaubriand]  est «  épais sans aucune nécessité …   mais composé comme une dissertation pour un titre de doctorat », ce qui était effectivement le cas. Encore plus joli : à propos de l’histoire de la littérature française de Bédier et Hazard , qui fut la manne d’innombrables étudiants et dont elle même se servait , « les volumes sont malheureusement trop lourds pour être lus , sauf sur une table ; mais , par ailleurs ils sont parfaitement satisfaisants »(300)  .

Le lecteur, même s’il est femme,  est supposé être un « honnête homme » au sens du grand siècle (l’expression « honnête femme a d’autres connotations !). Il s’agit de l’instruire  sans l’ennuyer , de l’amuser  – sans quoi il ne vous lira pas – et de le séduire – sans quoi il ne sera pas persuadé . A la limite c’est une affaire de bon goût. Molière se moquait déjà des jargons et des jargonneurs . Il est mal élevé d’imposer à son lecteur l’information sans intérêt des chemins que l’auteur a suivis pour arriver à ce qu’il vous expose ; tout au plus peut on mentionner – brièvement –  les sources dont on s’est servi, pour prouver qu’on ne parle pas en l’air ; mais ce n’est pas cela qui fait la valeur du livre,  c’est la capacité qu’a l’auteur de recréer l’époque et l‘homme –ou la femme – qui y vivent. Pour Anatole France comme pour Mary, cela relève  de l’imagination et de l’art,  non de l’érudition

En France  peu de gens l’ont reconnue  comme historienne, mis à part pour  le Froissart, la commande de Gaston Paris. Le livre plut à Gabriel Monod   qui écrivit  : « Elle (Mary Darmesteter)  a  plus que lui ( Froissart ) un sens critique très exercé, la fermeté de jugement d’un véritable historien », phrase qui constitue la reconnaissance d’un maître(301) . A ma connaissance , c’est la seule critique favorable. Il y en eut une autre,  -sujet oblige –  dans une revue hautement spécialisée : la bibliothèque de l’Ecole des chartes (302) . Mary n’était ni professionnelle, ni chartiste ; de plus elle était femme, condition peu réalisée chez  les chartistes contemporains … : cela peut expliquer le ton légèrement condescendant de l’article . Œuvre non d’érudition mais de vulgarisation, nous dit l’auteur, elle n’apporte rien de neuf , sauf l’analyse d’un roman récemment retrouvé de Froissart , Méliador , qui n’apporte guère à la gloire de Froissart – là je suis d’accord avec M. E. Ledos, le critique – ; elle « s’adresse au grand public » (sic)  – on ne sait s’il s’agit d’un compliment ou d’un blâme , je pencherais personnellement pour la deuxième solution . En un  mot, Mary n’est pas du sérail : en 1894 , comme aujourd’hui , c’était difficilement pardonnable .  Il n’en reste pas moins que le livre fut un de ceux  qui eurent le plus de rééditions , y compris en traduction anglaise ;  et il est encore fort agréable à lire .

Bref le « le grand public », celui qui apprécie les « vulgarisations » qui lui permettent de comprendre les faits, ce à quoi les spécialistes experts  réussissent plus difficilement , ce public a bien accueilli ces œuvres. Dans « l’espace restreint que [sa] voix a pu remplir » , elle a eu un succès d’estime, parce qu’elle respectait ses lecteurs . Ses livres sont des jalons dans l’étude de personnages qui reviennent régulièrement à la mode. A leur époque ils ont contribué à la continuité  de cette culture qu’il lui plaisait de nommer l » « génie de la France » . C’est , après tout , ce qu’elle souhaitait.

III Problèmes politiques

Mary Duclaux a le souci de faire percevoir la continuité d’une culture qui n’est pas la sienne mais qu’elle a adoptée. Ce n’est pas son seul souci. La période qui va de 1848 à 1914 est telle que l’homme cultivé ne peut éviter de voir les grands bouleversements historiques en cours  et ne pas s’inquiéter de leur possible évolution. Or ce n’est pas la première fois que de telles mutations se produisent , et nombreux étaient ceux qui , avant Valéry , avaient soupçonné que les civilisations étaient mortelles. Dont Mary .  Cette inquiétude est un de ses sujets majeurs de réflexion.

 III, 1 : des intellectuels en des temps difficiles 

     Chrétien de Troyes (1135 – 1185) …,  Gaston Phébus, comte de Foix  (1331 – 1391)… ,  Froissart (1337 – 1404)…

 et Christine de Pisan , bien sur . (1364 – 1430)

Chrétien de Troyes et Christine de Pisan sont des personnages littéraires . A bien  des tournants de ses études Mary les rencontrera , les articles du Times en témoignent . Les  deux autres sont des  intellectuels certes, mais dans d’autres champs.

Gaston Phébus(303) est un personnage fascinant , qu’elle  rencontre en même temps que Froissart. C’est un grand de ce monde, donc plus éloigné  de Mary que le poète-historien, mais un assez bon exemple de l’homme cultivé de l’époque et de ses ambiguïtés .   En pleine période de guerres franco-anglaises, un état était en paix, celui du comte de Foix. Froissart se demandait comment c’était possible  ; il s’en va donc vers le Béarn, muni de la recommandation du comte de Blois. Arrivé à Orthez, il découvre – et Mary avec lui – la vie de cours :  musique, chansons, danses… Il y lit sa dernière œuvre, le  Livre de Méliador, roman de chevalerie courtoise, le plus touffu, le plus prolixe, le plus irréel des romans de chevalerie  [sic dixit Mary]

Gaston Phébus est l’auteur d’un Traité de chasse, d’un Livre d’oraisons, sorte de confession. Il y a un drame dans sa vie, il  a tué son fils unique, accusé d’avoir tenté de l’empoisonner  et il n’a plus alors que des héritiers illégitimes. Charles VI refusa d’authentifier  la succession de l’autre fils, illégitime mais bien aimé,  Yvain, et fit respecter le droit familial . Yvain mourut dans la fournaise du bal des ardents qu’il avait organisé,  et la pupille de Gaston Phébus , la duchesse de Berry, sauva le roi de France. Peut être, nous dit Mary, s’agit-il d’une justice immanente !

Qu’est-ce qui a pu attirer Mary dans cette horrible histoire ?  Sa fascination est la même que celle de Stendhal découvrant  dans l’Italie des cités  une mixture incroyable entre un raffinement culturel extrême et une infinie cruauté ! On danse , on fait de la musique et de la peinture, on lit et on écrit de la poésie , et dans le même temps on assassine avec une  brutalité sauvage, généralement pour des raisons sociales ou politiques .

Cette  cruauté  étalée à la face du monde chez les hommes les plus cultivés de l’époque , est-elle si différente de la cruauté bien voilée – et niée – de la culture victorienne ? La question est posée en filigrane . La violence latente de l’Angleterre de la fin du 19 ème n’est pas vraiment  cachée par le culte de l’idéal préraphaélite, et la volonté de croire au progrès ne suffit pas à exonérer la société de sa culpabilité .Sous des formes différentes, les deux époques vivent une même contradiction fondamentale entre la violence et le désir de la beauté  : aspirer profondément  à l’idéal   : paix , justice , amour , beauté… ; s’efforcer d’y tendre,  bien que sachant  cette atteinte impossible .  Surtout si quelqu’un  est un acteur de l’histoire ou aspire à en être un, il est des forces auxquelles il a du mal à résister . En 1914 Mary vivra cette vérité ; il est normal qu’elle y ait réfléchi.

Et Froissart  ?(304) Pourquoi s’intéresser à lui ?

Il y a deux raisons La première nous permet d ‘apprécier le climat qui règne dans le cercle des amis   de Renan ou de Darmesteter  et  la société linguistique de Paris(305). Le jeu des recherches de manuscrits  fait partie de ce dont on parle dans ces salons .  Méliador, ce roman qu’un  chartiste jugeait de façon si défavorable fut retrouvé par Longnon, de l’institut : « Au moment où ces lignes paraissent , il n’y a certainement que lui et moi qui ayons lu le roman de Méliador et nous sommes sans doute les seuls depuis quatre cents ans au moins » écrit Mary (306) A travers l’amusant récit qu’elle fait de la découverte transparaît  l’atmosphère de ces  conversations où les échanges  transforment un discours scientifique en notations humoristiques , comme sait le faire par exemple notre « savant ami »  Paulin Paris(307) . La jeune épouse heureuse qu’elle est encore en ces débuts de son travail s’amuse de ces « savants amis » et eux , amusés par le zèle de cette néophyte, lui fournissent pistes et éléments de recherche . Il devait être gai , le salon de Renan ou celui de Darmesteter !   Et la jeune femme qui y brillait ne songeait pas à se demander quel était son statut parmi eux.

 En deuxième lieu, Froissart est un lien entre l’Angleterre et la France , cela suffit à intéresser Mary.   En 1361 , « l’année où messire Jean le Bel cessa d’écrire » Jean Froissart  quitte Valenciennes pour Londres où il va offrir à la reine Philippe  un sien manuscrit sur la bataille de Poitiers ; la reine règne  sur  cette cour d’Angleterre où l’on parle français..  et latin : « lieu de délices,.. qui fit la gloire de ses jeunes années comme il fera la nostalgie de sa vieillesse »  .Froissart vit en Angleterre, ou à Bordeaux en Aquitaine , toujours domaine anglais.

En 1368 , il part en Italie – Bologne , Ferrare, Rome – . Et  Mary  s’étonne de l’absence apparente d’intérêt de F.roissart pour « ces immenses reliques d’une race surhumaine, bains et théâtres, faits pour la joie païenne, inutiles désormais dans un monde trop étroit ; ces rois d’outremer errants comme des fantômes au milieu des ruines, Pierre de Chypre, Jean Paléologue – qu’était-ce que tout cela pour l’accort poète des jolis chevaliers , des frisques dames , des fêtes et des tournois d’Eltham ou de Valenciennes ? »(308)  Rome n’était plus le centre intellectuel du monde, c’est la première rencontre que l’historienne fait du recul des civilisations.

Revenu en Angleterre , rien ne va plus, le roi Richard II(309) a remplacé la reine Philippe :  « rien n’est hasardeux comme de revisiter le lieu de notre félicité passée »(310), pense Mary , avec Froissart.  Il prend sa « retraite » en Hainaut où il finit ses Chroniques comme le fera Mary après la mort d’Émile  ; il y trace un long portrait du peuple britannique : «  admirable portrait historique .Toute l’histoire de l’orgueilleuse nation démocrate et libre tient en ces quelques lignes  » , et de cela Mary, l’anglaise , lui est reconnaissante.

Froissart est aussi un poète  dont la biographie écrite par Mary contient  d’abondantes citations(311) . Comment ne pas penser à un certain parallélisme entre les destinées de Jehan Froissart,  « the brilliant, perspicacious and vagabond soul »  (cet esprit brillant , perspicace et vagabond ) et de Mary Robinson  ? Il fut son compagnon , le seul écrivain peut être qui lui fut proche, plus que Racine , Pascal ou Fénelon . Notre poétesse s’efforce d’intéresser à des gens parfaitement oubliés aujourd’hui.  Nous aurions pourtant quelques leçons à en tirer, peut être !

III .2 Un monde qui bascule 

 Comme bien des intellectuels contemporains Mary Darmesteter/Duclaux  avait le sentiment de vivre une période de transition, non dépourvue de dangers. Elle s’intéressa donc aux périodes  antérieures  qui pouvaient donner le même sentiment : fin de l’Empire romain et début du Christianisme ; passage du haut moyen âge à l’Europe des cités marchandes et des cours princières ; émergence d’une liberté individuelle , religieuse et morale avec le protestantisme et le jansénisme . Elle ne s’intéressait pas aux mouvements de foule ,  aux révoltes , ni aux révolutions : ce qui l’intéressait c’était la façon dont les gens de sa classe , les intellectuels, avaient survécu et fait face aux transformations des mentalités qui ébranlaient leur monde .

1 – Un exemple de transition violente :

Qu’est-ce que Mary pouvait bien avoir à faire avec  l’antiquité tardive et  Ausone , mis à part que tous deux étaient poètes ; mais la ressemblance s’arrête là ?   Il n’y a qu’un article sur le sujet , mais il fait plus de quarante pages,  elle y fera des allusions nombreuses dans ses écrits postérieurs , il est évident qu’elle y a beaucoup réfléchi.

Le titre de l’article, publié dans la Revue de Paris, est Ausone et les rhéteurs (312). La problématique  (le mot est anachronique) en est claire et cherche à répondre à une question multiforme : comment un intellectuel peut-il  intégrer  dans son œuvre ,  dans sa vie , dans l’éducation qu’il est chargé de  transmettre, en même temps  l’héritage de l’antiquité païenne qu’il ne peut ni ne veut renier  et la culture chrétienne en voie de triompher, dont il ne veut pas voir ce qu’elle a de contradictoire avec le monde païen déclinant ? Doit-il le faire ? Quels éléments conserver, quels éléments abandonner ?

Ausone est issu d’une vieille famille d’Autun, devenue bordelaise par la grâce des troubles dus aux guerres civiles ; son grand père semble avoir été un druide nécromant ( !, c’est ainsi que Mary le présente) ) ; son père était médecin ; son oncle et tuteur, Emile Magne Arbor,   légiste et professeur aux facultés de Bordeaux , puis Toulouse, fut appelé à Constantinople pour y instruire le fils de Constantin . Il y mourut et l’Empereur fit renvoyer son cadavre à Toulouse pour y être enterré.

Nanti de ce pedigree, l’étudiant fréquente la bonne société de la ville, s’y lie avec les deux frères exilés de l’empereur Constantin, puis se marie avec la fille d’un sénateur qui mourra à 28 ans et laissera derrière elle un époux  inconsolable.   Ausone s’intéressait au Christianisme, son épouse non  et son milieu encore moins : les professeurs des universités traditionnelles confondaient les chrétiens et les juifs, « cette nation vaincue qui opprime ses maîtres »comme l’écrit Rutilius ; ils étaient attachés aux valeurs anciennes, celles de  Julien, que les vainqueurs ont appelé l’apostat :  « τα πατρϊα εθη, τουσ πατριουσ νομουσ, τον πατριον θεόν » : les coutumes de nos pères, les lois de nos pères, le Dieu de nos pères : Barrès ne revendiqua pas autre chose ! En face il y avait les chrétiens intégristes et violents, « l’extrême gauche , socialiste et anarchiste » du type de Tertullien (Mary Duclaux, sic !), les martyrs  qui furent canonisés depuis mais n’en étaient pas moins dangereux alors  Entre ces deux extrémismes le gouvernement , comme Ausone, tentait de tenir une ligne modérée.

En 367 Valentinien mande  Ausone à la cour pour y faire l’éducation de son fils Gratien ; la cour est théoriquement à Rome, elle est en réalité là où Valentinien , puis Gratien se sentent bien ou jugent utile d’être et Ausone les suit.   Mais, nous dit Mary, Ausone a élevé Gratien « comme s’il devait régner sur les contemporains de Trajan » ; d’où rupture d’équilibre . L’influence d’Ausone est vite supplantée par celle de l’évêque de Milan, Ambroise, qui poussera Gratien à la lutte contre les  traditions païennes (313) Ayant perdu son influence, à 70 ans passés  (bel âge pour l’époque ! )  Ausone rejoint Bordeaux  où il se consacre à sa famille , ses amis, ses poèmes  et sa « villula » , (sic) , quelques 250 hectares de cultures, vignes, prés et bois ; sa vie à la campagne  est décrite par Mary comme assez semblable à celle que lui font mener ses amis les Rothschild dans leur propriété de Touraine. Cela lui  permet de conclure, avec un certain étonnement tout de même : « la vie des hautes classes n’a pas beaucoup changé dans les Gaulles »

 Cette société est hybride et contradictoire ; à côté des restes survivants de la culture ancienne, un christianisme sévère règne en maître . Paulin de Nole , par exemple, ancien élève d’Ausone, se convertit, abandonne tout et part en Espagne , d’où sa femme , chrétienne, était originaire :le maître échoue à le ramener à la patrie, aux muses et au sens du devoir. Mary en est quelque  peu scandalisée : «  Pour saint Paulin , un homme n’existe pas pour aider ses semblables mais surtout en vue de son propre salut … En pleine invasion barbare il suppliera un de ses amis, soldat de son état, de fuir l’armée pour se faire chrétien et solitaire ; il ne respectera pas plus la famille que la patrie : « nos parents selon la chair, et même les lieux aimés, nous tourmentent et nous lassent » dit-il  »(314)  Qu’y a-t-il de plus contraire à la morale que Mary admire dans ses « héros » ? Qu’y a-t-il de plus contraire à sa propre morale ? Comment des êtres, élevés dans la plus pure tradition romaine, peuvent ils en arriver à oublier deux de leurs  plus sérieuses obligations, la familia et Rome ?  Mary tente de répondre à ces questions, que comme d’habitude elle n’a pas posées.

     Choc de civilisations, aurait dit un de nos contemporains. Certes . Mais les tenants du classicisme y ont mal répondu ; ils n’ont pas vu le problème de fond qui, pour Mary, est celui de la culture et de l’éducation . Constantin fait venir d’Aquitaine un professeur pour enseigner le latin et l’éloquence à son fils : «  Le texte à commenter, le thème à développer, on ne sortait pas de là. La rhétorique était devenue une sorte de dogme parfait, consacré sans développement possible. .. On pourrait presque dire que l’Empire est mort d’un abus de Cicéron et Varron (sic, M.D.) On n’enseignait ni science d’aucune sorte, ni droit, ni mathématiques, ni philosophie, rien que des mots et des lettres… Hypertrophie de la mémoire,… initiative à jamais bannie au profit de la règle et de l’autorité.. âge de fonctionnarisme universel… » Il en sortait des jeunes gens « parfaitement bien élevés,. D’une politesse savamment nuancée, sachant se battre à merveille, admirables à cheval.. » Mais la réflexion n’y paraît  pas, ni l’invention , ni la volonté. (sic, M.D.) Et nous dirions maintenant : ni  surtout le sens de l’initiative.

La fin d’un monde ? La fin d’une classe ? La fin d’une culture ? Une éducation inadaptée ! En 1934, Mary commente dans le Times Les célibataires de Montherlant . [Le livre] pourrait s’appeler la fin d’une race ou « lamentation sur la fin d’une classe supérieure » : pas d’enfants, presque pas de femmes, sinon veuves ou âgées : « Pourquoi une classe dirigeante entre-t-elle  dans une décadence stérile ? Parce qu’elle ne remplit plus la fonction qui était sa raison d’être : dans une démocratie certes, l’aristocratie  ne peut plus espérer être une classe dirigeante ; mais elle ne l’est plus aussi  à cause de l’éducation qu’elle reçoit : il y a quelques mille six cent ans les nobles, les généreux les chevaleresques jeunes  gallo-romains, élèves des rhétoriciens, s’effondrèrent  sous les assauts des barbares « (315).

Ces jeunes gens « si parfaitement bien élevés » sont morts avec Peguy  dans les tranchées de la grande  guerre, entraînant avec eux leur culture qui  n’avait pu , ni su s’adapter suffisamment pour prévenir la catastrophe prévisible. En 1901 comme en 1934 il n’était pas besoin d’être extralucide pour la prévoir et tenter , avec ses faibles moyens , de la prévenir.

Prévenir consiste à chercher , admettre , faire admettre et intégrer ce qui dans la culture naissante doit être pris en compte . Il y faut une quête du juste milieu à laquelle peu s’intéressent car elle reste dans l’ombre des grands mouvements politiques, témoigne d’une inquiétude qui cherche à se faire jour au milieu des contestations et des combats . Si personne  ne pouvait à l’époque antique parler d’une « chute » à venir de l’Empire romain,(316)  tout un chacun dans le monde intellectuel pouvait voir les problèmes d’ajustement culturels vécus par les contemporains  et s’inquiéter des conséquences de cette transformation du monde dont les risques étaient visibles. De même si personne , dans cette période dangereuse qui précède la grande guerre, ne pouvait prévoir la catastrophe à venir, il n’était pas besoin d’être assidu lecteur de Nietzsche, ce que Mary sera, à la suite de Daniel Halévy, pour percevoir les risques que courait une civilisation dont personne pourtant n’avait encore osé dire qu’elle se savait mortelle.

Peut être faut-il ici rappeler les contradictions de James Darmesteter, partagé entre la volonté d’expliquer  et de transmettre les valeurs d’une foi qu’il a perdue et la liberté de pensée, l’agnosticisme qu’il partage avec son maître Renan. Dans le dix neuvième siècle finissant , il y a des hommes qui se veulent des intermédiaires entre les partisans  de la laïcité ou du pouvoir populaire, et les fanatiques du retour aux traditions des vieilles races, entre Jules Ferry , Jaurès et surtout Marx  d’un côté , Barrès puis Maurras de l’autre. Il s’agit pour eux  de trouver une voie moyenne. Ce n’est  généralement pas celle que suivront les foules , et ce n’est généralement pas non plus un gage de succès pour leur créateur. C’est la voie que James aurait peut être suivie , s’il avait vécu, et c’est celle que Mary  prend à sa suite.

2 – Passer du mode de vie ancestral à un autre ?  Culture et ruralité 

Le monde rural  n’est pas vraiment une découverte pour Mary. Elle a débuté avec les Higlands d’Emily Brontë, l’Oxfordshire de sa jeunesse ou la Toscane . Mais c’est avec Émile Duclaux qu’elle entre en contact réel avec la société des fermiers et des paysans.   Une jeune femme , vive et lettrée, est transportée  dans une des provinces les plus isolées de France, à une nuit de train de Paris, loin de tous les raffinements auxquels elle est habituée. Pourtant sa réaction est très positive et  on peut la créditer de sa scrupuleuse honnêteté. Elle avait épousé Émile, elle savait qui il était et ce qu’il aimait : c’était un savant et un intellectuel, certes, mais aussi un auvergnat très attaché à ses racines. Elle joua le jeu, y prit goût et trouva dans ce nouveau pays la nourriture spirituelle nécessaire à sa  poésie, nous l’avons vu,  mais aussi à sa réflexion.  The fields of France,  dont le premier article est consacré à Une ferme dans le Cantal. porte en sous titre Petit essai de sociologie descriptive](317).

Le champ couvert est explicite : on tourne autour de la maison familiale d’Olmet, dans la vallée de la Cère, au pied du Lioran . A partir de là on va observer le paysage, les couleurs, odeurs et modes de vie ; on regardera de plus près ceux qui vivent dans le hameau, le gardien et sa famille, les légendes et la langue, – l’occitan –, les travaux et les saisons suivant le calendrier des ouvrages médiévaux  dont elle garde les images en fond de toile : miniatures des manuscrits ou chapiteaux des églises . La récolte des châtaignes, des pommes de terre, des noisettes et des noix ; le cardage de la laine des brebis pour les matelas, le ramassage des feuilles mortes pour la litière des bêtes, etc.. L’automne , l’hiver et le printemps avec la neige de novembre à mars, l’éclairage des lampes à huile – lampes romaines , nous dit elle – et les veillées auprès du feu dans l’âtre . A huit heures et demie, tout le monde va se coucher : au dehors   le « polar landscape, inhospitable and sad »  – paysage polaire, inhospitalier et triste – Là Mary montre le bout de l’oreille : on a beau vouloir faire preuve de sympathie, les hivers sont vraiment très froids ; Mary l’italienne a du souffrir.

Elle n’oublie pas que ses lecteurs sont anglais et s’efforce de faire des parallèles avec ce qu’ils connaissent et ce que lui apporte sa culture qui est aussi elle des lecteurs du Times ; on rencontre au détour des pages, le cantal et le Fuji Yama ( !), Sapho, Gerbert d’Aurillac et Arsène Vermenouze, Marc Aurèle , Madame de Sévigné et Fra Angelico. Le lecteur contemporain s’amuse de ces rapprochements  hétéroclites et se demande ce qu’en a pensé Vernon Lee qui passa quelques jours à Olmet C’est l’effet de cette « accumulation , tout à fait accablante , de cultures superposées » qui fascinait Emmanuel Berl.

Accumulation qui n’empêche pas une empathie dépourvue de la moindre  condescendance . Mary découvre une vraie culture  Cela va si loin dans le désir, nous dirions maintenant de s’intégrer, que bon nombre de ses  phrases commencent par le Nous ( we en anglais) inclusif.  Aucun des villageois ne devait s’y tromper, mais ils étaient reconnaissants des efforts  que faisait cette étrangère, même si , très certainement ils s’en amusaient comme ils le font encore dans des cas semblables. Mary les observe d’un œil quasi scientifique – veut-elle rivaliser avec son savant de mari ? – avec une  acuité du regard qui ne recule pas devant la brutalité et la violence quand elle les rencontre .  Elle s’efforce d’en comprendre les causes et ne se départit jamais de son humour : pensons par exemple à ce fermier dont elle décrit l’exploitation  et les «  deux bœufs blancs dans son étable à qui le paysan français , qui n’est pourtant pas un mauvais mari, porte un peu plus de considération qu’à sa femme » (318) Un de ses informateurs lui a d’ailleurs dit que : « pour gérer une petite ferme .. vous pouvez vous débrouiller avec deux hommes, deux femmes et deux chevaux » : admirez , nous dit-elle, la progression . Ce n’est pas parmi eux qu’elle trouvera des manifestations de féminisme ! Mais,  malgré leurs défauts qu’elle ne se cache pas , il est évident qu’elle les aime ; ils le lui ont rendu.

La ferme dans le cantal est le premier article du livre . Un autre porte , avec tout autant de détails,  sur la commanderie de Ballan , en Touraine, propriété de l’ amie proche que Mary appelait Maughite, une  Rothschild. Elles explorent  les 96 hectares du domaine  et les cultures qui y sont menées , que Mary  compare aux coutumes du cantal et  au domaine aquitain d’Ausone. Sur ce dernier point  la ressemblance ne s’impose guère mais  elle porte sur des détails curieux qui amusent et sont rapportés avec humour ;  malgré tout le lecteur ne peut s’empêcher de penser que l’idée qu’un paysan est toujours et partout le même relève d’un préjugé quelque peu aristocratique, en tout cas très daté.  Nous saurons tout sur la production des différentes races de vaches, la nourriture des paysans, la vie des riches dans les châteaux et celles des bourgeois dans les petites villes..   Mary bavarde  avec les jeunes tourangelles et découvre chez l’une d’elles deux livres :  l’un est La clef des songes , et l’autre, conservé, dit Mary , par pure dévotion,   son livre sur Renan !!!! Ses efforts pour comprendre et aider vont jusqu’à l’organisation, dans la « chapelle » en sous sol  de la maison d’Olmet,  d’une sorte de sauterie pour les jeunes du village, ce  qu’Émile Roux lui reprochera  parce qu’elle «  y a pris froid » . Il n’empêche qu’elle trouve amusant mais normal le respect du fermier pour le « maître » : la gardienne par exemple ne prononcera pas devant elle le mot : cochon , elle parlera des « habillés de soie »  ..

Dans un autre article du même ouvrage , l’anglaise  « barbare » qu’elle est recherche  les traces des anciennes cultures dans les propos des paysans de Provence, ses  informateurs et ses guides  Au mausolée de Glanum , un berger lui explique : « ces deux personnages représentent le grand Caius Marius et la prophétesse Marthe, sœur de Lazare et patronne de la Provence ; c’était , si je peux dire  une paire d’amis . Mon dieu,- ne peut s’empêcher de réagir Mary – , je me figurais qu’il y avait au moins cent ans ou plus entre les deux !- Possible ,- rétorque le brave homme -, possible , Madame ! Il n’en reste pas moins qu’ils étaient une excellente paire d’ amis… »  Et Mary de conclure : “ si parfois on me faisait sentir que , du haut de l’ ancienne gloire, on me regardait comme une descendante des hordes vaincues,  l’attitude était toujours celle de la plus gentille, la plus courtoise supériorité » C’est toujours la même Mary qui se considérait comme fautive de ne pouvoir comprendre l’occitan du fermier rencontré sur le plateau d’Olmet !

Reste pour le lecteur le très vivant portrait de provinces dont seules demeurent aujourd’hui quelques traces.

De quoi est constituée cette culture provinciale et paysanne qui l’intéresse ? D’une langue , l’occitan ou le provençal . De la mémoire d’une histoire légendaire adaptée aux coutumes de l’époque . De réponses morales et pratiques aux besoins quotidiens et de leur conservation à travers les âges. C’est tout cela qu’elle sent en danger et qu’elle s’efforce de défendre(319). Un mode de vie qu’elle contribue , avec d’autres , à transformer en mythe mais qui ne l’est pas encore. Une vision idyllique des restes –apparents – d’une France provinciale d’ancien  régime que les deux guerres et les cinquante ans qui vont suivre détruiront à jamais.  « J’ai eu, nous dit-elle, en visitant un hôpital entretenu par la famille de Rotschildt, « un aperçu de cette paix sociale , qui me paraissait très loin de  ce pays de France , beau, humain et généreux , et pourtant très porté à la colère et à la discussion . Construit et doté par une juive, visité et approuvé par l’archevêque de Tours, ses blancs dortoirs montraient les sœurs de Saint François et les médecins socialistes travaillant cote à cote » : » Comme l’aurait dit le Talleyrand des Mémoires, elle était si belle, cette France d’avant la contestation sociale !!!

Les restes nostalgiques  d’une époque qui disparaît, une culture  bien adaptée à son milieu , tout cela qui est  menacé, que faut-il en sauver ? Et comment ? C’est toujours la même question . Le fait qu’elle soit posée par une bourgeoise qui ne s’est pas débarrassée totalement des préjugés de sa classe n’empêche pas que la question soit valide . Preuve en est qu’elle continue à être posée.

La pensée de Mary est un curieux mélange de libéralisme , de socialisme de salon et de conservatisme d’une société plus rêvée que réelle.  Elle est typique d’une époque de transition, qui voit bien que la révolution est nécessaire , la voudrait non violente et ne peut s’empêcher de souhaiter conserver  les vieilles traditions paysannes où l’opposition des classes semblait vécue sans heurts. L’entre deux guerres lui montrera que cela n’est pas possible, elle sera bien obligée de le comprendre, elle ne pourra l’admettre.

3 –   Que conserver de l’ancien monde ?

Le monde qu’elle connaît est en cours de bouleversement, Mary accepte ce fait et est prête à y aider , comme ses maîtres et ses deux maris ; mais agir en faveur de ce changement n’est pas  son fait, elle vit sur un socle de cultures et de coutumes anciennes qu’elle aime et sent menacées . Transformer le monde n’est pas forcément tout détruire de ce qui préexistait. Qu’aimerait-elle conserver ?

Les langues . Pour un poète , tout commence avec le langage.  Mary fut rapidement conduite à s’intéresser aux troubadours et à la langue d’oc . Quand elle découvrit que cette langue avait donné l’occitan, parlé en Auvergne et écrit par son cousin (à la mode auvergnate) Arsène Vermenouze, ce fut  une raison supplémentaire de s’y intéresser, bien que pour elle , la langue d’oc ressemblât à « un horrible mélange de bas latin, espagnol abâtardi et vieux français »  , définition pour le moins contestable(320). Il faut donc faire connaître au grand public ces vieux textes, les faire exister.

Les pratiques , dans ce qu’elles ont d’intemporel , qui répondent de la manière la plus simple aux besoins des hommes et à leur insertion dans la nature ? Un cadre de vie adapté à l’ancien  monde , artisanal et rural ? Est-on sûr que les villes « tentaculaires » qui s’annoncent soient tellement meilleures(321) ? Là aussi il y a une cause à défendre.

Deux méthodes .

Montrer que ce qu’elle décrit n’est pas aussi éloigné qu’on peut le croire de ce que le lecteur peur voir autour de lui, pour peu qu’il se donne la peine de regarder. La médecine du XIV è siècle recommande les remèdes qu’elle trouve utilisés dans le hameau auvergnat à côté d’Olmet ; le métayage qu’on y pratique n’a pas changé depuis la fin du moyen âge et ses effets, bons ou mauvais , sont les mêmes.  Certains ustensiles de la vie courante, les lampes à huile par exemple, ressemblent à ceux dont se servaient les romains. Les jeunes auvergnates  se lavent les mains avec de la rosée comme les paysannes anglaises de sa jeunesse ,  etc . C’est se focaliser sur ce qui ne bouge pas , parce que lié à l’intimité avec la terre, et ne pas s’intéresser à ce qui change  ou qui devrait changer , pour le confort des hommes . Pourtant le regard qu’elle porte sur ces choses n’est pas éloigné de celui que nous portons de nos jours sur nos racines et nos vieilles cultures. Il ne signifie pas une approche réactionnaire, il n’enferme pas dans un cadre ancien , surtout pas pour conserver les privilèges des élites ; il veut seulement sauver ce qui, pense-t-il,  devrait l’être , dans l’intérêt de tous.

Deuxièmement , montrer que la révolution qui s’annonce est un  mouvement de fond, mais que ce n’est pas le premier  et que chaque profond remous de l’histoire a aussi des conséquences bénéfiques : migrations des peuples barbares à la fin du premier empire romain ; diaspora juive, croisades, retour des créoles à Paris , (Parny, Chénier, Lecomte de Lisle..) , etc. : tous mouvements qui ouvrent vers d’autres modes de penser et de vivre, et pas seulement sur le rejet d’une culture ou l’exotisme. L’élargissement du monde conduit à la tolérance et à  un certain relativisme, il faut du moins l’espérer et tenter de le faire croire. A condition qu’il ne conduise pas au refus de l’autre, et de là à la violence . Ici on voit clairement que Mary a du se dire avant de mourir qu’elle n’avait guère réussi.

L’amie de Maurice Barrès se garde bien de tout dogmatisme ; lire ses œuvres conduit le lecteur sur des pistes transversales où il y a toujours du bon à saisir. Elle témoigne d’efforts vers une voie médiane, loin des théories péremptoires et des croyances qui veulent s’imposer par la force . Éthique de la compréhension ! Une voix solitaire dont on se dit qu’elle eut gagné à être plus écoutée . Pour cela il eut fallu que Mary  eut eu une autorité intellectuelle  que , femme , elle ne pouvait avoir. Elle a fourni de fort sympathiques études , évidemment dépassées  ne fut-ce que parce que les sources en sont fondées essentiellement  sur des textes littéraires , qu’elle compare les uns aux autres . Elle eut certainement aimé pouvoir approfondir , nous le voyons par ses lectures et ses compte rendus autour de la géographie humaine (Roupnel, Vidal de la Blache.. )  mais n’en avait guère les moyens . Ce manque de technicité lui fut reproché , cela lui fut égal ; elle n’avait pas besoin de technicité pour atteindre le but qu’elle visait : diriger la réflexion de l’honnête homme vers les sujets qui lui semblaient importants à l’heure où elle écrivait . Une trop grande érudition pouvait avoir l’effet contraire. Nous sommes ici proches de travaux de journalistes plus que d’historiens professionnels .

Les biographies reposent  sur une solide quête des sources et une profonde réflexion sur les textes.  Leur caractère démodé ne signifie pas que ces ouvrages soient sans intérêt, surtout parce qu’ils s’efforcent à une empathie constante. Plutôt que des livres de l’histoire savante, il faut les rapprocher de la mode actuelle de la biographie , scientifique mais non universitaire,  qui est souvent un succès public. De tels ouvrages relèvent  de la mode, et , comme tels, disparaissent des rayons une fois la mode passée. Les œuvres de Mary renvoient à Taine , Renan, et surtout  Gaston Paris . Mais qui lit encore Taine ? Ou Renan ? Sans parler de Gaston Paris !  Comme celles de Mary elles méritent souvent mieux.

Citons enfin Isabelle Ernot(322)

« L’histoire du mot historienne renseigne sur l’exclusion des femmes de la discipline historique et permet de saisir sa concomitance avec la légitimation masculine… La plupart des femmes ayant produit des ouvrages historiques a été désignée par le terme générique de « femmes de lettres » Il arrive de rencontrer l’emploi de la forme masculine « historien » pour qualifier des femmes . Son emploi reste toutefois très rare et souligne l’exception que constitue un tel être féminin. Ainsi en 1894, Gabriel Monod encense Mary Darmesteter pour son ouvrage consacré à Froissart, historien et chroniqueur du XIV ème siècle . Il écrivait : «  Elle a  plus que lui ( sous entendu Froissart ) un sens critique très exercé, la fermeté de jugement d’un véritable historien » L’exemple permet d’approcher les modèles de la construction du modèle masculin en matières historiques . Il est appuyé sur une sexuation des qualités intellectuelles jugées nécessaires à l’exercice de cette profession. Sens critique et fermeté de jugement sont des valeurs masculinisées. Mary Darmesteter est distinguée par Gabriel Monod comme un cas rare , parce qu’elle est dotée de compétences historico-scientifiques jugées masculines ».

 Cette analyse , évidemment valable pour la fin du 19 ème siècle , peut être partagée . Mary se voulait historienne , nous l’avons vu ; nous avons vu aussi que sa conception de l’histoire était étrangère  à la conception universitaire , elle l’a suffisamment souligné elle même , ce qui relativise l’opinion de madame Ernot . Si nous rangeons les livres de Mary plutôt dans le rayon essais historiques que dans le rayon histoire scientifique , nous rendrons justice  à son œuvre . C’est cela qu’elle eut souhaité

( 276) – : Sept éditions depuis la première en 1883 ; la dernière , avec une introduction de Charles Lennon , date de 1997 , chez Routledge & Thoemmes, London ; Arden est de la même année

( 277)- : Abbé Mugnier, Journal, 1879 – 1939 , Paris , Mercure de France, 1985, : p. 411, daté du 18 avril 1923. L »abbé Mugnier,  (….)  ,  ironiquement appelé  le  « confesseur des duchesses » est l’auteur d’un Journal, tenu de 1878 à 1939, dans lequel il  évoque ses rencontres avec les écrivains de son temps.

(278) – :La vie d »Ernest Renan , Calmann Levy, 1898, p. 287

(279) –  : Vernon Lee, Belcaro  (!)

(280) –   Ibid :

(281) – , The end of the middle age , introduction

(282) – Zorn Christa, Vernon Lee, Aesthetic, History , and the Victorian Female  Intellectual , Ohio University  press, 2003 p. 35

(283) –  Zorn , Ch  , ibid.

(284) –  Collected poems, p. 121

 (285) – « sometimes the dead appear to radiate from the hearts they loved much »

(286) – The french ideal , Chapman & Hall , London, 1911, p ? 41

(286) – Le cas de son travail sur Renan est un peu à part ; c’est une commande, volontiers acceptée comme un devoir envers celui qui  l’a si longtemps accueillie et formée.

(287) – « sentir est tout »

(288) – The french procession , Fisher Unwin , London , 1909 , dédicace à Vernon Lee

(289) – , ibid. ; c’est moi qui souligne

(291) –   La pensée de Robert Browning, Grasset, Paris, 1922, p. 86

(292) – Racine, Fisher – Unwin, London , 1925, p. 144

(293) –  Madame de Sévigné, Plon – Nourrit, Paris, 1914, p. 153

(294) –  « one must perhaps have lived in the heart of some great sect or faction  (home rule, the Dreyfus affair or Modernism) to realize how steadily the sentiment of animosity or suspicion , exercised by incessant combat with an adversary , may divert and attack the different members of a party » ; in The French Ideal, chapitre Pascal , pp. 1 – 102

( 295 ) –  Sur Desjardins et Pontigny voir le chapitre suivant

( 296 ) – Voir sur ce point l’introduction de la biographie de Florence Nightingale

(297) –  Dans le monde anglo-saxon Mary Robinson , éventuellement Duclaux, n’a survécu – et encore partiellement , pour les érudits   – que comme poétesse dans le groupe préraphaélite ; de temps à  autre comme auteur d’Emily Brontë . Sa production en français , -ou en anglais celle destinée à faire connaître la France et les français à ses compatriotes – , y est tout à fait inconnue . Il est vrai que la question de la rivalité entre les deux peuples paraît globalement réglée .

(298) – , Le jardin d’Epicure, Calmann Levy, Paris , s.d.  (58 è édition) , p. 139

(299) –  Les matinées de la villa Saïd, propos d’ A. F. rapportés par Paul Gsell, Grasset , Paris, 1921 , p. 96

(300) –  T.L.S. , 1929, 05 septembre ; 1933 , 19 octobre

301) –  Ernot Isabelle, Les historiennes et l’histoire des femmes en France, … in Mnemosyne, bull. D’information , n° 32, p. 16 – 22

(302) – Bibliothèque de l’école des chartes , 1895 , vol 56 , n° 1 ; et aussi , dans le Journal des débats, celle là plutôt « grand public »

(303)  –  A la cour de Gaston Phébus, in Revue de Paris, 15 mars 1894, , pp. 110 – 138 ; le musée de Cluny lui a consacré une  exposition en 2011

(304) –  Darmesteter , Mary,  Froissart, Hachette, Paris, 1894 , 174 p.

(305) – J. D. en est président en 1887 ; avant lui on trouve Ernest Renan (1867), Gaston Maspero (1880), H. de Charensay (1885) ;après lui : Joseph Halévy (1888), Sylvain Levy (1893) , Alexandre Bibesco (1894), Jean Psichari (1896), Théodore Reinach ( 1903.… Darmesteter est en bonne compagnie.

(306) – Froissart , op. cit. , p . 80

 (307) – ibid., p. 32

(308) – ibid

 ( 309) –  Richard de Bordeaux, roi d’Angleterre sous le nom de Richard II, (1377 – 1399 ) qui soutint une longue lutte contre le                                parlement , traita avec la France et mourut captif après avoir abdiqué.

 (310) –  ibid., p. 136

(311) – l’espinette amoureuse, le Joli buisson de jeunesse, écrit en 1373, le dit du florin, « une des plus jolies poésies du XIV è   siècle »  …

( 312)  – , Revue de Paris, 1er décembre 1901 , pp. 512 – 546

(313) –  ce qui n’empêchera pas Ausone de faire une brillante carrière, comme préfet du prétoire, puis préfet des Gaules et premier consul.

(314) –  « necessitudines nostrae carnales, quanto cariores nobis sunt , tanto nos discruciunt, tanto nos fatigant, Revue de Paris., p. 545

(315) –  « Lament for the death of an upper class  , in T.L.S. , 26 juillet 1934, p. 525 : «  Why does an upper class decay and dwindle in sterility ? Perhaps because it no longer fills the function which was it’s reason for existing , since in a democracy the aristocracy can no longer expect to be a ruling class. But also because of the education it receives . Even some sixteen thousand years ago, the noble, elegant , chivalrous gallo-romans pupils of the rhetoricians crumpled up before the assault of the barbarians »

(316)  – TRAINA, G. , Une année ordinaire à la fin de l’Empire romain , Paris, les belles lettres , 2009 ,

(317) –  Ce n’était pas la première fois que Mary tentait un tel exercice ; la bibliothèque Nationale contient 4 exemplaires d’un article en anglais , non daté ni référencé, concernant les ouvriers à Paris en 1390  et 1890  : petit essai de sociologie comparative.

( 318)  – comme dit Pierre Dupont qui le connaissait bien, prétend-elle. : « two white oxen in his stable , which, as Pierre Dupont ,  who knew him well, declares , the French peasant,  no bad husband , still hold a little dearer than his wife ! »

(319) –  Ce qui la conduit logiquement à faire la louange de l ‘éducation populaire, des petites écoles « socialistes » , de Félix Pécaut, Quinze ans d’éducation, 1902 (où l’auteur défend la formation  des hommes des champs), de l’investissement des jeunes hommes de la bourgeoisie dans l’agriculture , à l’exemple de son beau fils , Pierre Duclaux, dans la région d’Aurillac, de la transformation des châteaux en exploitations agricoles (là on retrouve le rêve anglais du gentleman farmer) .

(320) –  Cet intérêt lui fait faire dans T.L.S. des comptes rendus sur de savants ouvrages sur le sujet, écrits par des anglais ou des français

 (321) –  sur la demeure médiévale dans la campagne (The fields of France, pp 273 – 318) ou Comment les pauvres vivaient au XIV ème        siècle (Ibid , PP 223 –  271 ). On y rencontre Froissart, Eustache Deschamps et Jean de Saintré , le mobilier de Valentine Visconti , d’après un manuscrit de la bibliothèque nationale, le manoir de dom ¨Pedro de Nino  ( le Victorial figure à Olmet , sous la cote 923,   biographie)  et toutes sorte de réflexions sur l’organisation des journées , la vie religieuse, les distractions , les habits et les modes  , etc.   Eclectisme impressionnant !

(322) –   Ernot Isabelle Les historiennes et l’histoire des femmes en France, Mnemosyne, N° 1,  pp 16 – 22

Études 1

Un parcours poétique
La poésie du monde

Quatre vingt sept ans ! Quatre vingt sept ans , à la fin desquels il « reste peu de choses » :. Est-ce vrai ? Au soir de sa vie quelque chose reste à Mary : un espoir ! Et une ouverture !

Qu’y avait-il au cœur de cette vie, derrière les rêves qu’elle n’a pu ou su réaliser ? Elle avait voulu être historien et n’avait pu le devenir. Elle avait été une fille et une épouse conformes au modèle victorien, en cela au moins qu’elle s’est volontairement soumise à ce qu’elle – et la société – considérait comme son devoir : prendre soin de sa famille, de ses maris successifs , des enfants qu’elle adopta de fait , même si ils ne lui étaient pas liés. Cette tâche suffisait à justifier la vie d’une femme aux yeux du monde, aux siens aussi ; mais elle ne lui a jamais vraiment suffi. L’écriture publique, la famille, les amis, sont l’écume des choses et s’il n’y avait eu que cela, Mary n’eut été qu’une femme estimable parmi des milliers d’autres. Or elle a été plus.

Il y a au cœur de son existence un domaine secret, une source vive dont le reflet illumine les recueils de poèmes, l’élément vital auquel elle revient toujours ; c’est l’armature de son être, qui lui permit de traverser les plus dures épreuves et d’afficher face au monde l’image harmonieuse que tant de gens ont aimée : la poésie.

Mary vécut dans la poésie, sinon pour elle . L’écriture poétique était d’abord , nous dit-elle, menée hors tout espoir de publication, encore moins de reconnaissance ; toute sa vie elle a travaillé ses poèmes sans jamais en être satisfaite ; jusqu’à la fin elle a conservé des brouillons jamais publiés et qui ont, semble-t-il, disparu. Pourquoi ce souci qui ne vise que soi même, cet accompagnement continu d’images dont l’auteur n‘attend aucune récompense ? Pourquoi, sinon parce qu’ils construisent la charpente sans laquelle l’édifice s’écroulerait ?

La poésie est d’abord un « être au monde », une façon d’appréhender le monde , de l’apprivoiser , d’y prendre place et d’en tirer ce dont l’âme a besoin pour subsister.. Pour celui qui a renoncé à transformer le monde et les hommes, la poésie est le monde qu’il porte en lui , posé face au réel dont il console . Qu’elle puisse devenir un moyen d’intervenir, une voie de succès, n’est qu’une éventualité parmi les possibles. La poésie n’est pas seulement un moyen de survivre , elle n’est pas la consolation de la vie, elle est la Vie, la seule qui vaille d’être vécue. Peut-elle donner le courage de vivre ?

La poésie accompagne Mary jusqu’à sa mort. D’abord l’aventure imaginaire d’une adolescente qui vit dans les livres . Puis la jeune fille découvre le mal social et la laideur de la société Victorienne : c’est cela quelle veut offrir à l’indignation de ses lecteurs, dans un effort de poésie « réaliste ». Elle n’a aucun succès, ce n’est pas ce que la société attend d’une œuvre féminine. Découragement alors et repli sur soi même. Immédiatement après découverte de la beauté et de l’amour dans une Italie à la fois réelle et mythique : ici la poésie devient l’expression de la sensation heureuse. Mary reste sur ce mode pendant les six années qui vont de la séparation d ‘avec Vernon à la mort de Darmesteter ; c’est le bonheur enfin, mais aussi le doute et la peur.

A partir de ce moment deux tendances s’expriment. L’une , liée à la vie avec Émile, chante le monde rural tel qu’elle le voit dans cette Auvergne qui l’accueille : elle n’a guère plus de succès que la tentative réaliste de ses premières années, et ne mérite guère plus. L’autre , plus intéressante , tente de célébrer les beautés du monde, ressenties comme de simples apparences à travers lesquelles l’âme peut percevoir fugitivement l’autre monde, celui de l’idéal éternel . Et là elle rejoint un des mouvements de fond de la pensée européenne d’avant 1914 ; les références sont nombreuses : Mallarmé, Whitman, Nietzsche, pour l’écriture ; Odilon Redon , Maurice Denis ou Gauguin pour la peinture, et bien d’autres.. . La poésie exprime l’attente d’autre chose : elle le restera jusqu’au moment de passer sur l’ »autre rive »

La poésie est l’histoire d’une âme.

1-L’imaginaire : de la légende à la musique

Au début , et avant d’être une raison de vivre, la poésie est la joie de la jeunesse et le rêve de l’amour . A côté des poèmes imités des mythes préraphaélites , à côté de la tristesse , vraie ou inventée , et de l’amour désiré et perdu, il y a le bonheur de la musique , de la danse et des jeux .Oscar Wilde dit de la poésie féminine victorienne qu’elle est un « new song movement » dont il souligne le caractère à la fois musical et passionnel – « the great raptures of a spiritual nature » – (225) Ce qui convient parfaitement à certains des premiers poèmes de Mary. C’est si vrai que des musiciens s’y sont attaqués : des femmes comme Maude Valérie White, (226) ou Teresa Del Riego (227) et surtout Reynaldo Hahn (228) . Écoutons ces poèmes, en anglais de préférence :
Love is a bird that breaks its’ voice with singing ,
Love is a rose blown open till it fall,
Love is a bee that dies of it’s own stinging,
And love the tinsel cross upon a pall.
Love is the siren, towards a quicksand bringing
Enchanted fishermen that hear her call.
Love is a broken heart, -Farewell, – the wringing
Of dying hands . Ah ! Do not love at all !

Rosemary leaves !
She who remembers cannot love again..
She who remembers sits at home and grieves.

(Stornelli and strambotti, Italian garden)

Amour est un oiseau qui se brise la voix en chantant
Amour est une rose qu’un souffle fait tomber,
Amour est une abeille qui meurt de sa propre piqûre
Amour est une croix qui scintille sur un cercueil
Amour est la sirène, qui conduit aux sables mouvant
Les marins qui entendent son appel.
Amour est un cœur brisé – Adieu , – mains qui se tordent,
En mourant . Ah ! Gardez vous d’aimer !

Feuilles de romarin !
Celle qui se souvient ne peut plus aimer !
Celle qui se souvient reste chez elle et pleure

***
Ah, could I clasp thee in my arms
And thou not feel me there,
Asleep and free from vain alarms
Asleep and unaware !
… …
We did not dream , my Heart, and yet
With what a pang we woke at last !
We were not happy in the past
It is so bitter to forget.

We did not hope , my Soul, for Heaven ;
Yet now the hour of death is nigh,
How hard, how strange it is to die

Like leaves along the tempest driven.
(semitones, Italian garden )

Si je pouvais te serrer dans mes bras
Et si tu pouvais ne pas le sentir
Endormi , sans crainte des alarmes vaines
Endormi et inconscient

Nous n’avons pas rêvé , mon Cœur, et pourtant
Avec quel choc nous sommes nous réveillés !
Nous n’étions pas heureux jadis
C’est si dur d’oublier !

Nous n’avons pas, mon âme , désiré le Ciel
Pourtant l’heure de la mort est proche .
Comme c’est difficile , comme c’est étrange de mourir
Comme les feuilles entraînées par la tempête !

***
We sat when shadows darken,
And let the shadows be ;
Each was a soul to hearken,
Devoid of eyes to see.
You came at dusk to find me ;
I knew you well enough…
O lights that dazzle and blind me –
It is no friend but love !

I love you not ; you love me not ; I know it !
But when the day is long
I haunt you like the magic of a poet,
And charm you like a song
(Love without wings, Italian garden )

Nous étions assis quand les ombres noircirent,
Laissez faire l’ombre
Chacune était un esprit qu’il fallait écouter
Car il n’avait pas d’yeux pour voir.

Vous êtes venu me voir à la brune
Je vous reconnaissais bien ..
O lumières éblouissantes qui m’aveuglent –
Ce n’est pas l’ami mais l’amour !

Je ne vous aime pas ; vous ne m’aimez pas ; je le sais .
Mais dans la lenteur du jour
Je vous hante comme la magie du poète
Et vous charme comme une chanson.

Celia’s home-coming

Maidens, kilt your skirts and go ,
Down the stormy garden-ways,
Pluck the last sweet pinks that blow,

Gather roses, gather bays,
Since our Celia comes to-day
That has been too long away
( an Italian garden)

Celia est de retour

Serrez vos ceintures , jeunes filles et partez,
Suivez les allées du jardin sous l’orage,
Cueillez les derniers œillets qui s’ouvrent
Ramassez des roses, ramassez des baies,
Car notre Celia revient aujourd’hui
Qui est restée si longtemps loin de nous .

C’est fort joli, ce n’est pas de la grande poésie, mais cela rappelle de l’autre coté du channel les chansons du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, les Emaux et camées deThéophile Gautier, et , pourquoi pas puisqu’elle l’a tant aimé, le Victor Hugo des Odes et ballades (229) , La jeune fille que nous avons vue hantée par la mort est aussi capable de romantisme, un peu tardif tout de même.

2-Vers le réel : le chemin n’existe pas (230)

Agir pour changer le monde ?

Au début, le lyrisme sans prétention réussit car c’est exactement ce qu’attend le public A dix huit ans , Mary comme bien d’autres, ne peut pas s’en contenter ; elle rêve de participer à la discussion des grands problèmes de son temps et , pourquoi pas , de transformer la société . Car la sienne , celle de Dickens et de Thackeray, celle d’ Engels et de Marx, cette société est inacceptable . Pour celui qui vit dans les livres et ne manie d’autre arme que la plume , la première tentation est de rendre compte du mal, afin de le rendre odieux et de le conjurer . C’est ce que font les intellectuels du temps, pourquoi ne ferait-elle pas de même ?

« Le mal que j’ai entendu et vu est un fer qui a transpercé mon âme , dévoré mon cœur, m’a brûlée d’une peine et d’une pitié incontrôlables ; et j’ai pleuré à la pensée de ce que tout cela signifiait , et j’ai dit : je ne veux pas pleurer seule » (231)

Pourtant Mary n’habite pas ce monde dont elle a horreur, elle en est heureusement séparée : séparée du mal et de la pauvreté par la richesse et le confort, séparée de la laideur et de la vulgarité par la culture, séparée, en résumé, par la distance sociale.

« Nous étions assis, joyeux , à l’abri de la pluie et du froid de Noël … Mais, ah !, les cantiques, les carillonneurs sont là de nouveau , dehors , dans le froid.

La vitre est transparente comme l’air, entre eux sous la pluie et moi dans la lumière, le nœud de mon ruban danse sur le front du meneur, les globes des lampes brûlent dans la mousse , et mon visage pâle, voici maintenant, il me semble, qu’ils le secouent avec leurs clochettes.

Si noire est la nuit, si noire , hélas ! Je vois le monde , nul doute ! Pourtant je ne vois rien dans la pièce , rien dans la fenêtre , rien autre que les arbres et le gazon, et des hommes dehors que j’aurais à connaître » (232)

Symbole de ce qui lie et sépare, la fenêtre est un mur transparent entre la chaleur et le givre, entre la jeune femme et le monde (233) , Cette séparation, par ailleurs bien confortable est inacceptable. Parler ou écrire ne suffit pas , il faut agir , il faut aller vers le froid et la pauvreté, le danger extérieur . Mais où trouver le courage d’affronter la laideur et la vulgarité , où prendre le risque de choisir l’inconfort et le malheur ? La tentation naît de refuser, de fuit ce qui vous fait si peur. Mais si l’on fuit , comment agir ?Cette contradiction traverse toute la jeunesse de Mary .

Reste le monde des idées , beaucoup moins dangereux. Le dix neuvième siècle européen découvre l’histoire des hommes à travers les premières fouilles scientifiques, l’histoire de l’humanité avec l’évolutionnisme. Ce que la raison des Lumières a commencé , le début des sciences humaines vient l’appuyer . Des peuples ont existé, qui ont pu atteindre des niveaux esthétiques et moraux égaux , – ou peut être supérieurs – à ceux de la chrétienté occidentale . Le fondement religieux et moral de la société européenne chancelle ; comme le progrès matériel , le progrès moral est possible. C’est un espoir collectif , une voie de sortie hors de cette société que Mary déteste. Pourquoi ne pas le célébrer ?

A côté des quelques tentatives de réalisme social – les pauvres, les abandonnés … – nous rencontrons le Darwinisme :

« Quand les fougères de la forêt primitive
commencèrent à ombrager les sombres lagunes de jadis
Une longue agitation, vague , inconsciente,
Roula à travers les grandes feuilles d’or vert ».

Alors apparaissent les fleurs et les fruits que va cueillir, heureux, le singe primitif

« Jusqu’à ce que , enfin , remue en lui
L’ancienne, la lointaine inquiétude oubliée
Qui traverse son monde d’oiseaux et de vent
D’une sorte de divine tristesse. » (234)

L’angoisse métaphysique qui transforme le singe en homme ! Vision poétique intéressante .
Et avec l’angoisse métaphysique naît l’espoir d’un autre monde ; les étrusques aussi le connaissaient, ce n’est pas celui du christianisme. Le roi de la tombe étrusque

« Qu’a – t – il choisi pour témoigner sur son tombeau ?
Un rappel de sa gloire sur la terre ?
La plainte de ses amis ? Le paean des braves ?
La promesse sacrée d’une seconde vie ?

Les anciens tombeaux grecs en Sicile
Sont parsemés de fins disques d’or gravés
Emplis de la louange de la Mort : trois fois heureux celui
Qui dort du doux sommeil des rêves jamais dits :

Ils dorment leur patient sommeil dans des terres altérées,
Dans leurs mains décharnées une promesse d’or » (235)

Pas mal , mais pas extraordinaire. La poésie philosophique n’est pas vraiment le domaine de Mary, pas plus que la poésie historique à quoi elle s’est essayée. De ces essais il n’y a pas grand-chose à dire ; l’échec d’ A new Arcadia semble prouver qu’elle se trompe de voie .Faut-il renoncer à agir via la poésie ? Mary persiste, Violet prétend que la poésie n’a que des buts esthétiques : la discussion est au cœur d’un des essais de Belcaro (236) , ce qui prouve que Mary eut du mal à se résigner

« Les grandes choses que j’aime, je ne peux pas les faire ; les petites choses que je peux faire , je ne peux les aimer… Jamais je n’ai senti notre monde aussi vain , le ciel au dessus aussi vide ! . Finalement néant est doux et rien n’est vrai » (237)

« le chemin qui ne va nulle part luit dans le matin …. Il y a un moment fatal, tranquille … celui où l’on voit le chemin disparaître de la vue . C’est la fuite du jour , et la terreur de la nuit » (238)

Reste le devoir de vivre :

« Allongée je repose sous les arbres solitaires ; mon cœur est calme , il ne s’est pas rompu …L’herbe devrait être au dessus de moi, non dessous … Non , non, lâche vouloir ! Tu dois accomplir la tâche qui t’est destinée ; aucune âme, grande ou faible , ne peut se lever seule et tomber seule … Je vais me lever et porter le fardeau que tout homme , partout , a supporté, doit supporter , supporter encore , jusqu’à la fin qui assure l’oubli » (239)
Le monde est un scandale inacceptable, soit ! Difficile d’en rendre compte honnêtement, et surtout d’ attendre de cet effort une quelconque efficacité. Encore plus difficile d’agir . Ce ne sera pas par ces voies que Mary atteindra la justification de son existence. La sagesse est donc d’y renoncer, d’abandonner ce chemin . Que faire alors ?

.Fuir là bas , fuir ?

« J’avais de grands desseins pour ma vie ; elle semblait valable et mon futur brillant / je rêvais l’autre nuit , et vis ce présent qui disparaissait . Alors je vis cette vie supposée, je vis nos deux visages dans la glace , le sien libre et sans peur, le mien , hélas , sourcils bas et bouche amère, dont les lignes montraient la sécheresse de l’âme ». (240)

. En dehors de l’écriture et de la poésie qui manifestement ne suffisent pas, quel avenir proposer à une adolescente de l’époque victorienne , si sensible à la laideur et à l’hypocrisie latentes ? L’époque est riche en possibilités techniques ou politiques , la marche de ce qu’on appelle le progrès est visible. Reste que , s’il est possible à une fille d’étudier et de comprendre, malgré tout l’amour et l’appui de ses parents il ne lui est pas possible de participer et d’agir .

Que faire alors s’il n’y a pas de voie de sortie ? Revenir au rêve : parmi « les monuments oubliés d’un monde perdu » (241) . Elle en a l’habitude, elle peut y trouver des refuges : aucun n’est sûr , tous sont viciés par le mensonge, l’erreur , … et la mort .

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« J’attends seule dans un pays étranger aux rivages solitaires : qui me consolera de mon tournent ? L’Amour ne m’apporte pas d’aide , à moi qui m’attarde au loin [that lingers afar] , le ciel est une prison. Ô mer prends mon cœur dans tes vagues , détruis la passion qui vise ailleurs [ Love that lingers afar ]. Et toi, vent, ne te plains pas , ton souffle inanimé peut s’élever et fuir alors que mon trop faible désir ne le permet pas . » (242)
Mon trop faible désir ? C’est sa faute si elle ne peut larguer les amarres. Reste l’oubli , … et le rêve !

I : Je suis née sous le signe de la lune , ma place n’est pas au midi ; la lune blanche est seule comme je le suis ; les roses grises sous la lune sont aussi blêmes (wan) que celles que je regarde ….

V : J’ai semé le champ d’amour , mes voiles ont parcouru la mer ; et tous mes semis sont des herbes amères, mes voiles sont déchirées, le vent a brisé le mat . Tous les vents ont fané et détruit mes voiles , tous les vents ont fané et dispersé mes graines , les tempêtes ont brisé mes efforts ; laisse moi donc dormir , dormir pour toujours …..

X : Il y a une sirène dans la mer, elle chante tout le jour et tresse ses cheveux pâles, vous avez vogué sept ans , sept ans sans arrêter , jusqu’à ce que vous arriviez là .
C’est là que nous irons , c’est de là que nous voguerons loin du monde , pour entendre les jeux des sirènes ; là nous irons nous cacher parmi leurs tresses , puisque le monde n’est que sauvagerie déserte . …

XII : Oublions que nous nous aimions tant, oublions que nous devons nous séparer , oublions que voir ou toucher l’un menait au cœur de l’autre .
Nous nous assiérons sur l’herbe fleurie , nous écouterons l’alouette et l’hirondelle qui passent ; nous vivrons seulement un moment comme les enfants jouent , sans hier , sans demain . (243)

Vivre hors du temps , dans les « isles fortunées » d’un monde « vrai » ! Est-ce possible ? Apparemment les années italiennes avec Violet correspondent à quelque chose de ce genre ; mais il semble qu’à côté de la beauté du monde révélée par l ‘amour coule sans s’arrêter le petit fleuve de l’inquiétude : quel avenir ?

« Seigneur, accorde moi l’Amour ..ou donne moi le silence des champs inimaginables de la mort ,. (244)

Le bonheur peut-il n’être qu’un intermède ? La même question se posera après la mort de James.

Heureusement Mary a des ressources, du courage , … et du sens pratique Ce sont sans doute les raisons pour lesquelles ses parents , qui ne peuvent lui assurer le rôle qu’elle souhaite l’ont laissée chercher la guérison – une guérison – dans cette Italie où tant d’autres avant elle l’avaient déjà trouvée.

3-L’impressionnisme et la beauté du monde

Kennst du das Land wo die Zitronen blühn ? (245)

En 1880 a lieu la première rencontre avec Vernon Lee, qui invite Mary à la venir voir en Italie ; elle l’y rejoint pour de longues périodes à la « casa Paget, » où elle trouve une seconde famille. S’ouvre alors une période féconde , qui voit paraître cinq œuvres différentes , deux recueils de vers, le premier – et seul – roman , Arden (246) , la traduction d’Euripide et la première étude sur Marguerite d’Angoulême . Vernon est une grande travailleuse , et on ne peut pas dire qu’elle n’ait pas poussé ses amies à l’effort

Vernon vit dans la contemplation et l a réflexion esthétiques, et Mary vit dans la poésie . Les vers sont très travaillés, parmi les meilleurs qu’ait écrit Mary . Ils parlent d’amour d’abord , et de l’amour du monde.

Un monde nouveau est là qui s’offre , un monde inconnu qu’aucun livre n’a jamais égalé, : la beauté immédiatement présente, la lumière et la culture incarnées dans les choses. . Dans l’édition d’ un jardin italien (1931), les aquarelles, rose, bleu et gris, de Maurice Denis transcrivent – et non traduisent – le charme de la lumière toscane, l’immobilité éternelle de l’air et l’angoisse de ce qui ne dure que parce qu’il est là, transcrit dans les vers.. « Mon âme est un paysage » disait Verlaine : ici à l’inverse : le paysage est mon âme . Ou plutôt l’impression du paysage. Pas plus que l’amour le paysage ne dure , seule l’impression demeure ; elle reste dans l’âme de celui qui l’a vécue et transformée en art . Elle reste aussi, peut être, dans celle de celui qui regarde ce que l’art en a fait . Permanence de l’impression contre l’ instabilité du monde , victoire sur la peur de perdre ce qui doit disparaître . Comme disparaît l’amour !

« O rouge valériane enguirlandant le mur / Que j’aime le passé ! Je nage dans ses flots . / (247)

Ainsi commence à se former le trésor enfoui des instants disparus, celui que peint Monet, celui que constitue Proust, le monde des sensations dans lequel se conserve le passé.

« La dernière rangée de peupliers s’éveille à la lumière… La nuit est partie, qui fut ma part du monde ; pour tous le jour est venu » (248)

« Derrière la rivière orange, sur des milliers de mètres, l’oliveraie scintille et tremble ; le long des berges pâles frissonnent les buissons baignés de lune … Magie du Sud ! » (249 )

Le passé se conserve dans le souvenir de l’impression magnifié par l’amour, l’amour de l’ami(e) et l’amour du monde . Amour charnel, amour rêvé , quelle importance ? La présence aimante de Vernon rassure , la Toscane offre l’ivresse d’un torrent de sensations nouvelles, les poèmes peuvent naître, célébrant la vie retrouvée. Ainsi se fait le lent passage qui va permettre à la jeune fille de devenir femme et de trouver le courage de vivre, de vivre dans le monde et non seulement en rêvant le monde.

Ce monde si beau est bien plus que le monde rêvé il a toujours été – paraît toujours avoir été – nôtre. Il est hors du temps, c’est, d’une certaine façon , le paradis retrouvé :
« Aujourd’hui je suis allée dans un endroit que je connais ; les échos y renvoient mon nom étranger, depuis longtemps connu
Une petite cour où poussent des acacias ; sur le ciel l’empilement des toits, certains plats, d’autres raides ; en bas la mer .
La mer est là, dans les rues , tu le sais ; les herbes marines dégringolent des fondations , sur cette petite place qu’on appelle Barbero .
C’est là que je venais quand le soleil tombait lentement . Une fille passait , chantant haut et fort – / O Dieu, c’est la même chose : j’ai tellement changé .
Trois acacias blancs se dressent sur le ciel ; seule la lumineuse lune voit leur forme blanche , la lune et moi .
Comment suis-je venue ici jadis ? Depuis combien de temps ? Dans quel passé lointain ai-je épié la floraison des branches » (250)

L’amour présent – (« tu le sais ») – amplifie la sensation, – the lie of the land, aurait dit Vernon – l’approfondit . Mary peut se mettre à chanter le bonheur .. et la beauté du monde.

« Je pensais : fini de souffrir le pire ! Je meurs, je termine la lutte ; vous avez vite pris mes mains dans les vôtres et m’avez rendue à la vie .
Nous étions assises dans l’ombre croissante et laissions les ombres naître ; il fallait écouter chacune d’elles , bien que nous ne puissions les voir .
Vous êtes venue me trouver au crépuscule , je vous reconnaissais bien … O lumières qui brillent et m’aveuglent – ce n’est pas l’ami mais l’Amour ! (251)

L’amour s’est reflété dans les pâles couleurs des collines toscanes et sur les chemins ombreux d’Angleterre . Mais bien vite les lieux changent , qui sont pourtant les mêmes. L’amour se perd et se retrouve : le monde est toujours là, sa beauté toujours offerte. Mais l’impression qu’il donne est autre : amour impossible , amour interdit ? La beauté alors peut apporter la paix :

« Blanches sont les collines, mais ce n’est pas de neige . Elles sont pâles aussi pendant l’été / car herbe ni plante ne poussent sur les pentes de craie/ Dans le cercle des collines un anneau fleurissant en rond, un verger annelé d’amandiers emplit ce terrain de pierres. / Heureuse je reste immobile pour regarder ta blancheur sainte / La couronne des fleurs pâles de l’aurore emplit le silence de leur paix. Tu es un endroit de paix secrète, une paix si grande dans une heure de souffrance qu’un seul moment emplit le cœur étonné , pour ne jamais revenir » (252)

En un instant la vie s’est écoulée, le jour du bonheur est passé comme l’ombre et voici que revient la nuit…, et la tentation de la mort.

« Fleur de girofle ! Rouge, le matin s’est levé, et mon cœur était libre ; rouge le soleil s’est couché, et , regarde , je meurs d’amour . (253)

« Sur notre chemin aujourd’hui dans les oliveraies, les olives sont grises ou blanches… Quand nous serons mortes , chère, nos fantômes peut être se promèneront encore ici.. » (254)

A trente ans Mary s’est aperçue que l’amour , tel qu’il s’offre à elle avec Vernon, ne peut suffire, que l’impression de la beauté peut être triste ou heureuse. Et que la poésie , même si elle est la vie , ne peut remplir la vie.

4-Du monde des apparences à l’éternité d’un ailleurs

I. « Et ce que vous avez appelé monde, il faut que vous commenciez par le créer : votre raison votre imagination, votre volonté , votre amour doivent devenir ce monde !.. » (Nietzsche, Also sprach Zarathoustra)

C’est là qu’apparaît James, et l’amour – la vie- redeviennent possibles. Aucun ne demeure, des poèmes écrits pour James pendant ces quelques six années . Ou bien le bonheur est sans histoire, comme dit le dicton populaire , ou bien tout a disparu avec la correspondance détruite par Mabel.

Mary pourtant ne s’est pas contentée de vivre ce bonheur auquel elle avait failli renoncé. Elle a travaillé et considérablement écrit : nouvelles , recherches historiques … et poésie (255) Et puis, après l’intermède du bonheur Mary retrouve la poésie où elle l’avait laissée à son départ de chez Violet..

« La vallée de la mort était sombre, ô Lumière, immense la vanité du désir où errait mon ennui. .. Tu m’as trouvée parmi les bruyères, tu m’as serrée sur ton cœur … J’avais osé croire que je n’errerais plus jamais séparée de toi, que je demeurerais dans ta lumière. La vallée de la Mort était froide , ô Seigneur, et , là, loin de la ferme paternelle, je pleurais et gémissais … Maudit soit le troupeau où, rejetée de tes bras, je meurs de désespoir… » (256)

James meurt , de nouveau tout s’écroule. Avant la venue d’Émile, le monde de Mary n’est presque plus sur terre ; à côté, au-delà de ce monde vide et froid où il faut bien vivre, existe un refuge : un « ailleurs » de la Beauté – et de l’Amour – qui transcende le temps . Ainsi le souvenir de l’amour se confond-t-il avec la quête de la Beauté. Au delà des apparences c’est dans ce monde de l’Idée , au sens platonicien du terme, qu’elle va trouver asile:

« Que faire , cher , des choses qui périssent ? Le souvenir, les roses, l’amour que nous avons connus et aimés ? … Seul peut durer un rêve, une pensée, bulle du rien ; la cité enchantée des apparences conserve jusqu’à la fin des temps l’Idée éternelle» (257)

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«Si nos esprits devaient perdurer, si la promesse d’une vie au-delà était chose sure et non le rêve dérisoire de notre mort, alors le ciel apparaîtrait dans l’éternité : le paisible ,l’immense, le radieux souvenir d’un immuable moment vécu sur Terre » (258)

« J’épie une fontaine solitaire qui, dans la nuit, danse son chant argenté pour la lune silencieuse ; dans le ciel laiteux de juin, les étoiles s’efforcent de luire à travers les flots de lumière ; je rêve, mon âme divinement mêlée à la terre … Si un jour, après nos longs avatars, nous ne te trouvons pas parmi les étoiles mouvantes, alors puissé-je t’oublier, ô Beauté, toi et ton absence. (259)

Y a-t-il quelque chose au-delà de la route qui ne mène nulle part ! Peut être oui, peut être non ! De toute façon il y a la Mort, qui mettra fin à tout. Il faut avoir le courage de vivre et d’attendre.

« Certains chantent ; alors laisse moi oublier , mon âme , à quel point est lugubre la route que j’affronte qui me conduit vers une morne fin inévitable. Allons nous laisser cela nous mettre en rage ? Ou faire face avec un courage désespéré, voué à l’échec ? … Il y a une fin, tout cœur l’espère! Une fin où chacun ne sera plus seul, mais assez fort , assez brave pour détruire le Moi qui l’emprisonne et trouver l’Esprit vaste – ni toi ni moi – qui trône sur la face du Temps, au-delà des murs les plus reculés du monde » (260)

ou bien :

« Quand je mourrai, toute seule, à la fin je chercherai ton visage, mon aimé, si loin du fond de notre heureux passé. Souvent tes yeux, gentiment, m’ont calmée, souri, aidée, sauvée . Tu souris, ange, fantôme ? Tu ne m’ouvres pas le ciel ! Tout ce que tu es, je l’ai eu , et perdu. Souviens-toi maintenant des braises mornes de la vie . Et ne nomme pas espoir mon rêve » (261)

Dans les murs glacés d’Aurillac, à la fin , elle aura peut être retrouvé son rêve.

2 « Courtship .. should exist toward all things » (Vernon Lee(262) )

Le mariage avec Émile ouvre une autre existence. La maison d’Auvergne se situe dans un hameau où seuls vivent des paysans. Leur vie est dure, mais on ne peut plus proche de la réalité terrienne ; ils méritent qu’on s’intéresse à eux et que , enfin, on soit libre de s’attacher à autre chose qu’à ce qu’on ressent en soi même. On peut tenter de les aider comme le veut Émile au laboratoire du Fau avec ses études laitières ! On peut essayer de les célébrer comme elle va tâcher de le faire !

Au mariage avec Émile peuvent être reliées les deux œuvres contemporaines : The fields of France et surtout le recueil poétique, A return to nature. C’est un retour , en jargon politico-moral, vers « les vraies valeurs » : agir d’abord et suivre la tradition, travailler ensuite et respecter la nature … . Avec Émile , Mary découvre que nous pouvons regarder autre chose que ce que nous voyons en nous, autre chose que ce qui, dans le monde qui nous est offert, peut être transformé en notre propre impression du monde , donc en art. Pour ses lecteurs anglais , elle va donc chanter les « champs de France » et la poésie de la ruralité . Les champs de France rejoignent les préoccupations de son ami , le Daniel Halévy du Voyage chez les paysans du centre ; la poésie de la ruralité s’inscrit dans les études des écrivains « paysans » qu’elle n’a de cesse de faire connaître aux lecteurs du Times Literary supplement.

«A return to Nature dédié In memoriam Émile Duclaux, se veut à la gloire du pays et des gens qu’il aimait et qu’il lui a fait aimer . Voir une bourgeoise anglaise rivaliser avec Arsène Vermenouze est assez inattendu, et plutôt sympathique. Mais le faire en anglais est risquer d’être incompris des deux côtés de la Manche . Et c’est ce qui arriva.

« Je ne peux être le barde, nourrisson des dieux, qui montre la voie ; je chante ce que je vois , oiseaux, fermiers, vieilles légendes ; pourtant mes compatriotes devaient me louer, car, ce que je chante, je l’ai vu . »

Ne pouvant « montrer la voie », elle suit une double veine . La première est celle du conte ou de l’historiette à la gloire des gens simples, à quoi elle s’est déjà essayée dans A new Arcadia. Les petites histoires sont moins misérabilistes, quoique souvent portées sur le tragique : La querelle : ~220 vers sur l’histoire de « Notre fermier », Edmond de Ronesque, histoire de jalousie ; ou Trop occupé : 180 vers pour raconter la mort solitaire de Fanny Morin, accidentée dans un ravin , etc . Toujours associées à une morale plus ou moins explicite, elles sont dignes de la bibliothèque bleue, et pour nous , difficiles à lire. Le deuxième voie, beaucoup plus significative , se veut compréhension intime de la nature et du bonheur qu’elle procure, avec le moins centrée sur l’esthétique , parlait du genius loci .

« Je fais mon miel de tout ce qu’apportent tes saisons , ô Nature .. . J’aime la pluie qui glisse en nuage le long des pentes, lorsque chaque arbre devient fontaine ; j’aime les danses de feu du tonnerre jusqu’à la surprise de l’arc en ciel ; quand le ciel est un feu d’azur, sur les toits blancs qui frémissent, quand les troupeaux cherchent l’abri , que les roses s’épuisent de soif , salut à toi , Soleil, je m’épanouis avec toi. Mais je ris aussi en hiver, quand mon traîneau coupe les branches de la forêt, scintillant de diamants. Allons plus haut, toujours plus haut. Je fais mon miel de tout ce qu’apportent tes saisons.. » (Olmet, août 1903).

C’est le simple bonheur qui s’offre .

Les plaisirs de l’été :

« Viens avec moi, partons , laissons passer la chaleur du jour. J’ai un vallon que tous ignorent, caché entre deux montagnes . Là se hausse le roc , maigre et décharné, parmi les bois mouvants . Assieds toi sur le bord, près du coin où babille, frais et luisant, le blanc ruisselet . Viens avec moi, allons nous en ; là bas nous nous assiérons et chanterons tout le jour, presque emprisonnés, loin du ciel … » . Le vallon

Le repos de la nuit :

« Lorsque à l’ouest les rocs sont noirs sur le fond rose, la bergère rentre chez elle; les moissonneurs au dos douloureux dévalent le sentier en criant , leurs faux scintillent, et, comme un lent navire, le char descend du champ du haut à travers l’ombre des sentiers. Les bœufs encore harnachés vont boire les eaux brillantes du fleuve ; le soleil couchant jette un rayon jaune qui étincelle sur la charrue abandonnée.

Ô nuit qui ramène à la maison toutes choses, l’enfant aux genoux de sa mère, la roue qui grince, le troupeau qui erre, ramène moi mon Bien aimé. » Crépuscule pendant les moissons :

La sécurité du foyer :

« Viens vivre avec moi, sois mon amour [come, live with me and be my Love].. Je t’offrirai les plaisirs des champs, le lait des brebis, le miel, les vieilles chansons ; je te ferai une couche de mousse parmi le thym ; pour toi seul je grillerai les marrons sur la pierre . Mais quand tombera la nuit, silencieuse et douce , nous irons vers la maison, où luisent les lampes , les toiles , le foyer, où tout est fait pour tes délices ; pour ton souper, les perdreaux, la coupe de crème, les pêches et les prunes .. Et puis tu dormiras pour ne t’éveiller que lorsque le soleil traversera les lattes des volets . Si ces plaisirs te tentent, alors viens vivre avec moi , sois mon amour. » [then live with me and be my love] . Variations sur un air ancien

Ou , tout simplement , la vie, sous toutes ses formes , là où l’homme n’intervient pas.

La rivière :

« J’ai surpris l’éclair d’un poisson en fuite, la terreur le poussait : terreur que nous ne connaissons qu’en rêve, rêves d’avant naissance quand nous étions aussi rapides et faibles que lui. Le vent s’est levé , le tonnerre a roulé, proche, toujours plus proche ; un éclair m’a éblouie ; le mystère de la vie chevauchait, nu, sur l’éclat du tonnerre . Je me suis arrêtée , mes yeux reposant sur le fleuve maintenant vide, regardant l’éclat des gouttes de pluie sautant sur l’eau . Et je vis le requin de la rivière, ses quatre pieds de long , sa gueule ouverte sur la scie de ses dents ; il emplissait le lit du fleuve, stupide, brutal, puissant, aveugle… » (263)

Les sommets :

« Comme notre volcan était vert et sauvage, sous les luisances du couchant, lorsque nous nous promenions hier au dessus des forêts, sur les hauteurs. Comme nous étions haut au dessus du monde ! Digitale, aigle planant, loutre, renards des montagnes qui nichent dans les creux de bruyère, lièvres sauvages bondissant dans les herbes, chardons que picorent les chardonnerets … L’ancien volcan offre asile à tout ce qui est sans loi, il nourrit le renard à côté des brebis, et plante le roc sur la glaise . Comme paraît fragile et faux le règne de la Loi, la règle du Devoir ». (264)

3. «Il est des moments comme des étincelles.. à la lumière desquelles nous ne comprenons plus le mot « moi ». Il y a au-delà de notre être quelque chose qui, dans ces moments là, devient un « en-deçà », et c’est pourquoi nous aspirons du plus profond du cœur à ces ponts entre ici et là » (Nietzsche) ..

Il y a bien plus que la nature « sauvage » ; il y plus que le monde humain , « faux et fragile

« Couchée , je rêve : l’Esprit éternel tombe sur moi , m’emplit de ses secrets suprêmes, merveilleux . Et pourtant mon âme est sourde et muette » (265)

Mary s’est elle consolée de ce qu’elle considérait parfois comme son échec, en ayant avec J. A . Symonds « la conviction que j’ai , moi aussi, joué ma partition dans l’infinie symphonie du cosmos » (266) C’était un peu trop sec pour elle. . Au-delà d’un platonisme abstrait et peu consolateur, Mary, comme beaucoup de ses contemporains, éprouvait l’attrait d’un possible divin, hors toute religion du livre. En cela elle est proche de Whitman , l’ami de J. A. Symonds qui lui consacra un livre, proche aussi des religions extrême orientales et de la mystique juive que lui fit connaître James , d’une certaine façon proche aussi du dieu caché de Pascal , qu’elle a tant admiré.

Cette idée n’aurait pas choqué Émile , qui pensait que : « si l’autre monde existe, celui-ci doit y être préparé qui, dans la vie présente, a su travailler à l’œuvre de l’idéal, celui qui a courageusement arraché le diamant à la mine , découvrant dans nos ténèbres la seule valeur véritable . Unum est necessarium ! » (267)

« Pulsation , battement qui rythme la vie de l’homme … Tout, tout est un au-delà de ce monde d’apparences … Toutes nos idoles louent le Tout Parfait ; et je t’ai adoré, âme du rythme, à travers battements et arrêts » (268)

« Par des canaux multiples, pacifiques et féconds, coule la force du feu primitif, multiple et divin ; la vie des hommes.., la croissance des grains .., les bœufs patients…, les hirondelles… ,tirent leur force de ce Dieu immense, caché au-delà de nos pensées, au-delà de nos rêves et que le monde adore. » (269)

« Étoiles pâles, votre lumière nous parvient à travers l’abîme de milliers d’années… Des hommes peut-être, comme nous, dans tous les mondes, emplissent de leurs rêves le vaste et lumineux abîme. Un Christ est mort en vain dans chaque étoile et chacun , dans son malheur, en cherche une autre au-delà, où dieu récompense les morts pendant des années sans fin … Et ainsi, nous errons, dans l’air silencieux. » (270)

Alors peuvent s’ouvrir ces « ponts entre ici et là » dont parle Nietzsche . Il y a , peut être , autre chose ; ce peut être que suggère la rêverie poétique, est une des sources d’où surgissent les mots qui fondent le poème. C’est la troisième voie du recueil (271) .

« Je tire la source de ma vie des plus profondes profondeurs, je flotte sans dommage à travers les tempêtes, fleur au dessus de l’abîme. Mes racines ne viennent pas des champs de la terre, mais flottent libres à travers les ombres vertes des eaux . Comme toi, reine des fleurs, je peux flotter au gré des marées, nourrie et soutenue par les pouvoirs cachés, qui m’aident bien qu’ils se cachent . Le royaume de l’espace est un monde d’endroits saints dont les fontaines de baumes calmants gonflent ma poitrine » Lys d’eau (272)

Ou : « Écoute ! une merveille s’est produite, un miracle , soudain , auguste.. Quelque chose remua dans mon esprit, et les siècles remuèrent dans la poussière . Soudain je reconnus cette heure ancienne, dans le pays semblable à lui-même. Tout, j’ai tout connu auparavant ( si le moi non né était moi ) . Tout ! Et tout inchangé – jusqu’à l’étoile qui rit là haut – l’odeur du chèvrefeuille, la course de la lune dans le ciel, le bruit faible de la fontaine, l’appel d’une nuit infinie » Récurrences .(ibid) (273)

Et « Je cherchais à fuir le ciel de juin ; les portes de la grange baillaient, offrant l’ombre , la fraîcheur, le repos , l’odeur du foin ; j’y suis restée tout l’après midi. J’ai clos les portes moussues, j’ai laissé s’écouler le jour, épiant le monde à travers les trous du mur : comme il était gai et vaste ! Je voyais les montagnes, la rivière, les bois à travers une fente : comme il est vaste et vivant, ce monde qui est mien . Ainsi dans les cavernes crépusculaires de notre âme, nous épions la glorieuse vision du Tout, proche, réel, mais incomplet et étranger ; la rivière coule sans source ni but. O Temps, pourquoi mesurer un si étroit espace ? N’as-tu, dans l‘infinité de tes transformations, rien d’autre que Maintenant, Ensuite et le Passé ? « Non », blâme la crevasse de la grange ! …O Vie mouvante, o monde immense et libre qui tourne en rond mystérieusement, quand mes murs enfin crouleront-ils ? Sois sûr que je ferai front sans peur, pour regarder. » (274) Dans la grange , ibid.

Enfin : « Tout est âmes »

« Les feuilles de novembre trahissent les arbres, on voit le nid qui ne nourrit plus rien, plus de fleurs, plus de chants : tourne , tourne ta roue, terre roulante et ronde [Turn, turn thy wheel, O round and rolling earth !). La Nature, notre mère nous a tous emmêlés, homme, oiseau, bête, fleur, elle nous tisse sur une trame de peau et de sang ; elle ne connaît début ni fin, toutes âmes sont égales. Tourne, tourne …[Turn, turn …] Une ride passe d’une vie à l’autre, le minerai ravi par le vent tombe dans la plaine labourée, grossit dans le grain et devient notre pain, avant de se mêler aux cendres des morts ; il crée une pensée immortelle qui monte jusqu’aux étoiles, à travers des siècles de naissances. Tourne , tourne [Turn, turn…] Le chêne des forêts jaillira de ce flocon qui fut une perle cet été, sera terreau et de nouveau du vert. . O mort, où est ta morsure ? N’es-tu pas changement et espoir ? Terre roulante, tourne ta roue, entrainant joies et peines. [ Rolling Earth, Turn, turn thy wheel, revolving joy and dearth] (275)

En restera-t-il rien ? Pas même le souvenir du bonheur ? Peut être !

Mary était poète, elle a vécu le monde en poète , la poésie lui a permis d’y vivre. Son malheur , si on peut prononcer à son sujet ce mot qu’elle aurait sûrement rejeté , est d’avoir été un poète anglais, connu et admiré à Londres et à Florence. D’où elle partit pour une France généralement ignorante de la poésie étrangère, qui ne la reconnut jamais comme poète, malgré les efforts touchants et maladroits de James Darmesteter, qui ne vécut lui-même pas assez pour ne pas être oublié.

– (225) – Oscar Wilde , Queen LXXIV, (8 décembre 1888) p. 742 , cité par Fabienne MOINE, Poésie et identité féminines en Angleterre, p21
– (226) – Let us forget (tuscan cypress , in an italian garden ; Maude Valérie White (1855 – 1937), compositeur anglaise née en France
– (227) – Love is a bird, (stornelli and strambotti, ibid. ; Teresa del Riego, violoniste et compositeur anglaise , 1876 – 1968 ) .
– (228) – Love without wings & semitones, ( an italian garden) in Reynaldo Hahn , concertos et musique de chambre , 3 C.D. ed. Maguelone , Marly le roi ; le même disque contient 5 mélodies de Robert L. Stevenson et 11 du français Jean Moréas.
– (229) – ex. : La nonne : « Il est des filles à Grenade , / Il en est à Séville aussi/ Qui pour la moindre sérénade/ à l’amour demande merci /IL en est que d’abord embrassent/ le soir de hardis cavaliers // enfants voici les bœufs qui passent / Cachez vos rouges tabliers.
– ( 230) – Nietzsche, La naissance de la tragédie)
– (231) – I have heard long since , and I have seen, wrong that has sunk like iron into my soul, that has eaten into my heart, has burn me and been / a pang and pity past my own control,/ and I have wept to think what such things mean , and I have said I will not weep alone,/ : tel est le début du recueil (new arcadia), qui n’eut que peu de succès; il n’était guère dans l’air du temps et surprit les lecteurs habitués à la faune poétique du premier volume. Les grands bourgeois lecteurs de Mary avaient du mal à la suivre : par exemple Charles Desguerrois, grand bourgeois de Troyes , qui commente le recueil , le seul exemplaire existant en France (Bibliothèque municipale de Troyes)
– (232) – .we sat, making merry, shut from the rain, and the Christmas cold outside.. but hark ! the carol goes pealing again; the ringers are out in the cold.. As clear as air is the window pane/ ‘twixt me in the light and them in the rain,.. my ribbon breast-knot dances across/ the leader’s solemn brow/the moon-globed lamps burn low in the moss,/ and my own pale face, as it seems, they toss/ with the ringing hand-bells now. So dark is the night, so dark, als !/ I look on the world, no doubt ;/ yet I see no less in the window-glass,/ the room within, than the trees and grass,/ and men I would study without. (a new arcadia) The hand bell ringers) ; toutes les citations qui suivent sont tirées de ce recueil.
– (233) – « Je fuis et je m’accroche à toutes les croisées/ D’où l’on tourne le dos à la vie… » , Mallarmé, Les fenêtres.
– (234) – Darwinism : When first the unflowering Fern-forest/Shadowed the dim lagoons of old/A vague unconscious , long unrest / Swayed the great fronds of green and gold // .Until at length in him there stirred / The old , unchanged, remote distress,/ That pierced his world of wind and bird,/ With some divine unhappiness
– (235) – Etr’uscan tombs : « What did he choose for witness in the grave ? / A record of his glory in the earth ? / The wail of friends ? The paean of the brave ? / The sacred promise of the second birth ? // The tombs of ancient Greeks in Sicily/ Are sown with slender discs of graven gold, / Filled withe the praise of death : thrice happy he / Who sleeps the mild-soft sleep of dreams untold. /// They sleep their patient sleep in altered lands , / The golden promise in their fleshless hands »
– ( 236) – Voir ici chapitre iII
– (237) – Song : « the great things that I love , I cannot do . The little things I do I cannot love …/ I never knew/ our earth so vain ; / so void the heavens above « .. « And nought, I find , is sweet , and nothing true ;/
– (238) – The road leading nowhere : « the road leading nowhere / is bright in the morn ; « … « but , oh ! There is an hour / that is fatal and still ; … tis the look of the road / as it slips out of sight /tis the fight of the day / and the dread of the night”
– (239 ) – Under the trees , p. 157 : « I lay full length near lonely trees/my heart was still an did not break / … the grass must be / above instead of under me « . « Ah , no : because , o coward heart, / thy destined work you must fulfil / because no soul, be it great or small / can rise alone and lonely fall … /// therefore I will arise and bear / the burden all men everywhere / have borne and must bear , and bear yet , / till the end come when we forget »
– (240) – Collected poems, , Passé et présent .Deux personnages se contemplent, rêvant « des grands desseins » du futur. Sont -ce les mêmes , les deux faces antagonistes de Mary ? Ou plutôt deux jeunes gens séparés , l’un « libre et sans peur » et l’autre, « sourcils bas et bouche amère » parce qu’il se reproche son recul. Si deux jeunes gens amoureux se regardaient alors dans la glace, qui a eu peur ? Lui , à qui le monde était ouvert ? Ou elle qui n’a pas osé suivre ?
– (241) – [unrecorded monuments / of a forgotten world],
– (242) – grey day , in A handful of honeysuyckle
– (243) – An italian garden , *Rispetti, partiellement traduit par Mary R. in S.M. , p. 200, pour les strophes I, IX, X, XI, XIV ; dear est traduit au masculin : ami .
– (244) – Amour, mort et art :
– (245) – « Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? » Goethe
– (246) – Auquel il faut ajouter une longue nouvelle publiée en Italie , Goneril.
– (247) – Rifiorita toscane ( trad par Mary R. )
– (248) – Aubade triste « The last pale rank of poplars trees/ begins to glimmer in to light/” et le monde s’éveille… “The night, that was for me, is gone ;/ the day has come for all.”
– (249) – Ephtata : “For miles beyond the orange river/ The olive orchard gleam and shiver/ And, at the river’s brink as pale/The rank of moonlit rushes quiver” .. “O magic of the south…!”
– (250) – Campiello Barbero , in An italian garden
– (251) – Love without wings (Amour sans ailes )
– (252) – An orchard in Avignon , collected poems , p. 106 : The hills are white, but not with snow / They are as pale in summer time / For herb or grass may never grow / upon their slopes of lime. // Within the circle of the hills, / A ring , all flowering in a round, / a, orchard- ring of almond fills / The plot of stony ground. // … Fain would I sit and watch for hours/ the holy whiteness of thy hills,/ Their wreath of pale auroral flowers, / Their peace the silence fills. // A place of secret peace thou art,/ Such peace as in an hour of pain / One moment fills the amazed heart/ And never comes again.”
– (253) – Stornelli and strambotti
– (254) – Love in the world ; « The olives where we walk today / in the olive-grow are white and grey . …. Perhaps when we are dead , my dear, / our phantoms still wander here ? … :
– (255) – La période de 1888 à 1894 est riche en publications : 1888 : Songs, Ballads and a Garden Play ; 1889 : The End of the Middle Age ; 1892 : Marguerites du temps passé ; 1893 : Retrospect ; 1894 : Froissart
– (256) – The lost sheep : « The valley of death was dim, O light , / and vast the waste of vain desire / where wandered my unrest … / thou founded me amid the briers / to hush me on thy breast . // .. I dared to think that such as I / should wander nevermore apart , /but pasture in thy rays. / The valley of death was cold , O Lord , / and far from thy paternal farms / I mourned and murmured there … / But how forsaken is the fold / where , cast abandoned from thine arms / I die from my despair »
– (257) – Tuberoses , « what shall we do , my love , with things that perish / memory, roses , love we feel an cherish ? / … Only a dream , only a thought, can last / a bubble of nought , the enchanted city of the Things that seems / keeps till the end of time the eternal thought”
– ( 258) – Souvenir : « so were our spirits destined to endure / so, were the after-life a promised sure / and not the mocking mirage of our death // Through all eternity might heaven appear / the still , the vast , the radiant souvenir / of one unchanging moment known on earth. »
– (259) – Beauty : « I watch a lonely fountain dance all night , / in silver music to the silent moon / while trembling thro’ the milky sky of June / the stars shine faintly amid the flooding light . /// I dream, I mix divinely soul and earth , / … but if hereafter ‘mid, the moving stars, / we find thee not in our long avatars , / May I forget thee, O Beauty , and thy dearth ! »
– ( 260) – Personality : « Since others sing, let me forget , my soul, / How dreary the road goes in the front / And towards how flat, how inevitable an end / … // .. Shall we go mad with it ? Or bear a front / Of desperate courage doomed to fall and break ? // .. Ah , hope of every heart , there is an end / An end when each shall be no more alone / But strong enough and bold enough to break / This prisoning self and find that larger soul ( neither of thee nor me) enthroned in the front / Of Time beyond the world remotest walls !”
– (261) – Foreword : à J. D. : « When I die, all alone, I shall look at last / for thy tender face, my own , / Thy face, beloved, / so far removed/ from our happy past .. … how often / thy kind eyes soften , / and smile, and guide , and save ! / smilest thou, angel-ghost ? / … yet no heaven ope ! / All thou art I had , and lost ; and now remenber /o’er life’s dull ember / nor call my dream a hope »
– (262) – , Hortus vitae, essays on the gardening of life, J. Lane, London, 1904 (2é Ed. ) , in <http://www.gutenberg.org/>
– (263) – le requin de la rivière in A return to Narure
– (264) – Return to nature , in A return to nature
– (265) – The wall : « I lie and dream : / the Eternal Mind / rains down on me and fills me full / with secrets high and wonderful ; / and still my soul is deaf and blind »
– (266) – « the conviction that I too played my part in the illimitable symphony of cosmic life » , J. A. Symonds, dans son étude sur Whitman.
– (267) – Memoranda
– (268) – Rhythm : « O beat and pulse that count the life of man / .. all, all are one beyond this world of shows (bis) / .. all our idols praise the perfect whole ; / and I have worshipped thee, o rhythmic soul , / chiefly in beat and pause »
– (269) – The valley : so, through a myriad channels , bound in peace , and fruitful, runs the force of primitive fire , / divided and divine : … // the life of men , … the growth of grains, …, the patient oxen , … the larks, …/ employ the force of that tremendous god / who lurks behind our thought, beyond our dreams, / and whom the world adore »
– (270) – The stars , to J. D. : « pale stars , whose light down the unplumbed abyss , / falls, ere it reach us, through a thousand years .. and men , perchance, as we, in every world , fill with their dreams the bright and vast abyss ; a Christ has died in vain , and all the stars, / and each, unhappy, seeks a star beyond / where God rewards the dead through endless years .. and so we circle, dumb, in the silent air » … for light, the stars ; for breath the realm of air ; / for Hope, beyond this dark and suffering world , / Nought in the Abyss, nor ought in the endless years «
– (271) – A return to nature
– (272) – « Because I draw my source of life / From deeper deeps than this,/ I float unharmed, tho’storm be rife/ And flower upon the abyss: / In no earthly meadows ,/ But donw thro’ greenest shadows / Of waters flowing free,:/ My roots entwined be. »
– (273 ) – Hush ! For a wonder has happened, a miracle , sudden, august. / How shall I utter the marvel ? ..Something stirred in my brain and the centuries stirred in the dust ; / Sudden I knew this hour of old, in the self-same land./ All I have known before (if the unborn I were I ). / All ! And all unchanged – to the star that laughs on the height – / The scent of the honeysuckle, the course of the moon in the sky, / The faint sound of the fountains, the hush of an infinite night. » Recurrences , in The Return to Nature
– (274) – « I sought a refuge from the skies of June / The barn with yawning doors announced the boon / Of shade and coolness, rest and fragrant hay ; / So I stayed the livelong afternoon. // I closed the mossy gates ; full-lenght I lay . And let the torrid daytime melt away -/ One wall was cleft, and where the cranny was/ I spied the world without : how vast and gay ! //Against the sky the mountains ‘s dazzling mass, Flawed by the sudden chasm of a pass ; / Below the river’s long and liquid line / Winding about the greenness of the grass. // .. How far and vivid through how mere a chink / I see this vaste and various world of mine. // O Time , why measure such a narrow range ? Hast thou , in all thine infinite of change / Nothing but Now , Herafter and the Past ? / Nay , blame the serried crevice of the grange ! .. » Ibid.
– (275) – All souls , ibid . « The brown November leaves forsake the woods, / And tear in whirling drift along the ground ;/ .. The trees reveal th nest where nothing broods/ An dont a flower is found / Nor any song of of all the summer mirth : / Turn , turn thy wheel , O round and rolling Earth … O Death , where is thy sting ? Art thou not change and hope ? O rolling Earth, / Turn , turn thy wheel , revolving joy and death . » / »

Biographie de Mary Duclaux – D’une rive l’autre – Chapitre 6

Les dernières années en Auvergne – La mort

En septembre 1939 , la France et l’Angleterre entraient en guerre contre le troisième Reich. Les vacances scolaires étaient en cours et les Duclaux vivaient à Olmet. Les jeunes hommes attendaient la mobilisation ; il était entendu que les femmes resteraient en Auvergne pour la durée du conflit et protégeraient les enfants . Le 3 septembre 1939, les cloches de Vic sur Cère se mirent à sonner sur une mode rythmé et lent , bientôt repris par les autres clochers de la vallée. Les arrière petits fils d’Émile, réunis dans la vieille maison familiale, comprirent que quelque chose finissait : le monde stable laissait place à l’inconnu . L’histoire se reproduisait, semblable à celle qui, quelque trente années auparavant, avait vu Jacques Duclaux laisser là sa femme et ses enfants en sûreté loin de Paris, à quelques kilomètres de la maison de Pierre . Le Cantal était le refuge de tous et la famille s’y retrouva, repliée sur elle-même . Repliée , c’était un mot dont elle ignorait encore la valeur… et la durée.

Lors du conflit précédent Mary et sa sœur , toutes deux anglaises, avaient fui Paris et trouvé protection non loin des Halévy ; la victoire de la Marne les avait dispensées de descendre plus au sud. En 1940 l’invasion les conduisit jusqu’en Auvergne , où les filles de Jacques et de Pierre les accueillirent . Pour Mary ce fut le dernier voyage . A Olmet la vieille maison dont les parties les plus anciennes datent du 17 è siècle, était un séjour de vacances dans un hameau isolé ; aucun équipement n’ avait été prévu pour y passer l’hiver. Bien qu’assez grande , elle n’offrait pas un séjour confortable pour trois dames âgées , les deux sœurs Robinson et leur fidèle dame de compagnie et amie, la dévouée Irma Riffard . Quand la famille vit que la guerre s’éternisait avec l’occupation , elle décida que les trois vieilles dames s’installeraient à Aurillac. On leur loua un petit appartement dans un vieil immeuble de pierre noire qui donnait sur une rue étroite et sombre (208) , non loin de la préfecture. Elles survécurent là, entourées de leurs petits enfants et des vieux amis auvergnats, avec la complicité des autorités locales qui veillaient sur la veuve et la belle sœur d’Émile Duclaux ; elles évitèrent ainsi les camps de concentration auxquels étaient voués les étrangers ennemis du Reich. Et c’est là que Mary rejoignit enfin l’éternité à laquelle depuis longtemps elle aspirait.

Qu’a pensé Mary Duclaux, enfermée dans une petite ville de province, loin de ses anciens amis, protégée contre les barbares par le nom de son époux ? Elle était presque aveugle, les livres dont elle s’était nourrie étaient inaccessibles, les arbres et les fleurs qu’elle avait tant aimés trop loin pour elle . Elle ne laisserait derrière elle que ses œuvres, en quoi elle avait peu de confiance, sa vieille sœur et les enfants de son mari . Quelle vie s’est elle construite au fond de la province, sachant que l’issue en serait probablement la mort, avant une victoire qu’elle ne verrait pas ? Quel espoir et quelle sérénité?

La mort était depuis toujours une présence. L’image hante les poèmes de sa jeunesse. Mais pour la jeunesse, la mort n’évoque pas autre chose que l’absence, l’absence de ce qui vous peine , l’absence de soi même au Monde qui vous refuse : elle est l’évocation d’une libération imaginaire dont la réalité tangible est inconnue. Pour la vieillesse c’est bien autre chose , il faut franchir un seuil , et qu’y a-t-il au delà ? Plus on s’éloigne de l’origine et plus la question se pose.

Mary n’était plus chrétienne depuis longtemps ; l’idée d’un salut individuel , suite à une vie exemplaire , lui paraissait ridicule , bien qu’elle la respectât chez sa mère où sa sœur. Si elle avait jamais eu la tentation d’y croire , les hommes – et les femmes – qu’elle avait aimés et admirés, maîtres , amis proches, époux ou amants , l’en auraient vite guérie . Pourtant le pur matérialisme ne pouvait lui convenir. Elle avait été formée dans le culte platonicien de la Beauté et de l’Idéal : impossible de penser que cet idéal n’existe pas ailleurs que dans l’esprit de l’homme, dans un autre-part inaccessible . Y accédait-on au delà des portes de la Nuit ? (209)

Comme tant d’autres à son époque , Mary rêvait d’un monde de l’esprit, englobant le nôtre , assez proche de vagues croyances bouddhistes auxquelles James l’avait initiée . Elle attendait, avec curiosité plutôt qu’avec une vraie confiance , le moment où, peut être elle retrouverait ses amours, où , en tout cas, elle serait délivrée du fardeau qu’était devenue sa vie. Emily Brontë, reprise par Mary, disait dans Wuthering heights « Ce qui m’irrite le plus est cette prison dévastée [ le corps] : je suis fatiguée d’être enfermée ici, je rêve de m’enfuir vers ce monde glorieux pour y demeurer, non pas de l’entrevoir dans un brouillard de larmes, d’en rêver au delà des murs d’un cœur qui souffre, mais d’ être vraiment avec lui et en lui. » . Pour l’esprit qui ne se sent pas vieillir, enfermé dans la « prison dévastée » d’un corps qui ne répond plus, la mort est une délivrance . Qu’espérer d’autre qu’un ailleurs ? Si cet ailleurs n’est pas chrétien , quel peut-il être ?

Mary tolérait les faiblesses chrétiennes de sa sœur, Émile était agnostique et James classait le Christ au rang des autres dieux. Le mythe chrétien était un parmi d’autres . Et les autres ne sont pas beaucoup plus crédibles (210) . Peut-il y avoir autre chose que ce « cosmos » inexorable auquel elle se soumettait mais à quoi elle ne faisait pas confiance.

:« .. l’infini bouillonne autour de moi, bien loin de moi scintillent le temps et l’espace, allons , en route, vieux cœur !..
Oh comment n’aspirerai-je pas à l’éternité, au nuptial anneau des anneaux, à l’anneau du devenir et du retour ? Car je t’aime , ô éternité » (211)
Le soleil tombe,
Bientôt tu ne seras plus altéré,
Cœur brûlé !
Une fraîcheur est dans l’air,
J’aspire le souffle de bouches inconnues,
Le grand froid vient ..
Reste fort , mon brave cœur,
Ne me demande pas : pourquoi ?
Soir de ma vie !
Le soleil tombe. » (212)
dit Nietzsche

« Tout avance , tout recule , rien ne disparaît / et mourir est différent de ce que chacun suppose , et plus heureux » (213)

« Je croyais le jour splendide , jusqu’à ce que je vois le non-jour / Je croyais notre globe suffisant jusqu’à ce que surgissent autour de moi sans bruit des myriades d’autres globes… Maintenant … m’emplit la pensée immense de l’éternité.. » (214)

La génération des poètes d’occident qui fleurit à la fin du XIX ème et au tournant du XX ème siècle a eu du mal à refuser tout forme de spiritualisme ; elle avait rejeté la religion mais voulait croire qu’il existe autre chose que les apparences, seules accessibles. Ainsi pensait – voulait penser ! – Mary comme Nietzsche et Whitman dont les œuvres lui furent proches. La vitre qui la séparait du monde réel quand elle avait vingt ans est toujours devant elle (215) ; mais ce dont elle est séparée est au delà de tout ce qui peut être vu ou senti. S’il y a là quelque chose , c’est à jamais hors de notre portée ici, sinon par fulgurances imprévisibles : tenter de les évoquer ne peut se faire que par la poésie ou l’art, qui les conduisent ainsi à une forme d’existence.

« la réalité reste à connaître » écrit Whitman .Devant le « froid qui vient » lorsque « le soleil tombe » Mary peut « rester forte » ; devant elle il y a , peut être, une « réalité » autre que les « apparences » , cachée dans « l’éternité »

« le miroir brisé de ce monde reflète un esprit aussi universel que la lumière. » (216)

Cet « esprit aussi universel que la lumière » elle le célèbre dans le recueil de 1904 , A return to Nature , dont les poèmes renvoient à son second mariage et à ses séjours dans le cantal. Elle est alors au plein cœur de sa maturité, croit qu’elle s’est forgé enfin une vie utile et une tâche à accomplir, et retrouve, après ses années d’errance en Toscane ou sur les sentiers de la vieille Angleterre, un pays accueillant , une nature inchangée depuis la fin du moyen âge . Ce monde est le sien, elle est en lui : « je sens une vaste Présence ici. » (217)

« Je tire la source de ma vie des plus profondes profondeurs, je flotte sans dommage à travers les tempêtes, fleur au dessus de l’abîme. Mes racines ne viennent pas des champs de la terre, mais flottent libres à travers les ombres vertes des eaux . Comme toi, reine des fleurs, je peux flotter au gré des marées, nourrie et soutenue par les pouvoirs cachés qui m’aident bien qu’ils se cachent . Le royaume de l’espace est un monde de lieux saints dont les fontaines de baumes calmants gonflent ma poitrine. » Lys d’eau (218)

Les temps et les lieux se télescopent, l’esprit flotte hors du temps :

« Écoute ! une merveille s’est produite, un miracle , soudain , auguste … Quelque chose remua dans mon esprit, et les siècles remuèrent dans la poussière . Soudain je reconnus cette heure, ancienne, dans le pays semblable à lui-même. Tout, j’ai tout connu auparavant ( si le moi non né était moi ) . Tout ! Et tout inchangé – jusqu’à l’étoile qui rit là haut – l’odeur du chèvrefeuille, la course de la lune dans le ciel, le bruit faible de la fontaine, l’appel d’une nuit infinie » (219)

Ce n’est pas l’éternel retour mais l’éternel recommencement : la mort est espoir

« Turn, turn thy wheel, O round and rolling earth ! (220) … Je sens ta sève enfermée dans mon sang, et tes chants dans ma voix, ô désert ! … Une ride passe d’une vie à l’autre, le minerai ravi par le vent tombe dans la plaine labourée, grossit dans le grain et devient notre pain ; avant de se mêler aux cendres des morts, se crée un cerveau immortel qui monte jusqu’aux étoiles, à travers des siècles de naissances. Turn, turn thy wheel, O round and rolling earth !…Le chêne des forêts jaillira de ce flocon qui fut une perle l’été, sera terreau et de nouveau vert. . O mort, où est ta morsure ? N’es-tu pas changement et espoir ? O rolling Earth, Turn, turn thy wheel, revolving joy and death.”

Reste à se laisser porter par l’immensité du mouvement qui tout emporte . Et à attendre avec confiance le moment de la dernière liberté.

« Je cherchais à fuir le ciel de juin ; les portes de la grange baillaient, offrant l’ombre , la fraîcheur, le repos et l’odeur du foin ; j’y suis restée tout l’après midi. J’ai clos les portes moussues, j’ai laissé s’écouler le jour, épiant le monde à travers les trous du mur : comme il était gai et vaste ! Je voyais les montagnes, la rivière, les bois à travers une fente : comme il est vaste et vivant, ce monde qui est mien . Ainsi dans les cavernes crépusculaires de notre âme, nous épions la glorieuse vision du Tout, proche, réel, mais incomplet et étranger … O Vie mouvante, o monde immense et libre qui tourne en rond mystérieusement, quand mes murs enfin crouleront-ils ? Sois sûr que je ferai front sans peur, pour regarder. » (221)

Le recueil A return to nature a été publié à Londres en 1904 . Il restait à Mary quarante ans de vie . Rien n’indique qu ‘elle ait changé d’avis . L’intuition de l’infini est une présence, même et surtout pour un agnostique , qui n’en attend rien . Le « divin » , si divin il y a , est dans les choses , où l’homme peut le percevoir, non l’atteindre. Après la mort ? Il faut passer le seuil.

Faire front sans peur pour regarder .

Dans cette attente , qu’elle ne pensait pas devoir être si longue, elle demeura fidèle à elle-même, à cette morale qui toujours fut la sienne, du contrôle de soi, de l’attention aux autres et du refus d’inélégantes plaintes.

Plus le passage se rapproche , plus il est nécessaire de l’attendre avec courage , fierté et surtout une gaieté sans regrets. Elle avait des modèles . Emily Brontë n’avait pas eu la gloire ni l’amour mais avait eu la chance de partir avant le déclin « Il valait bien mieux pour cette âme aimante et fidèle, mourir quand sa vie lui était encore chère, quand il y avait encore de l’espoir en ce monde, que de décliner quelques années de plus, faible et seule, pour finir par abandonner dans la gloire et la misère une vie sans illusions» (222) Mary n’a pas eu cette chance . Elle avait eu une « petite » réputation et surtout l’amour : cela compensait-il une si longue fin « sans illusions » ? Elle aurait certainement préféré disparaître avec James , puis avec Émile ! Mais elle fit face, comme elle l’avait toujours fait. Avec courage … et peut être une certaine forme de bonheur. « Dans certaines circonstances, le bonheur est une vertu, sœur du courage. Je loue mon vieil ami,[Ernest Renan], malade, mourant, d’avoir été gai. » (223)

Était-elle gaie dans ces heures sombres de la guerre où il était si difficile de l’être ? Je n’en sais rien, il est possible que non, j’étais bien trop jeune pour lire les attitudes d’une très vieille dame qui nous recevait avec une parfaite gentillesse mais était si loin de moi. Éprouvait-elle une forme de bonheur ? Peut être ! Si oui, c’était celui que l’on éprouve à se sentir toujours capable de faire face, donc bien « cette vertu, sœur du courage » . Ce dont je suis sure , parce que tous les adultes qui l’ont côtoyée à cette époque me l’on dit , c’est qu’elle ne fut jamais à charge et que tous les descendants d’Émile n’ont jamais cessé de l’aimer.

Sa petite fille , Fanny Heyman-Duclaux , fait à André Chevrillon , le récit de cette fin : « Je l’ai souvent entendue parler de vous dans la solitude d’Aurillac, où elle remplaçait les présences chères et impossibles par des évocations du passé ; et telles étaient sa mémoire, sa pénétration, sa vivacité, que tous ceux dont elle parlait semblaient assis près de nous, Oscar Wilde et Marcel Proust, Browning et Georges Moore, France et Renan, et votre oncle, M. Taine »… « Elle est morte le jour le plus noir et le plus froid de l’hiver 1944. Je me souviens du vent, de la tempête, de l’épaisse neige tourbillonnante, qui faisait à son cortège funèbre un décor des Hauts de Hurlevent » (224)

Grâce à Fanny , elle aussi disparue, laissons le dernier mot à Mary dans un poème trouvé dans le tiroir de sa table de nuit après sa mort :
Ce que j’ai eu, ce que j’ai su
Me semble aujourd’hui peu de choses
Et j’aime autant cet arbre nu
Que juin tout odorant de roses.
Qui sait ? Mourir peut valoir mieux
Que notre fièvre fugitive
Adieu. Je me dissous. Adieu
Je sombre
Et j’atteins l’autre rive

– (208) – Rue Transparot ; la rue existe encore ainsi que la maison .
– (209) – Elle ne pouvait s’empêcher de vivre dans un univers spiritualiste, et non pas mystique comme le dit sa biographe, Sylvaine Marandon,
mot qui dans la culture littéraire française porte un jugement rédhibitoire qui dispense d’aller plus loin.
– (210) – « J’appelle méchant et antihumain tout cet enseignement d’un être unique, absolu, immuable, satisfait et impérissable… Tout ce qui est impérissable n’est qu’image » ( Nietzsche , Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard , Paris, 1947, pp . 93 sq),
– (211) – Nietzsche, ibid. p.212)
– (212 ) – Daniel Halévy, Nietzsche, Grasset,Paris, 1944, p. 563 (citation)
– (213) – Walt Whitman, leaves of grass ,sélection W. Michael Rossetti, publié par John Camden Hotten, Londres, 1868, p. 267 “ O I see now that life cannot exhibit all to me as the day cannot,/ I see that I am to wait for what will be exhibited by death” … “All goes onward and outward, nothingollapses,/ And to die is different from what anyone supposed, and luckier.”
– (214) – “May – be the things I perceive , the animals, plants, men, hills, shining and flowing waters,/ The sky of day and night, colors, densities, forms, may-be these are ( as doubtless they are) only apparitions, and the real something has yet to be known (ibid). I was thinking the day most splendid, till I saw the not-day exhibited, / I was thinking this globe’s enough, till there sprang so noiselessly around me myriads of other globes”.. “Now while the great thought of space and eternity fill me, I will measure myself by them” (ibid)
– (215) – Voir infra p. 81
– (216) – a return to nature, Semailles : I
– (217) – bid. , Toussaint
– (218) – A return to Nature , Lys d’eau , 3 è partie , l’un et le tout
– (219) – Ibid , Récurrences
– (220) – Laisse tourner ta roue , ô rond monde qui roule ! Ibid. , Tout est âme.
– (221) – Ibid., Dans la grange.
– (222) – Emily Brontë, p.233
– (223 ) – Article sur la mort d’Ernest Renan , dans Revue de Paris, 1898, 15 mai, p. 341
– (224) – Lettre de Fanny Heyman à André chevrillon , 17 mai 1952, archives familiales

Biographie de Mary Duclaux – D’une rive l’autre – Chapitre 5

Entre les deux guerres

“the worst of a green old age is that one has outlived one’s own generation » , (149)

Mary a 47 ans en 1904 [57 ans en 1914, 82 ans en 1939]. Sans qu’elle le sache, elle a encore devant elle quarante ans de vie. Ses deux tentatives pour rentrer dans la norme ont échoué. Si l’on en juge par les hésitations qui ont entouré la deuxième , essayer encore une fois semble impossible .

Comment survivre après 1904, « au milieu du chemin de la vie » ? Sans rien demander à personne ? Quand se sont fermées toutes les voies que l’on a tenté de suivre ?

Dans la vie de Mary, la grande rupture ne se place pas en 1914 mais bien avant, en 1904 à la mort d’Émile. Il lui faut trouver un mode de vie acceptable pour elle et pour les autres. Il faut qu’il soit conforme aux normes de son temps et de sa classe. Ces normes, elle ne les jugeait pas justes , mais elle avait acceptées, elle n’en voyait pas d’autres qui répondissent à son éthique .

En 1904 le monde restait apparemment le même, le changement était seulement intime. Le petit carnet intitulé memoranda expose les chemins que prend sa réflexion. Aucune remise en question n’y figure , il s’agit seulement de rester dans le monde en s’adaptant à la solitude : après quelques moments de flottement, elle va y réussir sans trop de difficultés semble-t-il , jusqu’en 1914.

Mais la guerre lui apporte une autre façon d’être au monde , une raison d’être, une obligation de prendre position aux côtés de ceux qui luttent, un engagement de tous les instants, et comme femme auprès des blessés , et comme intellectuelle , en tant que défenseur de la cause anglo-française. Ce qui est libérateur dans ce genre de situation c’est que l’intéressé n’a plus aucun doute , la voie est tracée , il n’a plus à se demander ce qu’il doit faire .

Il y a donc aussi un avant et un après la guerre :1914 – 1918 est une parenthèse pour elle comme pour toutes les femmes. Vers 1920, lorsque la parenthèse sera en voie de fermeture, bien des femmes auront à se reconstruire une vie autre, plus libre, et tenteront de le faire ; plusieurs y réussiront . Mais pas Mary : elle est – et se sent – trop âgée , elle a dépassé la soixantaine, et pour le coup c’est un peu tard pour changer radicalement le cours de son existence, surtout au début du vingtième siècle . Elle va donc continuer sur sa lancée, et se contentera du rôle de spectateur.

1904 – 1914

Entre 1904 et 1914 , elle est triste , mais pas désespérée et se demande ce qu’elle va pouvoir devenir . Sa solitude est définitive : personne ne va l’aider à trouver sa place dans la société. Femme dans un monde construit par et pour les hommes , elle va devoir se faire une vie sans eux. Pas contre eux , ce n’est pas sa voie comme ce n’était pas celle de Vernon. Les appuis traditionnels ont disparu. Son père et ses deux maris sont morts ; sa mère, Mrs Robinson mourra en 1916 ; Mabel n’est jamais sortie du cocon familial, et, d’après la correspondance que Mary a laissée, toutes deux semblent moralement plus à la charge de Mary que le contraire.

Les questions financières demeurent. Le memoranda de 1904 (150) pose clairement la question sur la dernière page : on y trouve les informations suivantes :
sous le titre : travail (souligné dans le texte)
Une liste de travaux dans l’ordre chronologique
– 1878 : an handful of honeysuckle
– 1880 : The crowned Hipollytus
Manque le roman , Arden .
…. Et la suite jusqu’à
-1894 : Froissart

-1905 : ….
et immédiatement à côté de cette liste la note : Mem. : il faut faire 30 ans de travaux .

Cette énumération ne peut avoir qu’un seul motif : savoir comment elle peut avoir une source de revenus fondée sur ces travaux qui lui ont valu une petite notoriété . Difficile de comprendre à quoi elle pense précisément : peut être à ce que peuvent lui valoir ses contributions au Times literary supplement et à quantités d’autres revues anglaises, françaises ou américaines dans lesquelles elle a publié .

Elle a quarante sept ans à la mort d’Émile ; elle est veuve de deux professeurs de haut rang , mais est restée mariée avec eux en tout moins de dix ans, ce qui n’ouvre guère droit à une retraite importante. La famille Robinson avait du bien et c’est sans doute de cela qu’ont vécu Madame Robinson et Mabel après la mort de leur époux et père : qu’en restait-il ? James lui avait légué une petite somme, celle qu’elle propose curieusement de placer sur la tête des deux fils de son second mari, ce que les intéressés ont sûrement refusé. Le malheureux James était issu d’une famille très pauvre, il avait réussi une belle carrière mais était mort bien trop tôt pour avoir pu faire des économies substantielles. Après 4 ans de mariage, sans aucun legs un peu important de son second mari, malgré un don que le docteur Roux lui a fait avoir du conseil de l’Institut Pasteur et dont elle le remercie chaleureusement, ses moyens sont limités : elle devra changer son train de vie , ce que marquera symboliquement le déménagement de l’avenue de Breteuil à la place saint François Xavier, puis rue de Varennes, quand Mabel la rejoindra . .

Une femme désintéressée comme Mary considère les problèmes financiers comme les plus faciles à résoudre ; elle va vivre de ce qu’elle tire des diverses sources familiales (151) , et des résultats de son travail de critique et d’historienne. Ce à quoi elle va occuper le reste de sa vie, en dehors de la poésie , est beaucoup moins évident .

Pourtant la réponse coule de source car inscrite dans la suite des années de mariage avec Émile. Deux rôles demeurent : assumer le rôle de deuxième mère de Jacques et de Pierre , puis de grand-mère de leurs enfants. Elle le fit avec une gentillesse constante , comme elle s’y était engagée . Cette fonction peut certes aider à remplir le cœur , pas l’esprit. Il y a donc une deuxième voie. Pendant les dix ans qui suivent elle va se créer une place, modeste , dans le monde littéraire. Trois choses vont l’y aider : le travail de correspondant du Times Literary Supplement en France, le jury Femina –vie heureuse, et le salon qu’elle tiendra . En 1914, au moment où les hostilités éclatent, elle a, en gros, réussi. La guerre va tout remettre en question mais il faudra du temps pour qu’on s’en aperçoive.

Ce trajet suit un schéma traditionnel au dix neuvième siècle ; une femme qui ne relève pas des classes populaires n’est pas censée s’en sortir seule : les modèles auxquels peut se référer Mary , Taine et Renan, ont, chacun d’entre eux, assuré l’existence de leur sœur, lorsque la nécessité les a obligés à leur donner asile. Mary et Mabel n’ont pas de frère, et leurs diplômes ne leur ont pas donné le droit de se porter sur le marché du travail. Dans la famille Duclaux, les premières femmes à prendre un travail indépendant appartiennent à la génération des enfants d’Émile et ont du se battre durement pour y accéder . Mary et Mabel ont réussi à vivre dans l’indépendance financière , au moins jusqu’en 1939, où la deuxième guerre mondiale les coupa de leurs sources anglaises. C’est là , très certainement , une des raisons pour lesquelles Jacques et Pierre , surtout Jacques qui était le plus proche, ne leur ont jamais refusé leur appui.

Fierté et modestie, orgueil aussi ont conduit Mary sur ce chemin particulier d’indépendance : s’assurer l’ autonomie la plus grande possible , à l’intérieur de la société telle qu’elle fonctionne , non sur ses marges , encore moins en opposition avec elle. Ce parcours répond à une logique certaine . Elle a choisi la voie du mariage, contrairement à son amie Vernon. Contrairement à Séverine, qu’elle rencontre au jury Femina ou dans les suites de l’affaire Dreyfus, elle n’a pas choisi la voie du journalisme ; elle y aurait remporté des succès, si l’on en juge par la fréquence et la qualité des articles du Times . Mais souvenons nous de ce que lui écrivait le docteur Roux, le 11 août 1907, lorsque, pendant une expédition à Londres, elle se rendait à la rédaction du journal et chez son éditeur : « … les bureaux de la rédaction du Times sont malsains pour vous. Restez pour vos confrères du grand journal la critique voilée , vous y gagnerez en prestige et surtout vous éviterez de respirer les horreurs accumulées dans ces antres de journalistes » Tout laisse à penser que Mary partageait ces préjugés.

Pas de vie publique donc , comme celles de Vernon Lee ou de Séverine Il ne restait qu’à s’ « en tenir à [sa] part légale de la succession et ne rien attendre au-delà » ( conseil du docteur Roux, lettre du 17 août 1904 ) . L’ « ordinaire » (social et financier) pouvait être amélioré par des travaux, à condition qu’ils fussent soigneusement cachés . Tel est le destin modeste que Mary s’est choisi. La féministe que je suis le regrette, mais admire la logique du parcours et la vaillance avec laquelle il a été suivi.

La grande guerre

La violence du choc, la brutalité, pour ne pas dire la sauvagerie des faits de guerre, puis rapidement les innombrables destructions et les morts, obligent chacun , surtout les hommes – et les femmes – de culture , à se poser des questions, à suivre les événements et à prendre position. Cette anglo-française , héritière de la culture classique de l’ouest européen , n’a pas un instant d’hésitation : d’abord comprendre ! Puis agir .

Pourquoi la guerre ?

La réaction de Mary devant la guerre est celle de bien des intellectuels du temps : incompréhension et incrédulité d’abord , scandale et révolte ensuite , et pour finir rejet de toute discussion ou hésitation devant cette unique obligation : soutenir les combattants et l’effort de guerre, obligation confortée par la persuasion d’être du côté de la civilisation contre les barbares.

Pourquoi la guerre , et une guerre si acharnée et horrible ? Et qui sont les barbares ?

La question se pose surtout à ceux qui aiment la culture allemande . Mary en fait partie à la suite de Vernon Lee, James Darmesteter ou Renan, ( et plus tardivement Daniel Halévy) . Comment un peuple , célébré pour ses savants, ses philosophes , ses poètes et ses universités, en est-il arrivé à choisir la brutalité de la guerre ? La contradiction cause un choc, chacun sent et comprend qu’il faut répondre à la question s’il veut survivre. Et Mary la première , qui sait depuis ses études sur Ausone et la fin de l’Empire romain, que les civilisations sont mortelles.

Première réponse , factuelle : l’unification de l’Allemagne . En 1915, Mary fait un compte rendu du livre de Mme de Staël sur l’Allemagne, alors réédité, ainsi que de sa correspondance avec Necker. Elle note que l’écrivaine voyait au cœur de la sensibilité allemande le « principe de terreur » et le respect de la force ; elle remarque aussi que Germaine de Staël avait prédit – et souhaité ? -, dès 1804, cette résurrection de l’Empire. « Nous voyons trop bien, conclut-Mary, à quel point les allemands suivirent scrupuleusement cet avis » (152) . C’est l’évidence même ; une poussière de petits états n’aurait jamais eu la puissance nécessaire. La réunification crée la possibilité d’une expansion du pangermanisme , elle n’en est pas la cause.

Mary reprend la question dans le compte rendu d’un livre d’Ernest Denis, L’intoxication d’un peuple (153) , et , cette fois, elle va plus loin et introduit le concept de décadence. Se rappelant son ancien intérêt pour la fin de l’empire romain , elle se réfère à la dégénérescence de la civilisation gréco-latine – attribuée alors aux chrétiens – Le christianisme comme ferment du déclin ? Peut -être ! Et de faire, curieusement, le rapprochement entre l’idéologie des armées allemandes et… les jésuites, en particulier ceux des réductions (154) : « avec leur méthode et leur discipline, leur esprit de sacrifice et leur courage, leur immolation de la conscience individuelle devant ce qu’ils considèrent comme une finalité supérieure, [les jésuites] ont atteint une unité aussi frappante que celle de l’armée allemande » ; pour conclure : « Chaque guerre est pour les allemands une guerre sainte, dont les adeptes conquièrent non seulement un triomphe pour l’État.. mais aussi le bonheur , voire le salut des vaincus. … Ils se battent non seulement pour l’agrandissement {de l’Empire] mais pour organiser l’Europe en une espèce de suprême Paraguay, Ad majorem Alemanniae gloriam » .

« Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles », a dit Valéry. Les chrétiens ont détruit Rome au nom d’un idéal supérieur. C’est une tâche semblable que tentent les allemands en 1914 ; et ils recommenceront en 1939. Les peuples renient les valeurs de leur ancienne culture ; la civilisation tombe en décadence, morale et spirituelle . Il faut donc réagir , et ce sera le rôle du peuple d’élite , chargé – comme ailleurs les représentants de la « vraie » religion – de conduire le reste du monde vers un état supérieur. Mary et ses semblables n’ont pas la même définition de la décadence . Il ne reste plus qu’à se défendre .

Bref elle partage – et tente de faire partager – la thèse d’un conflit idéologique . L’unité allemande une fois réalisée est porteuse d’une culture supérieure : sur ce point elle serait d’accord . Destinée à s’imposer au monde ? Là elle ne suit plus . Pour elle la culture allemande est une parmi les cultures européennes, ni meilleure ni pire que l’anglaise, la française ou l’italienne, toutes porteuses de valeurs qu’elle est bien placée pour connaître- . Elle pense le conflit comme se situant entre les fondements des deux tendances présentes en Europe occidentale. Individualisme et liberté collective , fondement des démocraties et de la France des Lumières ; respect de la tradition et de la race, valeur supérieure aux valeurs individuelles, base d’une certaine pensée allemande depuis Herder et reprise en France par Barrès et Maurras . Les traces de ce conflit se repèrent encore.

En 1914, il y a une Mary , admiratrice de Goethe et de la poésie allemande, amoureuse des traditions poétiques – et religieuses- des peuples germaniques et du legs social et artistique de leurs ancêtres , admiratrice – et pas encore amie – de Barrés. Cette Mary là coexiste avec une autre Mary , fille de la démocratie anglaise célébrée par James Darmesteter, proche de Dante Gabriel Rossetti , lui même fils d’un révolutionnaire italien, disciple d’Elisabeth Barrett Browning, qui célébra la liberté et l’unité italienne (155) . Les deux traditions l’ont formée, elle et bien d’autres, elles coexistent en elles .

Mais la guerre de 1914 modifie tous les repères… Pas plus alors qu’aujourd’hui le conflit entre ces deux idéaux, qui a fait et fait encore des milliers de morts, n’est résolu pour Mary sur le plan intellectuel ; d’après les conversations que nous rapporte Emmanuel Berl , on peut soupçonner qu’elle renvoyait l’explication à la sottise humaine et à l’imbécillité imprévisible du cosmos. Quant aux autres causes, notamment les causes économiques, elle ne les évoque pas . C’est un peu court et cela ne donne pas beaucoup de pistes pour s’en sortir. Cela n’a pas d’importance pour elle : ce qui compte , ce n’est plus la pensée , c’est l’action. Et le problème de l’action est résolu par la guerre elle-même . Entre les deux traditions il faut choisir, il ne peut être question de rester « au dessus de la mêlée ». Elle désapprouve donc vigoureusement Romain Rolland, et choisit son camp, celui de ses deux patries

Gloire aux soldats, l’union sacrée

Une fois résolu –ou plutôt rejeté – le dilemme , on s’engage résolument aux cotés des combattants, pour une juste cause.

Il faut soutenir la lutte : Mary publie dans le Times une de ses rares interventions qui n’a rien à voir avec la critique : un poème daté de Melun , le 9 août 1914 : Belgia Bar –lass (156) . Cette œuvre, ajoute peu à la réputation de la poétesse, il serait sans doute charitable de la passer sous silence . : l’invasion a pour conséquence l’oubli par Mary de son sens de l’humour , pour ne pas dire du ridicule . La légende écossaise évoquée par Mary raconte l’histoire d’un roi assiégé dans son château, trahi par un de ses proches qui a ôté la barre de fermeture de la porte . Une suivante, Catherine , remplace par son bras la barre manquante, ce qui permet au roi et à la reine de fuir . Et Mary de célébrer comme la légende :
….
The poet and Kate the Bar-lass of the western world,
Who, when the treacherous Prussian tyrant hurl’d
His hordes against our peace, thrust a slight hand
So firm, to bolt our portals and withstand. “ (157)

Le poète a choisi son camp et ne variera plus .

Quand elle raconte les événements, elle retrouve, heureusement, son sens de l’humour . En septembre 1914, Mary est à Melun, à 30 kms de Sucy en Brie et de la maison des Halévy (158) . C’est là une situation idéale pour observer et restituer avec verve la mobilisation et les six semaines qui précèdent la bataille de la Marne : réactions des paysans et des bourgeois de Melun, arrivée des troupes anglaises (écossaises), difficultés du repli sur Melun, arrivée des réfugiés du Nord, fuite des bourgeois de Melun et des administrations de la ville (159) : « « Ils tuent leur chien, (nous disait un des leurs, plus courageux), ils tuent leur chat , et ils s’en vont . Ils ne pouvaient guère tuer leurs domestiques , mais, pour la plupart, ils les laissaient » … « Le Préfet lui-même jugea que son devoir l’appelait à Bordeaux. Le maire se volatilisa promptement. La Croix rouge fila sur Orléans. Les Postes étaient toutes emballées, prêtes à partir, et je crois que le haut personnel s’en fut à Montargis. Les trois banques rivales, avec un ensemble touchant, montraient visage de bois »

A l’arrivée des anglais : elle est sur la place de l’église Saint Aspais , « … lorsque je sentis autour de moi comme un frisson général. Mais voilà les femmes qui rentrent en courant dans leurs maisons, avec je ne sais quel regard épouvanté : » Les Allemands ! Ce sont maintenant les Allemands ! … « Je restais donc seule au milieu de la place … Alors je vois s’avancer, tournant le coin de l’église, une troupe d’aspect, en effet , redoutable : des hommes blonds qui marchent avec un rythme libre et sauvage, leurs jambes hâlées nues sous leurs jupes grises : c’étaient les Highlanders en tenue de campagne …La vie reflua dans tout mon être et , à mon indicible étonnement, je m’écoutai chanter le fier chant écossais « Scots wha hae » du haut de ma vieille voix fêlée , et eux , qui appréciaient l’accueil et excusaient l‘exécution musicale, agitaient leurs mains en me dépassant » (160) .

Elle se demande alors si elle doit se replier ( elle a la responsabilité , dit-elle, de sa vieille mère et de « trois jolies jeunes bonnes ») ; elle va donc demander conseil au général anglais (admirons au passage la facilité avec laquelle elle arrive dans le bureau du général ), qui lui conseille de rester , puis à un jeune soldat réparant sa bicyclette : « comme je passais , il me regarda avec de bons yeux si confiants que je m’arrêtai : « Croyez vous, lui dis-je, que nous soyons ici fort exposés ? – Pas tant que ça, Madame. Voyez – vous, la ville ici est toute pleine de généraux et je me suis toujours dit : où il y a beaucoup de généraux, il n’y a jamais beaucoup de casse ! » Je rentrais chez moi, toute réconfortée par cette bonne parole. »

Le lendemain dimanche, les allemands étaient à 40 Kms de Melun et, après le retour de Mabel de la messe, « je quittai ma maison pour aller aux nouvelles ; presque à ma porte je rencontrai un jeune highlander, aussi doux, aussi réservé dans son maintien que s’il sortait du prêche à Glasgow. Aussitôt je recommence mon éternelle antienne : « Croyez-vous que nous allions avoir les Allemands par ici ? » Et lui de répondre, avec le joli accent détaché de sa race : « Je me suis laissé dire, Madame, que les Allemands venaient de subir un petit échec » . Et c’est de cette modeste manière que j’appris la victoire de la Marne. »

Le 7 septembre, les renforts montent au front ;
« Morituri salutabant ! Combien d’entre eux ont laissé leurs os sur cette belle plaine de Brie !
« Que de corps le long des fossés,
L’un sur l’autre tout entassés !
Jamais ne fut telle tuerie
Frappant telle chevalerie ! »
Les vieux vers du Mystère d’Orléans me reviennent à l’esprit … »

Quelle façon détachée, et pourtant sensible, de raconter un épisode de la grande guerre ! La capacité de distanciation et le sang froid apportés par son éducation et sa culture ont vite repris leur pouvoir sur Mary.

Vision de la guerre : la fin d’un monde

Pendant la guerre et dans l’immédiat après guerre, la correspondante du Times s’efforcera de combattre les préjugés de ses compatriotes : oui , les soldats français sont courageux, oui, ils manifestent un esprit de corps et une solidarité qui fait le fond du patriotisme, oui, ils ont une sorte de foi , « l’intuition d’un état qui transcende ce que nous appelons réalité, quelque chose qui est plus vrai que la vérité ( !) (161). Ce sont là les valeurs qui inspirent les écrivains de guerre : Rostand, Claudel , Peguy , etc . Oui, le peuple soutient l’union sacrée prônée par Barrès : « Autour de nous , de manière évidente , les vivants recueillent et prolongent les morts » (162) Ce qu’il y a de plus étonnant , pour le lecteur contemporain non prévenu, c’est que Mary éprouve le besoin d’insister sur ce sujet ; les lecteurs du Times avaient ils à ce point des préjugés contre la fameuse légèreté française ?

Elle préparait au printemps 1914, pour ses lecteurs anglais, un ouvrage présentant les principaux auteurs français contemporains : le livre était sous presse quand la guerre éclata , ce qui en retarda la parution jusqu’en 1919 . L’éditeur lui retourne alors les épreuves pour une ultime révision . Elle le reprend, pour en faire une réflexion sur la littérature avant et après 14 – 18 et sur la nature de la rupture causée par la catastrophe (163) .

Surprise ! Le changement est venu, il porte l’oubli des uns, la gloire des autres. Barrés a pris une dimension nationale, comme « soulevé vers quelque chose de plus vaste, de plus haut, et de plus constant que sa personne ». Romain Rolland, par contre, il est difficile de le défendre, lui qui a laissé sa patrie pour la Suisse afin d’écrire son livre « Au dessus de la mêlée » ; cette œuvre fait de lui, probablement « the most unpopular writer in France . Du coup elle massacre le dernier livre, Colas Breugnon : préciosité (euphuism), prétention intellectuelle, grossières plaisanteries de taverne rapportées dans un style précieux, brutalité du héros . Il ne faut pas confondre rudesse et grossièreté , précise-t-elle . Les épreuves ont transformé la douce Mary , elle a perdu son indulgence.

Restent Claudel et Péguy : le premier est consul au Brésil, homme de « passion et de combat » , on peut lui faire confiance .Quant à Péguy la mort change tout . Mary réécrit le chapitre qui lui est consacré : le style en était plutôt plaisant , ce n’est plus de mise pour un martyr et un héros. Certes elle ne l’aimait pas , pas plus que Claudel ; c’est la faute , pense-t-elle, de son éducation classique, peu portée sur la violence, la réitération , la surabondance et elle se sent coupable. Mais Péguy et Claudel représentent une génération ; elle a donc repris les chapitres et y a joint leurs successeurs dans la guerre, Psichari, Nolly, Barbusse et Duhamel. Comment ne pas
célébrer les héros, même si on n’apprécie guère leur façon d’écrire ?

Son but est clair : défendre à travers eux la morale du contrôle de soi, de l’honneur et du sacrifice : morale qui est la sienne. Il faut d’autant plus la défendre que c’est la seule qui peut justifier tant d’hommes massacrés et tant de destructions : la génération qui avait vécu la guerre ne pouvait accepter que tant de malheurs, subis et observés n’aient aucune justification ? Cette morale exaspéra la génération suivante , celle du refus et de la révolte : Emmanuel Berl qui aima Mary et l’admira, attribuait ce travers à l’éducation victorienne : explication insuffisante qui n’en causa pas moins son éloignement d’elle , qu’il ne se pardonna jamais.

Tout aussi indéfendables sont pour Mary la plupart des écrivaines de l’époque. Elles ont persisté à écrire, mais pas sur la guerre : leurs romans et leurs poèmes sont les « reflets de miroirs occupés par leur image » ; en d’autres mots il s’agit de jouir de soi même. Cet égocentrisme est inadmissible . Face à Mme de Noailles , Marcelle Tinayre (164) ou Colette, dont les premiers livres paraissent alors, seule Marie Lenéru trouve grâce à ses yeux (165) : impliquée, brodant des drapeaux, marraine de douzaine de fusiliers marins, écrivant contre la guerre ( La Paix) , sortant La triomphatrice au Théâtre Français en 1918 . La grosse Bertha bombarde, on ferme le théâtre et Marie Lenéru se réfugie en Bretagne. Elle mourra à Lorient en septembre 1918 , victime de la grippe espagnole: « Péguy excepté , nous dit Mary, la France n’a perdu dans la guerre aucun autre écrivain dont nous pouvions espérer une plus riche récolte » ! Comparer Marie Lenéru à Péguy ! jusqu’où peut aller l’amitié – et le sens du devoir – joints au patriotisme ?

Jusqu’à sa mort Mary restera adepte de cette morale sévère ; tous les jeunes gens qui la fréquenteront pour son intelligence et sa bonté , le remarqueront et le déploreront . Entre les deux guerres elle est la représentante d’une génération en voie de disparaître et , si elle se sent obligée de rendre compte au Times des nouveaux écrivains du refus, la lecture de ces textes montrent qu’elle ne les comprend guère. Conséquence : les lecteurs du journal ne prendront conscience de l’importance ni de Dada , ni de Breton ou du surréalisme. En France les lecteurs de la presse bourgeoise avaient – ils un meilleur sort ?

Après la parenthèse guerrière, la vie semble pouvoir reprendre là où Mary l’avait laissée : la famille , le salon de la place saint François Xavier puis de la rue de Varennes, les réunions du jury Femina auxquelles vient s’ajouter le salon de Daniel Halévy, quai de l’horloge. La semaine est rythmée par des repères fixes : mercredi, réception pour le thé rue de Varenne ; samedi réception quai de l’horloge ; enfin dimanche matin , jusqu’à sa mort, la visite du docteur Roux. Quelques vieux amis à dîner, venus d’Angleterre , d’Italie et de France, la famille à déjeuner ou à dîner, et enfin le travail : les livres à écrire, et surtout l’article à envoyer régulièrement au Times à Londres . Ce n’est pas seulement une existence bien remplie, et de façon intéressante, c’est aussi une existence justifiée par l’intérêt porté aux autres , proches et lointains , connus ou inconnus. Elle ne changera plus jusqu’à la deuxième guerre , à quoi Mary ne survivra pas.

L’exaltation due à la guerre tombe, le siècle qui commence sera autre , une nouvelle ère débute . la conclusion est claire, mais difficile à accepter. Et la poétesse se souvient de Virgile :

“Ultima cumaei venit jam carminis aetas /
Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo (166)

, dit Mary après la sybille de Cumes. Les temps à venir ne seront pas ceux de Mary, elle le sait et le regrette . C’est la fin du classicisme auquel elle a appartenu , de la tradition poétique qui remonte à Ronsard . Le nouvel ordre qui naît , elle aura bien du mal à le comprendre , pour ne pas dire qu’elle ne le comprendra pas .

Le salon de la rue de Varennes

Après la mort de Mrs Robinson, Mabel , restée seule , vient vivre aux côtés de sa sœur. L’appartement de la place saint François Xavier ne convenant plus, les deux femmes s’installent rue de Varennes, chacune dans un appartement donnant sur le même palier.

Il y avait « deux appartements vacants , nous dit Emmanuel Berl, juste en dessous des mansardes où je logeais , l’un [celui de Mary] donnant sur l’hôtel Biron ( l’actuel musée Rodin ) , l’autre [celui de Mabel] sur une cour, un peu triste mais vaste et silencieuse. » (167)

Au début de la guerre, quand Berl fut réformé pour cause de tuberculose, Mary se fait « du souci pour [lui], malade, triste et irrité dans [son] logis de garçon » . « Elle me permit de la voir tous les jours. Je descendais après dîner les quelques marches qui nous séparaient (168) ; je la trouvais dans son fauteuil beige , au coin de son feu qui pétillait toujours … C’était une oasis merveilleuse : les cuivres des chenets, des statuettes hindoues , trophées de James Darmesteter, luisaient d’un éclat que n’amortissait jamais aucune ternissure, … Ces deux femmes , dont l’une avait passé et l’autre allait atteindre la soixantaine, qui faisaient tant de choses – Miss Mabel soignait aux Invalides les pires blessés , ceux de la colonne vertébrale , et Mary Duclaux , sans renoncer à aucune de ses activités, assumait celle d’infirmière à l’hôpital de Rohan – n’étaient jamais fatiguées ni maussades mais inlassablement disponibles et gaies. Dans leur île enchantée elles semblaient défendues par des génies contre tous les embarras auxquels je croyais chacun condamné. Elles n’étaient pas riches et ne manquaient jamais de rien ; le temps n’avait de pouvoir ni sur leurs personnes , ni sur leurs besoins . J’ai revu Miss Mabel en 1952 ; les rideaux et les papiers que j’avais vu poser avant 1914, avaient gardé toute leur fraîcheur . Miss Mabel , mourante et sourde, n’avait pas changé ; elle gardait son visage de faune rieur. »

Le salon de Mary , le fauteuil beige au coin du feu, les fenêtres qui donnent sur le jardin de l’hôtel Biron, le décor victorien, les souvenirs de Darmesteter et de Duclaux , tel est le décor qui , entre les deux guerres , verra passer tant d’hommes et de femmes , anglais et français surtout mais pas seulement ; la famille d’Émile et les amis de jeunesse, écrivains plus ou moins célèbres, savants aussi , surtout les pastoriens, etc. On a du mal à se représenter de nos jours ce Paris mondain de l’entre deux guerres, organisé autour de salons divers, à travers lesquels la haute bourgeoisie et la noblesse, les femmes surtout qui n’en avaient guère d’autre, cherchaient le moyen d’influencer une vie intellectuelle, voire politique qui se déroulait sans elles. Elles donnaient des dîners, auxquels il fallait être prié si l’on voulait rencontrer les hommes d’influence et on faisait des pieds et des mains pour en être . Elles (ils, aussi) avaient leur jour , où ceux qui étaient déjà introduits pouvaient se présenter sans avertir et sans recommandations, et ceux qui ne l’étaient pas encore se faisaient présenter par quelqu’un qui était déjà introduit . Les deux salons qui nous intéressent ici, celui de Daniel Halévy , dont Mary était un pilier, et celui de Mary , que la famille Halévy fréquentait bien sûr mais dont Daniel ne pensait pas grand bien, n’avaient pas la notoriété de ceux où se rendait la « vieille amie » de Mary, Anna de Noailles (169) , et dont Catherine Pozzi (170) nous donne des descriptions vengeresses. Celui de Daniel avait des visées politiques, celui de Mary n’avait que celles de permettre à l’hôtesse de rencontrer les gens qui lui plaisaient et lui faisaient l’amitié de venir sans en attendre le moindre avantage. Moyennant quoi ces derniers ne manquaient pas d’intérêt ; à part l’avis mitigé de Daniel Halévy je n’ai nulle part rencontré d’appréciations négatives.

Depuis le dix septième siècle et les précieuses, les salons français perpétuent une tradition dont beaucoup se moquent, mais où beaucoup aussi, parfois les mêmes, font des pieds et des mains pour être reçus. ; chacun a sa spécialité, chacun a ses vedettes, plus ou moins célèbres .La réception y est plus ou moins somptueuse , selon les moyens de celles qui les gèrent Tous ont un point commun : ils ont l’intérêt qu’ont ceux qu’on y rencontre. D’où les rivalités entre celles/ceux qui les tiennent .

Mary Duclaux a un appartement plutôt petit selon les critères bourgeois de l’époque et très peu de moyens. Mais depuis sa jeunesse un des plaisirs de sa vie consiste à rencontrer des hommes et des femmes intelligents, brillants de préférence , et surtout qui aient quelque chose à dire. La continuité est totale entre Earl’s terrace, la casa Paget et la rue de Varennes. Rencontrer et faire se rencontrer les arts et les lettres, la réflexion et la science, les cultures et les nationalités ; permettre à chacun de se frotter à des modes différents de sentir et de penser ; ouvrir ainsi le monde… Ce n’est pas chez Mary que l’on nouera des relations utiles et que l’on tirera des avantages matériels, elle n’en a pas les moyens .. et probablement pas l’envie. Daniel Halévy l’accuse de n’avoir pas assez de sévérité dans ses choix (171) , il se trompe ; les invités du salon du quai de l’horloge et ceux de la rue de Varennes sont tout aussi sévèrement triés ; mais les critères ne sont pas les mêmes : Halévy voulait avoir de l’influence, c’était un homme et un politique. Contrairement à ses rivales beaucoup plus connues, Mary n’avait jamais cru à une possible influence personnelle, surtout après la mort de ses deux maris. Elle cherchait le pur agrément de réunir chez elle des gens qui lui plaisaient et à qui elle plaisait, même s’ils formaient « un puzzle tiré du Larousse » (172) . Ils ne sont pas sur la même longueur d’ondes.

Ce qui ne l’empêche pas d’aimer rendre de petits services et de prendre la défense de ceux qu’elle aime. De tous niveaux , et pas seulement des intellectuels qui fréquentent son salon. La correspondance avec Barrés contient plusieurs demandes d’intervention adressées au député de Lorraine, dont un bureau de tabac qui n’est évidemment pas destiné aux amis proches Plus intéressants sont les comptes rendus dans le Times, où la correspondante de l’éminent journal ne manque jamais l’occasion de signaler telle ou telle œuvre de quelqu’un qui lui est cher. Plusieurs fois elle prend la défense de Renan, avec une énergie telle qu’on a l’impression qu’elle se sent comptable de son image , comme elle l’a fait pour Darmesteter et pour Duclaux . A propos du livre La grande pitié des églises de France, elle fait se rejoindre Renan et Barrés dans une critique (173) , intitulée What is faith ? « Barrès nous a donné , un siècle plus tard, la deuxième partie du Génie du Christianisme. La pompe torrentueuse [de Chateaubriand] rencontre ici la grâce subtile, la variété d’expression, l’imagination enchantée d’un autre magicien celte , le sage de Tréguier [Renan] . Dans ce livre Barrès est proche de Renan et pourtant si différent.. à cause de l’agressivité sauvage du sarcasme » Mis à part le style en effet, le lecteur d’aujourd’hui voit peu de ressemblance entre les trois auteurs, et rapprocher Renan de Chateaubriand et surtout de Barrès laisse perplexe , surtout celui qui se rappelle les relations difficiles entre le vieux « magicien celte » et le jeune étudiant irrespectueux , ami des canulars. (174) Autant Mary est sceptique quant aux attitudes littéraires ou politiques, autant elle est sensible à la beauté de l’écriture et surtout aux devoirs de l’amitié.

Parmi les visiteurs de la rue de Varennes, le plus cher et le plus proche fut Daniel Halévy, à la suite de son père et de sa mère. En retour leur maison de Sucy en Brie fut toujours ouverte à Mary comme leur salon du quai de l’horloge . Fut aussi ouverte, dan un autre genre, la Commanderie de Ballan qui appartenait aux Rothschild , où Mary fit de fréquents séjours et dont elle tira un sujet d’études dans « The fields of France » . Les amitiés françaises de Mary étaient éclectiques et allaient de la famille auvergnate – étendue – de son mari aux grands noms de la bourgeoisie juive et aux descendants des plus illustres familles de France , par exemple « ma bonne voisine , la duchesse de Rohan » (175) . Elles s’attachaient aussi aux petites gens, aux servantes qui vivaient auprès d’elle, aux jeunes paysans du cantal pour qui elle organisait des sauteries dans la maison d’Olmet, aux fermiers et tenanciers du coin qui lui enseignaient la vie des taillis et des bois. Rien de ce qui est humain ne lui était étranger : au delà de la fameuse « rigidité » victorienne elle savait se rendre disponible, donc se faire aimer.

Elle avait choisi de ne pas / plus (?) intervenir directement dans la marche du monde. Elle participait par l’intermédiaire de ses livres , ou en aidant les blessés et les pauvres, les handicapés et les invalides, tous ceux qui ont du mal à s’en sortir seuls. Cela dans la discrétion la plus absolue, … et quelquefois à tort. Mais dans ce dernier cas , la seule réaction est le rire .. et l’on continue.

Elle se contente d’observer le théâtre du cosmos , et a renoncé définitivement à y intervenir, soit ! Reste que ces contacts ne sont pas seulement le résultat d’une bonté indulgente , ouverte à tous . Ils constituent une vraie richesse, bien supérieure à la vaine gloriole d’inscrire un nom célèbre au tableau de chasse de son salon, et une vraie contribution -modeste – à la marche du monde.

Les enfants , adoptés , proches ou lointains

Il y avait d’abord les enfants : ceux qu’elles n’avait pas eus et qu’elle adopta , ceux d’Émile , bien sur . Mais aussi ceux que lui valurent sa bonté et la réputation de son accueil , les enfants perdus de la société contemporaine, ceux qui cherchaient leur voie et qu’elle aida à la trouver , sans parfois y réussir. Trois exemples, dont deux assez connus par ailleurs : Emmanuel Berl, Marie Lenéru, et Catherine Pozzi.

Que nous dit le premier (en date), Emmanuel Berl. Mary Duclaux, selon lui, était intimidante ; « Jamais, nous dit-il je n’ai été aussi intimidé que devant cette petite fée toute droite dans sa robe noire éclairée par une guimpe blanche » ; car elle « représentait une accumulation , tout à fait accablante , de cultures superposées » ; elle faisait partie « de ces personnes dont le nom , la vie , inspirent le respect et dont la figure échappe aux photographes » (et à la notoriété) . Son salon, rappelle-t-il, était fréquenté par une bonne partie du gratin de l’époque , mais seulement ceux qui y cherchaient autre chose que la publicité . La descendance des philologues chez qui l’avait conduite James : « J’ai vu chez elle, sinon Renan , Taine et Michel Bréal, du moins leurs enfants ; ils lui marquaient la révérence qu’inspire un grand caractère, un grand esprit, un grand amour » . Les pastoriens : leur « piété faisait que , après la mort de Duclaux, les pastoriens gardaient envers elle la déférence qu’on aurait eue à Port Royal pour la veuve de Saint Cyran , s’il en avait existé une » ; cette référence est très significative -. Des hommes de lettres , anglais , comme Henri James , et français, parmi lesquels le plus célèbre , Maurice Barrés ; et enfin les descendants d’Emile . « Les biologistes, nous dit Berl, s’étaient donc ajoutés chez elle aux philologues, aux savants et aux poètes anglais et français . Son salon semblait un puzzle tiré du Larousse ». Elle avait un « jour », comme la comtesse de Noailles et quelques autres ; elle en parlait avec détachement , mais le considérait comme une obligation qu’elle se donnait à elle-même. (176)

En 1965, lorsque Emmanuel Berl publie ces lignes , il pare évidemment son héroïne de tous les charmes de la mémoire. Mais bien d’autres témoignages s’accordent sur l’oasis , et l’accueil de l’île enchantée. Elle accueillait les jeunes de façon quasi maternelle ; elle les comprenait, les écoutait , tout en restant elle-même, cette vieille fée victorienne que décrit Emmanuel Berl avec le puritanisme « consubstantiel » qu’elle partageait avec Vernon Lee . Mary « réussissait à naviguer miraculeusement entre le Charybde de l’imposture conformiste et le Sylla du nihilisme défaitiste. L’humour la sauvait » . Et la distance que l’humour permet de prendre vis-à-vis de toutes les catastrophes, toutes les cruautés, toutes les injustices : ce qu’en résumé elle appelle le « cosmos » , c’est à dire l’ordre du monde . « C’est drôle, dit elle un jour à Berl, qui évoquait devant elle la possibilité d’une seconde guerre mondiale, que le cosmos excite tant de colère » Cette attitude fondait une armature morale qui lui permit de faire face à tous les malheurs de sa vie ; elle n’excluait pas la compréhension et la pitié, bien au contraire , et c’est là sans doute que ses jeunes commensaux puisaient leur réconfort.

Deux jeunes femmes viennent ensuite : Marie Lenéru et Catherine Pozzi. La première n’a pas laissé de relation personnelle de cette amitié, ses amis , nombreux , s’en sont chargés à sa place. La seconde parle chaleureusement de Mary dans le journal intime qu’elle a laissé. A travers ce qui est dit de la façon dont Mary les accueille, se précise la belle image d’une femme âgée qui a renoncé au bonheur pour elle même et se consacre aux autres .

Deux jeunes femmes caractéristiques de leur époque ! Elles fréquentèrent le salon , peu longtemps, à des dates différentes, et, sans doute , ne se rencontrèrent jamais. Marie Lenéru mourut en 1918 de la grippe espagnole ; Catherine Pozzi vécut jusqu’en 1934. Elles n’avaient pratiquement aucun point commun, sauf un : toutes deux étaient malheureuses, toutes deux tentèrent une carrière littéraire avec un succès limité, toutes deux trouvèrent chez Mary aide et consolation. La relation qu’elles entretinrent avec Mary, comme celle d’Emmanuel Berl, est exemplaire, car elle traduit parfaitement ce que Mary voulait être.

Marie Lenéru, écrivaine et auteur dramatique, fut jouée à l‘Odéon ; elle a joui d’une certaine notoriété et est totalement oubliée aujourd’hui : son œuvre ne mérite sans doute pas plus. Maurice Barrés , à qui Mary avait demandé une préface pour la biographie de Saint Just, parue dans les Cahiers verts en 1922 , avait raison en disant : « la pauvre Marie Lenéru me laisse bien sec et maussade ; je me rappelle que, l’ayant vue chez vous, elle me parut une ébauche, une maquette, un bloc mal dégrossi auprès de son sculpteur ». Ce qui était peu aimable pour la française et gracieux pour l’anglaise, mais ne l’empêcha pas de fournir le texte demandé : pas plus que d’autres, Barrès ne savait résister à Mary (177) .

Marie Lenéru est devenue sourde et quasiment aveugle à treize ans ; elle fit preuve d’une volonté farouche pour écrire et prendre part à la vie de son temps, agissant pour la paix et la promotion des femmes (178) . En 1926 une nécrologie paraît dans Le Gaulois (179) sur François de Curel, autre dramaturge bien oublié. François de Curel est un ami très proche de Marie Lenéru , le journaliste se sent donc obligé de parler de la morte : « Elle n’est plus là, hélas, pour se réjouir avec nous , … Nous avons de leurs mutuels entretiens le témoignage de ces grandes feuilles de papier conservées par Mme Lenéru … Et puis l’incomparable amie que fut pour cette infortunée Mme Mary Duclaux, les réunit dans ce salon où il n’était plus question d’être « la borne vivante » marquant la place vide mais une vivante qui se retrouvait chez Marie avec d’autant plus d’éclat qu’elle se savait là vraiment au milieu de ses pairs. Et les doigts de Mme Duclaux s’agitaient , parlant la langue des muets pour retranscrire les paroles du maître, tandis que ses yeux, ces yeux où se liquéfie une bonté que l’on devine présente à toutes les détresses, souriaient , encourageants ». A travers cette écriture quelque peu journalistique, s’exprime l’expérience vécue de quelqu’un qui fut surpris de rencontrer cette générosité, rare dans le monde littéraire . Nous serons moins surpris, nous qui connaissons Mary depuis que, dans le salon de son père, elle s’efforçait d’apporter son aide à un jeune poète aveugle, à l’admiration des autres commensaux.

A quelques trente ans d’intervalle , c’est toujours la même Mary , prête constamment à aider et à soutenir.

Catherine Pozzi (180) est surtout connue dans l’histoire littéraire par quelques très beaux poèmes publiés après sa mort, et ses amours malheureuses avec Paul Valéry. C’était une femme isolée et triste, qui souffrit toute sa vie d’ennui et d’un sentiment d’ inutilité foncière , et chercha sa voie sans la trouver jamais. Elle hanta les salons littéraires tout en les méprisant, fréquenta la Sorbonne et le collège de France sans jamais aller assez loin pour faire une carrière scientifique .

Frappée jeune par la tuberculose, elle passa sa vie dans la hantise de la mort . Jeune femme riche et intelligente, issue d’une famille de la haute bourgeoisie, dotée de grandes possibilités littéraires, elle n’eut jamais à lutter pour vivre, et n’eut donc pas à s’obstiner pour faire une carrière : échec exemplaire !

En 1928 , le mercredi 14 juin , jour officiel de réception, elle va « chez Madame Duclaux » (181) . On ne sait pas ce qui l’y a poussé ; elles avaient des amis communs, notamment Anna de Noailles et Daniel Halévy , chez qui elle a pu la rencontrer ou qui lui en ont parlé . Le 14 juin, elle se présente rue de Varennes, après toute une préparation : « Avant d’aller chez elle , j’avais pendant trois heures lu ses vers à la [bibliothèque] Nationale, lu du Browning, lu un livre de son mari (lequel ?). Je ne crois pas que les autres gens entendent l’amitié comme je le fais et se donnent tant de peine pour approcher d’une âme »

Elle y retourne le 5 juillet , « à la fin du jour » … « Madame Duclaux , comme un oiseau céleste , gazouille et me fixe de ce grand regard clair. Il y a là des dames , vieilles et anglaises. Que peut-elle me dire ? Elle ne sait rien de moi. Et moi je ne dirai rien ainsi. Quelque sens , quelqu’habitude (sic) des régions qui sont au dessus ou à côté de la vie fait qu’elle me regarde et que sa voix parle , au hasard, comme cherchant en moi une autre qui l’écoute. Mais ni l’une ni l’autre n’avons trouvé le mot par lequel surgit l’être et répond… »

Toutes deux se sentent proches, mais la communication ne passe pas . « J’ai passé très proche du refuge de grâce que j’avais été chercher, mais il est sous le passé , inaccessible » (Catherine sait que Mary a connu des morts qu’elle a aimés).

Elle y est de nouveau en novembre 1928 ; à ce moment là elle suit des cours à l’Institut Pasteur et sa maladie a repris . Elle rencontre chez Mary son beau-fils [Jacques Duclaux] et tente d’obtenir de lui des conseils, qui d’ailleurs « ne [lui] ont pas servi à grand-chose » . C’était prévisible, mais ce qu’elle a obtenu dans « l’exquis petit jardin de paix [de]cet appartement perché » et de la « petite vieille dame aux yeux clairs », plutôt que de l’information, relève de la douceur et de l’apaisement.

A compter de ce moment elles échangent des lettres , à propos des œuvres que Catherine fait paraître . Elles se rencontrent souvent chez les Halévy , ce qui permet l’amusante description de la prestation de Malraux , un samedi, quai de l’horloge, et de la réaction de Mary . Halévy a prévenu : « c’est un garçon étonnant , mais il a un peu volé » . Catherine n’apprécie pas cette « éloquence » préfabriquée qui cherche l’effet : « ce Malraux pue le mensonge et je n’aime pas le genre enfer » Mais elle note l’attitude de Mary : « Madame Duclaux , tous yeux bleu allumés et mince robe de soie noire Reine Victoria, béante devant André Malraux » . Cet ahurissement admiratif auquel Catherine Pozzi refuse de céder , traduit la reconnaissance d’un style nouveau et fort… et la consternation devant le personnage . Les deux femmes appartiennent à l’ancien monde, toutes deux comprennent la révolte devant le monde qui s’annonce, elles peuvent l’éprouver elles mêmes. Mais si toutes deux sont sensibles à l’intérêt de l’œuvre, aucune ne peut accepter cette attitude particulière de refus, ce déni du « cosmos », qui poussent la révolte jusqu’au délit et à la cruauté. .

On peut comprendre le monde qui vient et ne pas pouvoir l’accueillir !Il s’agit ici de bien plus que d’une sensibilité inhérente à leur commune classe sociale : toutes deux prévoient (182) , sans en faire la théorie ni en prévoir la force, la violence généralisée à venir , la perversion morale qu’elle suppose et la disparition d’une éthique, tout ce qui va permettre la shoah , acmé d’une culture en dégénérescence, dont toutes deux sont issues et qu’elles ont aimée.

En 1929 , le 31 janvier Catherine retourne rue de Varennes ; « A propos de je ne sais quoi, le nom de Valéry .. Elle dit : « Valéry, ce sont des serpents qui chantent » ; j’oublie alors qu’il y a si peu de temps que je la connais, et je lui dis tout. Et l’histoire des Browning et de leur amour qui, par préfiguration m’avait brûlé l’âme. [Catherine a rêvé d’avoir le même type de liaison avec Valéry] . Je lui ai fait entendre que c’était ma seule histoire, la volonté de l’amour-esprit. Et le reste, qui finit ici . [les deux amants viennent de rompre] . Elle m’a prise dans ses bras. Une telle horreur et une si grande pitié étaient sur son beau visage, que j’ai un instant mesuré l’épouvante de mon destin.. » Mary en reparlera, après avoir reçu un texte de Catherine accompagné d’une lettre que la jeune femme dit « avoir pleuré en l’écrivant ». Elle reçoit de Mary en retour une lettre de 4 pages avec « des effusions » , des considérations psychologiques ; « elle me compare .. à Rossetti, à Valéry aussi (avec ce nom fatal en a- t- on donc fini ?) et parle de garder les grains d’or du passé, fussent-ils mêlés de remords » . Bref Mary essaie de l’aider à dépasser, par l’écriture, la douleur de la rupture. Il ne semble pas qu’elle y ait réussi ; mais manifestement Catherine lui est reconnaissante.

Deux ou trois semaines plus tard , la maladie de Catherine empire et elle croit que la mort approche ; « mais ce n’est pas moi, c’est Hélène de Chimay qui est morte » (183) . Elle écrit à Anna de Noailles une lettre qu’elle n’enverra pas ; car elle sait qu’Anna ne s’intéresse pas à elle. Ce qui la conduit à se demander qui va se soucier de la perdre ? Et de citer quelques noms parmi lesquels : « Jouve [Pierre Jean Jouve], Mary Duclaux,.., à peine Halévy, pas du tout Claude »[Claude Bourdet, son fils]

Catherine continuera de fréquenter la rue de Varennes ; elle y rencontrera George Moore, Julien Benda, Tristan Derême et bien d’autres. La dernière mention de Mary Duclaux dans le journal date du 8 novembre 1930 et nous la montre bavardant avec André Malraux « dans le haut petit salon du quai de l’horloge » où « les cigarettes et les discours distribuaient un brouillard égal ». Halévy parlait « avec intérêt » de « ce garçon au visage de noceur … L’ennemi des lois en Malraux lui était évidemment sympathique. A moi, c’est l’ennemi de la mort » . C’était certainement aussi la position de Mary. Les deux femmes avaient le même sens des valeurs ! L’une eut pu être la mère de l’autre, elles ont tenté de se rencontrer dans ces admirations littéraires qu’elles avaient en commun. Mais parce que tentées dans le champ artistique, peut être aussi à cause de la différence d’âge, les relations ont rarement pu dépasser ce stade . Catherine était-elle prête au renoncement de Mary ? Probablement pas , pas plus qu’Emmanuel Berl qui a tant regretté de l’avoir abandonnée. La mort les a séparés avant qu’ils puissent se retrouver.

Les amis de l’âge mûr

Il y avait les amis, très nombreux. Ceux de la jeunesse : Vernon Lee quand elle passait par Paris, Henri James, Georges Moore … Et ceux de l’âge mûr , parmi lesquels deux se distinguent particulièrement : Maurice Barrés , pour lequel l’amitié prend quelque forme amoureuse, et le Docteur Roux , directeur de l’institut Pasteur.

Maurice Barrés

Sous le titre « Les trois Mary » , édité chez Grasset en 1959, Daniel Halévy a publié la correspondance entre Mary Duclaux et Maurice Barrès, de septembre 1909 au 23 août 1922, date à laquelle Mary exprime ses condoléances à la veuve de Barrès .

Le point de départ est une réponse de Mary à une missive de l’écrivain , « bonne et charmante » . Elle a remercié Barrès d’avoir parlé favorablement de James Darmesteter. Or, dans le premier chapitre du Voyage à Sparte, chapitre intitulé Le dernier apôtre de l’hellénisme , Barrés fait l’apologie d’un philosophe –poète- helléniste, Ménard, admirateur du polythéisme, qui défendait la thèse suivant laquelle « un peuple qui a renié ses dieux est un peuple mort » . En cela , qui plaisait fort à Barrès , Ménard prenait le contrepied de « ces grands travailleurs attristés et attristant ( ils sont cités : Burnouf, Renan, Taine , Littré) [qui] nous font voir les dieux incessamment créés puis détruits par nous autres, misérables hommes imaginatifs » (sic ! ) Et Barrés de poursuivre : « Ménard n’a pas jeté le cri blasphémateur de James Darmesteter, âpre prophète d’Israël, [qui] a vu dans un songe le Christ tombé du ciel et assailli par les huées de tous les dieux qu’il avait détrônés » (184)

L’essayiste n’est pas d’accord avec « l’âpre prophète d’Israël » ; il n’admet pas que « toute splendeur s’éteigne » et admire la « communion universelle des vivants et des morts dans la grande paix des dieux » . La veuve du prophète, elle , n’a retenu qu’une chose : un grand écrivain , un homme qu’elle admire, a ramené au jour le souvenir de James ; elle lui a donc écrit pour l’en remercier . Ainsi débute leur relation, sous les auspices d’un mort de la perte duquel , elle le dit à Barrès, elle « ne s’est jamais consolée » . Et de l’inviter à la venir voir place Saint François Xavier. Nous noterons qu’il s’agit là d’une démarche très semblable à celle qui aboutit à son mariage avec Duclaux ; mais Mary avait quelques dix ans de plus et Barrés était dûment marié. Rien de commun donc ! Voire !

A première lecture , on pense à une banale correspondance entre gensdelettres. Demande d’appui au député et au publiciste, remerciements réciproques pour l’envoi des œuvres, etc… Puis on passe aux échanges d’impressions de lecture . Le ton , d’abord compassé, devient plus familier. En 1920 Barrés s’intéresse au couple Browning, elle répond et ose des conseils nettement plus intimes : il devrait se reposer et ne pas trop travailler (8 août 1921) .

Cette fois Barrès ne laisse pas passer et relève , sur le ton de la plaisanterie : c’est bien féminin, c’est habile et cela rappelle chez beaucoup d’êtres ( dont l’écrivain fait manifestement partie) « les minutes d’angoisse, ces minutes de leur existence où ils se disaient, à propos d’une brune ou d’une blonde : « Elle qui est si vraie, est-elle en outre habile ? » Et ils commençaient à souffrir » Parvenu là, il a un petit recul : « Naturellement vous allez me dire que je suis fou » Et de passer dans la foulée à Grégoire de Tours et Marie Lenéru , pour conclure : « daignez , madame , me pardonner cette lettre un peu à l’étourdi ».

La relation n’est plus uniquement littéraire , quoique Mary ait pu en dire ; on en est à l‘amitié assumée , le mot apparaît en 1922. La dernière lettre envoyée par Barrès, en janvier 1923, se termine par « permettez moi , Madame , de baiser vos doigts et de me dire votre respectueux admirateur », ce qui peut passer. Mais dans le corps de la missive figure la phrase suivante à propos d’ Images et méditations, le recueil de poèmes qu’elle vient de lui envoyer : « J’aime ces portraits , ces trop rapides crayons que vous me donnez du temps où vous étiez une Juliette de Vérone , ou plus exactement une Mary Robinson de Florence, et qui s’accordent avec cette invincible jeunesse intérieure qui transparaît sur votre charmante figure respectée et l’illumine de sympathie, de grâce, de tout ce qui se fait désirer »

On est en plein marivaudage et le ton monte . 18 mois après, la mort de Maurice Barrés met fin à ce petit jeu.

Ils ont tous deux atteint le troisième âge, ils s‘amusent, cela ne va guère plus loin , quoique … Maurice Barrés semble s’être un peu répandu auprès de ses amis sur le thème qu’il eut pu devenir amoureux de Mary Duclaux ; parmi eux , son amie officielle, Anna de Noailles ! Et Mary de raconter , dans une lettre à son beau fils Pierre, , une anecdote savoureuse, qui fait suite à des considérations sur les cadeaux de Noël et les mesures anglo-saxonnes. Elle participait, raconte-t-elle, au « déjeuner du Prix » (le Femina) ; « Nous étions au dessert et en train de voter ; je mangeais pensivement mes raisins en méditant mon bulletin quand la porte s’est ouverte avec fracas . Et dans un tournoiement de voiles, d’ailes , de cris, une sorte de colombe effarée s’est précipitée dans mes bras , m’embrassant sur les deux joues, s’écriant très haut : « Ah , que j’embrasse ce visage ravissant ( !) » C’était Madame de Noailles , que je n’avais pas vue depuis six ans ! Puis , pour expliquer ce mouvement, elle s’écrie à qui veut bien l’entendre : « Barrés m’a souvent dit : « Si je n’étais pas amoureux de vous, je le serais d’elle » !!! …Vous pouvez juger de ma confusion.. » L’histoire est drôle et vivement enlevée. Mais pourquoi raconter cela à Pierre, qui n’était guère porté sur les mondanités ? Et pourquoi Pierre a-t-il conservé la lettre ? (185)

Reste qu’il y avait entre Maurice Barrés et Mary Duclaux bien des convergences : entre autres , avec le goût de la langue, l’amour de la terre et des hommes qui l’habitent ; Mary la dreyfusarde ne pouvait suivre Barrés dans ses réflexions antisémites , mais elle le comprenait fort bien dans sa peur des barbares et dans son désir de transmettre la culture dont elle aussi se sentait héritière et comptable .

« Ce [livre] (186) est l’œuvre d’un homme pour qui seul le monde intérieur existe – ce qui est aussi, par certains cotés, le cas de Mary – Le héros de Sous l’œil des barbares n’a pas de patrie , pas de profession , pas de famille , pas de maison et pas de nom. Seul existe , seul est réel , à ses yeux, l’Ego – autrement dit son propre esprit” . Ce repli sur soi ne peut que déplaire à Mary qui a toujours voulu maintenir l’équilibre entre ce qu’elle estime devoir aux autres, tous les autres , et sa liberté intérieure qu’elle veut totale et ne livre qu’à ceux qu’elle aime – ou à ses poèmes. La clé d’un tel égoïsme est peut être , selon elle, dans l’enfance barrésienne : avoir vu les uhlans prendre en otages la petite ville de Charmes (187) ( Lorraine) et ses habitants, dont son père, L’expérience peut être aussi à l’origine de la peur des barbares, de l’idée de précarité des civilisations, … et du nationalisme. Là il est plus difficile de le suivre . Heureusement (pour notre critique ! ) Barrés découvre bientôt qu’en plongeant profondément dans l’âme d’un être on y trouve tous les autres ( Les déracinés) : l’âme commune , celle de la « race » , « la cohorte mystérieuse des morts et des âmes à naître qui prolonge l’importance de la vie la plus humble » . Entre l’Ennemi des lois ( 1895 ) et Les Déracinés (1897), il y a un abîme (a chasm) , que Mary attribue au « sens de la continuité, au désir de maintenir et de préserver ”. Duclaux aussi , le dreyfusard , retrouvait dans le pays auvergnat qu’il foulait, le souvenir et l’exemple de ceux qui l’avaient construit. L’amour de la liberté n’est pas incompatible avec l’admiration due aux morts. Si on laisse de côté les considérations politiques , auxquelles Mary ne s’intéressait guère, il y a en effet des points communs entre Barrès, le Darmesteter de l’histoire de France racontée aux enfants, , et le Duclaux du laboratoire du Fau qui voulait promouvoir la culture et les produits du cantal.

Barrès est parvenu à la marge de la seconde partie de la vie, sur « la route qui ne va nulle part » . Reste à « construire au dessus de l’abîme un pont étroit avec l’espoir de voir survivre la race et l’idéal ; alors la tristesse de notre inévitable destruction est tempérée par la sérénité et l’espérance» . Sur cette même route Mary éprouve la continuité, rassurante , entre elle, le dernier maillon de la chaîne, et les hommes et femmes de culture qui la précèdent : les tenants de la civilisation classique et de la morale du devoir, anglais , français ou autres, de Dante à Pascal, d’ Emily Brontë à Victor Hugo, tous ceux avec qui elle a longuement vécu et travaillé dans l’intimité de « la chambre aux livres » . Elle a des devoirs envers les vivants, les descendants d’Émile et les jeunes gens qu’elle reçoit et rassure ; son sens de l’éthique et de la continuité familiale l’y oblige. Elle est pourtant plus proche des écrivains morts dont elle se sent héritière. Les deux lignées, familiale et culturelle, assureront la survie de ce à quoi elle tient . Il n’y a en effet pas très loin de Mary Duclaux à Maurice Barrès.

Deux esprits se sont rencontrés dans les obligations de la morale et de l’histoire, même si les activités politiques de l’un sont loin des préoccupations d e l’autre. Deux artistes aussi se sont rencontrés, la poétesse du Jardin italien et l’auteur du Jardin de Bérénice et de Du sang, de la volupté et de la mort . Ils le refusent , certes , mais ne peuvent s’empêcher de se vivre comme fruit d’une culture décadente. Cette culture du confort et du plaisir a éliminé – ou croit qu’elle a éliminé – le risque, le danger, la présence quotidienne de la violence , et donc repoussé la mort, devenue invisible . « Être périssable, c’est la qualité exquise, écrit Barrés, … Il n’est point d’intensité véritable où ne se mêle l’idée de la mort » La mort, continuellement présente dans la pensée de Mary. Pour Barrès l’époque vit une culture de la médiocrité qui lie les hommes par des règles intangibles et les enferment dans un espace protégé ; par là elle leur interdit tout ce qui fait le sel de la vie. Il faut en sortir, retrouver les extrêmes, seuls capables de créer la volupté et de donner un sens à la vie. C’est ce que l’écrivain va chercher à l’extrémité de l‘Europe, dans l’Espagne de Charles Quint , exemple parfait de celui qui passa de l’extrême du pouvoir à celui de la pauvreté et y trouva, selon lui, une forme de volupté . Mary peut comprendre cette quête, elle qui s’intéressa de si près à Pascal et au Racine de Port Royal.

Dans l’esprit de Mary luttent deux tendances contradictoires : un très fort élan vers la révolte et la liberté ( le choix de Vernon Lee et de Darmesteter en est le signe ) et la renonciation à cette même liberté, par acceptation des contraintes sociales. Ce qui seul compte c’est la liberté de l’âme . Cette contradiction a quelque chose de fascinant qui a sûrement attiré Barrés . A-t-il senti en elle ce qu’il aima en Bérénice : « Ta poésie [celle de Bérénice] , ton enseignement, c’est d’être une petite bête de joie, de liberté, durement froissée par les règles » A-t-il découvert en Mary cette petite bête , soigneusement cachée ? (188)

Émile Roux

Le second homme présent auprès de Mary dans cette période , bien plus présent que Barrés, est Emile Roux , le successeur de Duclaux à l’Institut Pasteur. Ses relations avec Mary, alors Darmesteter, remontent à sa rencontre avec Duclaux, les fiançailles et l’introduction que chacun des deux assure à l’autre dans le monde auquel il appartient. Pour Duclaux c’est simple , tout tourne autour de l’institut Pasteur et des pastoriens, qu’elle cite dans les lettres à sa mère : Salimbeni, Metchnikof, etc. Parmi eux Émile Roux qui succéda à Duclaux, son maître , écrit-il . En 1904, Mary avait 47 ans et Roux 51, il avait été le préparateur et l’élève de Duclaux à Clermont Ferrand ; Duclaux l’a présenté à Pasteur et depuis lors Roux n’ a vécu que pour la recherche et l’institut Pasteur . Tout naturellement une correspondance (189) s’établit avec Mary quand Duclaux a sa première attaque, autour des soins qu’elle assure et des nouvelles qu’elle en donne. La mort de Duclaux ne rompt pas le lien , bien au contraire ; elle tourne d’abord autour de la biographie de son mari dans laquelle Mary s’est lancée et pour quoi elle a besoin de conseils, à propos d’un milieu et de travaux qu’elle ignore . Roux répondra avec une gentillesse touchante, non dépourvue d’humour . La relation devient vite plus proche . Prenons à témoin la lettre envoyée par Émile Roux à Olmet le 15 juillet 1906

« Chère , [sic],ce mot quittera Paris par le même train que vous .. Il arrivera presque en même temps que vous à la maison et avec lui quelque chose de moi entrera sous votre toit. » « Au milieu des chers et douloureux souvenirs que vous allez trouver il vous dira que , même après un passé inoubliable, le présent peut n’être pas sans douceur » « Enfin il vous apportera les tendres sentiments de votre ami »

Cela va peut être au-delà de ce qu’eut souhaité Mary ! Nous ne saurons jamais ce que ces deux là se sont dit . Émile Roux vivait en célibataire et Mary était veuve, de nos jours une liaison ouverte serait possible ; en 1906 c’était autre chose. Si liaison il y eut, il n’en demeure que 30 ans de lettres (190) et les témoignages contemporains , à commencer par ceux de la famille , selon lesquels, quand tous deux étaient à Paris, Émile Roux et Mary Duclaux se retrouvaient tous les dimanches matins chez Mary dans la « chambre aux livres » (Dr Roux, sic) ; et quand ils étaient séparés ( en général pendant les vacances) ils s’écrivaient. Mais Mary était passée maîtresse dans l’art d’attirer les hommes – les femmes aussi – et de ne leur donner que ce qu’elle voulait bien offrir.

Les lettres d’Émile Roux sont charmantes, écrites dans l’intention d’amuser et de plaire. On peut y lire , en transparence , l’histoire de l’institut , à travers les anecdotes et les réactions du directeur. On y découvre aussi , avec amusement , des préoccupations plus personnelles, autour des problèmes de santé de l’un et de l’autre . Ces difficultés, pourtant graves quand il s’agit de lui , sont toujours évoquées avec la distance convenable (191). C’est un problème de tenue morale, non de décence : pour lui comme pour elle parler de soi, se mettre en avant , est preuve de mauvaise éducation. S’agissant d’elle on découvre en souriant quelque peu , qu’elle est pour lui « la plus imprudente des femmes »(sic) car elle sort par tous les temps ( !!!) , qu’il pleuve ,vente ou neige ; les lettres sont pleines de recommandations d’être prudente ( !) , souvent répétées deux fois. Le lecteur en sort amusé mais perplexe : à lire Roux, qu’on sent animé d’un fort instinct de protection, heureusement tempéré par le ton humoristique avec lequel il le fait passer , on croirait que Mary jouissait d’une santé plutôt faible , et ce fait serait corroboré par la correspondance avec sa mère, remplie de considérations sur des accidents de santé . Or Mary est morte à 87 ans ce qui pour l’époque est un âge honorable ! En conclurons nous que nos rapports avec les problèmes de santé ne sont plus les mêmes qu’il y a cent ans . Il manque pour ce faire une histoire intime de la santé.

Emile Roux fut le dernier compagnon de Mary ; après sa mort en 1933, il restait à Mary quelques dix ans à vivre , et plus personne pour partager , avec le thé de cinq heures, ces échanges complices qui ne sont possibles qu’entre gens de la même génération . Restait la solitude , affectueusement soutenue bien sûr par la génération suivante : mais Mary avait toujours su que ce n’était pas la même chose.

Ce qu’il y a de pire dans la vieillesse c’est de vivre au-delà de sa propre génération .

Travaux professionnels

A coté des rencontres auxquelles Mary consacre une bonne partie de sa vie, il y a aussi , Dieu merci, des occupations de nature professionnelle, que Mary , bien entendu , n’aurait jamais ouvertement appelé de ce nom. Elles tournaient autour des livres , ceux qu’elle écrivait et ceux des autres , dont elle rendait compte et qu’elle avait , parfois, à juger . Ceux qu’elle écrivait seront étudié dans la deuxième partie de ce livre. Les jugements portés sur ceux des autres l’étaient à travers deux instances , le Times literary supplement et le jury du prix Femina.

Le jury Femina

Selon la plus récente étude sur le jury du prix Femina , qui propose la liste des jurys depuis la fondation du prix en 1904 jusqu’à nos jours (192) , Mary Duclaux aurait été membre du jury depuis le début ; on retrouve ses traces jusqu’en 1935 (193) .

Pour avoir une idée de l’atmosphère du jury alors, adressons nous à Camille Marbo , qui entre parenthèses était alliée aux Duclaux par le mariage de sa sœur avec Jacques , donc bien connue de Mary (194) . Lorsque Camille obtient le prix, Mary, soutenue par Marcelle Tinayre , parle d’elle pour le jury : on reste en famille ! Pas de succès immédiat, il vint plus tard. A la fondation du prix, nous dit Marbo, « vingt femmes avaient été choisies par [Caroline de Broutelles], créatrice et directrice de trois revues féminines, qui voulait protester contre la décision du jury Goncourt de ne couronner aucune femme: la comtesse de Noailles présidait ce cocktail qui comprenait une douzaine d’écrivains authentiques, quelques dames titrées ayant écrit un ou deux romans dans une revue lue par les gens du monde, et des femmes ou veuves d’époux glorieux. Il convient de citer l’ « exploratrice » à propos de laquelle on chantait dans une revue de Rip :
« Et un p’tit, vieux, j ’sais pas pourquoi
Qu’chez nous on nomme Mame Dieulafoy »,
connue dans tout Paris, plus que par ses écrits, par sa vêture. Elle portait un petit toupet masculin et s’habillait rigoureusement en homme, en veston ou en habit, avec pantalons rayés ou noirs, ce qui nécessitait, au début de ce siècle, une autorisation préfectorale. … »

Cette présentation , quelque peu ironique, permet de supposer une des raisons pour lesquelles Mary ne parle guère du jury dans ses livres ou ses articles , sauf par référence aux prix littéraires en général. Outre son habitude de ne pas se mettre en avant, pour elle toutes ces dames n’étaient pas fréquentables, ni socialement , ni intellectuellement . Il y avait certes de vraies écrivaines , comme dit Camille Marbo : Marcelle Tinayre, Lucie Delarue–Mardrus, Anna de Noailles… et la critique du Times remplit son devoir en rendant compte fidèlement de leurs parutions . Les femmes –ou veuves – d’hommes glorieux, comme Julia (Alphonse) Daudet ou Harlette (Fernand) Gregh , n’étaient pas passionnantes, sauf si elles s’efforçaient d’écrire (Lucie Félix Faure Goyau) . Séverine ne s’intéressait pas aux mêmes choses que Mary, pas plus que madame Dieulafoy : elles ne pouvaient compter parmi les ornements du salon de la rue de Varennes . » (195)

Les réunions du jury sont pour Mary une obligation professionnelle, elle en parle aux lecteurs du Times avec un recul amusé : à « l’arrivée de la saison des prix, alors que personne ne lit plus, [les livres] tombent sur les rayons des librairies comme les feuilles jaunies [de l’automne] » (196). Un peu plus tard (197) elle signale à l’anglais intéressé par les curieuses mœurs françaises que chaque critique , surtout les membres du Goncourt et du Femina , reçoit une centaine de livres : « Naturellement il est à peu près impossible de porter en moins d’un mois un jugement correct sur le mérite de quelque cent vingt essais de marier nature et art (Curieuse définition du roman!). Au mieux , si on en lit vingt ou trente et si on renifle l’odeur du reste, on peut avoir une idée des tendances du roman contemporain et se tirer de cette rude tâche avec l’impression d’être meilleur et plus savant, mais l’âme froissée par la sensation d’avoir peut être commis une injustice involontaire » Je doute que plus de soixante ans après les choses aient beaucoup changé !

Quelque soient ses doutes sur la valeur de ce travail , Mary l’assume honnêtement.

Times Literary Supplement : T.L.S

Pour le Times aussi Mary est une collaboratrice d’un genre particulier : elle assure une critique régulière, des articles de fond en première page mais ne se met jamais en avant et suit les recommandations du docteur Roux : « Les bureaux de la rédaction du Times… sont malsains pour vous. Restez pour vos confrères du grand journal la critique voilée , vous y gagnerez en prestige et surtout vous éviterez de respirer les horreurs accumulées dans ces antres de journalistes » (198) . Mary devait avoir une opinion proche de celle de Roux sur les « antres des journalistes » : ce n’était pas un lieu pour une femme convenable ! Il fallait donc faire le même travail , c’était une nécessité pratique, pour ne pas dire financière, et ne pas apparaître au grand jour .Trente cinq ans de contributions anonymes, plusieurs centaines d’articles divers , et il a fallu la compilation faite par les documentalistes du Times en vue d’une publication informatisée, pour apprécier l’effort fourni ! De temps en temps on est ahuri par l’ apparente modestie de l’auteur !

Voilées ou pas, trente cinq ans d’interventions ne peuvent pas manquer d’avoir joué un rôle dans les relations franco-anglaises : la bourgeoisie d’ outre-manche va peut être modifier la représentation qu’elle se fait de la France, ! La moyenne bourgeoisie, celle qui lit the Times , n’a pas les moyens d’un voyage régulier en Europe et s’appuie donc sur ce qu’on lui en dit.

Depuis le milieu des années 1840 la France et l’Angleterre recherchent une entente fondée sur des intérêts communs, entente concrétisée par le traité de 1904 (199). Les intellectuels des deux pays s’efforcent de consolider des liens que l’histoire des deux nations ne rendent pas évidents et d’éviter qu’ils se bornent aux fantaisies du prince du Galles et de quelques autres autour des « petites femmes » du Paris d’Offenbach . Quelques uns de ceux qui furent les pôles successifs de la vie de Mary, Vernon Lee, James Darmesteter , puis Daniel Halévy étaient eux-mêmes liés d’une façon ou d’une autre aux deux nations . Vernon publiait surtout en Angleterre mais avait passé une bonne partie de sa jeunesse en France et y a fait des séjours jusqu’à la fin de sa vie – dont celui chez Emile à Olmet – . James s’intéressait à la culture anglaise – c’est par là , on le sait , qu’il a rencontré Mary – et travailla à Oxford . Et Daniel Halévy , après une jeunesse franco anglaise sur la côte dieppoise (« colonie britannique » l’été selon Jacques Emile blanche (200) était ami de Georges Moore et de Henri James, eux mêmes amis de la famille Robinson. Le maître de James et de Mary, Taine , son neveu, André Chevrillon , ami proche et agrégé d’anglais, ont écrit de nombreux ouvrages autour des relations franco-anglaises . Quant à Henri James on sait qu’il fut l’auteur d’ articles et de livres charmants pour faire comprendre la France aux anglophones. Une absence dans ce concert : Emile Duclaux, qui ne parlait pas anglais mais dont la sympathie sans nul doute était acquise à sa « fantasque » épouse britannique. Tel est le milieu où s’insère la collaboratrice du Times à Paris.

Faire connaître la France , ses peuples et ses provinces, telle est la première tâche que se donne Mary, comme le fait d’ailleurs Henry James. En dehors des séjours bien connus, Paris, la cote d’opale , la côte d’azur , le touriste curieux y rencontrera, affirme Mary, des paysages divers dont beaucoup sont proches de ceux que l’anglais aime dans son pays . Il rencontrera des français solides, travailleurs et fiables, peu portés sur la légèreté qui leur est traditionnellement attribuée outre manche, mais aussi pleins d’humour et de gaieté (201) :

La France ne se réduit pas à Paris et Paris ne se résume pas au Moulin de la Galette . Mary prend à cœur de faire connaître les régions, via les nombreux comptes rendus des livres géographiques et/ou descriptifs qu’elle recommande à ses lecteurs . Gaston Roupnel , Vidal de la Blache, les références sont solides, et son cher Cantal y tient une place éminente. C’est d’autant plus intéressant que , hier comme aujourd’hui, peu de ses compatriotes y mettent les pieds. Le gentleman qui ouvrira ces livres aura une idée plus précise et plus juste de ses voisins de l’autre côté du channel . Il pourra aussi connaître le Paris des quartiers et des métiers artisanaux, le vieux Paris dont on peut lire l’histoire à travers ses monuments, en remontant à la Lutèce de Julien l’apostat . Même s’il sourit de la gloriole française que Mary rappelle avec une indulgence amusée , il en aura une vision plus vaste et plus précise. (202)

Il faut détruire les idées reçues et rétablir l’équilibre.

Les idées reçues ? Il y a celle du « gay Paris », la plus courante Mary ne peut s’empêcher de se moquer de ses compatriotes qui voient le monde à travers le prisme du puritanisme. Elle rend compte par exemple de la publication chez Champion du Journal d’un voyage à Paris de Thomas Jessop (sept-oct. 1820) (203) . « Il ne pourrait y avoir de meilleur spécimen de John Bull outre-manche » . Le révérend ne s’étend pas sur les plaisirs de la capitale ( !!!) mais remarque que « Paris n’était pas dépourvu de plaisirs raisonnables : il y avait le cimetière du père Lachaise » , et , « lorsque le temps vint de quitter ces hauts lieux de l’iniquité [le palais royal], notre vertueux compatriote put revenir chez lui vers la religion et la liberté ».. Heureusement il avait légèrement modifié son jugement sur les français : « C’est vrai qu’ils ont peu de morale et de religion , … ; mais , avec tous leurs défauts , ce sont toujours des hommes » !!! Les Français, aussi bizarres puissent-ils paraître, étaient tout de même des hommes, eh oui ! Etait-il à ce point nécessaire de le rappeler aux lecteurs du Times ?

Les opinions toutes faites ? La société en regorge , des deux côtés de la Manche. Paris , dit un auteur anglais, admiratif celui-là, est « en même temps la plus ancienne et la plus moderne cité d’Europe » Étonnement -feint – de Mary : « Nous aurions supposé que Berlin était plus moderne et , sûrement , Athènes, Trèves , Marseille , Lyon et Bordeaux étaient de splendides cités florissantes quand Lutetia Parisiorum était un village sur une île au milieu de la Seine » (204) . Les Français ne sont pas en reste : ainsi Pierre Loti, dans la mort de Philae. Elle en admire les descriptions poétiques, mais regrette les attaques contre « the maleficent power of Britain » ( le maléfique pouvoir des anglais ) : ils osent ( déjà !) prévoir sur le Nil un barrage qui va noyer le temple, ! Et pire ! Ils envahissent la région de « cooks et de cookesses » (sic) , qui « représentent sans grâce [l’Angleterre] » (205)

Il ne s’agit pas seulement , on le voit , de présenter aux anglais , les derniers courants intellectuels et les succès de librairie en France , il s’agit aussi de mettre les pendules à l’heure et de corriger – tenter de.. – les vieilles représentations qui fleurissent des deux côtés Trente ans de travail pour combler –métaphoriquement – le channel … Le gentleman , lecteur assidu du Times , ne pouvait , en 1939 , se contenter de l’image , étriquée et fabriquée par les siècles de conflit, d’une France peu fiable, portée aux révolutions de rue, étrangère et hostile . Petit à petit elle est devenue celle d’une alliée dans les deux guerres .

Même si elle ne fut pas la seule à le faire , nous pouvons être reconnaissants à Mary de cet effort . Pendant les dures années de la deuxième guerre. elle put de son perchoir d’Aurillac , en voir les effets ; elle en fut certainement réconfortée des souffrances qu’elle partageait avec ses compatriotes des deux pays, et , si elle ne connut pas l’issue définitive , elle put en mourant , être sûre que son travail n’avait pas été vain. Ce qu’elle avait toujours voulu .

Entre les deux guerres, environ vingt ans de vie. Autant qu’entre la rencontre avec Violet Paget et le mariage avec Émile Duclaux. La période qui va de 1888 à 1914 correspond à l’apogée de sa carrière littéraire, celle où Mary occupe une petite place dans la vie intellectuelle parisienne et où son nom (ses noms !) dit encore quelque chose à ceux qui en occupent le sommet . Or Gaston Paris meurt en 1903 après Renan et Taine : ainsi se ferme la parenthèse Darmesteter (206) ! Le second mariage apportera peu de changements, Émile lui ouvre des portes , elle lui en ouvre aussi , inattendues pour lui et qui l’amusent. Sur le plan artistique Anatole France et quelques autres tiennent haut la barre du classicisme auquel elle veut appartenir, le symbolisme ne la gêne pas, elle y a participé avec les derniers préraphaélites. Jusqu’en 1914 elle est en terrain connu.

A partir des années 20 disparaissent petit à petit les derniers tenants de la tradition littéraire classique , le dernier est probablement Barrés et c’ est sans doute un des faits qui les a rapprochés : se sentir parmi les derniers défenseurs d’un mode d’écriture qui s’éteint. Quant aux arts plastiques , il y a longtemps que c’est fait . Il reviendra à Gertrude Stein de défendre Picasso et Matisse , à Adrienne Monnier et Sylvia Beach de lutter pour Valéry et James Joyce . Mary Duclaux ne fait pas partie du groupe de femmes qui font les beaux jours – et les belles nuits – du Paris des années 20 . Elle ne pouvait en être . Ce n’est pas seulement une question d’éthique victorienne, comme le pense Emmanuel Berl . C’est l’impression – fondée – que personne ne croit plus à tout ce en quoi on a eu confiance, que prennent le dessus – avec raison – les valeurs de refus contre quoi on a toujours lutté . Elle comprend mais ne peut pas suivre .

Vernon Lee , morte en 1935 après avoir perdu avec la guerre le peu d’influence qu’elle avait pu avoir, écrit : « les illusions les plus communes et les plus durables de toutes concernent ce que nous chérissons ( avec raison ) plus que n’importe quel amant, ce que nous détestons ( et très justement) plus que n’importe quel ennemi : la bonne ou mauvaise opinion que nous avons de nous même » (207) Perdre ses illusions est le propre de l’âge ; mais cette perte ne correspond pas obligatoirement au sentiment de la fin d’un monde et de la possible inutilité de sa vie. Vernon Lee , toujours elle , écrit : « Je me retrouve dehors , abandonnée dans le froid» . Mary eut pu écrire la même chose.

– (149) – Mary Duclaux , parlant de madame de Sévigné. :« Ce qu’il y a de pire dans la vieillesse, c’est d’avoir survécu à sa propre génération » . Son beau fils , Jacques , à plus de 90 ans, disait aller à l’académie des sciences parce que « c’était là seulement qu’il rencontrait des petits camarades de son âge » !
– (150) – Archives de l’institut Pasteur, carton Mary D.
– (151) – et amicales . Emily Sargent, sœur du peintre , par exemple, lui avait assuré une petite rente, mentionnée dans une lettre à Jacques.
– (152) -T.L.S., 20 mai 1915, p. 169
– (153) – Delagrave, Paris , 1915
– (154) – Réduction » (des indiens) : on donne ce nom aux missions d’Amérique latine où les missionnaires , surtout les jésuites, regroupaient les indiens convertis.
– (155) – Casa guidi’s windows , poème pour lequel Mary écrira une préface
– (156) – Poème publié dans le T.L S. , 20 août 1914, p. 393
– (157) – Le poète et Catherine , la fille-verrou du monde occidental, qui, lorsque le tyran prussien lance ses hordes contre notre paix , oppose une main, légère mais si ferme, pour clore nos portes et résister .
– (158) – Au début de la guerre elle s’est réfugiée chez les Halévy avec sa mère et sa sœur ; les Halévy ayant du quitter leur maison , classée en zone militaire , elles allèrent à Melun, auprès de la famille Mengin ( R. Mengin , Monsieur Urbain.. , ch. XLII)
– (159) – The book of France , collectif, publié “in aid of the French parliamentary committee’s fund for the relief of the invaded departments”, Mac Millan & Co, London, E.Champion, Paris, 1915, Paris, 2è ed ( 1ère ed : 1913) ; l’ouvrage, un recueil, très inégal, de contributions d’auteurs anglais et français, est cité et commenté dans Prochasson Christophe, Rasmussen Anne, Au nom de la Patrie, Paris, La découverte, 1996, p. 174. The book of France est publié dans les deux langues et Mary en profite pour utiliser les deux . Les contributions en général donnent dans le discours patriotique de base sur lequel l’humour de Mary tranche agréablement.
– (160 ) – at the top of my old cracked voice , and they (appreciating the welcome and excusing the minstrelsy) waved their hands to me as they passed »
– (161) – T.L.S., 13 janvier 1916
– (162) – Citation de Maurice Barrès, ,l’union sacrée, Paris , Emile Paul , 1915 ; dans T.L.S. 2 septembre 1915, p. 20
– (163) – Twentieth Century French Writers , Collins,London, 1919
– (164) – 1870 – 1948 ; Romancière fort connue de l’époque ; elle aussi membre du jury Femina
– (165) – Sur Marie Lenéru, voir le chapitre suivant
– (166 ) – Virgile , églogue IV ; é » Il vient enfin le dernier siècle prédit par la Sybille ; voici qu’éclot un grand ordre de siècles nouveaux »
– (167) – Emmanuel Berl, Rachel et autres grâces , Grasset, Paris, 1965 : journaliste, historien et essayiste, époux de la chanteuse Mireille ; (1892 – 1976)
– (168) – Emmanuel Berl était alors en froid avec sa famille ; Mary lui avait donc permis de loger dans une chambre de bonne , à l’étage au dessus
– (169 ) – Mary connaissait les sœurs Brancovan depuis leur jeunesse, alors qu’elles n’étaient pas encore devenues Anna de Noailles et Hélène de Caraman-Chimay : Xxth century Frenchwritiers, pp. 178 – 192
– (170) – Voir plus bas
– (171) – Un exemple de la façon dont Mary comprenait son « salon » : lettre à Maurice Barrés le 24 avril 1922 : « je convie une douzaine d’amis le 7 mai, dimanche à cinq heures, pour rencontrer Georges Goyau, de retour à Paris après vingt-cinq mois de studieux exil. Viendrez vous ? Que vous me feriez plaisir ! J’aurai Daniel Halévy et sa femme, ma bonne voisine la duchesse de Rohan et sa fille, si vive et si gaie, et j’invite les Tharaud . Mes pièces sont si petites que je n’ose guère aller plus loin, car je reste toujours chez moi le dimanche et d’autres personnes peuvent venir me demander une tasse de thé » Commentaire de Daniel Halévy : « Ces mots là expliquent le fait que Mme Duclaux n’a jamais pu avoir un salon agréable : pour avoir un salon il faut de la sévérité dans le choix, et madame Duclaux n’était capable d’en avoir aucune. Un jour que je lui en faisais l’observation, elle me répondit par un regard indigné » En effet ! Ils n’avaient sans doute pas la même idée de l’ « agréable » !
– (172) – Emmanuel Berl , Rachel et autres grâces, Grasset, Paris,1965.
– (173) – T.L.S., 1914, 23 avril, p. 199 ; M. Barrès, la grande pitié des églises de France, Paris, E. Paul, 1914
– (174) – Voir Huit jours chez M. Renan, Plon , Paris, 1923 ; la première édition est de 1896, dans une revue ; le séjour est inventé de toutes pièces , Renan joue un rôle un peu ridicule . Barrès fait un pastiche qui tient du canular d’école normale, Renan ne pouvait s’en émouvoir 4 ans après sa mort ; mais Barrès eut la chance que le fils d’Ernest, Ary Renan, le prenne mal et cherche à interdire la publication , ce qui était le meilleur moyen pour que le public s’y intéresse ; Barrès prétendit même , dans un dîner auquel assistait l’abbé Mugnier, qu’Ary le provoqua en duel, lequel n’eut bien entendu pas lieu ; mais quelle confiance accorder à ce pilier de salon , sinon de sacristie ?
– (175) – Lettres à Barrès , 24 avril 1922
– (176) – « Mercredi était une journée très chargée : le Prix [Femina], mon « jour », la rentrée de Mabel. Le déjeuner du Prix était amusant » : lettre à Pierre Duclaux , 12 décembre 1927
– (177) – 1er mai 1910 : Mary Duclaux .à M. Barrès : première lettre de recommandation pour Les Affranchis de Marie Lenéru, « une des plus chères de mes jeunes amies. Marie Lenéru est, depuis sa douzième année, complètement sourde ; elle voit fort mal, trop mal pour lire sur les lèvres. Elle vit dans un monde où il y a peu de distractions… etc. ». Elle lui signale ce livre « où vous reconnaîtrez, Monsieur, j’imagine, la trace, l’empreinte, mais non l’imitation ni le pastiche de votre esprit »
– (178) -: articles dans divers journaux , pièces de théâtre (Les affranchis , 1910) ,obtint une critique élogieuse de Léon Blum, qui, lui aussi, fréquentait la rue de Varennes) ; La paix fut montée après sa mort en 1921, reprise partiellement en 1922 pour la section féminine de la société des nations.. ) . On parle encore d’elle en 1926 (conférence de Funck Brentano pour le conseil national des femmes françaises le 7 mars 1926) et en 1946 (Robert Kemp, à propos de la réédition de son journal)
– (179) – Le Gaulois, 22/05/1926
– (180) – Catherine Pozzi, (1882 – 1934) fille d’un chirurgien connu , femme du dramaturge Edouard Bourdet dont elle eut un fils, Claude, a été élevée et a vécu dans un milieu brillant et cultivé , parmi les artistes et les écrivains . Son journal , publié , présente une femme malheureuse et malade , qui a rêvé d’une carrière , mais a passé son baccalauréat à 37 ans , flirté avec la chimie autant qu’avec l’écriture poétique , et n’a jamais rien réalisé de vraiment solide . Elle mourra seule, déçue, épuisée par la tuberculose, la morphine et le laudanum.
– (181) – Extraits du journal, Paris, Ramsay, 1987
– (182) – La même gêne apparait dans le compte rendu de La condition humaine : T.L.S. , 22 février 1934 , p . 113 Le roman, qui vient d’obtenir le prix Goncourt, fait partie , dit Mary à ses lecteurs, d’une série de livres qui ont “plus ou moins la même tendance : le refus de la société telle qu’elle est actuellement, le désir de refaire le monde, la révolte contre le formalisme, la concussion, l’hypocrisie , tous les vices d’un monde sénile. M. André Malraux , tout spécialement, montre une révolte non ignoble qui révèle souvent une cruauté pire que celle des Jacobins … Ses œuvres font penser à un ciel bleu divinement pur qui dominerait une scène remplie de déchets nauséeux et de fumées malodorantes.. » Difficile de dire mieux une réaction d’admiration et de rejet : bel exemple de différence culturelle.
– (183) – Hélène de Caraman-Chimay, sœur de Mme de Noailles]
– (184) – James Darmesteter, La légende divine, A. Lemerre, Paris, 1890, in 12°, ded : mariae sacrum
– (185) – 12 décembre 1927
– (186) – Sous l’oeil des barbares, in XXth century french writers, article sur Maurice Barrès , pp. 1 – 33 . Elle y cite un autre article publié par elle sur le Barrès d’avant 14 dans Qquaterly Revieuw )
– (187) – Charmes se trouve entre Nancy et Épinal, au pied d’une colline des Côtes de Moselle nommée le Haut du Mont et près d’une vaste forêt, la forêt de Ternes. En 1870, Charmes est occupée par les Prussiens, avec incendies, assassinats d’habitants, exactions de toutes sortes, jusqu’à la libération en 1873. Quarante ans après, au début de la Grande Guerre de 1914-1918, la sauve la ville et contribue à la victoire de la Marne (200 enfants de Charmes sont morts pour la France au cours de cette Bataille de la trouée de Charmes guerre).
– (188) -Du sang , de la volupté et de la mort , ed Emile Paul, 1910, p. 173, 188, 209 & sq
– (189) – Elle est conservée aux archives de l’Institut Pasteur, carton DMY , et va de 1904 à 1932 ; Roux est mort en 1933 et le carton des archives conserve pieusement l’invitation de Mary aux cérémonies officielles des obsèques nationales à Notre Dame de Paris .
– (190) – L’institut Pasteur ne possède que les lettres du docteur Roux, les réponses de Mary manquent ; ont-elles été conservées , et si oui , où ?
– (191) – Emile Roux était probablement tuberculeux ; il rapporte dans certaines lettres comment il est alité et crache le sang ; comme il ne veut pas que Mary s’inquiète , cela donne l’aveu suivant : ne vous faites pas d’inquiétudes chimériques à mon endroit » … « Je passerai l’après midi, comme vous le prescrivez, à lire et à écrire . A bientôt . Soyez sage ! Soyez sage ! (bis) . … Vous devez me regarder comme un faux malade qui a un truc pour cracher le sang lorsqu’il a envie de paresser » 8 mars 1908
– (192) – Etude canadienne : Sylvie Ducas, Le prix Femina : la consécration littéraire au féminin , in Recherches féministes, vol 16, n° 1, 2003, p. 43 – 95 ; publié sur le net : [ www.erudit.org] . Les archives du jury auraient disparu pendant la dernière guerre.
– ( 193) – Connue de l’auteur de la façon suivante : « connue sous le nom de plume de Mme Darmesteter, épouse de James Darmesteter »( note n° 80, annexe 1.
– (194) – Camille Marbo, Souvenirs, Grasset, Paris,1967 : Marguerite Borel, (1883 – 1969 ) née Appell, fille ainée de Paul Appell, recteur de l’académie de Paris, avait épousé le savant Emile Borel ; elle était la sœur ainée de Germaine Appell-Duclaux , épouse de Jacques Duclaux que Mary considérait comme son petit fils . Prix Femina en 1913, elle rejoignit le jury femina après la guerre et en devint présidente
– (195) – Mary a vis-à-vis de Madame Dieulafoy la même attitude que Camille Marbo ; elle la décrit ainsi dans une lettre à sa mère : lors d’un dîner chez « la baronne James de Rotschild – vraiment un autre monde ! chacun se fait valoir ! [ eh oui ! c’était cela le rôle des dîners en ville et c’est pourquoi Mary ne s’y intéressait pas !] … Une des dames était madame Dieulafoy, habillée en homme, bien sûr. Dieu sait pourquoi, une certaine froideur a surgi entre moi et les Dieulafoy. ; pourtant il y eut un moment où je vis M. Dieulafoy assis à côté de moi. De toute façon nous avons fait face à la situation, pressentant que notre hôtesse avait fait cela pour nous faire plaisir et nous avons réussi à être si agréables l’un pour l’autre que nous n’avons jamais eu à moitié autant de plaisir à une conversation, et nous avons continué après le dîner… Toujours cet humour détaché qui a pour but de ne pas paraître accorder trop d’importance à ce que l’on raconte , ce qui ne veut pas dire qu’on n’y attache aucune valeur, c’est une question d’élégance vis-à-vis de soi et des autres. Mai 1901 :
– (196) – T.L.S., 1910, 24 novembre , p. 460
– (197) – T.L.S., 1936, 15 février 1936 , p . 121
– (198 )- 11 aout 1907
– (199) – rapprochement entre les deux pays, sous le nom d’entente cordiale : la France et le Royaume-Uni signent en 1904 une série d’accords bilatéraux désignés sous ce nom.
– (200) – Blanche J. E., Dieppe, Emile Paul, Paris, 1927 ; sur le snobisme des côtes normandes, Carrassus Emilien, le snobisme et les lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust, 1884 – 1914, A. Colin, Paris, 1966
– (201) – voir le compte rendu de la pièce d’Edmond Rostand , Chantecler, où il faut passer, dit-elle, sur le côté cocardier pour voir sa vaillance et son optimisme, « as French as French can be » ; voir aussi par exemple le compte rendu d’un roman d’Henri Bordeaux, qu’elle n’aime pas trop –elle n’a pas tort ! – mais qui met en valeur un certain « French ideal : family, economy, tradition , patriotism, life eternal and especially that word so eminently French ; « l’esprit de sacrifice ». T.L.S. , 10 mars 1910, p. 77
– (202) – T.L.S., 1929, 25 juillet , p. 581 : The city of Paris, leading article, sur 6 colonnes : entre autres
– (203) – T.L.S ., 1929, 17 janvier, p . 38,
– (204) – T.L.S., 1933, 7 décembre 1933 , p. 871
– (205) – T. L. S. , 1909, 4 février , p. 40 Calmann L. 1909 . C’est le début de Cook et du tourisme de masse , contre lequel Mary et ses amis, les Vernon Lee , les James …, ne cesseront de pester
– ( 206) – Renan disparaît en 1892 et Taine en 1893, soit juste avant James Darmesteter. Lorsqu’elle reviendra beaucoup plus tard sur les noms qu’elle a portés, Mary dira : « Mary Darmesteter n’a plus de raison d’être » . Une parenthèse , soit , mais celle du bonheur , d’autant mieux gardée au plus profond de soi qu’elle plus précieuse .
– (207) Vineta Colby, Vernon Lee, citation p. 301

Biographie de Mary Duclaux – D’une rive l’autre – Chapitre 4

Un mariage de raison

Après six ans de deuil et ce que l’on n’appelait pas encore une dépression, Mary rencontra Émile Duclaux et s’aperçut qu’elle était encore jeune . Elle avait la quarantaine : si l’on en croit Balzac et quelques autres, c’était une femme âgée, mais ils n’en tinrent pas compte.

Après la mort de James Darmesteter les amis de Mary craignirent pour sa vie . Elle voulut rester à Paris, ils ne l’abandonnèrent pas, cherchèrent à lui changer les idées et vinrent à son aide en soutenant ses recherches. Grâce à Taine et à Gaston Paris parurent le Froissart et les Essais sur le moyen Age. Renan était mort le 2 octobre 1892, deux ans avant Darmesteter ; la famille Renan, qui avait accueilli l’élève, puis l’épouse de l’élève, devint un refuge pour Mary ; Cornélie, puis Noémi Renan lui suggérèrent d’écrire une biographie du maître : le livre parut en en 1897 à Londres et en 1898 à Paris.

Ces activités l’aidèrent à sortir du marasme . Elle suggère elle-même à quel point il fut lourd. Dans un article sur Thackeray , paru en 1900 dans la Revue de Paris (115) , elle s’étend sur la façon dont le romancier se remit de la mort de sa jeune femme « dans sa grande maison de Young street , à Londres » : « Nous croyons , écrit-elle, tomber dans un précipice, nous sommes étourdis par la chute, et l’abîme nous parait vide, tout noir, effroyable : au bout de peu de temps, nos yeux se font au crépuscule ; nous distinguons des objets qui deviennent familiers à leur tour ; ce n’est plus un abîme, c’est un ravin ; la vie n’y est plus insupportable ».Le nous est clair ; comme Thackeray elle est tombée « dans l’abîme » , comme Thackeray , « pour[elle] la jeunesse a disparu ; à sa place [elle] a trouvé une indulgence nouvelle, qui tient peut être à une grande lassitude … Désormais le sentiment dominant , c’est un sentiment presque romain de l’ennui de vivre » Et – c’est la conclusion de l’article – même si l’ œuvre demeure, « toutes choses n’aboutissent –elles pas au même terme ? Vanité des vanités ,… tout est vanité »

Après la mort de James, elle eut pu regagner l’Angleterre et tenter une carrière littéraire . Sa famille y vivait . Mais son père, aimé et admiré, était mort en 1897 et Vernon Lee vivait en Italie avec d’autres amies. Mary eut certes pu rentrer , c’est sûrement ce qu’ un homme eut fait à sa place . Elle avait plus de chance de réussir dans le pays qui l’avait célébrée comme jeune poète prometteur, six ans ne font pas un gouffre béant, ses éditeurs étaient fidèles et continuaient à la publier . La concurrence en France était rude, Mary n’y avait qu’une petite notoriété, et, pas plus à Paris qu’à Londres, elle n’éprouvait l’envie de faire ce qu’il eut fallu pour sa publicité : hanter les salons qui assurent le succès.

Apparemment elle avait tiré un trait sur les succès de sa jeunesse londonienne.

Elle avait choisi la France et le mariage en épousant Darmesteter, elle y avait vécu six ans avec lui, sa famille – pour ce qui en restait – était devenue la sienne, les amis de James étaient devenus ses amis : elle resta fidèle à son choix.

Une fois le premier choc passé, Mary était bien trop énergique pour ne pas réagir . Sa morale lui interdisait le suicide, l’orgueil qu’elle tenait de son éducation ne lui permettait pas de se laisser aller et, de plus, comme elle l’écrit dans une lettre à sa mère, malgré les préjugés du temps elle se sentait encore jeune. Si tout aboutit au même terme, comme dit l’ecclésiaste, pourquoi ne pas tenter de vivre ? Cela passait par la recherche et l’écriture, certes ! Mais Mary avait goûté à la liberté qu’assurait alors le statut de femme mariée, elle avait apprécié le confort que donne un vrai compagnonnage reconnu par la société , bref elle avait acquis une stabilité sociale et n’avait peut être pas envie de tout recommencer.

Alors un homme apparut , fort différent de James. Lui aussi avait été touché par la perte d’une femme immensément aimée, lui aussi était « triste et solitaire » , uniquement dévoué à sa tâche scientifique et à l’éducation de deux enfants, ce que James n’avait pu donner à Mary. Tous deux s’aperçurent vite de ce que chacun pouvait apporter à l’autre.

***

La vie d’Émile Duclaux est connue : né en 1840 à Aurillac il est le fils de Justin Duclaux (1797-1860), huissier-audiencier près du tribunal et d’Agnès Farges (1807-1883), commerçante. Après des études au Lycée d’Aurillac qui aujourd’hui porte son nom et au lycée Saint Louis à Paris, il est reçu à Polytechnique et à Normale supérieure, qu’il choisit . Alors commence une brillante carrière de chimiste, sous l’égide de Pasteur dont il est l’assistant et avec qui il travaillera jusqu’à la mort du savant. Professeur successivement à Clermont-Ferrand , Lyon et Paris , il participera activement à la fondation de l’institut Pasteur , dont il sera le premier directeur.

Élément moins connu : il resta fidèle à sa région d’origine. Il passait ses vacances dans la région d’Aurillac, d’abord au château du Fau, près de Marmanhac , où il fonda un centre d’études laitières destiné à promouvoir les produits du Cantal , puis dans une maison qu’il acheta dans la vallée de la Cère , à Olmet . Il suivit aussi de très près les efforts des félibriges pour fonder une école « auvergnate » (1894) et soutenir le renouveau du dialecte occitan local, cher au cœur de son cousin éloigné , Arsène Vermenouze, et de son neveu , l’archiviste et homme politique, Louis Farges(116) .

Autre élément central : en 1898 il prend part à la défense du capitaine Dreyfus, lors de l’Affaire. Il est nommé vice-président de la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen dont il est un des fondateurs(117) .

Tel est l’homme public .

L’homme privé est extrêmement sympathique . Il est facile de le rencontrer . Nous possédons de lui une longue correspondance avec son beau père , Charles Briot, mathématicien connu, et surtout avec la femme de ce dernier , Laure Martin , appelée dans la tradition familiale , « grand-mère Briot »(118) ; il y a aussi quelques missives de lui datant du temps de son second mariage et surtout les lettres de l’époque, écrites à sa mère par celle qui deviendrait sa deuxième femme, Mary Robinson-Darmesteter (119) .

Les lettres des archives du Cantal présentent un jeune homme amoureux de Mathilde Briot au point d’avoir longtemps hésité à faire la demande en mariage. Il a peur, non d’être repoussé , mais de ne pas être digne d’elle , d’être incapable de faire son bonheur. Quand finalement il se décide , il est accepté. D’abord par la fille : il lui a posé la question et s’en excuse vivement auprès du père . Suivant les mœurs du temps, sa conduite a été très incorrecte. « Je suis encore sorti des habitudes en ne vous parlant pas tout d’abord à vous-même … Je l’aimais trop et … elle pouvait être plus heureuse sans moi que moi sans elle … Je ne vous promets pas de lui donner le bonheur, mais si un amour pur, sincère et confiant, si un dévouement de toutes les heures , si un cœur qui n’a jamais battu que pour elle vous semblent des garanties , je peux dire que je les possède… »(120)

Ils se sont mariés , ont été heureux et ont eu deux enfants , Pierre et Jacques . Malheureusement en février 1880 Mathilde meurt de fièvre puerpérale à la naissance du troisième fils, « mon pauvre petit Jean », qui lui même mourra en novembre 1882. Émile est inconsolable. Le 26 février 1880 il écrit à des amis lyonnais : « Ma blessure est telle , hélas, que nulle main ne peut rien. La pensée de mon foyer désert, de ma vie dispersée, de ma joie disparue, de mes enfants orphelins ravive… à chaque instant en moi la source des larmes et je ne me sens soulagé que quand je suis venu pleurer chez elle et auprès de son lit de souffrance, la pauvre femme qui n’est plus. … Je suis et serai encore quelque temps trop meurtri pour former un projet quelconque . J’ai besoin de réapprendre à vivre et de retrouver le courage nécessaire pour cela. Pour le moment il me manque tout à fait et rien ne le réveille , pas même la vue de mes enfants ; je me sens si loin d’eux , si incapable de leur être utile, qu’ils ne me donnent pas la consolation présente , et celles de l’avenir ne peuvent m’être d’aucun secours… »(121)

« Grand-mère Briot » lui propose de prendre la charge des enfants . II refuse « le sacrifice que vous voulez bien me faire » (122) , et les garde auprès de lui , avec l’aide d’une servante recrutée à Marmanhac, près du Fau ; il continuera à passer là toutes ses vacances et à veiller sur le laboratoire. C’est un père exemplaire. Sous la surveillance , proche, de la bonne Catherine à qui ses fils garderont une grande reconnaissance , et celle, plus lointaine, de leur grand-mère, Laure Briot, qui s’en occupera jusqu’à sa mort, ses fils lui rendront cette affection.

C’est donc un homme aux amours brisés que Mary Darmesteter rencontre et pense épouser. En 1901, Émile a 61 ans, Mary 43. Ils sont apparemment d’âge à prendre leur décision tout seuls . Il n’en sera pourtant rien, les familles vont jouer un rôle non négligeable.

Émile Duclaux et Mary Darmesteter se voient pour la première fois à l’occasion d’une visite de courtoisie que Mary fit à Émile au moment de l’affaire Dreyfus . Elle venait le remercier d’une intervention publique en faveur de James Darmesteter. Dans sa biographie d’Émile, elle précise : « Je lui disais parfois que j’avais été pour lui une seconde affaire Dreyfus, car il ne pouvait voir sans voler à son secours, un être innocent engrené dans le malheur ; il m’avait connue par la suite d’un article où , généreusement , il avait pris la défense de mon premier mari , le noble James Darmesteter, diffamé dans sa tombe par un critique antidreyfusard » Ils continuent à se voir, Émile se met à fréquenter le salon de Mary, en devient familier, et petit à petit , chacun se met à espérer qu’il puisse y avoir une issue à leur double solitude.

L’issue en question n’était pas forcément le mariage . Si Mary en parle clairement dans ses lettres à sa mère, Émile, lui, n’y avait jamais songé , dévoué qu’il était à son travail et à ses deux enfants. Il s’en explique clairement dans une lettre à son fils aîné , Pierre, alors ingénieur agronome au Tonkin. Il est amusant de retrouver les attitudes signalées par Violet Paget lors du premier mariage : apparemment c’est Mary qui a fait les premiers pas , et avec une certaine fermeté. Très amusant aussi de voir que la situation n’est pas présentée de façon tout à fait semblable par les deux futurs époux.

Mary écrit à sa mère : « J’ai trouvé une lettre de M. Duclaux, et, comme dans la précédente, recue à Heacham, il a l’air très anxieux que nous nous mariions tout de suite. » (Paris, 5 sept 1900) : peut être a-t-il l’air anxieux , mais il n’en a pas moins hésité pendant plusieurs mois avant de sauter le pas . Toute cette correspondance , sans jamais le dire expressément, présente Émile comme demandeur : « Je me demande si elle [Nelly Rhodes, cousine d’Émile] a la moindre idée que son cousin m’a demandée en mariage une ou deux fois . Mais je pense que nous sommes très bien comme nous sommes et je ne peux pas dire qu’il ait l’air d’avoir le cœur le moins du monde brisé. Je suppose qu’il pense qu’il finira par parvenir à ses fins, mais je n’en suis pas si sûre » (10 juin 1899 ou 1900).

Émile n’est pas tout à fait sur la même longueur d’ondes. Le 11 octobre 1900 il écrit à son fils aîné C’est la deuxième lettre sur le sujet , la première n’a pas été retrouvée. Et voici ce qu‘il dit : « Je pense que tu as été un peu étourdi par ma dernière lettre. Il est certain que je ne m’attendais pas du tout à avoir un jour à l’écrire, et que j’ai été l’homme le plus étonné du monde quand j’ai été mis en face de cette proposition de me remarier. J’ai d’abord répondu par un refus formel , à la suite duquel Mme Darmesteter a été gravement malade. Puis la question est revenue, posée gentiment, sans l’ombre d’embarras, avec une sincérité complète. Si bien que j’ai promis de l’examiner . J’ai passé à cela mes vacances, à peser le pour et le contre, et en fin de compte j’ai fini par accepter. »(123)

d’un coté ni de l’autre on ne peut parler d’ enthousiasme !

Elle hésite parce qu’elle a peur. Le risque en effet n’est pas minime. Émile a une vie familiale centrée depuis des années autour de ses fils et de sa famille, Briot aussi bien que Duclaux ou Duclos. A soixante ans il s’agit d’un « grand changement » et il n’est pas sur que cela réussisse . Et lui, pourquoi hésite-t-il ? Essentiellement à cause de ses enfants, dit-il. C’est « la question qui [lui] pesait le plus au cœur ». Pourtant , assure-t-il à son fils, « Elle en était préoccupée aussi, et me disait qu’elle ne me considérait pas comme engagé et se considérait elle même comme libre jusqu’au jour où elle serait convaincue que notre union ne sèmerait aucune zizanie dans la famille. Elle ne veut pas s’imposer , et je trouve qu’elle a raison. Ceux dont elle mettait l’assentiment au premier rang étaient Jacques et toi. Jacques, elle le connaissait et Jacques la connaissait » En effet les lettres de Mary sont remplies de Jacques , qui remplace occasionnellement son père en qualité de chevalier servant.

Émile doit quand même tenir à ce projet plus qu’il veut bien le dire à son fils aîné. Il met grand soin à lui présenter les points positifs de l’engagement et l’intérêt que ses enfants peuvent y trouver : aucune incidence financière, elle a – et aura – des ressources propres ; elle aura soin d’avoir une chambre prête pour les enfants dans l’appartement commun ; et enfin elle est particulièrement soucieuse de « ne pas semer la zizanie dans la famille », etc.

Quel portrait chacun donne-t-il de l’autre ?

Émile a de l’admiration et beaucoup d’affection pour Mary ; elle excite son instinct protecteur . « Ce n’est pas la crainte de la solitude, dit-il à Pierre, avec du travail on n’est jamais seul, et dieu sait que je vais en avoir encore pendant quelques années plus que jamais. Ce n’est pas non plus le besoin d’une femme : à mon âge on ne songe plus à cela. Je vivais fort bien de ce qui me restait , entre vous et quelques amis , ou plutôt amies, car à Paris on n’a pas le temps d’avoir des amis. Je crois que j’aurais encore pu continuer comme cela jusqu’à la fin . Mais précisément parce que j’avais seulement des amies, je tenais à les voir souvent et j’avais chaque semaine une visite à Mme H. et à Mme D. (124) . Cette dernière est seule, isolée , sans famille et sans appui. … Elle me plaisait aussi beaucoup , tant à cause de son noble caractère que de sa faiblesse. Bref , mis en demeure de choisir entre ne pas la voir et l’épouser, je me suis décidé à la prendre pour femme. »

« Tu ne connais pas Mme D. mais tu as confiance en moi et tu sais très bien que je ne peux accepter qu’une femme très noble et digne de tous, de mes enfants comme de moi-même. Je sais qu’elle est très bonne : je l’ai vue à l’œuvre à plusieurs reprises. Inutile de te dire combien elle est intelligente, et remarquable même comme hauteur d’esprit. Elle ne demande qu’un livre et un coin pour être heureuse. Elle est malheureusement un peu sourde et d’une santé assez médiocre. Cela défend les sorties, et ça cadrera admirablement avec mon genre de vie. Elle est obligée de rester chez elle à partir de six heures comme moi. J’aurai avec elle un intérieur que nous ferons modeste et accueillant… »

Ce plaidoyer est admirable. « Sans famille et sans appui ? Ce n’est pas tout à fait exact . A 61 ans, on n’a plus « besoin d’une femme » ! Voire ! En tout cas, il est décent de suggérer à son fils que tel est le cas, surtout en 1900 et dans une famille bourgeoise. On a besoin d’ « amies » , qu’on va « voir souvent » et là le lecteur est prié de ne pas faire d’ interprétations osées , ce n’est pas le genre de l’homme . Les dames concernées , j’en jurerais moins, mais , en ce qui concerne Mary, elle a surtout envie d’un compagnon, pas d’un amant : nous ne sommes pas chez Paul Bourget et , si Mary est parfaitement capable de compréhension pour les héroïnes des romans bourgeois dont elle rend compte au Times, son histoire précédente montre que ce n’est pas là sa quête prioritaire.

Les qualités de Mary mises en avant sont celles qui ne gêneront personne : bonté, intelligence, hauteur d’esprit. Quant à son « isolement » ? Émile passe sous silence le salon et le « jour » qui attirent chez Mary Darmesteter pas mal de monde, les activités littéraires – les bas bleus ont mauvaise presse dans le tout Aurillac – et les amitiés mondaines , dont les Rohan, les Rothschild et les Halévy , pour ne parler que d’eux. Quant à ses défauts, surdité , santé médiocre, ce sont ceux qui assurent que la nouvelle femme d’Émile sera aussi peu que possible une gêne pour la famille. Le lecteur a tout de même tendance à penser que le directeur de l’Institut Pasteur a très envie d’avoir l’accord de ses fils, il est donc plus attiré par le mariage qu’il ne souhaite en donner l’impression.

Mary présente Émile à sa mère : il est particulièrement timide . « M. Duclaux arrive demain soir [à la commanderie de Ballan, en Touraine, chez les Rothschild] pour 48 heures et nous aurons bien sûr beaucoup de choses à nous dire. Entre nous je pense qu’il aurait pu venir un peu plus tôt, mais il est si horriblement timide que c’est réellement bon de sa part de venir tout de même. ( 22 sept 1900). » Et , un peu plus tard : « Le pauvre cher homme, il est horriblement intimidé de venir me voir parmi une telle foule d’étrangers » (ibid, septembre , sans précisions). Le château de la Commanderie et l’hospitalité des Rothschild étaient assez étrangers au fils de l’huissier d’Aurillac , fut-il devenu directeur de l’Institut Pasteur. Le « pauvre cher homme » ne devait pas s’y sentir à l’aise ! Mais il passe là-dessus , car il est très attaché à Mary.

Outre la timidité, qu’elle apprécie chez « le pauvre homme », Mary dit estimer « sa simplicité, sa droiture et sa gaieté, la bonté de son cœur et son noble désir de rendre le monde meilleur pour les milliers d’hommes et de femmes dont l’existence est une longue corvée ». Mais surtout : « Il m’aime beaucoup et s’inquiète beaucoup de mon bonheur. » Bref il est un gage de sécurité . « Je suis une vieille dame de quarante trois ans (sic !) qui est passée à travers les meilleures et les pires expériences. Mais ma vie n’est pas encore finie,.. » C’est de cela qu’il s’agit de persuader la mère et la sœur , et il n’est pas évident qu’elles vont accepter facilement : « Je viens justement de prendre une grande décision que je me sens obligée de vous communiquer ( Assez difficile de faire autrement !).

« Vous allez penser que nous sommes tous deux trop vieux pour commencer une nouvelle vie. Et tout naturellement vous n’avez pas aimé sa conduite précautionneuse et hésitante en novembre dernier. Mais en y réfléchissant vous penserez qu’il était plus respectable de ne pas se laisser entraîner par une passion soudaine ( a sudden passion, dans le texte anglais !!!),, mais de peser le pour et le contre, de réfléchir, attendre pour savoir si cette grande décision conduirait à son bonheur et au mien. »

Il y a pire : « Sûrement vous allez penser aussi qu’une personne aussi fragile que moi ne devrait pas se marier. J’avais moi-même des doutes sur ce point et j’ai fait des confidences à Landowski (125) : il a dit que c’était la meilleure chose qui puisse advenir à chacun de nous deux, et qu’il était sûr qu’aucun des deux ne le regretterait. » (4 juillet 1900) : on s’en serait douté , voilà au moins dans cette affaire un homme de bon sens Mais en 1900 avait-on les mêmes critères d’évaluation ?

Si Émile Duclaux tient à avoir l’accord de sa famille, Mary tient tout autant à l’accord de la sienne : d’où ces explications un peu embarrassées, dans un style alambiqué qui ne lui est pas habituel. Le lecteur contemporain aura du mal à comprendre pourquoi un tel aval est nécessaire à deux personnes adultes aussi autonomes l’une que l’autre, dans un cas où l’union ne semble présenter que des avantages pour les deux. Il faut se rappeler que tous deux ont vécu des expériences douloureuses qui les ont conduits à se replier sur leurs proches auxquels ils tiennent énormément et qu’aucun des deux n’a de tendances vers les ruptures, ni sociales ni familiales.

Bref , tous deux ont peur : « Oh là là, écrit Mary , le chemin du bonheur est bordé de buissons d’épines ; j’espère pourtant et je crois que nous serons heureux, sans oublier le Passé, où nous avons vécu un roman d’amour, sans oublier non plus les nécessités du Présent, mais en créant notre bonheur, pour nous mêmes et pour les autres, à partir de notre acceptation de ces faits », ce qui est, bien qu’écrit dans un langage de midinette, une assez bonne description de l’équation que tous deux ont à résoudre (Paris, 4 juillet 1900). « Je voudrais plutôt repousser au printemps, pour nous donner, à nous et aux autres, le temps de nous habituer [à l’idée du mariage] . Et bien sûr, nous écouterons la raison, surtout quand c’est moi qui suis la Raison »(Paris 5 septembre 1900).

« Mis en demeure » , Émile finit donc par se décider à « écouter la Raison ».

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Les lettres écrites par Mary en 1900 / 1901 (126) sont adressées à sa mère et à sa sœur Mabel qui vivaient ensemble à Londres . Madame Robinson les avait gardées, elles formaient une liasse conservée dans une enveloppe en tête de l’Institut Pasteur et titrée par la dame de compagnie de Mabel , qui en hérita : « Lettres à sa mère écrites pendant ses fiançailles avec M. Duclaux » . Sur les deux ans concernés, pas moins d’une vingtaine de lettres, toutes plus charmantes les unes que les autres, émaillées d’anecdotes, de descriptions de dîners d’apparat –plutôt drolatiques–, de visites de l’exposition universelle, de considérations détaillées sur ses accidents de santé et ceux de ses proches, de remarques sur ses habits et la mode contemporaine (apparemment Mrs Robinson était friande de ce type de sujets) , d’informations sur l’avancement de son travail, etc. Le tout assaisonné d’un humour très anglais, où apparaît vite un personnage central : M. Duclaux d’abord , Émile ensuite.

Quelques exemples :

L’exposition universelle : « M. Duclaux » et Jacques servent d’accompagnateurs pendant les visites que Mary organise pour les groupes de connaissances et d’amis qui lui sont envoyés d’Angleterre ; elle doit les guider dans le fouillis de l’exposition. (127)

3 juin 1900 : visite. On retrouve au pavillon italien le groupe anglais qu’elle était chargée de cornaquer : « tout s’est très bien passé , la pluie n’est pas survenue avant que nous ayons fini la visite. .. Aucun de nos aides de camp ne manqua à l’appel. M. Duclaux, qui était en retard comme d’habitude, a été loin derrière nous dans l’exposition pendant près de trois bonnes heures et , alors , il m’envoya un télégramme désespéré. Mais Jacques a été aussi bon qu’il avait promis de l’être, et a guidé notre groupe »

17 juin 1900 : nouvelle visite, en compagnie de « M. Duclaux », qui, pour une fois, n’était pas en retard. En parcourant les allées « nous sommes tombés, dit-elle, sur une petite bonne femme, la cinquantaine minable, avec un bonnet en crêpe noir chiffonné, une figure peu amène et, dans son costume noir bon marché, l’air d’une bonniche. Dès qu’elle nous a vus, elle abandonna la place comme si elle avait honte d’être reconnue. Je pensais : « Ça, c’est une femme avec un passé ! » lorsque M. Duclaux : « C’est une de nos bienfaitrices, c’est Madame Lebaudy ! (128) » Elle était plus minable que la baronne Adolphe [de Rothschild ? ] C’est un signe des temps, je suppose : les millionnaires doivent avoir honte de paraître riches. » Plus de cent ans après il est évident que ça leur a passé !

Dîners ;. chez elle : 17 mai 1900. « J’ai eu à dîner Ludovic Halévy et Marianne ( ravissante avec un grand chapeau de paille orné de roses), Paul et Lili Desjardins (elle aussi très charmante ; j’étais fière de mes lys français ), M. Duclaux et Jacques, tout ce monde pour rencontrer M. et Mrs Humphrey Ward (129) – » Le grand chapeau est à destination de Madame Robinson ; la correspondance est émaillée de robes , châles , sacs , chapeaux, problèmes de couturières, etc. . On n’est pas loin du Jardin des modes ! Pourquoi pas ! Mallarmé lui non plus ne dédaignait pas ce genre de sujet.

Réceptions : dans le tout Paris, celui de la République et celui de la haute bourgeoisie ou de la noblesse. Émile emmène Mary rue Dutot, à l’Institut Pasteur ; elle l’emmène chez ses amis, les Rothschild, par exemple, à la commanderie ou à Paris. Pendant les « fiançailles », on a un peu l’impression que tous deux sont gênés pour présenter une situation qu’eux même considèrent comme une sorte d’aventure et que les autres doivent regarder avec curiosité. Lorsqu’elle l’accompagne à l’Institut Pasteur , elle prend toutes sortes de précautions pour calmer les éventuelles mauvaises langues. Quant au directeur de l’Institut , il connaît certes les réceptions officielles de la République , mais celles qu’offrent les Rothschild ou les Rohan n’y ressemblent guère. A quelques quarante ou soixante ans le statut de fiancé –officieux –n’était sans doute pas facile à porter en ce début de siècle ! Après le mariage, dans un dîner parisien chez les mêmes Rothschild, il a l’air bien plus à son aise ; son statut est clair . Il s’amuse même d’être « pour une heure – l’époux de Mary Robinson…. Ça l’a beaucoup amusé ; il explosait de bonne humeur et a déclaré que j’avais l’air plus jolie que n’importe laquelle des dames. » (130) .Remarquons en passant que la vie paisible et familiale évoquée pour convaincre Pierre permet des exceptions. Ce dont on se serait douté !

Le petit bourgeois auvergnat et la « princesse des lettres » , pour reprendre les termes de Tissot , ne viennent pas du même endroit et n’appartiennent pas au même monde ; en 1900 cette situation n’est pas évidente, d’où les hésitations et les difficultés. Mais tous deux sont anxieux que ce mariage réussisse : sur le plan social et sur le plan familial.

L’institut Pasteur : « Je devrais pouvoir l’aider dans son hôpital et ses fondations pour les travailleurs… »Un beau programme ! Et qui fut rempli. Malgré les obstacles, réels ou imaginaires ; et après bien des précautions . A coté des colifichets, des visites et des anecdotes, il est beaucoup question dans les lettres écrites par Mary, de l’Institut Pasteur alors en cours d’aménagement, de ses commanditaires, on l’a vu plus haut, de ses membres et ses conditions de travail.

21 mai [1900] : « Aujourd’hui je vais avec Eugénie (131) à la pendaison de crémaillère du nouvel Institut Pasteur et de l’hôpital. Tous les ouvriers ( the workmen ) vont avoir un apéritif au champagne et une récompense. J’ai fait le tour des immenses locaux hier et j’ai tout vu en détail ; M. Duclaux m’a montré tous les laboratoires et l’architecte m’a montré la buanderie, les cuisines, la brasserie ; et avec les deux j’ai visité l’hôpital. C’est un lieu énorme avec de la place pour six cents chercheurs (chemists) ; il n’y a que l’hôpital réservé à la diphtérie qui est prêt pour le moment : c’est un endroit agréable, bleu et blanc, chaque lit dans une sorte de box fermé, en verre et carrelage blanc , le tout lavable, avec des angles arrondis ; par des fenêtres à la française , il donne sur une terrasse , au dessus du jardin. Il y a un grand jardin d’hiver pour les convalescents. Tous les animaux et les expériences, etc.,sont dans l’autre bâtiment de l’Institut, de l’autre côté de la rue ; le premier est réservé à la chimie et aux soins de l’hôpital ; il sert aussi pour la chimie agricole et la brasserie ; M. Duclaux dispose d’une énorme salle de réunion et d’un laboratoire d’où il a une vue surplombante sur tous les bâtiments de son petit royaume. Ça a été un gros travail de construire tout cela et je trouve qu’il a l’air fatigué. »

On y rencontre les pastoriens : le docteur Roux (« qui a toujours l’air très malade, avec des cheveux semblables aux miens »), Salimbeni, (132) Metchnikoff(133), « et toute la famille pastorienne , qui m’entouraient si gentiment ».

Après la mort d’Émile, l’institut et les pastoriens furent fidèles à Mary et elle leur fut fidèle. Le docteur Roux, tant qu’il vécut , ne manqua jamais de rendre visite à Mary tous les dimanches, rue de Varennes et quand l’un des deux n’était pas à Paris ils s’écrivaient (134) . Elle ne manqua pas de rendre hommage aux pastoriens dans les colonnes du Times literary supplement : elle signale , par exemple, la vie de Metchnikoff , écrite par sa femme, œuvre dont le caractère littéraire ne saute pas aux yeux (135) La référence à Pasteur s’y rencontre à d’autres occasions : citation de la biographie de Pasteur par Émile Duclaux (136) , rappel d’une parole de Pasteur à propos de Maupassant , qui , selon son valet de chambre , passait plus de temps à se distraire qu’à travailler : « Il ne faut pas faire une distinction absolue entre le temps où l’on travaille et le temps où l’on ne travaille pas », aurait dit le savant : la littérature est donc un métier à temps plein, comme la recherche scientifique : ce serait là un des seuls points communs , s’il en est. Toutes les occasions sont bonnes pour parler de l’institut Pasteur.

Vivre ensemble !

Le mariage dura un peu plus de trois ans : il fut heureux . « J’aimais bien, nous dit-elle, l’homme qui m’avait donné sa vie ». Dans l’appartement qu’ils partageaient , chacun avait son lieu à lui, son bureau dirions nous ; cela valait mieux car il n’y avait guère de points de rencontre entre les travaux de l’un et de l’autre, le scientifique et la littéraire, le chimiste et l’historienne, le traqueur des sciences dures et la poétesse . Dans le petit carnet intime qu’elle tient après la mort de son mari , au milieu des projets à mener pour les années à venir, elle retranscrit une phrase d’Émile, qui l’a sans doute choquée : « L’histoire, disait il, est un fait qui ne se répète pas ; ce n’est pas intéressant » ; le savant n’était pas dépourvu d’humour, il peut avoir dit cela pour faire , comme disent les enfants, bisquer son épouse, sans doute un peu trop émotive à son goût. L’expression est brutale , elle correspond à la pensée de cette génération qui voit l’avènement des sciences dures ; la méthode historique de la fin du XIX ème avait du mal à rivaliser avec la méthode expérimentale de Claude Bernard , même chez une disciple de Taine et de Renan.

Cette disharmonie conduisait parfois à des situations cocasses , que Mary rapporte avec esprit. En 1902 par exemple, elle rend compte dans le Times de sept nouveaux romans français dont les auteurs sont des femmes ; cette revue lui permet de remarquer « la grande indignation et l’alarme des hommes de lettres ordinaires » qui « tonnent » dans la Revue bleue « contre ce monstrueux régiment de femmes » . Ce qui la conduit tout droit à une anecdote : « Nous – c’est le nous du critique littéraire – nous faisions ces réflexions .. lorsqu’un éminent biologiste (sic) entra dans le bureau ; il n’avait probablement pas ouvert un roman depuis un grand nombre d’années. Il les souleva un par un, reposa les volumes jaunes et blancs avec un air investigateur, et finalement resta enfoui dans le volume de Gyp (137) . D’impatients sons gutturaux, des grommellements indignés et même de furieuses interjections accompagnaient sa lecture. Une heure après environ, il jeta le volume sur la table avec un bang, formulant un verdict dont nous n‘osons prendre sur nous de transcrire la sévérité. A ce moment nous essayâmes de modérer cet excès, suggérant qu’après tout il y avait des épisodes ici, des passages là, qui… « Épisodes, passages » cria le scientifique critique ; « Quand je vous dis que je l’ai lu intégralement ! » Et il retomba dans son silence. » Et Mary de conclure : « Après un tel aveu, que restait-il à dire ? » (138) En effet ! Quel bel exemple de communauté intellectuelle entre deux êtres si différents !

Leurs relations commencent par une amitié tendre : « J’étais à Londres chez ma mère, Duclaux m’écrivait tous les jours, nous étions liés par une affection qui ne datait que d’une dizaine de mois mais qui de suite était devenue très confiante, très tendre, d’autant plus que nous n’en savions pas encore la source profonde et secrète : nous n’étions qu’amis » ; elle se poursuit par une forme d’amour fondé sur la confiance et une certaine admiration : « Il a déjà [sur une photo de 1862] l’air que j’aimais tant, cet air modeste, passionné et bon. Quelque chose de l’âpre accent du Cantal vibrait encore dans la voix »

Mais c’est lorsqu’il a vraiment besoin d’elle que Mary retrouve cette forme de dévouement qu’elle a montré toute sa vie : l’amitié tendre devient un véritable amour. Le 13 janvier 1902 , « le soleil .. se levait comme un autre jour, Émile semblait remis d’un léger malaise qui l’avait un peu fatigué la veille » Il mène une journée normale , rentre dîner le soir et, malgré les objections de sa femme, il ressort pour une réunion à la ligue des droits de l’homme. « Je n‘allais plus le revoir tel qu’il me quittait. Celui qui allait rentrer au milieu de la nuit allait me devenir plus cher encore . Ce n’était plus le camarade chevaleresque et charmant qui m’avait choisie parce que j’étais seule et triste… Les femmes , tout comme les hommes, dépensent leur cœur plus généreusement pour ce qu’elles défendent, pour celui qui a besoin d’elles . J’allais donc l’aimer plus encore. Mais j’aurais tout donné pour lui épargner cet amour là. »

Laure Briot – grand-mère Briot pour ses descendants – reconnaît son rôle dans cette famille dont elle était la gardienne depuis la mort de Mathilde, sa fille ; elles échangent des missives de reconnaissance , d’abord un peu compassées, puis plus proches : « chère madame et amie » devient « chère Mary » .Les lettres de Pierre Duclaux, qui viennent d’Indochine et sont adressées à Mary , passent de l’une à l’autre, à la grande satisfaction de la vieille dame. La garde est totalement baissée lorsque Madame veuve Briot constate le dévouement que Mary met à soigner Émile , dont la santé se détériore rapidement dans les années 1902 – 1903. Le 14 janvier 1903 elle écrit : « C’est à vos tendres soins de tous les instants que nous devons de le voir très promptement et très complètement remis. Ses fils ne sauront jamais tout ce qu’ils vous doivent ; mais moi, qui vous ai vue à l’œuvre, moi qui sais de quel dévouement vous l’avez entouré, laissez moi vous dire toute ma reconnaissance.. ».

Émile est mort le 2 mai 1904

De courte durée, le mariage fut heureux . Bien différent des unions précédentes, il était fondé sur la compréhension et l’entraide, comme le montre l’anecdote sur Gyp et le mot camarade utilisé par Mary, parlant de son deuxième époux. Tous deux s’appuyaient l’un sur l’autre, chacun s’efforçait de comprendre chez l’autre un domaine qui lui était totalement étranger .Chacun conserva sa liberté d’action . Émile avait beaucoup de travail , il l’ a écrit, et la part de Mary consista à lui donner un foyer pour rencontrer ses amis et collaborateurs ; peut être aussi à assurer l’aspect social toujours présent dans un hôpital. Mary, elle, continua avec plus de vivacité encore l’activité littéraire à laquelle elle se consacrait ; Émile s’y intéressa avec une certaine distance, et cette distance , qui se retrouvera plus tard dans la correspondance du docteur Roux, contribua à stabiliser les enthousiasmes de sa femme (139) – . Association de deux êtres qui ont chacun leur histoire qu’aucun ne renie et sur laquelle il s’appuie pour repartir, association pour le meilleur et pour le pire où chaque partenaire s’efforce de contribuer à l’épanouissement de l’autre, de l’aider à gérer les devoirs qu’il se reconnaît . Bel exemple de mariage qui avait tout pour durer .

Un des fondements en fut aussi le désintéressement . IL ne s’agit pas d’une prise en charge de l’un par l’autre ; tous deux sont adultes, tous deux sont fiers, tous deux ont charge d’âmes (140) Nous ne savons pas ce qu’en pensait Émile , mais Mary tenait à s’assumer. Féminisme ? Peut être ! Sur ce plan le modèle pouvait être Vernon Lee, qui vécut de son travail. Prudence ? Sans doute ! Même si les fils d’Émile n’étaient pas intéressés, au sens financier du terme. Goût personnel enfin : c’est à partir de 1900 qu’elle tient une rubrique assez régulière au Times Literary Supplement. Ce travail lui donnait un statut et c’est là ce qu’elle recherchait . Avec les livres qu’elle écrivait, il lui procurait des ressources, si bien qu’elle pouvait se considérer comme n’étant pas à la charge d’Émile. Les émoluments du directeur de l’institut Pasteur auraient suffi à assurer les besoins du ménage ; mais elle a eu grand souci, c’est évident, de ne pas paraître faire un mariage d’intérêt .

Une fois le prétendant accepté, Mrs Robinson, qui se situe dans l’image bourgeoise du mariage, exprime l’intention d’ écrire à propos de conditions financières. Réaction très mitigée de Mary , prise entre la volonté de ne pas blesser sa mère : « Il ne faut pas penser , chère maman, que j’ai été offensée par votre souhait d’écrire à mon fiancé à propos d’arrangements ; il est tout naturel, je crois , que vous soyez inquiète » , et celle de ne pas paraître intéressée. Ici, il lui vient une idée assez saugrenue : « un projet est né dans ma stupide vieille tête ; vous savez que je possède deux mille livres sterling qui me viennent non pas de famille mais de Doudou (141) . Je pourrais les placer sur les têtes de Pierre et de Jacques ; si je meurs avant leur père , ils en hériteraient directement ; s’il meurt avant moi, ils me feraient une petite pension proportionnelle à sa valeur. » Et là elle montre le bout de l’oreille : « De cette façon, aucun des deux ne pourrait parler de gain ou de pertes à propos du second mariage de leur père »

Mary n’abandonna jamais ce désintéressement : le testament d’Émile ne laisse même pas à sa femme l’usufruit de la maison d’Olmet. Après la mort de Mrs Robinson, l’héritage familial fut partagé entre sa sœur et elle, il fut certainement suffisant pour leur assurer une certaine aisance, suivant les normes de l’époque, mais guère plus.

Cette attitude fut reconnue par les fils d’Émile ; Jacques était assidu chez elle, Pierre lui écrivait du Tonkin ou d’Auvergne, elle reçut chez elle leurs enfants, et petits enfants , dont l’auteur de ces lignes. Elle fut une mère attentionnée et une bonne grand-mère. Ce rôle ne lui pesa pas si on en croit les rares correspondances qui restent : à part une d’entre elles peut être, ces lettres eussent pu être écrites par n’importe qui d’autre qu’une poétesse anglaise jadis assez connue. Sans qu’elle y eut aucun droit, la maison de Jacques à Olmet fut assez la sienne pour que de nombreuses traces s’y retrouvent, en particulier des livres, dont beaucoup dédicacés, et pas seulement ceux sur lesquels elle travaillait pour le compte du Times.

Après celui de poétesse admirée, puis d’épouse d’intellectuels de premier plan, la mort de Duclaux lui fournit le troisième rôle de sa vie, celui de mère et grand mère. Après Darmesteter, Émile avait donné à Mary une raison d’être : une place à ses cotés dans la tâche qui fut sienne, une famille et une maison à tenir . Une autre existence à mener, une justification enfin : Mary considérait curieusement que ses travaux personnels ne pouvaient y suffire. La logique de cette vie était belle, toute de devoir vis à vis des autres et de soi même. C’était aussi une tentative pour concilier l’indépendance féministe et l’insertion dans une société qui ne l’était pas. Ce projet était conscient , on peut le penser, même si, contrairement à Vernon Lee , Mary ne s’est jamais exprimée au plan théorique sur le problème des femmes. La tentative comporte des renoncements à nos yeux . Aux siens , je ne sais pas . Ce qui est sûr est que ce projet, elle l’a choisi.

***

Transmettre le souvenir !

Comme elle s’était sentie devoir prendre en charge la mémoire de James Darmesteter, elle prit en charge la mémoire de son second mari. La biographie qu’elle écrivit parut en 1906 environ deux ans après la mort d’Émile. Ce n’est pas le chercheur qu’elle célèbre, elle n’en avait ni les moyens ni les titres ; par précaution toutefois elle correspond longuement avec le docteur Roux (142) sur le sujet , lui soumet le manuscrit, sollicite ses conseils, y compris stylistiques. Il répond , et c’est le début d’une amitié, sans doute assez tendre, d’une complicité en tout cas , qui dura jusqu’à la mort du successeur de Duclaux .

Emile Roux s’amuse manifestement des petites erreurs de Mary : le 29 août 1904 , à propos des « préparateurs du laboratoire de Pasteur », il précise : « Il y a quelque chose qui ne va pas . C’est sans doute que vous n’avez jamais été un jeune homme. » Certes ! Quand au style il est bien trop prudent pour s’en mêler , il se contente de calmer le lyrisme naturel de la poétesse quand il le juge utile ( lui aussi se sentait responsable de la mémoire de son maître et il le savait allergique au lyrisme) : « N’essayez pas de mettre trop de choses dans vos portraits. N’ajoutez que peu à ce qui a coulé naturellement de votre plume … Une sobre figure est en général plus ressemblante qu’un portrait poussé à la minutie » (17 août 1904)

Ce qui intéresse Mary, ce n’est pas le savant, c’est l’homme, celui qu’elle a aimé . Elle loue sa puissance de réflexion et de travail : « Duclaux aimait bien mûrir un projet pendant longtemps dans son esprit, s’en débarrasser ensuite par une exécution sommaire, pour y revenir dans la suite, en reprenant son thème d’une façon entièrement neuve. La force d’un esprit, son originalité et surtout sa puissance dépendent, j’imagine, de cette patience et de cette puissance de renouvellement. M. Renan m’a un jour avoué qu’il travaillait à peu près de la même façon… » Et voici que Duclaux , dans un tout autre genre , rencontre celui qui a formé la pensée de Mary, en même temps que celle de son premier époux. Remarquons en passant que les hommes qui ont joué un rôle dans la vie de Mary, J. A. Symonds, Taine, ou Renan , étaient plus âgés qu’elle. Le type de relations qu’elle recherchait avec eux étaient celles de l’élève au maître, de celle qui essaie de comprendre à celui qui peut aider à trouver les réponses ; c’est vrai aussi de Darmesteter. Duclaux répondait parfaitement au modèle.

Elle aima l’homme , elle aima son pays, l’Auvergne ; elle y retrouva un peu de la rudesse des paysages appréciés de ses jeunes années, lorsqu’elle cherchait les traces d’Emily Brontë dans les moors. Quand elle en a l’occasion, dans les articles du Times, dans ses essais [a farm in the cantal ], dans ses poèmes aussi, elle en célèbre les paysans , les penseurs, les « generous , philanthropic , active sons of Utopia » (143) ; elle évoque « les rues étroites d’Aurillac, ou les pittoresques châteaux qui dominent les vertes vallées de la Jordanne ou de la Cère ; l’âme d’une contrée [qui] respire dans ces lignes » (144)

Elle aime chez lui la puissance du regard, et cet attachement au sol, à ce qui en fait la particularité et la perfection, la beauté enfin. Cette approche doit lui rappeler celle, beaucoup plus esthétique mais sincère, de Vernon Lee lorsqu’elle parle du lie of the land . Notons au passage que ce sont là aussi les qualités que Violet Paget (145) appréciera chez Émile. Le directeur de l’Institut Pasteur est un paysan dans l’âme, bien que ses ancêtres aient relevé plutôt d’une petite bourgeoisie provinciale , très ancrée dans le sol . « Il regardait, dit Mary, dans un paysage moins la surface qui chatoie si plaisante aux artistes – ce qu’elle eut fait , elle – que la puissante contexture des choses, l’action et la réaction des forces qui créent les races des êtres vivants. Il aimait se rappeler à chaque pas à quel point nous sommes les enfants de quelques centimètres de terre végétale sur lesquels nous vivons, et combien notre vraie richesse nous vient de la terre… Il devait m’écrire plus tard : « Je me sens avec le sol des attaches profondes… Je ne rencontre pas une muraille de pierres sèches, un mur de soutènement … sans songer à tous ceux qui l’ont édifié, planté, bâti.. Je vis en communauté avec les miens et avec ce sol où ils ont laissé leurs puissantes empreintes.. »

Avec lui elle apprend à connaître et aimer ce pays , malgré son éloignement (Notre Olmet que je trouvais un peu loin de tout), ses orages (on aurait dit une aurore boréale) , ses sources ( la musique des sources entre dans la maison avec l’odeur des foins coupés et la fraîcheur de l’air) ; elle y trouve une source d’inspiration nouvelle pour une poésie qui chante les vallées et les montagnes, comme celle de son « cousin, le poète occitan Arsène Vermenouze.

Olmet ! C’est là que Mary Darmesteter suivit Émile, là qu’après sa disparition, elle assura la continuité de la famille lors d’innombrables séjours. Comme Émile elle s’intéressa à la vie locale, reçut sa famille, rencontra ses cousins –éloignés , à la mode auvergnate – : Robert Garric , Arsène Vermenouze ou Louis Farges, neveu d’Émile . Comme Émile, elle suivit leurs efforts pour promouvoir l’ « école auvergnate » et l’enseignement de l‘occitan , qu’elle regrettait de ne pouvoir comprendre quand il était parlé devant elle.

« Parfois nous louons une voiture et allons nous promener assez loin , avec une douzaine de grands flacons sous le siège du conducteur, à la recherche des sources que mon époux analysait. L’année dernière il m‘a laissée dans la carriole pendant que lui descendait la colline, avec ses grandes bouteilles de verre, vers les sources de Badailhac (146) Nous étions dimanche ; les paysans de cette région montagneuse se tenaient autour de nous , avec leur pittoresques blouses blanches, leurs courts gilets noirs et leur vaste sombreros (sic) . Un d’entre eux s’approcha de la voiture et commença à me parler en « patois ». J’ai saisi les mots « Proubenço, Piémont ». Il dit , expliqua le cocher, que , si vous ne pouvez pas parler notre patois, il peut vous comprendre aussi bien dans le dialecte de la Provence ou du Piémont. Je ne me suis jamais sentie aussi ignorante. J’avais affaire à trois langues modernes , dans aucune des trois je n’étais capable de dire bonjour à un compagnon de route. » (147) Venant de la part d’une femme qui parlait et comprenait au moins quatre ou cinq langues, dont « le fier langage des antiques cours d’Amour » (148) , l’aveu est intéressant. La suite immédiate de ce petit récit présente au lecteur anglais l’action des félibres à Aurillac, Arsène Vermenouze et ses relations avec Mistral, et des considérations linguistiques précises sur l’occitan auvergnat. Il est évident qu’elle partage , dans ce domaine particulier, les intérêts de son époux.

La famille d’Émile fut sa famille, l’Auvergne fut sa province, la maison d’Émile fut sa maison ; c’est là, puis à Aurillac, qu’elle trouva refuge pendant la deuxième guerre mondiale, c’est là qu’elle mourut.

– (115) – Revue de Paris, 1er novembre 1900 , pp. 139 – 163 & 15 novembre 1900, pp. 405 – 421 ; William Makepeace Thackeray
(1811, – 1863,) romanciers anglais , auteur de Vanity fair L’article sur Thackeray est repris dans Grands écrivains d’outremanche
– (116) – Arsène Vermenouze (-1850 -1910) , poète occitan , né près d’Aurillac , félibrige auvergnat, contemporain et ami de Frédéric Mistral ; Louis Farges, né en 1858 à Aurillac , mort en 1941, archiviste, diplomate et député ,.
– (117) – Voir Duclert Vincent, Dreyfus est innocent, histoire d’une affaire d’état, Paris, Larousse, 2006
– (118) -Archives départementales , Aurillac . Charles Briot, (1817 – 1882, mathématicien et physicien français , professeur à la Sorbonne , à l’école polytechnique et à l’E.N.S.
– (119) – Archives familiales, Olmet, 15800 Vic sur Cère.
– (120) – Archives départementales du cantal
– (121) – Archives de l’Institut Pasteur, DUC 1
– (122) -Archives départementales du cantal .
– (123) – Archives familiales
– (124) – Sic : c’est Duclaux qui écrit seulement les initiales. Son fils devait pourtant bien savoir à quoi s’en tenir et le texte n’est pas destiné à la publication . Où va se nicher la pudeur dans ces belles années 1900 !
– (125) – Docteur Paul Landowski , médecin et oncle du sculpteur du même nom .
– (126) -Archives familiales. Madame Robinson semble les avoir gardées parce qu’elles parlaient du deuxième mariage : signe tout de même qu’elle devait se poser des questions.
– (127) – elle donne une description fort amusante de l’exposition, vivante et pleine de détails sensibles
– (128) – Amicie Lebaudy, des sucres Lebaudy, mécène connue .
– (129) – Mrs Humphrey Ward, romancière anglaise alors connue, est une des correspondantes de Taine,
– (130) – s.d ; vers mai-juin 1901.
– (131) – Sa femme de chambre
– (132) -Alexandre Salimbeni, (1867 – 1942) , médecin et biologiste italien , a fondé et dirigé le service des vaccins de l’Institut Pasteur .
– (133) -Metchnikoff , « dont l’institut Pasteur fut la vraie patrie, Duclaux et Roux ses vrais compatriotes ; il y a travaillé, il y est mort : .. il y avait deux chemins vers son cœur : vous étiez d’accord avec ses théories, converti à son message ! Ou bien vous étiez dans la détresse et il venait à votre secours » Mary Duclaux, T.L.S. , 13 janvier 1921, p. 23. Elie Metchnikoff , né en Ukraine en 1845 et mort à Paris en 1916 , zoologiste, bactériologiste , lauréat du prix Nobel en 1908 .
– (134) – Les lettres du docteur Roux à Mary Duclaux sont conservées aux archives de l’institut Pasteur ; les réponses de Roux sont –
peut être ! – perdues
– (135) – T.L.S. , 13 janvier 1921 ;
– (136) – T.L.S. , 26 aout 1920
– (137) – -Sibylle Riquetti de Mirabeau, comtesse de Martel, en littérature Gyp, ( 1849 – 1932) auteure de dizaines de romans à succès, nationaliste et antidreyfusarde
– (138) – T.L.S. 28 aout 1902, p. 120
– (139) – Il lui ouvrit aussi les portes des laboratoires : dans une lettre à sa mère Mary rapporte un rendez vous avec un scientifique qui va tester un appareil d’enregistrement et elle va lui lire ses poèmes .
– (140) – Même si Mabel avait en propre, comme sa sœur, des ressources d’origine familiale, on peut sans doute considérer qu’elle fut à la charge de Mary , en tous cas sur la plan affectif après la mort de leur mère.
– (141) – , le Doudou en question est James Darmesteter ; il est cité sous ce nom plusieurs fois dans les lettres , ce qui jette une lumière particulière sur les relations qui ont pu exister entre Mary et son premier époux.
– (143) – T.L.S. 7 avril 1910, the shadow of love, de Marcelle Tinayre ; on pense là entre autres .à Robert Garric .
– (144) – T.L.S., 18 août 1910, p. 292, à propos d’un roman de L. Delzons , le meilleur amour.
– (145 )- Automne 1901 : visite de Vernon Lee à Émile et Mary Duclaux à Olmet ; cette année là V. L. écrit des essais sur le genius loci (sept volumes parus entre 1897 et 2001 . Vernon a dédié à Émile Duclaux un essai publié dans Sentimental travellers, dans lequel elle écrit : « c’est le premier homme qui a satisfait mon vieux désir de promenades avec quelqu ‘un capable de dire comment une région s’est formée . Le docteur, de sa modeste façon, aimait ces images : orgueilleux soulèvement des montagnes, descentes de fleuves de feu, s’épaississant en ambres liquides quand ils atteignent les plaines et se figeant en basaltes »
– (146) – Lieu dit à côté d’Olmet
– (147) – The fields of France, a farm in the Cantal, pp. 28 sq.
– (148) – Citation d’Arsène Vermenouze

Biographie de Mary Duclaux – D’une rive l’autre – Chapitre 2

Une jeunesse italienne

Après avoir été anglaise, on ne peut plus anglaise au temps de Victoria, avant d’être française jusqu’à sa mort à Aurillac, Cantal, par la vertu de deux mariages successifs, Mary fut italienne , par vocation d’abord , par amour ensuite .Cette période florentine de l’apprentissage fut maintenue dans l’ombre à partir de son premier mariage , mais jamais oubliée. Elle peut être placée sous le patronage de Vernon Lee, personnage essentiel de cette partie de l’histoire, et la direction de John Addington Symonds, qui la conduira avec plus de précision que ne l’a jamais fait Browning.

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L’Italie, Florence ! Mary y vient d’abord avec sa mère et sa sœur. Comme les artistes du Nord, peintres, écrivains ou poètes qui l’ont précédée – et suivie – elle reçoit le choc d’un paysage et d’une culture : couleurs, senteurs, hommes et femmes si différents, physiquement et intellectuellement, de ceux de l’Angleterre victorienne. Vernon, qui survient alors, lui ouvre un monde. Elle a un an de plus que Mary, mais son expérience est plus riche, son indépendance plus réelle, son niveau de réflexion supérieur . A Florence Vernon a voulu vivre, mourir et être ensevelie ; à la cité florentine elle a laissé tout ce qu’elle avait rassemblé dans la villa Palmerini .(47) Bien plus qu’à tous les autres anglais qui séjournent alors en Toscane, elle en offre les splendeurs à son amie. Si leur âge ne peut pas permettre de parler d’apprentissage, la notion de guidance est sans doute valable ; l’Italie était le pays choisi par Vernon, Florence était sa ville , Vernon ouvrit les portes. Et Mary y trouva une sorte de guérison et la force de franchir le passage difficile entre l’adolescence et l’âge adulte.

Florence dans la seconde moitié du XIXe siècle ! Une ville cosmopolite , où les grandes familles italiennes et les anglo-américains tiennent le haut du pavé ? Outre la beauté des paysages et les traces omniprésentes du moyen âge et de la renaissance , y dominent celles du Risorgimento et des libertés politiques tout récemment acquises . En 1870 les troupes italiennes sont entrées dans Rome malgré Pie IX et , le mois suivant, les romains ont voté leur rattachement au royaume d’Italie . En 1871 Rome est devenue capitale du royaume et le 2 juillet 1871 Victor Emmanuel II est entré triomphalement dans la Ville ? Le rêve de Garibaldi, de Cavour et des Rossetti est enfin réalisé .

Mary , comme bien d’autres jeunes anglais –et anglaises – a été élevée dans l’amour de la liberté et l’admiration de ceux qui vouent leur existence à sa conquête , qu’ils soient carbonari ou partisans du Sinn Fein. Florence , comme les autres villes de l’Italie du Nord, symbolise l’esprit démocratique, que les jeunes étrangers attribuent aux cités indépendantes du quattrocento . Ils y aiment la liberté de parole dont sait user.

le peuple , loin de la hiérarchie pesante des démocraties du nord . « L’idéal de la résidence florentine était la maison d’Elisabeth Browning , située entre les vieux palais et les maisons surpeuplées de la classe ouvrière » : on y est en effet à la charnière entre la beauté de l’histoire et celle du peuple victorieux .Quand Mary arrive à Florence , Élisabeth est morte et son vieux mari, rencontré sur les flots démontés du channel, vit à Londres : cela n’empêchera pas Mary de faire des pèlerinages à la casa Guidi , où Élisabeth a écrit un poème socialisant [casa Guidi windows] , pour lequel , bien plus tard, Mary écrira une préface.

« La Florence britannique, objectivement définie dans la deuxième moitié du XIXe siècle, est caractérisée par une notion synchronique de l’histoire .., qui se clôt par une sorte d’identification avec l’esprit du moyen âge et de la première Renaissance (48) ». L’idée d’identification, est sans doute trop forte, je dirais plutôt une volonté de connaître et d’absorber. Les poèmes des préraphaélites renferment une abondance d’images qui renvoient à la Renaissance Florentine ; ceux de Mary de même. D’innombrables anglais passent alors par Florence ; beaucoup y fixent leur résidence (49) . De nombreux artistes anglo-saxons y font des séjours d’étude plus ou moins longs : Charles Fairfax Murray, par exemple, peintre connoisseur, collector and dealer (1849-1919) , qui fut l’assistant de Burne Jones en 1866, de Ruskin en 1871,, puis de Morris et de Rossetti ; Hunt et Spencer Stanhope passent par la ville ; John Singer Sargent, le portraitiste de Vernon et de Mary, y est né. Mary succédait, une dizaine d’années plus tard , à toute cette brochette d’artistes, dont beaucoup avaient fréquenté le salon de Gower street ; elle était en pays connu.

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Se développer contre tous , avait dit Robert Browning. C’est ce que Mary n’allait pas tarder à faire , en Toscane et à Venise, sous la houlette de Vernon et avec l’aide de celui qu’elle reconnut comme son premier maître , John Addington Symonds (50) .

John Addington Symonds était un historien connu, critique d’art, et… homosexuel notoire , bien que marié et père de famille : nous sommes dans l’Angleterre d’Oscar Wilde . Plutôt qu’à Florence, Symonds vivait la plupart du temps entre Venise et sa maison de Davos en Suisse . Il habita longtemps avec un beau gondolier vénitien, peu porté sur les arts ; à côté de lui John A. Symonds eut donc beaucoup de jeunes élèves , hommes et femmes, débutants qu’il était toujours prêt à aider. La sœur du président de la Royal Academy de Londres, Frances Poynter, romancière et correspondante régulière de Symonds , les mit en contact en 1880 . Mary avait alors 23 ans. Ils entretinrent une abondante correspondance , qui dura jusqu’à la mort de l’écrivain en 1893.

« Avec la ravissante jeune poétesse-romancière, (51) Agnes Mary Robinson, il maintint une importante correspondance , analysant son travail en détails, nous dit Phyllis Grosskurth, biographe de Symonds. Il éprouvait tant d’enthousiasme pour ses poèmes sur la vie paysanne , The new Arcadia, qu’il suggéra, suprême compliment, d’en faire l’envoi à Walt Whitman. Quand le recueil reçut une mauvaise critique dans le Spectator, il envoya immédiatement une lettre de réconfort », lui suggérant d’abandonner un milieu mondain trop cruel et de « vivre pour un temps quelque part loin des hommes et des femmes intelligents », ce qui recouvrait sans doute un jugement peu amène sur Vernon Lee, avec qui Mary résidait alors. « J. A. Symonds] semble avoir été plus qu’un peu amoureux de la très excitante Miss Robinson , qui avait seize ans de moins que lui » Il ne s’intéressait pourtant guère aux femmes.. Deux d’entre elles seulement semblent avoir exercé sur lui une certaine attirance : la nièce d’un hôtelier rencontrée à Davos .. et Agnes Mary Robinson : toutes deux étaient blondes , toutes deux étaient ravissantes , toutes deux lui rappelaient sa mère . Mais il ne pouvait être question d’épouser une petite bourgeoise suisse, et il était déjà marié quand il rencontra Mary.

Il fut rapidement en rivalité avec Vernon ; quand il lui écrit, c’est pour lui dire tout le bien qu’il pense de Mary – et , accessoirement , tout le mal qu’il pense d’elle _ : « Je n’ai jamais rencontré un esprit plus beau ni plus agréable [que celui de Mary] ; et ajoutez y son intelligence … » Il est aux petits soins pour Mary : il fait à sa demande ce qu’il refuse de faire pour d’autres, des lettres de recommandation en faveur de gens qu’il n’apprécie pasl : Vernon Lee et son frère, Edward Lee Hamilton ; il supplie Mary de lui rendre visite à Venise ou à Davos, ce qu’elle finit par faire . Quelle que fut sa [supposée] jalousie pourtant, il ne cessa jamais de l’aider et de suivre son travail , ce dont elle lui fut toujours reconnaissante : trente ans plus tard elle en parlait encore à Maurice Barrès. Il est, comme le dit la préface de The end of the middle age , son maître et elle l’avoue comme tel :

« Je vous envoie un petit livre – !! le « petit » livre fait 896 pages -, cher Maître, … Quand je regarde en arrière je vous vois à mes côtés pour toutes mes recherches ; ces dix dernières années il n’y en a aucune qui ne vous ait été confiée, et surtout tous mes rêves d’histoire. … Du présent volume nous avons tellement parlé dans votre bureau à Davos , il y a deux ans. …Nous évoquions les grandes figures du Passé .. et elles renaissaient pour moi »

Les échanges portent essentiellement sur les questions d’écriture, mais pas seulement . L’un et l’autre sont parfaitement conscients du problème posé par leurs amours . Les poésies de Mary peuvent , à la rigueur , passer pour être dédiées à un homme et elle ne semble pas avoir eu la moindre difficulté à ce sujet. Les poèmes de Symonds , surtout dans dans Vagabundi libellus, peuvent plus difficilement faire illusion , Mary s’en est rendu compte et l’a mis en garde : personne ne croira , lui dit-elle , ce que dit la préface , assavoir qu’il s’agit d’expériences imaginaires ; ce à quoi il répond en faisant semblant de ne pas comprendre : « Stella ( l’héroïne) n’a jamais existé , sauf dans ma tête, et je n’ai jamais fait ce type d’expérience avec une femme » Eh oui, justement !!! Contrairement à ce qu’elle essaiera de faire croire plus tard , Mary n’est pas une oie blanche : on s’en serait douté.

Tel fut le premier maître de Mary, après Browning et Walter Peter . Les deux derniers cités l’encouragèrent , lui firent entrevoir ses possibilités et lui insufflèrent du courage . Seul Symonds lui vint concrètement en aide , avec constance et dans la durée . En tout désintéressement aussi, quoi que suggère sa biographe, et en toute lucidité . Dans le monde victorien cette lucidité n’est pas rare, Symonds était bien placé pour connaître les contraintes de cette société, il a semble-t-il eu l’honnêteté de ne rien dissimuler , d’ accepter Mary telle qu’elle était et comme il s’acceptait lui même.

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Vernon Lee est le deuxième personnage clé des années italiennes.

Violet Paget, dite Vernon Lee, est née en 1855, près de Boulogne, en France, et morte en 1935 à Florence (52) . Issue d’une famille anglaise cosmopolite qui vivait entre l’Angleterre, la France, l’Allemagne et l’Italie , elle fut élevée avec son frère Eugène par sa mère et des gouvernante généralement allemandes ; elle parlait et écrivait anglais, français, italien et allemand. Son premier ouvrage, écrit en français, fut publié quand elle avait 14 ans. (53) . Elle fixa son séjour à Florence où sa famille s’était installée dès 1873 , s’installa en 1889 dans la villa Il Palmerino, sur la colline de Settignano au dessus de la ville, villa qu’elle acheta en 1906. Elle y recevait la société florentine et anglaise, sans compter la colonie internationale . Elle publia plus de quarante ouvrages, essais sur l’esthétique, la musique, la littérature, les problèmes de société,… En général elle passait l’hiver à Florence, et voyageait en Europe le reste de l’année. (54)

Son influence sur la vie littéraire et les salons de l’époque fut grande ; comme Mary elle fréquenta les vedettes du préraphaélisme : Dante Gabriel Rossetti, Walter Pater, William Morris, Burnes Jones, etc. Robert Browning fut son ami de toute une vie, comme il fut celui de Mary Robinson .(55) Comme Mary, et de façon bien plus offensive qu’elle, elle conduisit une carrière littéraire très organisée jusqu’à sa mort solitaire.

Les deux futures amies se rencontrent en 1880 à Florence ; elles ont 23 et 24 ans et vivent dans la maison Paget que Mary décrit ainsi : « Elle donnait sur le canal Mugnone, qui , je crois , a depuis été recouvert et planté en jardin… ; seul le plus fin des voiles me sépare de cet après midi de septembre 1880 ; je revois la lumière froide venue du nord qui éclairait cet appartement florentin ; … je peux voir le sol brillant de pierre polie, une mosaïque de marbre, des sièges et tables noirs sculptés, .. les roses dans les vieux pots peints… : devant moi une jeune fille un peu plus âgée que moi d’environ 23 ans . Elle a de beaux cheveux blonds, de bienveillants yeux gris-vert qui brillaient à travers d’énormes lunettes rondes, à la mode du dix-huitième siècle. Je peux voir la haute colonne de son cou, … et tout spécialement ses mains effilées aux doigts retroussés sortant d’une blouse amidonnée… Elle semblait en même temps audacieuse, raffinée, raisonneuse , … et timide. C’était Miss Paget (Vernon Lee) »(56) Devant un souvenir d’une telle précision des dizaines d’années plus tard, est-il excessif de parler de « coup de foudre » ?

Il n’ y avait certainement pas de maison plus agréable – et plus utile – pour un séjour italien que la casa Paget. « Du matin au soir, nous ne paraissions exister que pour nous communiquer nos idées sur les choses.. Un peu après dix heures la voiture était devant la porte ; Madame Paget s’asseyait aux côtés d’Eugène (57) ; Violette ou moi en face ; celle qui était éliminée s’asseyait à coté de Beppo, le pompeux cocher toscan … Je n’oublierai jamais ces promenades matinales sur tous les chemins et routes de campagne autour de Florence ; sur les rives du petit Affrico , où il y a des sentiers venteux et des vallées vertes comme en Europe du Nord ; et le long de l’Arno au-delà des Cascine (hameaux !) où nous autres jeunes filles nous emplissions les bras de myosotis. » (58) . Les promenades – et les hommes . « Dans la maison Paget j’ai appris la diversité de la nature humaine . Combien d’hommes et de femmes , de tous types, caractères et nationalités » Et de citer des irlandais , des russes, des espagnols, un turc ( !) [Musurus Bey, nous lisions ensemble Sophocle] , des français, bien sur , dont Paul Bourget, et des anglais : « Je pense que la Casa Paget doit avoir été un salon » . Certes ! Un salon : encore plus international que celui de son père et bien plus libre car en terre étrangère. Quel meilleur champ d’expériences , dans tous les sens du terme .

La complicité intellectuelle entre les deux femmes est évidente . Mary dédie à Vernon The new Arcadia en 1886 et, après leur séparation, The French procession , en 1909 . Belcaro, écrit par Vernon en 1881 et dédié à Mary Robinson, donne un exemple de cette complicité : le neuvième article y rapporte une discussion tenue sur les collines de Florence par un certain Cyril et un certain Baldwin, transparents représentants des deux jeunes femmes. Le thème en est le rôle de la poésie : l’un (Mary) y renonce parce qu’il ne croit plus qu’elle puisse transformer le monde et l’autre (Vernon) l’encense parce qu’elle est source de bonheur . La discussion s’organise autour d’un des poèmes de Mary, God sent a poet to reform His earth, extrait de A handful of honeysuckle . Il dut y avoir quantité de discussions semblables sur les sentiers toscans.

L’esthétique de Vernon est fondée sur la liberté d’interprétation, la valeur parfaite de l’instant , la sincérité de l’émotion : comment sentir la perfection d’un paysage ou d’une œuvre d’art, c’est ce qu’elle va enseigner à Mary. Tout est beauté, « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », dit Baudelaire et Vernon écrit : « … [la musique .. de Vivarelli] a une beauté si dominante, si essentielle qu’elle porte avec elle comme l’expression d’un jour et d’un paysage parfait,…une certitude paisible de félicité éveillée, .. un rêve de perfectibilité.. » (59) . Le sentiment de la beauté est personnel, chacun doit pouvoir le découvrir. Vernon l’a nommé the lie of the land (60): « ce je ne sais quoi qui constitue le paysage réel, individuel – le paysage qu’on voit avec les yeux du corps et ceux de l’esprit, le paysage qui ne se laisse pas décrire… Il n’y a pas de mot ou de phrase pour le désigner et j’ai dû l’appeler, faute de mieux, « the lie of the land »… Les rapports de lignes visibles défient l’expression … aucun poète ne peut vous donner.

l’inclinaison d’un champ, le tournant d’une route. Pourtant ce sont les éléments d’un paysage qui constituent son individualité et touchent plus profondément notre sensibilité. » (61)

L’apprentissage du regard, le contrôle des sentiments, le refus de tout romantisme, le rejet de la fioriture, l’effort pour exprimer la sensation pure, et surtout la liberté, c’est ce que Vernon a pu apporter à Mary. La jeune femme n’est encore que poète, l’historienne est en gestation, la critique n’est pas encore advenue . Mais les leçons portent : le deuxième et le troisième recueil publiés par Miss Robinson sont bien supérieurs au premier, ils ne cèdent plus à la facilité, s’éloignent des modes et mythes préraphaélites et ont un accent plus personnel. Tous deux contiennent des poèmes d’amour de dates diverses. Dans le second quelques uns, les plus rares, sont de la même veine que celle du premier : préraphaélites comme le dit Mary elle-même . Les plus nombreux sont l’œuvre d’une femme faite, qui a dépassé les émois de la jeune fille et réfléchi sur la vie ; une femme qui a écrit la biographie d’Emily Brontë (1883) et fait ainsi un gros travail de recherche et de réflexion sur le sort des femmes, donc sur elle même) (62) . L’écriture reflète cette expérience. John Addington Symonds lui a appris le métier, Vernon a fait de l’adolescente une femme et cette femme est un écrivain.

Elles vécurent ensemble à Florence, en France et en Angleterre. D’abord avec la complicité de la famille. Mais en 1882, une brouille survint entre Vernon et Mme Robinson à propos de Mabel. Vernon quitta la maison ; Mary prit son parti contre son père qui disait que Vernon avait « ruiné la paix familiale ». Peut-on dater de ce moment leur vie commune ? La sœur, si proche et si aimée, avait elle subodoré quelque chose que les parents n’avaient pas voulu voir ! Leur liaison ne fut donc pas sans nuages, ce qui est normal ; elle devait durer sept ans, jusqu’en 1887 quand Mary annonce son engagement avec James Darmesteter, qu’elle épousera en 1888.

L’annonce fut un drame pour Vernon : elle le raconte en ces termes : « La semaine dernière j’ai reçu de Mary une demi feuille de papier , qui me dit qu’elle s’est engagée à épouser James Darmesteter, un juif , professeur au collège de France , que j’ai rencontré une fois ( il a apporté une lettre trois ou quatre jours avant mon départ) et elle l’a rencontré trois fois, en incluant celle où elle l’a demandé en mariage ( elle dit en effet que c’est elle qui l’a demandé plutôt que lui elle) … Je ne sais pas comment je me serais portée les jours suivants si la chance ne m’avait conduite dans la maison d’une des plus merveilleusement bonnes et gentilles, simples et solides, créatures, Kit Thomson … » Vernon oublie simplement la longue correspondance échangée entre James et Mary , et ne tient pas compte du fait que James , tout professeur au collège de France qu’il fut , n’était guère en mesure de demander une femme en mariage (63) . Le lecteur sans indulgence retiendra tout de même que , pour ses deux mariages, il semble que ce soit Mary qui ait pris l’initiative . Après tout pourquoi pas ? Et quant à Vernon , si désespérée que ses biographes la jugent , elle se retrouve quand même tout de suite chez la future remplaçante de Mary (64) Morale sévère ou non , à l’époque de Victoria les relations amoureuses n’étaient pas plus simples qu’aujourd’hui.

Liaison ? La nature n’en est guère douteuse. Violet Paget était une cérébrale , certes ; sur ce point elle rejoignait Mary. Elle eut de nombreuses « amies » mais vécut seule . Un ami italien qui l’a connue sur le tard, en parle avec sympathie et mentionne « son isolement , tout sauf heureux » . Le mariage lui faisait horreur : son exécutrice testamentaire, Mrs Cooper Willis, rapporte un de ses propos : des aventures conjugales de mes amies je détourne les yeux (65). Elle dut avoir des difficultés à les détourner des deux mariages de Mary.

Cette liaison , que fut-elle ? A part les dédicaces et les mentions dans la correspondance , les œuvres de Vernon ne donnent pas beaucoup d’informations explicites . Dans sa pièce, Ariane à Mantoue, (1903), Ariane abandonnée chante l’air d’une danse sicilienne :
Let us forget we loved each other much :
Let us forget we ever had to part :
Let us forget that any look or touch
Once let in either of us to the other’s heart (66)
Or ce poème est de Mary Robinson et figure dans An italian garden. Est-il inadmissible d’en tirer des conclusions ?

Mary, elle, est poète, et son sujet, l’amour. Pendant la liaison, deux œuvres ont paru : en 1884, soit quelques 4 ans après leur première rencontre , A new Arcadia dédiée à Vernon,et en 1886 An italian garden , dont le titre renvoie au pays qu’elles avaient choisi. Vernon n’est jamais nommée dans ces vers , sa présence y est constante : « nous ne pouvions exister que pour nous communiquer nos vues sur les choses » ! Nous ne pouvions exister l’une sans l’autre, oserons-nous traduire.

Les deux recueils ne sont pas semblables : forte du succès de son premier volume, Mary commence par suivre les formes – éthérées, souvent stéréotypées – de Honeysuckle : la mort, l’amour – et ce qui va avec, le souvenir, l’abandon, le regret . Cela peut s’appliquer à n’importe qui , ou à personne. Si nous laissons de coté les préoccupations sociales – et l’échec qui s’en est suivi , la plupart des textes sont des poèmes d’amour . Et beaucoup sonnent vrai , surtout ceux de 1886. Au moment où elle songe à mettre fin à leur liaison, Mary rassemble-t-elle les poèmes pour en faire hommage à l’amie abandonnée. Hypothèse plausible .

En relisant An italian garden , on peut se poser plusieurs questions.

Tous les poèmes de ce recueil font ils référence à l’Italie ? Certains, dont le contexte semble plutôt anglais, ont ils été ajoutés parce que Mary les aimait et ne les avait pas encore publiés ?

Tous les poèmes d’amour renvoient-ils à Vernon ? La langue anglaise, avec la neutralité de ses articles, peut laisser un doute quant au sexe de celui qui écrit ou de celui à qui on écrit.

S’il y a eu un premier amour malheureux, ce que nous ne saurons jamais, cela n’expliquerait il pas bien des choses ? Entre autres la présence prégnante et angoissante de la mort et du désir de mort, que j’arrive difficilement pour ma part à attribuer uniquement à une mode littéraire, comme Mary elle-même a essayé de le faire croire. Et le départ de Mary pour l’Italie ?

Pour des parents attentifs un désespoir d’amour aurait pu être une bonne raison de l’avoir laissée vivre à l’étranger? Ils n’auraient fait que suivre la coutume des élites européennes , quand elles désiraient changer les idées d’un rejeton dégoûté de la vie ou insuffisamment persuadé des valeurs morales contemporaines. Malgré les assurances données à son premier biographe, E. Tissot, je me garderai bien d’affirmer à la suite de Mary, que ses premiers poèmes étaient seulement le fruit d’une fertile imagination de jeune fille. Mary Darmesteter – Duclaux, devenue une épouse respectable, ne devait pas tenir à mettre qui que ce soit sur la piste d’un amour de jeunesse, encore moins sur celle d’une liaison plus ou moins saphique. S’il y a eu un premier amour, exclu ou refusé, dont Mary n’a pu se consoler, elle n’a jamais voulu le dire, sauf par allusions dans ses poèmes : l’Amour est un oiseau qui casse sa voix en chantant, l’amour est une rose ouverte jusqu’à ce qu’elle tombe, l’amour est une abeille qui meurt de sa propre piqûre. ../ .. Fleur d’une fleur, / mon cœur seul peut deviner le nom de mon amant, ou le lieu de notre rencontre, ou l’heure la plus heureuse.(67)

Certains poèmes sonnent avec une vérité touchante ; quelques uns tenaient assez au cœur de Mary pour qu’elle se donne la peine de les traduire elle-même en français. Par exemple :
Rifiorita toscana : ô rouge valériane poussée entre les pierres/, dis, comment a-t-il pu s’en aller de chez nous ? / car nous jouions ensemble aux jours de notre enfance .. //.. Ô rouge valériane enguirlandant le mur, / que j’aime le passé ! Je nage dans ses flots. / … / La sirène aime la mer, j’aime le temps passé, (68) / Et, seule sur mon roc, je rêve et chante seule./ Mais nous jouions ensemble aux jours de notre enfance).
Ou bien : Rispetti (69) :

V J’ai semé le champ d’amour, mes voiles ont parcouru la mer ; et tous mes semis sont des herbes amères, mes voiles sont déchirées, …, tous les vents ont déchiré et détruit les voiles, tous les vents ont fané et dispersé mes graines, .. laisse moi donc dormir, dormir pour toujours…
IX Aime moi maintenant, ne pense pas à demain, viens, prends ma main et conduis moi dehors, là, dans les champs, oublions nos tristesses, parlons de Venise et des rivages ioniens, parlons des rivages innombrables où nous partirons en chantant quant j’irai bien… .
X Il y a une sirène dans la mer, elle chante tout le jour et tresse ses cheveux pâles ; vous avez vogué sept ans, sept ans sans arrêter, jusqu’à ce que vous arriviez là bas ; c’est là que nous irons, c’est là que nous voguerons loin du monde, pour écouter les jeux des sirènes…
XIV Fleur du cyprès, petite fleur amère, vous êtes la dernière qu’on peut cueillir ; je ne vous ai jamais aimée, vous qui poussez dans les ténèbres ; pourtant vous durez quand les autres se fanent. Fleur du cyprès, je tresserai une couronne serrée sur mes tempes pour apaiser ces images, fleur du cyprès je nouerai une guirlande autour de mon sein pour tuer le cœur qui s’y cache. …
XVI Partons Tristesse, partons – asseyons nous quelque part à l’ombre fraîche. Là vous chanterez et me calmerez tout le jour, pendant que je rêverai au visage de mon amant. .. Berce moi, ô Tristesse, comme un enfant qui souffre, et quand je serai assoupie, alors réveille moi.

Cet amour ne fut peut être qu’un rêve –: « je sais que vous ne m’aimez pas. Je ne vous aime pas, pourtant à la mort de la nuit je souris un peu, rêvant doucement de vous jusqu’à ce que l’aube brille. / Je ne vous aime pas, vous ne m’aimez pas, je le sais ! Mais tout le long du jour je vous hante comme la magie d’un poète et je vous charme comme un chant ../ .. Tout, tout est mort ; nous n’avons rien souffert, nous n’avons rien créé, nous n’avons rien dit. /J ‘ai seulement rêvé qu’assise auprès de vous j’ai chanté sur la colline d’Ida. Là dans les échos de ma vie nous sommes toujours en train de chanter. » (70)

Nous n’avons rien souffert, nous n’avons rien créé , nous n’avons rien dit : il ne peut être ici question de Violet. Cet amour là n’était donc qu’un rêve ! Soit. Mais on peut mourir d’un rêve. Mourir ? Ou partir? Loin, au-delà des mers ! La tentation de la mort et celle de l’oubli façonnent le dernier poème, l’espoir de la guérison y fait de timides apparitions. Berce moi, ô Tristesse et puis réveille moi, le dernier vers des Rispetti n’ouvre pas sur le désir de mort.

L’amour me quitte , je veux mourir. Classique ! Mais Mary est très jeune , la pulsion de vie n’a pas disparu : il faut donc oublier, recommencer, mais ailleurs. Avec l’appui de sa famille, Mary part donc en Italie, à Florence, chez des amis ; elle rencontre Violet Paget. Et sa vie va changer, sous le signe de la relation amoureuse . Libre au lecteur d’estimer à quel point elle rejoint le saphisme : Vernon ni Mary ni leurs amis n’en ont jamais rien dit . Il s’agit certes de la réserve propre à l’amour , il s’agit peut être aussi de ne pas choquer la morale ! (71). Quelle proportion de sensualité, quelle proportion d’idéalisme, la question n’est guère intéressante. Avec Vernon Mary ne pourra pas dire : nous n’avons rien créé, nous n’avons rien dit . La création demeure.

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Et cette création est belle . Placée sous le signe de la Toscane, ses paysages et ses oliviers . Les collines de San Minniato et les Apennins « dessinent une sombre ligne rousse sur le bleu du crépuscule .. Les oliviers sont une vapeur bleue jusqu’au sommet, ils pâlissent en un blanc livide sur le sursaut de l’ intense bleu clair, (72)

Elles y promènent leur amour : « « Qui peut dire la couleur des olives ?

Bleu , vert, gris … ? Vertes ou blanches, ce sont toujours des olives , comme amour est amour dans les tourments et les délices … Nous nous sommes promenées sur la terrasse d’oliviers et nous avons bavardé jusqu’à ce que nous perdions le chemin ; / nous avons rencontré un paysan courbé par l’âge .. il écrasait les peaux de ses raisins dans un vase d’argile ;.. / nous n’avons pas bu et l’avons laissé, mon Amour… Il avait son pauvre vin, nous avions notre amour (73) »..

Et plus loin, : « Nous avons grimpé un matin sur le sommet ensoleillé / où les châtaigniers ne viennent plus, où poussent les oliviers / Au loin le cercle des montagnes gris cendre, la rivière jaune et la gorge en dessous . / “ Retourne toi , as-tu dit, O fleur du paradis ». Je ne me suis pas retournée, j’ai regardé tes yeux ; – Retourne toi , as-tu dit, retourne toi et regarde le paysage – . Je ne me suis pas retournée, mon amour, je t’ai regardée ». (74) Et encore : « Accrochés au mur blanc brûlant / de pâles oliviers se tendent vers la rue étincelante / tu as cassé une branche, tu n’as rien dit et me l’as donnée pour que je m’en évente ; / tu me l’as donnée sans un mot ni un geste, et , pourtant, mon amour, je t’ écoutais, tu le savais / Tu me l’as donnée sans un mot ni un geste : sous les oliviers pour la première fois je t’ ai appelée mienne. (75) ”

Ce sont les petits gestes, les images d’un bonheur simple qui font le souvenir ; l’olivier en témoigne. Et les nombreuses évocations des paysages toscans , des villes et des villages , enchantés par l’amour .

Mais l’amour est imprévisible : « Je ne sais pas comment l’amour a commencé » (76) . Il croît comme les plantes : « au sommet [de la tour Guinigi] poussent deux oliviers, tout seuls, loin des collines, / couronnant la tour ; / nos vies aussi grandissent, croissant avec notre amour »

Pourtant la séparation se profile: « Qui aurait pensé que nous nous retrouverions ensemble / ici sous le regard sévère du couvent et des tours ; / ici avec les feuillages fanés sur les collines au temps d’hiver ; / ici où les oliviers se penchaient et semblaient nous aimer ; / ici où les oliviers chargés de fruits semblent se souvenir / de tout ce qui commença à leur ombre en novembre dernier ; / ici où nous savions que nous devions nous séparer ; / ici où nous savons que nous nous aimerons pour jamais et toujours » (77)

L’incompréhension s’insinue ; Violet est volontaire, impérieuse, sûre d’elle ; Mary est timide et hésitante : [J’ai dit :] « mon cœur est une fleur de basilic, minuscule et pale au bord du précipice ; tu as dit : à chaque moment nous choisissons la racine du basilic ; .. / De même que la mer frappe les rocs, tu as dit : mon âme se heurte à ta volonté stupide ; et pourtant ces eaux qui s’épuisent à tourbillonner décident elles mêmes de leur limites et modèlent à leur gré l’inconscient univers » (78) . Apparemment Vernon voulait et Mary ne se laissait pas facilement modeler !

Violet demande plus que ce que son amie est capable de donner : c’est un vain espoir , écrit-Mary, une fois rentrée en Angleterre, que de croire que quelqu’un comme moi puisse combler ton cœur ( should fill thy heart )(79) ; je ne répond qu’à ton humeur la plus facile, (your easiest mood) ; « Je survole ton âme comme les oiseaux blancs au dessus de la solitude inviolée du désert : éclat momentané des ailes , pause bienvenue qui laisse inchangée l’éternité du sable et du ciel : c’est cela que je suis pour toi ; mais toi, pour moi, tu es le rivage qui enserre l’océan en pleurs, tu es l’océan même face au ruisseau qui saute sur les pierres. Qui, mais qui te donnera le repos ? Les profondes eaux de la mer appellent sans cesse la terre, leur appel demeure toujours sans réponse.

Pourtant , je rêve de notre amour , je méprise tout, la dureté ou la mort d’un ami, le doute , le long déclin, la folie, toutes ces terreurs qui m’épouvantent et s’insinuent en moi, impitoyables. ; car tu as raison, tu es tout ce que j’ai jamais souhaité, la réponse parfaite à la demande de mon cœur, et ma vie est si douce lorsque je t’ai. Pourtant je rêve : un fois l’esquif lancé, combien de gouffres sans fond sous les eaux bouillonnantes ! »

Quels gouffres sans fond sous le bouillonnement de la passion ? Y eut-il recul devant la nature et la force de cet amour ? Il y a l’amour avouable et l’amour sauvage, l’amour acceptable et l’amour refusé : sur les fresques de l’église d’Assise qu’elles visitent ensemble, François tient la main de Pauvreté, comme un fiancé (bride and bridegroom), ; mais aussi, plus bas, « un étranger, pâle et beau, fragile et frêle , attire le regard de Mary : à son cou un collier de cœurs … : Amour lui-même, effrayé et nu, mince et blême, superbe en sa détresse…. / Amour recroquevillé, que bénissent les saints dans leur gloire. Ici il ne peut entrer, si mince et si gelé, nu sans parure de mariage. »

Les deux formes d’Amour. Le premier est plein des promesses de l’avenir ; le deuxième est tentant … et dangereux . Mais « Était-ce sage, ô gardien, de le rejeter ainsi ? Amour est fort et durable, impossible de le lier en enfer. Châtie le, brûle le, il ne meurt jamais ; comme le phénix il renaît, invincible. L’amour que l’on ne peut atteindre, ni trouver, l’amour dont souffre l’âme, imprécis et faible… Attention ce fantôme d’amour conduit à la folie, à la destruction. Car l’Amour nous appelle tous, nous seuls pouvons choisir l’appel ; ce que nous sommes, ce que nous voulons, amour ou haine, tout dépend de l’instant de ce choix » (80)

Mary a-t-elle cédé à l’appel ? Et à quel appel ? Nous ne le saurons pas ! Nous saurons seulement que ce ne fut pas sans lutte, ni pour elle , ni pour Vernon.

La tentation était grande . Les deux jeunes femmes sont très proches … et très dissemblables : faut-il prendre le risque ? Mary mettra huit ans à répondre à cette question ? Car l’amour est tout : my love is more then life to me ; et Violet ne comprend pas – ou ne veut pas comprendre l’angoisse de son amie . Elles ne voient pas les mêmes choses . Mary aime l’Angleterre du nord , « les landes brunes, qu’à l’horizon brosse un crépuscule humide, de ses rayons brumeux, là bas sur les bords sombres des nuages qui s’abattent sur les joncs » Violet peut-elle les voir comme elle ? (81) ? Et les aimer ? Peut elle alors voir la bruyère -« Nulle part, dans les joyaux ou le vin, ne brille la lumière comme sur la bruyère pourpre. J’ai vu cela et l’ai nommé le pays des fées ; peut être ne l’avez-vous jamais vu ? Les landes brunes et les ciels d’orage qui s’embrassent le soir sous la pluie, vous les avez vus – mais ce qu’est la bruyère, je l’ai vu car j’aime la bruyère » (82) . Aiment-elles les mêmes paysages ? Le « lie of the land » est-il le même pour les deux ? La réponse est non. Rêvent-elles de la même vie ? Au bout de sept ans la réponse de Mary sera non ? S’aimer ne suffit pas, encore faut-il tendre au même but, pour pouvoir vivre ensemble !

***

La séparation fut dure pour les deux , dramatique pour Violet. Au sein de ses moors anglais bien aimés , Mary, elle, se souvient des jour heureux : « Nuit, tu es mon désir .. j’entendrai les battements musicaux de ton cœur dans le crépuscule, et les magies que seule la nuit connaît » (83) . La magie italienne « où nous étions seules , toi et moi sous un cyprès dans une nuit sans étoiles … seulement toi et moi » (84) Mais la magie ne suffit pas si elle n’ouvre pas sur un avenir.

Mary partit, elle épousa James Darmesteter, abandonna ses rêves et commença une autre vie. Et Vernon s’abandonna à d’autres amours.

– (47) British library à Florence, fond Vernon Lee : la villa reçut d’innombrables intellectuels de tous pays ; Mary , pendant et après sa liaison, y fit de longs séjours : c’est le paysage vu depuis la villa qui sert de décor à de nombreux poèmes d’An italian garden.
– (48) Rafaele Monti , Of Queen’s garden, ibid. p. 80 : Queen’s garden est le titre du 2me chapitre du livre de Ruskin , Sesame and lilies , Allen , London, 1867 . Le chapitre [de Ruskin] traite de l’éducation des femmes « to become that sort of angel-like psychopomp , an integrator of ²man’s strongest virtues, who, in fact , Ruskin’s ideological extremism aside, was precisely the ideal woman in Victorian society” Cette sorte d’ange psychopompe correspond bien à l’idéal de Mary , fiancée à James Darmesteter , et peut être aussi à Emile Duclaux.
– (49) Ils pouvaient se regrouper autour du consul d’Angleterre, , un personnage fort intéressant : Sir Dominic Ellis Colnaghi , nommé consul général de Sa Majesté en l‘an de grâce 1865 transféra le siège du consulat à Florence en 1872 , où il demeura jusqu’en 1896 . Lié à une grande famille florentine , il reçut chez lui la reine Victoria et toutes sortes de grands personnages . C’était un esthète , il fit un dictionnaire de la peinture florentine , qui sera publié au vingtième siècle.
– (50) Phyllis, J. A. Symonds, Longman , London, 1964 : pp. 222 , 223,;Symonds fut , à la fin de sa vie, un correspondant de Havelock Ellis et contribua ainsi aux premières études sur l’homosexualité.
– (51) Elle était ravissante , il suffit de regarder ses portraits pour en être sûr ; Paul Bourget , la décrit ainsi : « « Un rêve de Shelley qui
marche et qui vit, l’être le plus pur, le plus rare , qui soit au monde » ( lettre d’introduction de Bourget à Urbain Mengin, voir ch. 1 , p. ..)
– (52) Sur sa tombe une inscription : Numina, quae fontes, silvas, loca celsa tenetis/ Nostram animam vestro credimus hospitio (Divinités qui régnez sur les sources, les forêts, les sommets/ nous confions notre esprit à votre hospitalité), in Desforges Michel, préface de Vivarelli, p.17, voir infra note
– (53) 1879 , Biographie d’une monnaie : déjà un essai imaginatif sur l’histoire
– (54) Voir notamment les biographies, dont celle de Peter Gunn, Vernon Lee : Violet Paget, 1856 – 1935, Oxford University press, London, 1964 ; l’article de Nelitta Miletti, Due violette a Firenze, in QUIR, mensile fiorentino di cultura e vita lesbica e gay, n° 13 et 14. Dans la seconde moitié du XXè siècle, le monde universitaire anglo-saxon redécouvre Vernon Lee grâce aux études sur le genre (gender) et l’homosexualité ; il découvre en même temps ses relations féminines exclusives et passionnées, parmi lesquelles Mary Robinson, à partir des années 1880. Vernon Lee est la cousine de John Singer Sargent qui fit d’elle un très beau portrait conservé à la Tate gallery (1881) ; le même John Sargent fit un très beau portrait de Mary Robinson.
– (55) Browning la cite nommément dans un poème , Inapprehensiveness, Asolando, Œuvres , John Murray, London, 1946, p. 749
– (56) Peter Gunn, p. 169
– (57) Le frère de Vernon , qui était handicapé : encore un handicapé dans la vie de Mary !
– (58) Milleti Neritta, Violet Paget, article biographique, Due violette a Firenze, in QUIR, mensile fiorentino di cultura e vita lesbica e gay, N° 13, pp 25-28 et n° 14 pp 29 – 30 [www.culturagay.it/cg/biografia…] ; Gunn Peter ,Vernon Lee, p. 77. Je rappelle que le myosotis est une des fleurs symboles de l’homosexualité féminine !!!!
– (59) Vernon Lee, Antonio Vivarelli, portrait imaginaire.., trad M. Desforges, Ombres, Toulouse, 1991 (première parution dans Forthightly Review, dec 189 1 . Violet Paget était musicienne par tradition familiale.
– (60) Expression difficilement traduisible, quelque chose comme l’essence du paysage ; .)Mario Praz, le pacte avec le serpent , .( Christian Bourgois, 1989,- 1991 ) traduit « l’étendue de la terre » , ce qui est proche de l’anglais mais ne me semble pas contenir les connotations que Vernon essaie d’y mettre.
– (61) In Limbo and others essays, cité et traduit par M. Praz, op.cit.
– (62) 1883 ; C’est une des rares œuvres de Mary qu’aient choisie de publier les responsables de sites de e.book (vu en décembre 2008)
– (63) Voir chapitre suivant
– (64) Peter Gunn, p. 118 .
– (65) Mario Praz, op. cit., rapproche cette attitude de celle de Renée Vivienqui parle de « l’opprobre des noces », des « maternités lourdes » …
qui ont .. « la difformité des outres et des gourdes » et du « troupeau stupide des familles ».
– (66) Oublions que nous nous sommes aimé(e)s / Oublions que nous ayons du nous séparer/ Oublions qu’un seul regard, un seul contact/ un jour, a suffi pour que chacun(e) atteigne le cœur de l’autre.
– (67) Stornelli and strambotti, in An Italian garden
– (68) Ce passage est repris par Anatole France
– (69) Traduit par Mary partiellement pour les strophes I, IX, X, XI et XIV : repris dans l’édition française de 1931, illustrée par Maurice Denis
– (70) Love without wings, in An Italian garden.
– (71) Le regard de l’époque sur le saphisme n’était pas celui d’aujourd’hui. : « les [hommes] ne s’en offusquent nullement ; ils savent le monde des femmes riche d’émotions, d’affectivité et même d ‘une sensualité particulière qu’ils ne songent pas à réprimer parce que, le plus souvent, ils la dédaignent….. Par ailleurs , mis à part quelques médecins, les hommes étaient persuadés que les femmes ne pouvaient pas éprouver un désir érotique autonome en dehors de la sexualité reproductive
– (72) Loss, in A new Arcadia : still lifts a dusky, reddish, line against the blue … the olives are a smoke of blue until the topmost height / they
pale into a livid white against the intense, clear, salient blue…
– (73) We walked along the terraced olive ward , in A new Arcadia : we walked along the terraced olive ward and talked together till we lost the way / we met a peasant, bent with age, and hard bruising the grape-skins in a vase of clay ;… we did not drink and left him, love of mine . .. He had his meager wine and we our love
– (74) We climbed one morning , in A new Arcadia : we climbed one morning to the sunny height / where chestnuts grow no more, and olive grow ; / far off the circling mountains cinder-white/ the yellow river and the gorge below. “Turn round, you said , O flower of paradise ; I did not turn, I looked upon your eyes / “Turn round, you said, turn round, look at the view “ . I did not turn, my love, I looked at you.
– (75) How hot it was , ibid. Across the white-hot wall / pale olives stretch toward the blazing street ; / you broke a branch, you never spoke at all, / but gave it to me to fan with it in the heat / you gave it me without a sign or word, and yet, my love, I thought you knew I heard / You gave it to me without a word or sign ; / under the olives first I called you mine.
– (76) Ibid., flower of the vine : I scarcely knew how love began
– (77) Ibid. , who should have thought : who should have thought we should stand again together, / here with the convent frown of towers above us ; here with the sere-wooden hills and wintry weather ; here where the olives bent down and seem to love us ; / here where the fruit-laden olives half remember / all that began in their shadow last November ; / here we knew we must part and sever ; here where we know we shall love for aye and ever.
– (78) Ibid., flower of the vine : I said : my heart is like a basil flower and none will see it, pallid and minute, .. upon the ledge …; you said , for every hour we choose.. the basil root .. / My heart is full of flowers.. As beats the sea against the rocks, you cried : against your stubborn will my soul is hurled ; and yet these dying waters, spent and swirl’d, their stony limits do themselves decide, and fashion to their will the unconscious world.
– (79) Ibid., Apprehension , I flit across thy soul, as white birds fly / across the untrodden desert of solitude : a moment flash of wings ; fair
interlude / that leaves unchanged the eternal sand and sky. Even such to thee am I ; but thou to me / as the embracing shore to the sobbing see, even as the sea itself to the stone-tossed rill. But who, who shall give such rest to thee ? The deep mid-ocean waters perpetually / call to the land, and call unanswered still… So, dreaming of our love, do I despise / harshness or death of friends, doubt, slow decay, madness, all dreads that fill me with dismay, / and creep about me oft with fell surmise, / for you are true, ; and all I hoped you are ; / o perfect answer to my calling heart ! / and very sweet my life is, having thee. / Yet I must dream : should once the good planks start, / how bottomless yawns beneath the boiling sea !
80(80) – Ibid., Love among the saints.: there they stand, hand in hand, bride an bridegroom gravely met, / Francis and Saint Poverty. .. a native captive fast my wandering fancy took, fair and pale, thin and frail, / round his neck a chain of hearts, Love himself, .. / .. stared and naked, wan and thin, beautiful in his distress. .. / .. crouched Love whom above / all the saints in glory bless. / Here he may not enter in, / cold and thin, naked with no wedding dress. / Yet, o warder, was it wise / thus to spurn him ? .. Love is strong, lasting long, / him thou canst not bind in hell ; / scourge him, burn, he never dies / Phoenix-wise, riseth he unconquerable. .. / Love you cannot reach or find, / love that aches within the soul, / vague and faint , till the Saint cries, beyond his own control. .. / .. Ah, beware ! That phantom Love / drives to madness, and destroys. / Yet to all Love must call / only we may choose the voice / and whatever we are or prove, loathe or love, hangs upon that instant’s choice.
– (81) *voir, c’est connaître, comprendre, aimer
– (82) Ibid , love and vision : brown moors which at the eastern edge / a watery sunset brushed/ with misty rays yon sullen ledge / of clouds cast down on the rushes …never in jewel or wine the light / burned like the purple heather .. I saw it and called it fairy land ; / you never saw it, the chance is ? / Brown moors and stormy skies that kiss / at eve in rainy weather / you saw – but what the heather is / saw I , who love the heather
– (83) An italian garden, Florentine may : night, be thou my desire, et j’entendrai the throb of thy musical heart in the dusk and the magical things only the night can know
– (84) Ibid., Nocturne vénitien, nous errions, only you and I.

Biographie de Mary Duclaux – D’une rive l’autre – Chapitre 3

Un mariage d’amour

En 1888 Mary épouse James Darmesteter, linguiste français , alors de retour d’un voyage aux Indes et professeur au collège de France .

Vernon Lee a décrit sa surprise – quelque peu scandalisée – quand elle apprit que son amie la plus chère voulait épouser un homme qu’elle connaissait à peine. C’est sur ce point que d’abord elle achoppe , même si elle note qu’il est juif, ce sur quoi elle n’insiste pas : manifestement ce n’est pas là l’essentiel. L’apparence physique pose un tout autre problème. Vernon a rencontré James à Florence mais l’a probablement à peine vu, – il venait apporter une lettre !! – . Elle le reverra à Londres chez les Robinson et la réaction sera brutale, ainsi que celle de la famille Paget , qui considère Mary comme sa fille. Puis Vernon se calmera, tentera d’arranger les choses avec sa propre famille sans grand succès ! Cette réaction est toute à son honneur. (85) Vernon est une intellectuelle : ce qui compte , ce ne sont pas les apparences , mais ce qu’on peut lire en elles, comme pour the lie of the land. Si elle pense à sa douleur à elle , elle pense aussi au bonheur de Mary. Pourtant, comme les Robinson, elle ne peut s’empêcher de se poser des questions . Un être bossu et difforme ! Et un fille ravissante (un rêve de Shelley! , disait Bourget ! ) N ‘importe qui aurait des doutes .

Il y a d’autres réflexions , qui corroborent la précédente André Chevrillon décrit le couple en vacances dans le jardin savoyard de Taine : (86) « En 1890 ou 91, M. et Mme Darmesteter passèrent l’été à l’hôtel de Talloires , une ancienne abbaye au bord du petit lac . Par le bateau ils venaient souvent à Boringe. La figure du savant orientaliste me reste inoubliable . Il était petit , contrefait, comme Ary Renan (87) , condamné à la même mort précoce . Il était pourtant bien différent de lui : autant la pétulante gaieté d’Ary, les soudains éclats de sa voix claironnante, ses gaietés et ses chants de rapin nous amusaient , autant nous intimidait la silencieuse gravité et le blême visage de Darmesteter . Il n’était pas seulement le maître des études iraniennes, … il avait écrit des pages où reparaissait le feu des antiques voyants de sa race. [Et voilà la race ! A l’époque la mention est fréquente … et risquée (88) ]

Je retrouve une photographie qui le montre tel que je l’ai vu sur la terrasse de Boringe dans un cercle d’amis . Le coude sur le bras d’un fauteuil de jardin, sa tête puissante sur un corps chétif penchée sur un poignet, les yeux mi-clos, il restait immobile et semblait ne rien entendre de nos propos . Et quand fusait la voix claire et chantante de sa jeune femme , son regard se levait sur elle et ne la quittait pas . Le fond de l’homme se révélait alors : son visage prenait une expression d’ardeur frémissante ; je voyais trembler un peu ses lèvres. »

Suit une page sur la « jeune femme » en question : « Mme James Darmesteter était l’exquise poétesse anglaise que ses compatriotes n’ont connue que sous son nom de jeune fille , Mary Robinson , que portait le premier recueil de ses vers, celui dont elle a signé tous les autres. » Et une appréciation de l’art de l’ « exquise poétesse », qui prouve que l’auteur avait plus d’admiration pour la femme que pour le poète. « J’avais lu deux petits volumes de ses vers . Je fus surpris d’y trouver tant de tristesse . La pensée de la mort et la vanité des apparences faisaient contraste avec ce que nous avions vu d’elle : si vive, si fine , si menue, elle semblait ne pas poser sur la terre . Dans sa conversation passaient des jeux d’une fantaisie ailée ; de l’oiseau elle avait la grâce , les élans, les subites envolées . Elle a vécu longtemps et , comme l’oiseau encore , elle n’a jamais vieilli »

Chevrillon a la gentillesse de ne pas insister sur le contraste entre les deux époux ; c’est un homme bien élevé, il a été l’ami très fidèle de Mary jusqu’à sa mort, probablement lui aussi quelque peu amoureux d’elle . Il les a connus suffisamment pour comprendre ce qu’il y avait d’amour en Mary et en James, au delà des apparences.

Il est pourtant difficile d’imaginer un couple plus dissemblable. Le fait a frappé tous les contemporains. Les biographies de James les plus complètes parlent d’une stature jamais parvenue à sa taille adulte et légèrement déformée – en clair James devait être proche du nanisme et un peu bossu -. André Chevrillon parle de Mary avec sympathie et compréhension. D’autres seront moins généreux, comme par exemple, l’essayiste Ernest Tissot. (89) Il raconte la première ( ?) visite qu’il lui fit à Paris, après avoir longtemps fantasmé sur la charmante poétesse anglaise dont il avait entendu parler à Florence : « Je me souviendrai toute ma vie de l’épouvante que me causa James Darmesteter. Personne n’avait eu la charité de m’avertir. Quand, après avoir touché les mains d’une héroïne de Rossetti, je vis entrer son époux… j’étais très jeune, je fus si effrayé que l’usage de la parole me fit défaut ! Je devais attendre dix huit années avant d’oser revenir ! J’ai retrouvé cette femme telle que je la vis alors, avec ses yeux de passion, sa raideur intimidée et intimidante d’anglaise, dans le portrait qu’en peignit à cette époque, de ses pinceaux pleins de bonnes intentions, sa fidèle première belle sœur, Madame Arsène Darmesteter »,

Quelques années après sa première entrevue, Ernest Tissot prépare un livre sur les femmes de lettres contemporaines et rend visite à Mary, alors Duclaux. Il reprend la tradition, fidèlement transmise dans la famille d’Émile, selon laquelle la poétesse anglaise qu’Anatole France décrit dans le Lys rouge sous le nom de Vivian Bell serait Mary Robinson et demande ce qu’il y a de vrai là dedans. Réponse de l’intéressée : « C’est si vrai que, lorsque le manuscrit parvint à la Revue de Paris, James Darmesteter (90) , qui m’aimait avec inquiétude, trouva le portrait trop ressemblant et pria M. Anatole France d’en modifier les détails. C’est ainsi que je me suis vue affublée d’une perruque de cheveux jaunes frisottés sous laquelle, par mauvaise humeur, le romancier me trouva l’air d’un petit chien d’appartement ; dans le texte primitif j’avais le teint pâle, les cheveux noirs ».

Le lecteur qui se reporte au Lys rouge, pense que le personnage créé par A. France, est un condensé des deux écrivaines anglaises alors célèbres à Florence, Mary Robinson et son égérie, Vernon Lee. La simplification de l’histoire, acceptée sinon propagée par Mary, prouve au moins qu’elle en était satisfaite et ne voyait aucun inconvénient à cette possessivité manifestée par son époux d’alors . Où va se nicher la vanité !

La tradition familiale dit aussi que, lorsque James fit la demande en mariage , ses parents demandèrent à Mary d’attendre un an pour s’assurer de ses sentiments . On peut comprendre leur inquiétude. Sur le plan social M. Darmesteter était tout à fait éligible, bien que juif mais pour les élites bourgeoises cela n’avait pas beaucoup d’importance dans l’Angleterre de Disraeli . Beaucoup plus éligible que les poètes du milieu préraphaélite, il assurerait à leur fille un avenir solide .Et c’est ce qu’il aurait fait, eut-il vécu plus longtemps : un professeur au collège de France, un jour membre de l’Institut, laisserait à sa veuve une pension convenable. Mais, si vraiment James était aussi laid qu’on le dit, des parents attentifs pouvaient se demander si leur fille, que sa nature portait à l‘engagement charitable (91) et à l’exaltation poétique, supporterait un tel mariage à long terme. Hélas, le mariage ne dura pas longtemps et Mary fut inconsolable.

Qui était James Darmesteter ?

La biographie la plus sympathique fut écrite juste après sa mort par son maître et ami, Gaston Paris, et publiée dans leur revue, la Revue de Paris (92) ; une autre biographie, officielle celle là , fut écrite par son autre maître, Michel Bréal, et publiée dans l’Annuaire de l’Ecole pratique des hautes études (93)

James est né en 1849 à Château-Salins d’une famille juive établie en Lorraine depuis le milieu du dix huitième siècle. En 1791 lors de son inscription sur les registres de l’état civil , elle choisit le nom de Darmstädter en souvenir de son ghetto d’origine ; le nom fut francisé par le fonctionnaire responsable sous la forme de Darmesteter. Cerf, le père d’Arsène et de James, épousa une fille issue d’une famille polonaise plutôt bourgeoise : rabbis, médecins et officiers ; Cerf lui-même fut libraire et relieur selon la tradition familiale. A la mort du grand père de James qui laissait une veuve, la famille vint s’établir à Paris. Lorsque Cerf lui même mourut, elle entreprit d’y survivre dans le quartier du Marais, parmi les difficultés matérielles. C’ est une histoire banale : celle de la petite bourgeoisie juive d’Europe centrale qui vient chercher le refuge que propose la France depuis la fin du dix huitième siècle. Les deux fils de Cerf , Arsène et James, s’en souviendront toujours.

James est d’abord un savant, linguiste et historien . Son parcours est caractéristique des espoirs familiaux et de la méritocratie qui se voulait au cœur des institutions éducatives de l’époque. Après l’école primaire, Darmesteter entre dans une école talmudique, prise en charge par la communauté ; une fondation israélite lui offre alors une bourse avec laquelle il pourra entrer dans une pension et suivre les cours du Lycée Bonaparte . Il n’a jamais dit le moindre mal de l’enseignement talmudique, du moins en public mais cet élève brillant rêve d’un destin que les yeshiva ne pourront jamais lui offrir . Il va donc au lycée, y fait une scolarité remarquable , « conquiert la liberté de l’esprit », et accède à la culture classique. Il apprend l’anglais , l’allemand et l’italien, passe un baccalauréat es lettres et un baccalauréat es sciences, puis fait des études universitaires : du droit, et une licence de lettres.

C’est un étudiant enthousiaste et bouillant de projets, tous plus essentiels les uns que les autres . Il écrit des vers, un drame, un roman ; il disait , raconte Gaston Paris: « je voulais faire une synthèse du monde ; je décidai que j’y emploierais dix ans ; je consacrerais les neuf premières années à l’étude de chacune des sciences, suivant l’ordre de Comte, et dans la dixième j’écrirais le livre ». Cet « admirable programme fut bientôt abandonné », (G. Paris sic.) . James ne fait pas grand-chose pendant quatre ans, cherche sa voie et vit de leçons particulières jusqu’en 1871, le tout au grand désespoir de sa famille ! A 22 ans en 1871, il se décide tout de même à suivre le conseil de son frère aîné, Arsène Darmesteter (94) , beaucoup moins fantaisiste . Arsène est répétiteur à l’École des Hautes Études et y dirige son cadet . James restera deux années dans le département des études orientales et ses maîtres vont le diriger vers le monde iranien et ses religions.

Inscrit à l’école le 18 novembre 1872, il est élève titulaire le 26 juin 1873, répétiteur de zend le 21 octobre 1877, Directeur adjoint le 26 août 1880, Directeur d’études le 26 octobre 1892. Après sa thèse sur Ormuzd et Ahriman, dieux principaux du panthéon persan, il va continuer dans cette voie, traduire l’Avesta en anglais pour le compte de l’université d’Oxford et en commencer une traduction en français qui sera couronnée par l’académie des inscriptions et belles lettres ; en 1882 , il remplace Renan comme secrétaire de la société asiatique ; le dernier rapport qu’il fait pour le compte de la société (1893) est consacré à l’œuvre orientaliste de Renan : « Lui seul pouvait parler à la fois, avec une égale supériorité, du savant, du sage et du poète » qu’était Renan , nous dit Gaston Paris . Sûrement parce que James était lui aussi savant, sage et poète. Bourreau de travail – il avait, nous dit son maître , une facilité de travail que je n’ai vu à ce degré chez aucun autre homme .

Entre temps il a écrit des poèmes , un petit livre sur l’histoire de France à l’usage des écoliers, sous le transparent pseudonyme de Jean Le Français, une étude sur les prophètes d’Israël, ouvrage où , selon Michel Bréal , très désapprobateur, «l’émotion a presqu’autant de part que la critique scientifique » , les Lettres anglaises etc. Il fait surtout un séjour au Pakistan , à Peshawar , où il fréquente érudits et poètes locaux , mais aussi les officiers anglais , écrit les Lettres sur l’Inde , passionnant descriptif de l’Afghanistan de la fin du XIXe, et recueille les chants populaires afghans qu’il fera éditer en France .

Son séjour en Afghanistan et dans le nord des Indes anglaises lui permet deux choses : se faire une opinion sur la politique coloniale britannique, à travers gouverneurs et soldats, qui lui réservent un accueil chaleureux ; diriger vers la civilisation afghane un regard où la sympathie l’emporte sur la critique. Il voit l’Inde anglaise avec les yeux de Kipling, ce mélange de compréhension admirative pour les peuples et leurs cultures, et de mépris pour l’incapacité de ces mêmes peuples et cultures à adopter, voire même à comprendre, l’approche occidentale fondée sur la recherche de l’efficacité et du « progrès ».

En ce sens James est bien un homme de son époque, que nul doute n’effleure sur la justification de la colonisation. Mais son empathie est totale envers les êtres et les choses qu’il rencontre et n’empêche pas l’humour : cela donne à la lecture des Lettres sur l’Inde un charme indéniable et un intérêt certain, aujourd’hui où l’Afghanistan fait une part de l’actualité . Le lecteur contemporain, amusé, s’aperçoit que les quelques cent vingt ans qui le séparent du voyage de James n’ont pas apporté beaucoup de changements à la nature du pays et des hommes qui l’habitent. Vivre à Pëshawar alors comme aujourd’hui n’offre pas beaucoup de distractions intellectuelles . James a donc du temps libre ; il en occupe une partie à lire les dernières productions de la littérature anglaise qu’on lui envoie par bateau, : parmi ces œuvres les recueils d’une certaine Mary Robinson . Et nous revenons à notre /leur histoire.

«Il pensa, nous dit Mary, y aller [en Afghanistan] et mourir … Ce voyage fut une des rares , des vraies joies de sa vie . Il était également chez lui dans les palais de l’administration britannique et dans la prison où quelque poète en haillons, plus ou moins assassin, lui chantait ses ballades incendiaires » (95) . Ce pays et ces hommes James les a aimés , il s’en est fait des amis . Pendant leur mariage le salon de leur appartement, rue Bara, était fréquenté par les lettrés et religieux hindous ; la dernière année de sa vie, malgré son mauvais état de santé, – et certainement malgré les recommandations de son épouse qui l’avait emmené à la campagne pour qu’il s’y soigne – James retourne à Paris pour y rencontrer un « sage oriental ». Ce fut la dernière fois ; il mourut peu de temps après à Maisons-Laffitte où il est enterré. « Longtemps encore, au bord de la mer des Indes, on se rappellera la vaste science, le cœur doux et chaud, la frêle personne, les façons dignes et aimantes, et toute l’exquise simplicité du dernier Dastour (96) de France ». Difficile de savoir si Mary avait raison sur ce dernier point ; ce qui comptera ici c’est l’amour qui s’exprime dans cette phrase , la dernière de l’introduction des Nouvelles études anglaises.

Ajoutons , pour compléter le tableau d’un esprit éclectique, scientifique certes mais tenté par la poésie et l’action, qu’après son mariage il rêva d’une carrière politique , journalistique peut être, fit publier les Lettres afghanes dans un journal grand public, – toujours désapprouvé par Michel Bréal -, écrivit des articles sur les problèmes contemporains dans la Revue de Paris qu’il dirigea avec Gaston Paris et eut des crises de rire avec sa femme , lorsqu’il avouait avoir parfois souhaité un talent d’orateur, ce qu’évidemment son physique lui interdisait . C’est elle qui le raconte. Mary elle même considérait ces tentations avec un certain humour, qui dut déteindre sur James : il me disait, rapporte-t–elle, : « « j’aurais dû naître orateur » ; avec son petit air jeunet, ce mélange de timidité et d’assurance qui lui donnait parfois l’air d’un enfant, avec sa complexion frêle, sa voix chaude, haletante et étouffée, il avait si peu l’air d’un orateur que cette assertion provoquait entre nous un rire immanquable. »

Tel fut ce James que son physique empêcha d’être l’homme d’action et le politique qu’il eut voulu être, au service du pays qui est le sien et dont il suit les errements et les insuffisances avec douleur. Eut-il pu être un Jaurès , il eut tenté d’agir. Ne le pouvant pas, il écrit : d’abord le petit livre d’instruction civique à l’usage des écoliers, puis des articles sur les événements contemporains : l’assassinat de Carnot, et l’avenir de la jeune République (97) Nous y trouvons les thèmes connus de l’époque , le mépris d’une classe politique lâche, démagogue et corrompue et la foi en une France éternelle fondée sur une morale universelle.

Sa mort prématurée, en 1894, à quarante cinq ans, mit fin à ces rêves et à un grand amour.

***

A l’étonnement de ses amis et au grand dam de sa famille, Miss Robinson a donc épousé un handicapé, .. et un juif : ce mot est l’un des premiers de la biographie que lui consacre Gaston Paris. La judéité de James n’ a sûrement pas été un des éléments du choix de Mary, ni pour ni contre . Et pourtant ….

Lisons le portrait qu’en trace Anatole France (98) Il n’avait ni la sérénité ni la prudence intellectuelle de son frère [Arsène Darmesteter] . Sa parole haletante, brève , imagée, annonce un tout autre génie ; son regard fiévreux trahit le poète et en vérité il est poète autant que savant …. Noir regard d’arabe sur [un] pâle visage aux traits accentués, qui porte la trace d’une extrême délicatesse de tempérament. …Tout ce qu’il y a de passion et d’ardeur dans cette enveloppe frêle.. est juif ; il en a le masque, il en a l’âme, cette âme opiniâtre et patiente qui n’a jamais cédé. Il est juif avec une sorte de fidélité qui est encore de la foi. ! Assurément il est affranchi de toute religion positive. Il a fait sa principale étude des mythes et il s’est appliqué à reconnaître à la fois le mécanisme des langues et le mécanisme des religions. ..En dehors de toute confession, en dehors de tout dogme, il est resté attaché à l’esprit des écritures. ». France est un penseur, artiste de la langue, d’une certaine façon poète lui même ; il a reconnu un confrère et un égal. Rien d’étonnant à cela. Ce qui l’est plus ce sont les considérations d’ ‘ordre physique dont on peut se demander ce qu’elles viennent faire dans un article de critique.

Le mot antisémitisme, même si on lui ajoute l’épithète « involontaire » , est trop simple ici , et de plus inexact, connaissant l’attitude de France au moment de l’affaire Dreyfus. S’en contenter épargne de réfléchir sur les origines de ce genre de remarques. L’Europe occidentale de la deuxième moitié du siècle est fascinée par l’orient , le lointain et le proche . Et ce qui est le plus proche , le plus facile à étudier , familier et si différent , ne sont-ce pas les civilisations du livre, l’arabe et surtout la juive , dont la culture chrétienne est issue ? D’où la question inévitable : Pourquoi ? Comment ? Pour qui pense en termes de « race », en quoi cet homme, en qui je me reconnais mais dont la pensée vient d’ailleurs, me ressemble-t-il , en quoi est-il dissemblable ? La réponse est toute faite pour qui ne s’est pas penché spécialement sur la question, comme l’a fait Renan. Elle date des croisades : regard noir, délicatesse et sensibilité poétique de la culture arabe, ardeur passionnée et fierté orgueilleuse de qui, juif ou arabe, n’a jamais cédé. Il y a de l’admiration dans le regard de France, comme il y en aura aussi dans celui de Barrés devant l’Espagne des maures … et, curieusement , aussi des juifs (99)

Et Mary ? Elle a correspondu pendant plus de deux ans avec cet inconnu qui avait aimé ses vers suffisamment pour tenter de les traduire. Elle l’avait très peu vu sauf un nombre limité de fois à la fin de leurs échanges, si l’on en croit Violet Paget. Mais ils se connaissaient assez pour qu’elle lui propose de l’épouser ! Ils étaient donc devenus intimes, suffisamment , la chose est sure, pour qu’elle demande à sa sœur de détruire leur correspondance après sa mort (100) . Qu’a-t-elle découvert en lui qu’elle n’avait jusque là pu trouver en personne , même pas en Vernon Lee? Le noir regard arabe ? Peu crédible, vu le reste des caractéristiques physiques de James. La passion , par contre, celle qu’il mettait en toutes choses et qu’il a mise dans l’amour-culte qu’il lui a voué, le courage indomptable et la volonté sans faille qu’il lui a fallu pour vivre malgré les obstacles et donner un sens à sa vie, et aussi l’étrangeté de cet être qui venait d’un autre monde et pouvait lui être si proche. Tout ce que la sensibilité d’Anatole France avait su ressentir.

Nous connaissons assez Mary pour savoir que ce qui la poussait n’était pas le souci de « faire une fin » comme disent les bonnes âmes . Elle en avait certainement déjà eu l’occasion, elle était bien trop intelligente pour prendre un tel risque avec un homme dont elle n’eut pas été sure et enfin elle l’aimait : cela aussi est sur. Il suffit de se référer à ses poèmes et à son désespoir quand il mourut. Aussi curieux que cela puisse paraître, elle l’aimait , elle l’aimait d’un grand amour.

James était donc juif et en était fier (101) ; il ne laisse personne l’oublier et surtout pas son épouse anglaise qui resta fidèle à sa famille jusqu’à la fin, signalée par la disparition de la femme d’Arsène Darmesteter… Juif et poète, ce sont les mots de Gaston Paris pour qui cette origine est un élément positif , accès à une culture qui a contribué à former le monde européen. Il faut donc la connaître et la comprendre : que Darmesteter soit remercié, conclut son ami, pour l’avoir tenté avec toutes les ressources de son savoir et de sa passion

Le problème que pose la situation des juifs à la fin du XIX ème siècle est une des clefs de l’histoire de Mary Robinson . Non pas qu’elle prit parti ouvertement dans les conflits politiques ni qu’elle écrivit quoi que ce soit sur un sujet qu’elle ne connaissait pas, mais après la mort de son mari elle rendit une visite de remerciement à Émile Duclaux qui avait pris publiquement la défense de James. Cette rencontre porta les fruits que l’on sait, dans le contexte de l’affaire Dreyfus .

Quel est donc cet amour ?

La question vaut d’être approfondie . Brutalement posée , elle équivaut à ceci : comment une jeune femme, qui a eu tous les succès à Londres et à Florence, ravissante selon tous les témoignages, y compris celui des photographes, a-t-elle pu s’obstiner à épouser , contre l’avis de tous, un nain juif plus ou moins bossu, fut-il professeur aux Hautes Etudes ?

De nombreux témoignages disent cet amour ; la famille de Renan, Gaston Paris, Daniel Halévy, André Chevrillon l’attestent et sont les premiers à en être étonnés ? Pour ne pas parler d’Ernest Tissot, qui n’est pas loin d’être jaloux de James et dont l’incompréhension scandalisée porte en elle la preuve d’une curiosité de journaliste, pas forcément désintéressée.

James lui-même ? Il a écrit à Mary Robinson pendant au moins deux ans (102) , lui a confié ses pensées les plus intimes et évidemment envoyé ses œuvres . Lui, le savant, a traduit en français les poèmes de son idéale bien aimée ; le livre paraît chez Lemerre (105) en 1888 et le travail de traduction a été commencé bien avant le mariage. Sans être méchant on peut se dire que James n’avait jamais cru pouvoir espérer une telle chance, c’est en tout cas ce que suggère son plus proche biographe. A 38 ans il a perdu tous ses proches (104) , il ne lui reste que Mary . On peut comprendre que l’arrivée de la jeune femme pût lui paraître comme une sorte de miracle et que l’amour jaloux qu’il lui voua devint le centre exclusif de sa vie. « Il vécut alors, nous dit Gaston Paris , le bonheur sous sa forme la plus pure et la plus idéale et put satisfaire pleinement l’immense besoin d’amour qui était en lui. [Il n’aurait pas résisté [à la mort de son frère] si une main aussi ferme que tendre ne s’était peu de mois avant unie à la sienne et ne l’avait soutenu doucement. Et d’ajouter : celle qui a fait le doux miracle de ce renouveau.. a donné.. à son ami des années d’un bonheur qui dépassait son rêve. » Apprécions ici au passage le style inattendu du savant médiéviste !

Et Mary ? C’est l’évidence même. Tout ce qu’elle en dit – et écrit – le prouve. Il faut lire les poèmes . Et les biographies qu’elle a écrites, d’abord dans la Revue de Paris , puis dans la préface de Critique et politique . Elle l’appelle mon ami, dans les textes publics, mais aussi mon doudou , dans les lettres à sa mère, envoyées aux alentours de 1898 – 1900, et gardées par celle ci car elles expliquent le second mariage . Cette appellation paraîtra peu compréhensible à ceux qui, comme Ernest Tissot, sont persuadés que le mariage n’a jamais pu être consommé . L’expression – un peu ridicule certes – implique une familiarité et une proximité qui pourrait s’appliquer à beaucoup de couples d’amants renommés . Mary témoigna une fidélité constante au souvenir de James et se considéra jusqu’à sa mort comme la légataire chargée de le faire connaître et de veiller sur sa mémoire (105) .

Leur amour avait-il –ou non – une composante physique ? Certains, choqués par le contraste entre la ravissante poétesse anglaise et le nabot français, pensent la chose peu crédible . Ce sont les mêmes ou leurs confrères, biographes et historiens, qui se demandent la nature des rapports entre Vernon et Mary. James voyait en Mary l’idéal inaccessible, suivant en cela les modèles préraphaélites dont nous savons qu’ils n’ont rien empêché. Comment Mary voyait-elle celui qu’elle appelle mon doudou ou mon ami S’agissant de lui, je n’ai jamais rencontré le mot amant ou love sous sa plume ; pourtant c’est un mot que la jeune anglaise a souvent utilisé dans ses poèmes. Il est sans doute des mots que la pudeur interdit dans des situations autres que littéraires. E. Tissot qui l’a connue au moment de chacun de ses mariages parle de sa raideur : il y a des choses qu’on fait peut être dans le secret des alcôves, qu’on ne dit – et qu’on n’écrit – surtout pas.

La question paraît sans véritable intérêt . Nous sommes dans le monde victorien. En France ou en Angleterre, nul ne parle ouvertement de ces sujets s’agissant de gens qu’on connaît, on aime ou on admire : ce serait d’un mauvais goût parfait. Quand ils en parlent, les biographes contemporains des époux ne peuvent que procéder par allusions lointaines, exception faite des sous entendus d’Ernest Tissot : c’est pour eux sans importance et relève de la vie privée . De nos jours où les aspects sexuels sont au centre des préoccupations, la question est reprise : une telle approche aurait bien étonné Mary et James.

Et pourquoi se sont-ils tant aimés ?

Parce que c’était lui, parce que c’était moi, bien sûr ! Mais qu’ont-ils trouvé l’un chez l’autre, qui compose l’attirance mutuelle, puis l’amour ?

L’intérêt, disons l’attirance peut être, de Mary pour James remonte aux années italiennes. Un volume des Essais de littérature anglaise, dans l’édition Delagrave de 1883, porte sur la page de garde, la mention suivante, manuscrite et au crayon : to miss Mary Robinson: L’un des deux au moins s’intéressait à l’autre dès les débuts du séjour Florentin. Un volume des Essais orientaux (106) présente , sur la page de garde et de l’écriture de Mary cette fois, la mention : « Mary Robinson, Florence, Déc. 1887 »(107) Si l’envoi – ou l’achat – des Etudes anglaises se comprend, celui des Essais orientaux est plus curieux. Le sujet – et le développement – en sont fort arides : une jeune poétesse anglaise, d’une indéniable compétence dans les matières littéraires, a plus de chance de s’intéresser à l’auteur qu’au contenu d’une œuvre scientifique très spécialisée , quelle qu’en soit la nouveauté (108)

Lisons la préface de Critique et politique. La première chose visible est l’admiration pour l’intellectuel et le savant : l’esprit de mon ami était si vaste et si profond qu’il tenait lieu de prince dans plusieurs royaumes de l’esprit, écartés si loin pourtant les uns des autres qu’aucun lien ne les rattache entre eux. Elle admirait, avec raison, le savant, disciple de Renan, celui dont l’œuvre compte le plus. Le poète est oublié, le critique littéraire encore plus : son éclectisme est curieux , qui va de Jeanne d’Arc à Shakespeare en passant par George Eliot . Les textes témoignent d’une grande curiosité intellectuelle mais aucun d’eux n’a bouleversé le domaine dans lequel ils s’inscrivent . C’est pourtant la poésie et la question religieuse qui ont causé la rencontre (109)

Les préoccupations de l’historien et du moraliste sont proches de celles que nous voyons à Mary. Ce sont celles de l’époque. Comment faire coexister l’agnosticisme et la prégnance du Mal avec une haute exigence morale ? Question qui hante de nombreux penseurs ! « A travers l’âpre regret de sa mère, écrit Mary dans la préface de Critique et politique, mon ami sentit grandir en lui le divin souci de la perfection morale. Et de citer un extrait d’une lettre qu’il lui écrivait en 1887 : je ne me refaisais pas un culte, mais l’athée dur, ironique, que j’étais devenu, admettait enfin que le sentiment religieux, poussé à sa puissance suprême, est l’âme même de la vie ». Tous deux sont en quête de la perfection morale dans une société qu’ils sentent en décadence.

Mary , nous le verrons, s’intéresse aux mystiques médiévaux et porte sur la morale sous-jacente aux mœurs de la Renaissance une regard aussi curieux que celui de Stendhal. Son premier époux consacre son temps à l’étude, proche parfois d’une glorification, des prophètes d’Israël ; à partir de là, il est en quête de ce qu’il appelle« l’évangile éternel » dans lequel l’apport hébreu rejoindrait celui du christianisme . (110) . Cette utopie le tint jusqu’à ses derniers moments. Il y pensait souvent les derniers jours où, pour soigner sa santé délicate, tous deux faisaient projet d’aller dans le midi pour y vivre,« tranquilles et solitaires, écrit Mary, comme deux hiboux dans une tour de notre forêt, d’une vie exquise, toute faite de pensée et d’amour ». Définition de la belle vie selon Mary Robinson :, amour et pensée dans une solitude à deux !

Outre les articles de critique et de politique , réunis par elle en volume, l’évangile éternel et des poèmes, Mary retrouva après sa mort des textes non complètement rédigés – sur lesquels donc il avait travaillé – dont une espèce de roman historique autour de Paul et du camp de Vespasien . Un philosophe pourrait juger cet éclectisme bizarre et douter du sérieux de l’homme, s’il ne savait par ailleurs qu’il fut l’auteur d’œuvres scientifiques admirées par ses pairs. Un historien se référera avec nostalgie aux penseurs de la Renaissance, Pic de la Mirandole ou Léonard de Vinci. Un scientifique se rappellera que cette génération fut la dernière où certains purent encore croire à la possibilité qu’un homme dominât la totalité des connaissances. En tout cas, on peut comprendre la fascination de Mary, à Florence, qui découvrait alors la réalité d’une culture encyclopédique qu’elle ne connaissait jusque là que par les livres. James possédait sur le plan intellectuel bien des réponses aux questions que Mary se posait et sur le plan affectif l’amour pur et absolu qui fut la quête de ses jeunes années. Il répondait aussi à son besoin de dévouement et, on peut même aller jusqu’à dire son instinct maternel. Les termes qu’elle utilise pour parler de lui à son décès intéresseraient un psychanalyste : douceur charmante, candeur d’enfant béni ; et « il est mort dans un rêve, d’une mort d’enfant » . Jusqu’à un certain point James était son enfant. Mais il fut aussi son appui ; il possédait, nous dit-elle, trois assises de roc inébranlables : la patience, le courage, la véracité car « toute sa vie il avait été à l’épreuve »

Le souvenir de « ce roc inébranlable » fut sans doute le recours de Mary après la mort de James. Une de ses amies américaines le rappelle : « Je ne peux pas m’empêcher de penser que Mary Darmesteter a raison , lorsque, puisant dans une grande douleur et les profondeurs de la vie, elle écrit à la fin de l’ouvrage : « Ce qui est vraiment important dans la vie , ce n’est pas le malheur ou le désespoir, si fort soit-il, mais les moments heureux qui les dépassent tous » (111)

Tel fut l’homme que Mary enterra un certain jour d’été 1894, et avec lui son plus grand amour.

***

Pour conclure le chapitre de leurs relations, tentons de comprendre l’aventure sociale de ce mariage . Posons en parallèle la jeune anglaise élevée dans le Londres de l’aesthetic movement, sous l’égide de la reine Victoria, du préraphaélisme et des moors d’Emily Brontë, la jeune italienne de cœur, patronnée par une esthète à tendances saphiques dans le bouillon culturel d’une cité vouée aux arts depuis quatre cents ans, et la jeune femme, dûment mariée, parachutée dans le milieu plutôt sérieux , pour ne pas dire sévère – d’un Taine et d’un Renan. Le jargon contemporain parlerait probablement de choc culturel .

Si Taine avait de l’humour, si Renan n’était pas dépourvu d’esprit et si Gaston Paris éprouvait une grande sympathie pour les poètes médiévaux , le ton de leurs salons n’était tout de même pas celui, certainement plus léger, des esthètes amis d’Oscar Wilde ou des palais florentins . Le « background » culturel était fort différent. Pensons aux discussions savantes évoquées par les biographes de Taine ou de Renan, discussions auxquelles participait Berthelot, autour des Origines du Christianisme , des Origines de la France contemporaine ou des Avestas. Mary Robinson apportait dans ce milieu une fraîcheur inhabituelle, comme en témoigne le souvenir admiratif d’André Chevrillon à Boringe , dans la maison de Taine.

Patronnée par Renan, Taine et Gaston Paris, Mary est confortée dans son désir d’ études historiques et suit ainsi la veine initiée avec John Addington Symonds . Cette volonté de travailler sur l’histoire est connue à Paris . Anatole France , encore lui, termine son étude sur les travaux de James Darmesteter, par un acte de reconnaissance envers Mary : « Mary Robinson , aujourd’hui madame Darmesteter, est un poète anglais d’une exquise délicatesse ; ses mains gracieuses savent assembler des images grandes et vivantes qui nous enveloppent et ne nous quittent plus . Et ce poète est aussi un historien . Mary Robinson a dit : « les sirènes aiment la mer , et moi j’aime le passé ». Elle aime le passé et elle écrit en ce moment une histoire des républiques italiennes . »

Le milieu intellectuel connaissait donc , de loin apparemment , le projet dont Mary parlait déjà à John Addington Symonds : écrire une histoire des « Français en Italie » .De ces recherches demeure un ouvrage un peu hétéroclite , The end of the middle ages , Essays and questions in history, publié par T. Fisher Unwin, à Londres en 1899, donc après la mort de James. Ce qui prouve au moins que, malgré son désespoir , Mary trouva assez d’énergie et d’aide auprès de ses amis pour mener à bout cet ancien projet .

Ce livre n’est pas une réussite , il touche à beaucoup trop d’intérêts divers : rôle des femmes dans la société des XIVe et XVe siècles, premiers mouvements religieux de résistance contre le catholicisme, schismes , mysticisme, politique française en Italie, etc… : chaque chapitre est solide et bien documenté mais rien n’est sérieusement situé dans l’histoire contemporaine. Chacun de ces sujets mériterait une étude à lui seul. L’ensemble manque d’idée directrice . Mary a vu trop grand, le travail était au dessus de ses moyens , pas intellectuels , pratiques . Je comprends mal que ni Taine , ni Gaston Paris, ni Renan ne le lui aient dit et ne l’aient dirigée vers un travail mieux ciblé.

Est-il permis de suggérer qu’aucun de ces grands maîtres ne prenait totalement au sérieux le travail d’une jolie femme, anglaise de surcroît, même si Gaston Paris a eu la gentillesse de se fendre d’une bonne critique du Froissart. (112) Poète , passe encore ! Mais historien ? Il est des plates bandes sur lesquelles il vaut mieux ne pas marcher , et celles de l’école normale supérieure et de l’école des chartes étaient parmi les mieux gardées : personne en France n’a parlé du livre . Mary elle-même a du s’apercevoir qu’elle s’était fourvoyée, d’où la publication , en anglais et en Angleterre , de ce qui ressemble plus à un recueil d’articles autour de l’Italie du tre- et du quattrocento qu’à un travail construit. Cette publication met fin à ses études sur ces thèmes.

Si Mary avait été un jeune homme , elle eut cherché à faire une thèse , eut sans difficultés trouvé un directeur, aurait eu des directives solides et aurait fait une carrière. Mais c’était une femme, il était donc sage de restreindre ses objectifs. Et c’est ce qu’elle fit.

Socialement beaucoup mieux accepté fut le travail avec James : c’est elle , d’après Gaston Paris, qui rédigera l’introduction pour la traduction anglaise de l’Avesta. « Il l’associait à ses travaux » : le verbe utilisé traduit la place que les savants amis de James étaient prêts à lui voir tenir. C’était aussi la place qu’elle revendiquait auprès de son mari, par amour cette fois, et nul ne sait ce que ce dernier pensait des tentatives de sa femme autour des français en Italie. Après sa mort , elle n’abandonnera pas ses recherches personnelles, mais elle se sentira d’abord comptable de tout ce qu’il aura laissé derrière lui. Elle publiera ses derniers articles dans le recueil , Critique et Politique , qu’elle préfacera. Tout le monde la louera pour cette fidélité, qualité féminine essentielle , comme chacun sait . Si bien que The end of the Middle Ages sonne un peu comme un testament , un adieu , à la fois à Florence et aux ambitions italiennes . Et nul ne saura jamais si nous n’avons pas perdu un historien.

***

James Darmesteter est mort à Maisons Maisons-Laffitte (113) , le 19 octobre 1894 : le 23 octobre on annonçait l’arrestation de Dreyfus . Mary a fait enterrer James avec la bible hébraïque de sa mère et le recueil des chants afghans : elle voyait en lui ce que lui-même y voyait : un poète et un héritier de la longue tradition juive . (114)

« Là où il est à présent je pense qu’il dort bien, qu’il dort à toute éternité, dans son lit de sable fin, sous un manteau de fleurs bleues, à l’ombre de la forêt. Sa tête.. repose sur la bible hébraïque de sa mère ; entre ses mains il tient un livre de chansons.. Que Dieu me le garde ! Il n’y a qu’une nuit entre nous : que Dieu le protège ! »

C’est dans le travail et le souvenir qu’elle se consola , ou du moins réussit à vivre , … jusqu’à l’épisode suivant , qui a nom Émile Duclaux.

– (85) – Quand Vernon revoit James à Londres, elle écrit : « un nain , un bossu , handicapé de naissance : difficile de regarder ce corps tordu et soufrant quand il est immobile, encore plus difficile quand il se traîne à travers la pièce ; c’est comme si tout son petit corps déformé allait tomber en morceaux ; il a la taille d’un garçon de 12ans » ( lettre à sa mère , in V. Colby, op cit , p. 121) ; plus tard elle reconnaîtra
que chez Mary il s’agit bien d’amour (It is love) et que James est « un homme bon , sincère ,gentil et très correct » (ibid.)
– (86) – André Chevrillon, Taine, A. Fayard , Paris, 1958, pp86, sq. La maison de Taine se trouvait à Boringe , auprès du lac d’Annecy ; dans le
chapitre II , les disparus, Chevrillon nous donne le plus long texte écrit sur une femme dans le livre (une page entière) ; les autres femmes ont droit à quelques lignes : tooujours le fameux charme de Mary !
– (87) – Fils d’Ernest Renan, peintre estimé, lui aussi contrefait et mort jeune.
– (88) – Ni Taine ni Chevrillon ne peuvent être soupçonnés d’antisémitisme ; voir plus bas la réaction d’Anatole France.
– (89) – TISSOT Ernest, Princesses de lettres, Payot, Lausanne, s.d. (circa 1909)V, pp 249 – 312,
– (90) – qui fut le directeur et un des responsables de la revue, avec Gaston Paris
– (91) – voir l’histoire du poète aveugle (chapitre 1) –
– (92) – Revue de Paris, 1894,6 (15 novembre) pp. 483 – 512 ; repris in G . Paris, Penseurs et poètes, 1896, pp. 61 sq
– (93) – Bréal Michel J. A., James Darmesteter, Paris, imprimerie nationale, 1895, -8 – Annuaire de l’école Pratique des hautes études, Section sciences historiques et philologiques, 1895, pp. 17 – 33
– (94) – 1846 – 1888 . Arsène aussi est un étudiant brillant : il obtient son baccalauréat à seize ans et sa licence à dix-huit , puis suit à Paris les cours de l’ École pratique des hautes études où il est l’élève de Gaston Paris, grand spécialiste de l’étude du Moyen Âge. Arsène est grammairien et historien de la langue française ; son petit livre de « vulgarisation » , La vie des mots , a été réédité : éditions Champ libre, 1979.
– (95) – James Darmesteter, Nouvelles études anglaises, Avant propos [de Mary Darmesteter], Ed Calmann Lévy, Paris, 1896 pp. I – XI
– (96) – Dastour : mot d’origne persane , passé en arabe littéraire : utilisé avec le sens d’instructions / instructeur/maître ; cf www.setar.info/, utilisé avec comme traduction handbook (cithare) ; cf www.mossadegh.com/ utilisé avec comme traduction instructions (dastour chahiriyan 1110 higir = instructions des souverains année 1790) . J.D. était le « Dastour français », comme on disait à Bombay ( p.IV). Ici sera traduit par maître .
– (97) – Il appelle, devant cette tombe [celle de Carnot] creusée par dix mille coupables, à l’application de la loi, qui demande des comptesau criminel du poignard et à celui de la plume, à l’assassin et aux pontifes de l’assassinat ; dans la guerre et la paix intérieure,il tente de montrer que la République est bien installée, qu’il lui revient de maintenir la paix politique et religieuse qu’elle a instaurées, et de créer la paix sociale, en luttant « non contre la société [comme les socialistes, dont il rejette les thèses] mais contre la misère » en s’appuyant sur une réforme morale ;.. la France,.. sous l’agitation d’écume de la surface, recèle des trésors profonds de sang froid, de forcemorale et d’espérance.Revue de Paris, 15 février 1894, pp. 197 – 224 ; ibid. Juil – aout 1894 pp5 – 8
– (98) – Dans La vie littéraire,( IV, p. 61 sq ) Anatole France fait un compte rendu des Prophètes d’Israël , parus en 1890 ; curieusement il accompagne la critique d’un portrait.
– (99) – Du sang, de la volupté, de la mort : Un amateur d’âmes. Voyage en Espagne, Voyage en Italie, etc.. – Paris : Charpentier et Fasquelle, 1894 ; Le Gréco ou le Secret de Tolède. – Paris : Émile-Paul, 1911
– (100) – Ce qui fut fait, malgré plusieurs interventions de Daniel Halévy ; il avait raison : connaissant les deux protagonistes , nous sommes certains d’avoir perdu quelque chose.
– (101) – James Darmesteter était une des figures de proue de ‘intelligentsia juive , artisan de la théorie du « francojudaïsme », qui cherche à « remodeler l’essence du judaïsme pour l’adapter à l’essence de la troisième République « in MARRUS Michael, Les juifs de France à l’époque de l’Affaire Dreyfus, Calman-Levy, Paris, 1972 , p. 122
– (102) – Daniel Halévy ne s’ était pas trompé sur l’intérêt de cette correspondance, lui qui fut l’ami des deux et insista, malheureusement sans succès, pour que Mabel, la sœur si p;roche, ne la brulât pas après la mort de Mary.
– (103) – Robinson Mary, [Duclaux Mary], Mary Robinson, Poésies, traduites par James Darmestete, A. Lemerre, Paris, 1888, in 16°, 143 p.
– (104) – Transplanté dans le ghetto de Paris à l’âge de trois ans, James est élevé par un père juif pratiquant, mort en 1868 « alors qu’il allumait des cierges pour une fête juive » , et une mère, exemplaire selon l’archétype de la « mère juive », morte accidentellement en 1880 ; son frère Arsène mourut en 1888 probablement de tuberculose, l’année du mariage avec Mary.
-(105) – A Olmet, par exemple, figure dans la bibliothèque le volume des essais de littérature anglaise, orné du bon à tirer pour une nouvelle édition ave, de l’écriture manuscrite de Mary, la date du bon : 23 février 1900 et la mention : tirage Olmet le 1erseptembre.
– (106) – ( Ed. A. Levy, Paris , 1883)
– (107) – Bibliothèque familiale. L’écriture de la première dédicace ne semble pas être celle de J.D.
– (108) -près le mariage la collaboration des deux se fait précise. James a traduit les poèmes de Mary ; il lui dédicace ses œuvres : le Shakespeare de 1889 est dédicacé : à ma bien aimée, James. La Légende divine est dédicacée : Mariae sacrum / 27 février 1889. Enfin la traduction française du Zend Avesta porte la mention suivante : à Mary Darmesteter, cette traduction française de l’Avesta, commencée en 1877, reprise sur sa prière en 1888, est dédiée par son mari reconnaissant, le 27 février 1892.
– (109) – James Darmesteter a publié chez Lemerre, à l’instar des grands symbolistes de l’époque ; il ne se déshonore pas à être mis aux côtésdes Heredia et Lecomte de Lisle, Anna de Noailles ou même Sully Prudhomme, qui fut, ne l’oublions pas, Prix Nobel de littérature. Mais il participe de l’oubli dans lequel tous sont tombés au profit des poètes maudits. Les retrouverons-nous un jour, comme les peintres classiques de leur époque ? C’est une autre histoire ! Reste que les deux poètes ne pouvaient que se rencontrer.
– (110) – Il feuilletait nous dit-elle, la vieille bible qu’il tenait de sa mère, il voulait en extraire, en les traduisant, tous les versets qui servent encore à soutenir tous ceux que travaille la soif divine. Il voulait en faire « un vademecum dépourvu de tout dogme, que tous pourraient lire, qui ne blesserait aucune foi et serait pour tous une aide dans le combat spirituel » ; « Dans les traces de ce travail, ajoute-t-elle, je retrouve mon ami, mon James triste et profond, …un James historien, un James homme de Dieu ». Nous ne sommes pas très loin ici des ambitions folles de la jeunesse dont sourit Gaston Paris ; Mary la raisonnable les a-t-elle partagées ? Elle a cru de son devoir de l’y aider . Rappelons ici les ambitions du projet de calendrier manuel des serviteurs de la vérité de Paul Desjardins , dans lequel auraient trempé Gaston Paris et … Emile Duclaux (Anne Heurgon, Paul Desjardins, P.U.F. 1964).
– (111) – Sarah Jewett, [The Sarah Orne Jewett project, Terry Heller, Coe college, www.public.coe.edu//.. ] lettre n° 76, dossier J.Darmesteter ; La phrase citée est dans la Vie d’Ernest Renan.
– (112) – Froissard (1894) : le petit livre, travail contemporain de celui mené sur l’Italie, a été très suivi par Gaston Paris ; Le livre est mentionné , favorablement, dans un article critique de René Doumic , dans la Revue des deux mondes , 1894/(09 – 10) , pp . 923 – 935.
– (113) – Trente ans après Mary revient au « northern pavillion » loué pour l’été à côté du champ de courses de Maisons-Laffitte ; elle y évoque leurs derniers instants de bonheur : « O doubled brain, twin souls , and hearts /That mirrored each the deepest deep /Where our unconscious Being starts / And murmurs in his dreamfull sleep ! “ Images and meditations, The northern pavilion , XI
– (114) – Toute la correspondance entre Mary et James, et peut être tous les poèmes qu’elle a écrits pendant ces quelques années de bonheur, tout a disparu . Par la volonté d’une autre femme , l’éternelle seconde, la sœur et l’amie de toujours, Mabel . Mary avait demandé cette destruction, la chose est sure ; Mabel a-t-elle eu raison de lui obéir ? Chacun répondra à cette question selon sa conscience. Toujours est-il qu’il ne reste rien de ce qui fut le monde du bonheur, et qui dura si peu. Le souvenir en resta en Mary jusqu’à la fin , après laquelle , malgré l’agnosticisme, elle espérait vaguement , sans savoir comment , qu’elle pourrait revoir James. « Je ne m’en suis jamais consolée » avouera-t-elle à Maurice Barrès.

Biographie de Mary Duclaux – D’une rive l’autre – Chapitre 1

Une jeunesse anglaise

En 1878 paraît chez Kegan & Co, éditeur à Londres, un petit recueil de poésies écrit par une jeune fille de 21 ans, fille aînée d’un couple de la bonne bourgeoisie anglaise, George et Frances Robinson. En 1877 Victoria a été proclamée Impératrice des Indes ; l’Angleterre entre dans la phase la plus haute de son développement économique , c’est l’époque qui verra le succès de Kipling, de Browning , des préraphaélites et de l’Aesthetic Movement ? Tout paraît possible alors à un anglais, le monde lui est ouvert. Mais quel peut être l’avenir d’une jeune anglaise ?

La jeune fille vient d’une excellente famille. Elle a reçu la meilleure éducation possible. Elle vit à Londres dans les quartiers bourgeois de la city et passe l’été à la campagne , généralement dans le Surrey, près d’Epsom où ils ont une maison. Elle fréquente les salons intellectuels de la capitale et la demeure paternelle est ouverte aux artistes , écrivains et poètes : si les anglais et les américains y sont les plus nombreux , on y voit aussi des italiens, des allemands et des français . C’est un milieu international.

Mary Robinson parle anglais bien sur , français, italien, latin et grec. A 21 ans, elle a publié un premier recueil de poèmes , A handfull of honeysuckle et trois ans plus tard paraît chez le même éditeur, la traduction d’une tragédie d’Euripide , l’Hippolyte couronné.

A ce stade le lecteur peut penser qu’il a affaire à un parfait bas bleu ; il peut aussi être impressionné par une telle culture. Il admirera alors l’ouverture d’esprit d’un père de famille qui permet à ses deux seules enfants, deux filles, une éducation rare à cette époque, aussi bien en Angleterre qu’en France. Mary et Mabel ont reçu une formation identique à celle de leurs amis masculins ; elles ont été élevées dans le même contexte moral et culturel. Dans cette Angleterre qui règne sur le monde, dans ces dernières années du siècle, ont-elles eu les mêmes chances qu’eux ? C’est une autre affaire.

Les Robinson vivent à Londres sous le règne de Victoria. « Brouillards, fumées, suies, … mais odeurs animales , crottin, cuirs , paille ,etc. Parcs et odeurs florales, fish and ships … senteurs orientales .. , mais parfums de Covent garden ; égouts en cours de construction , halles aux viandes et poissons, brasseries, tanneries … fiacres et chevaux dans le west end mais vie populaire dans l’east end ; atmosphère encore rurale des banlieues » .. Magasin Harrods, ouvert en 1851 mais échoppes dans l’east end , remplies de produits – et de gens – venus du monde entier (1) . Un jeune ami français, Urbain Mengin, qui débarque à Londres et chez les Robinson , décrit à sa mère le choc qu’il a subi : « Le cœur se serre à voir une misère que j’attendais moins, même après avoir lu Dickens . A côté d’employés de banque en tubes et redingotes allant d’un pas élastique et rapide, on croise des femmes et des enfants qui donnent une sorte de pantomime hallucinante Beaucoup d’enfants vont nu-pieds. Beaucoup de femmes ont des souliers d’hommes ; et sur la tête des chapeaux défoncés … » (2)C’est encore la ville d ‘ Oliver Twist et de Vanity fair ; c’est surtout celle de Gustave Doré et de son London : A Pilgrimage (3), une représentation très axée sur les pauvres et les taudis , mais précise.

Certaines scènes comme les docks de Londres y sont dignes de l’enfer de Dante , d’autres montrent Big Ben, Westminster Bridge et une foule de bateaux à vapeur sur la Tamise, le métro peuplé des foules ouvrières, les encombrements de charrois , d’omnibus et de piétons sur le London Bridge, etc. : une capitale à un tournant de son histoire, en pleine industrialisation, avec une population passant du simple au double, préfiguration de ce que seront les urbanisations du siècle suivant. Mary ne devait pas souvent mettre les pieds dans le métro , mais le bruit , les odeurs , le brouillard étaient bien là, dans cette cité qu’elle a chantée. Ils étaient l’infrastructure d’une ville en devenir , tout être jeune y était sensible et se ne pouvait que se dire : « à nous deux Londres » comme le Rastignac de Balzac devant Paris .

Cette ville était sa ville , et Mary l’assumait. Car elle pouvait y voir autre chose que les docks et les manufactures ; y prospérait aussi tout un mouvement idéaliste, créateur d’art nouveau , affamé de beauté et de retour à la vraie nature, celle des arbres, des fleurs et d’une campagne paysanne encore inaltérée. Londres est la ville des préraphaélites, amis de son père, les Morris et les Rossetti, peintres , poètes, décorateurs, architectes, créateurs d’une certaine forme de poésie symboliste, , du modern style et de l’aesthetic movement ; celle des esthètes comme Oscar Wilde , dont Mary fréquentera le salon , avant le scandale, bien sûr. « Nous autres préraphaélites » écrit elle à son confident (4) . En France cela s’appellera le mouvement symboliste et l’art nouveau.

Mary Robinson est poète . Elle veut que son œuvre exprime le contraste entre la première conurbation du monde et la verte campagne du Surrey ou de l’Oxfordshire , entre la brutale laideur industrielle et la beauté idéale rêvée par les poètes et les peintres , ses amis et contemporains ; ces jeunes – et moins jeunes – gens ont un modèle : Dante , celui de l’Enfer et celui de la Vita Nuova . Pour eux comme pour Dante tout est contradiction : violence sociale et inaccessible Amour, puritanisme d’une société bloquée et aspiration à la liberté , laideur quotidienne et beauté idéale… La famille Rossetti, est un excellent exemple ; le père, Gabriel Pasquale Giuseppe Rossetti, carbonaro, s’était exilé d’Italie comme Garibaldi et a prénommé Dante son premier fils, artiste, poète et libéral comme lui. Dante Gabriel Rossetti est au centre du renouveau artistique dans le Londres des années 50 : il est ami des Robinson. L’Italie de Dante et du Risorgimento fait donc partie des modèles avec lesquels grandissent Mabel et Mary.

Comment vivre dans ce Londres multiple, dans cette Angleterre de tous les possibles ? Comment faire pour agir ? Car il faut agir. Transformer l’Angleterre ! Conquérir le monde. Le héros du Conrad d’ Au cœur des ténèbres (5) dit : « La plupart d’entre nous ne sont ni [des saints] ni [des idiots] . Pour nous la terre est un lieu fait pour y vivre , où nous devons nous accommoder des spectacles , des sons , des odeurs aussi .. et ne pas [nous] laisser contaminer. C’est là qu’entre en jeu notre force , notre foi en notre capacité à creuser des trous pour y enfouir tout cela , notre aptitude au dévouement , non pas à soi même , mais à une tâche obscure, épuisante »

Mary eut pu souscrire à cette définition : ne pas se laisser « contaminer » par la bêtise et la vulgarité , s’efforcer « d’enfouir » loin de sa vue et de celle des autres les spectacles par trop « malodorants » que nous offre le monde ; « se dévouer , non pas à soi même mais à une tâche obscure, épuisante ». Comme les jeunes anglais de la conquête des Indes, le héros de Conrad part à la quête d’un ailleurs, qu’il trouvera même s’il n’a pas la forme attendue. Et les jeunes anglaises ? Dans son appartement londonien la seule jeune fille du roman est vouée à l’attente et au mensonge . « Elles (les femmes, j’entends) sont en dehors de ça , devraient l’être » , nous dit le porte parole du romancier : voici qui règle la question, pour un homme du moins . Et pour une jeune femme ?

La famille Robinson est un modèle . Madame Georges T. Robinson est une mère dévouée et une excellente maîtresse de maison ; Monsieur Georges T. Robinson est architecte de métier d’après l’acte de naissance de sa fille aînée, Mary Frances Agnes ; d’aucuns disent « banquier » , ce qui n’est pas incompatible !! Par goût, il est surtout érudit et bibliophile . Sa bibliothèque , vendue après son décès, comprend plusieurs milliers de livres . Le confort qu’il assure à sa femme et à ses filles , y compris après sa mort , les réceptions dans son salon , les voyages , tout cela prouve une aisance certaine . Leur maison , celle de Gower Street d’abord, puis celle d’ Earl’s terrace , à Kensington , est des plus confortables . Mary évoque ce qu’était la deuxième en 1885 ou 86: « Le joli salon et les trois fenêtres de la façade qui donnent sur les hauts arbres de Earl ‘s terrace tandis que les porte fenêtres du petit salon s’ouvrent sur une large terrasse dominant les jardins d’Edwardes square » (6) Et ailleurs : « Earl’s terrace , c’était d’abord deux douzaines de vieilles maisons construites vers la fin du XVIII ème siècle , commodes, pas bien hautes, avec de jolis ornements … – des têtes de lionceaux sculptées au coin des portes, des fenêtres d’un dessin élégant ; un léger rideau d’arbres et un étroit jardin protégeaient du vacarme et de la poussière de Kensington road ces tranquilles demeures » (7) Même si le souvenir de Mary a eu tendance à s’embellir avec les années, dans le Londres de Victoria on devait certainement voir pire. Pour aller de sa maison à celle de leur ami Walter Pater elle n’avait, nous dit-elle, que des jardins à traverser : on est loin des quais du métro décrits par Gustave Doré.

« Nous étions dans ce temps là, écrit Mary, parfois trois jeunes filles dans notre salon d’Earl’s terrace » La troisième était Violet Paget (Vernon Lee ) (8) , qui fit de longs séjours dans la maison, jusqu’au moment où elle se brouilla avec la famille , mais pas avec Mary comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Vernon offre un portrait de de Georges Robinson : « un petit homme médiocre , bien qu’intelligent, dur et tyrannique » . Ce qui n’est guère aimable et ne correspond pas à ce qu’en pense Mary , du moins si on en juge par ce qu’elle en dit dans ses livres ou ses lettres . Violet était un pilier de la maison , elle y amenait ses amis et Mary lui présentait les siens. Cela arrangeait les deux jeunes femmes , surtout Violet qui avait des ambitions littéraires. Mais elle accaparait Mary et sa sœur Mabel était jalouse, d’où un drame familial et les rancœurs de Vernon.

Tenu ou pas par un homme tyrannique, le salon paternel était grand ouvert aux intellectuels et artistes du temps : formation incomparable pour de jeunes étudiantes . On s’y faisait introduire pour rencontrer des hommes connus, Dante G. Rossetti, les Morris , etc. . Certains d’entre eux eurent une forte influence sur Mary , par exemple l’écrivain et critique d’art Walter Pater (10) , très célèbre à l’époque. L’un des commensaux (11) s’en souvient fort bien , qui va chez les Robinson pour l’y rencontrer et décrit ainsi la visite: « j’ai rencontré Walter Pater chez Mr George T. Robinson, [dans sa maison de] Gower Street, à cette époque lieu et de rencontre pour les poètes, romanciers, dramaturges, écrivains de toutes sortes, peintres, sculpteurs, musiciens etc., pèlerins venant de ou allant vers la véritable bohème. L’hôte et l’hôtesse avaient la rare faculté de garder et de se créer des amis, et tous ceux qui les connaissaient éprouvaient pour eux une estime affectionnée ; mais les réunions délicieusement informelles (12) où tous se mêlaient si heureusement étaient surtout dues à la brillante jeune apprentie poétesse Miss A.Mary F. Robinson , et à sa sœur, actuellement la romancière bien connue, Mis Mabel Robinson. »

Mary recevait Walter Pater chez son père et le retrouvait chez lui , « assis au coin du feu dans son calme salon gris , ou bien, marchant sans bruit à l’ombre des arbres du jardin » « Il était fort laid, nous dit elle, mais c’était une laideur agréable et distinguée .. il ressemblait .. au portrait de Philippe IV d’Espagne par Velasquez » . Bref il n’était ni beau, ni expansif , ni très drôle . Les trois jeunes filles, y compris Violet Paget, (Vernon Lee) « qui commençait et finissait par nous la tournée de visites qui l’amenait chaque été en Angleterre» – l’aiment et le fréquentent assidûment : non seulement c’est une célébrité mais sa conversation est – parfois – brillante ,.. et instructive : « Je [dit Mary] n’ai connu qu’un autre causeur dont les propos oscillassent pareillement entre l’acquiescement anodin et les périodes étincelantes , – c’était Ernest Renan. » . Ses propos , comme ceux d’un autre de ses amis d’alors , Robert Browning, ouvraient à Mary des espaces insoupçonnés.

Walter Pater ne se maria jamais (la chose est rare à l’époque ; rappelons nous qu’Oscar Wilde était marié et père de famille) ; Pater vécut toute sa vie avec ses deux sœurs, tant à Oxford qu’à Londres ; joint à ses théories esthétiques fondées sur l’empire de la sensation, ce fait particulier contribua à la défiance de l’establishment, mais n’empêcha pas son amitié avec les Robinson : autre preuve de leur largeur de vue ! « Les Pater, (Walter et ses deux sœurs) .. venaient volontiers s’asseoir à notre table de famille, mêlés à nos jeunes cousins , à nos tantes, et rien n’égalait la simplicité de Walter Pater en ces occasions . Il semblait se divertir à partager nos jeux , et risquait parfois une plaisanterie. » Ce fut lui , entre autres, qui initia Mary à la beauté des choses simples : « Un jour je le rencontrai dans l’étroit jardin qui s’étendait entre nos maisons et la rue , il arrivait d’Oxford , ( où il donnait ses cours) l’air rayonnant ; il m’arrêta pour me raconter sa charmante aventure : il avait vu des fleurs qui poussaient dans un champ ! Ces fleurs n’étaient que des fleurs d’oignons . Cela suffisait pour le rendre content comme un enfant .. Il semblait revoir une apparition céleste … La beauté , pour lui, était toujours un message divin» . Savoir jouir des choses les plus proches ! Mary n‘oublia pas cette leçon, qui la suivit jusqu’à sa mort.

A travers lui Mary , toute fille qu’elle fut , avait des rapports avec l’université d’Oxford qui lui réserva d’autres aventures. « Vers 1880 le savant Frédéric Myers (13) … eut l’idée de donner à Londres une comédie de salon d’un genre tout à fait insolite : il voulait faire jouer , en grec, par quelques amateurs, l’Agamemnon d’Eschyle. Les difficultés s’amoncelaient, et , pour commencer, la distribution des rôles n’était guère commode . Il n’y avait pas un grand choix d’acteurs suffisamment hellénistes ; et c’est ainsi, qu’à moi, modeste étudiante de vingt ans, échut le personnage de Cassandre . Grande était ma joie ; j’apprenais par cœur la scène terrible que je devais jouer et, pendant quelques mois, notre maison retentit de lugubres ότοτοϊ lancés par une jeune voix heureuse. Cependant la préparation traînait en longueur, car, si on trouvait preneur , à la rigueur , pour Agamemnon comme pour Clytemnestre, personne ne voulait se charger de ces grands diables de chœurs , dont le sens est souvent impénétrable, et qui demandent une foule d’acteurs . Aussi le projet de M. Myers fit-il long feu – pour être aussitôt repris par je ne sais plus quel collège d’Oxford ; mais, enfin mise sur pieds, la représentation ne comportait plus de rôle de femmes et,- la Reine et la prophétesse devant être jouées par de jeunes hommes – je perdais mon emploi . Pour me dédommager le collège m’adressa une invitation pour la « première » . Ce qui valut à Mary une visite à Oxford où elle séjourna chez les Humphrey Ward (14) , proches de Walter Pater, et vit la fameuse représentation d’Agamemnon : en grec !

Cette petite histoire prouve au moins deux choses : d’abord l’immense culture du milieu londonien où vivaient les Robinson . J’imagine mal une tentative équivalente dans la France de la troisième République, sauf peut être à l’École Normale Supérieure , et encore ! Pour quel public ! Ensuite l’immense culture de notre héroïne, qui n’eut sans doute d’égal que l’intensité de sa déception.

Quarante cinq ans après, Mary Robinson devenue Duclaux et française , peut raconter l’histoire avec la distance de l’humour . Je doute fort que la jeune helléniste de vingt ans prit la chose avec autant de philosophie : sa famille et le milieu intellectuel dans lequel elle évoluait n’avaient pas vu d’obstacle à mettre en scène une jeune fille ; pas les oxfordiens qui se souvinrent opportunément que les rôles de femmes chez les tragiques grecs étaient tenus par de jeunes hommes. Ce n’était sans doute pas la première fois que Mary se heurtait au mur de verre, ce ne serait pas la dernière. La chambre de la jeune fille dut retentir des pleurs suscités par la négation d’une grande compétence . Et le refus des femmes !

Dans le salon de leurs parents les deux sœurs ne rencontraient pas seulement des gens d’âge mûr qui contribuaient à leur formation ; bien des jeunes hommes y venaient aussi, cherchant des soutiens et des mentors . Et ce petit monde s’amusait.

Parmi eux George Moore, le célèbre romancier, qui resta leur ami jusqu’à sa mort (15) Mary Duclaux écrit sur lui, trois mois après sa disparition, un article dans lequel nous trouvons une autre description du salon paternel. Après un séjour de sept ans à Paris , George Moore vient à Londres chercher un éditeur pour son premier livre de poésie : « Il avait alors vingt quatre ans … et j’en avais dix neuf . Je n’avais encore rien publié mais on savait que je faisais des vers , et je travaillais le grec à force , à l’University College, seule de mon espèce dans une classe de jeunes hommes. … Introduit chez mes parents … Moore se lia vite d’amitié avec ses deux jeunes contemporaines [Mary et sa sœur Mabel] . Je me rappelle très bien cette première visite et l’impression qu’il nous fit. Il avait l’air d’un peintre, avec sa barbe , sa lavallière , sa jaquette de velours noir. Il n’était pas beau, il y avait même quelque chose de vaguement comique dans son allure… C’était peut être seulement qu’il avait l’air étranger dans notre docte petit cercle d’artistes et de savants. … Si Moore nous semblait étrange, nous avons du lui paraître au moins aussi curieuses. Nous vivions dans un petit monde fermé, Mabel et moi. Ce soir là, (Moore me l’a souvent rappelé) nous portions avec la même simplicité qu’une débutante met à s’habiller d’une blanche mousseline , des robes compliquées et moyenâgeuses qui traînaient de toutes parts sur le tapis , lacées sous les bras par de longs cordons d’un or volontairement terni. Bref l’habit des statues de la façade de Chartres » En 1876 la mode gothique était quelque peu dépassée en Angleterre, mais les préraphaélites la maintenaient, et Mary à leur suite.

Moore passait souvent les voir, dans ses passages entre Paris et l’Irlande. Tous trois étaient « jeunes et gais » ; Moore , « après tant d’années passées loin de sa langue natale, souffrait le martyre auprès de nous lorsqu’il faisait des fautes d’orthographe ; on cherchait umbrella sous la rubrique des O » . Les jeux étaient du genre littéraire dans les salons londoniens à la mode , ou dans le « cottage » que possédait la famille Robinson « sur le communal d’Epsom, au milieu des ajoncs et des vaches ». C’est dans le salon des Robinson à Earl’s terrace que George Moore , qui a trouvé sa voie vers 1886 ou 87 , rencontrera son idole et son modèle littéraire , Walter Pater, que lui présentera une Mary « distraite, distante, se retirant dans les coins [ dont] les pensées volaient déjà vers la France » (16)

Notre poétesse n’est pas seulement un jeune fille qui songe à s’amuser , fut-ce aux dépens de ceux qu’elle admire ou aime. Il y a chez elle une tendance que sa famille et ses amis connaissent bien : parmi les nombreuses occupations auxquelles Miss Mary Robinson permet de la distraire de sa vraie vocation, l’écriture, ils en remarquent une autre : celle de soro consolatrix .Tous les jeunes artistes en difficulté ou en détresse qui viennent chez les Robinson peuvent compter sur elle . L’un d’eux (17) par exemple avait reçu de Dante Gabriel Rossetti une lettre d’introduction ; il va chez les Robinson en fin d’après midi, « à ce moment heureux où la dernière lumière du jour et la lueur du foyer ne sont pas effacées par une lumière plus brutale » . Suit une longue description de Walter Pater, à côté du piano, écoutant ce que lui disait en riant Mary Robinson et sortant presque tout de suite de façon abrupte. C’est Walter Pater qu’il venait rencontrer mais l’écrivain en herbe décrit aussi, un peu étonné, la relation de Mary avec un poète aveugle, Philip Bourke Marston (18) : « en 1880 ou 1881 il se passait rarement une semaine sans que Miss Robinson consacre au moins une ou deux heures dans l’après midi à lire et converser avec l’ami qu’elle admirait tant et dont elle avait pitié. » Ce souci des malheureux et des handicapés de la vie frappe le jeune observateur : c’ est sans doute une des clés de la vie de Mary, en tout cas c’est celle de son mariage avec Darmesteter.

La formation que reçurent Mary et Mabel n’est que peu différente de celle des garçons de leur âge et de leur milieu, au moins sur le plan intellectuel. ; c’est la meilleure formation que leur père put fournir et elles en furent reconnaissantes. Un an de pensionnat à Bruxelles , pour apprendre le français , et aussi, -c’était un des objectifs de ces maisons huppées – l’art de tenir une maison . De cette pension, qui n’a rien à voir avec celle que décrit Charlotte Brontë, elles ne semblent pas pourtant avoir gardé le meilleur souvenir ! Peut être , si l’on en croit Mabel, parce que trop éloignée de parents très aimés. Cet exil dura moins d’un an. Puis vint l’Université.

Oui ! En 1876 / 77 ! L’University College de Londres (19) . Mary y étudia les cultures classiques , et Mabel , les beaux arts . Mary , seule fille dans sa classe , comme elle nous l’a dit , en était fière : parmi les – rares – papiers laissés derrière elle après sa mort dans sa maison d’Auvergne , figure le certificat de fin d’étude de l’U.C.L. , « magna cum laude » .

Telle était la famille, telle était la maison des Robinson : libre et ouverte à tous . Avec une légère tendance à la distance vis à vis de la contrainte sociale . Milieu d’artistes et d’écrivains à la mode mais souvent contestés, lieu de rencontre pour toutes les nouvelles tendances artistiques , le salon paternel ne peut que donner envie d’agir, de participer à ce foisonnement d’idées , de créer comme les jeunes hommes qui le fréquentent et y cherchent, à travers les rencontres, leur voie vers l’art, et si possible la gloire . Cette gloire qu’obtiendront les amis de jeunesse, les Henri James, John S. Sargent ou George Moore . Mais c’étaient de jeunes hommes, leur chemin était pavé de difficultés, ardu, mais ouvert .

Et celui de Mary ? Elle publie des poèmes , écrit la biographie d’Emily Brontë, se veut historienne et se présente comme telle : à preuve la dédicace à elle faite en 1881 par Jules Barbey d’Aurevilly pour son roman , Un prêtre marié : « à Mademoiselle Mary Robinson, un romancier français à une historienne anglaise » (20). Un homme eut pu , s’il le voulait, suivre ce chemin . Mais Mary ? En aura-t-elle la possibilité , et surtout le courage et la force ?

Que meilleur environnement pour un apprentissage dans les années 1870 ? Une famille artiste et cultivée, et l’Université . Mary a de la chance . Mais l’apprentissage se joue aussi ailleurs : il se fait avec les expériences , à travers les rencontres diverses de maîtres qui ouvrent les voies et vous font prendre conscience de ce que vous êtes . Deux hommes jouent ce rôle , deux hommes plus âgés qu’elle . Le premier est Robert Browning (21) ; le deuxième , John Addington Symonds,(22) que nous retrouverons au chapitre suivant , en concurrence avec Vernon Lee . Mary présentera l’œuvre de Robert Browning chez Grasset, et celle de sa femme bien aimée, Elisabeth Barrett-Browning dans la préface à Casa Guidi windows . Elle dédiera à Symonds l’ Hippolyte couronné et The end of the middle age. Browning était – et est toujours – considéré comme un des premiers poètes de langue anglaise. Pour une jeune poétesse en devenir , peut il y avoir plus grand maître, au sens idéal du mot ? J. A Symonds ne sera jamais un idéal , mais un conseiller et un maître , au sens éducatif du terme.

Robert Browning a 45 ans de plus que Mary ; c’est donc un vieux monsieur qu’elle rencontre pour la première fois , dans des circonstances romanesques ,(23) : en bateau , retour de France , sur le pont , avec son chat « natif du quai voltaire » « mis dans une cage à oiseau » .
« Ah , que nous étions malades, Minette et moi ! » . Alors un vieux monsieur vient à son secours -« Il me semblait bien vieux, il avait tout près de soixante six ans »: c’était Robert Browning . « Ah, gloire à Neptune ! m’écriais-je ; je suis contente d’avoir été malade ». Et de continuer : « Robert Browning fut un des grands amis de ma jeunesse … Il n’était pas exempt de l’affabilité banale des hommes célèbres ; un peu de l’encens qu’on lui prodiguait flottait encore dans sa parole. ..Pour moi il fut exquis.. N’étais-je pas alors une jeune fille délicate, maladive même, qui lisait les poètes grecs et faisait des vers ? Celles là, toutes, il les recevait dans son cœur : un reflet de sa chère morte les éclairait. ». Après le premier volume de vers, « que Robert Browning fut bon pour moi alors, auguste à la fois simple et paternel ! » Ils parlaient d’Élisabeth .

Le vieux monsieur, veuf d’Elisabeth Barrett, l’amour de sa vie , n’était pas insensible à un joli minois, surtout quand il s’accompagnait d’une vive intelligence et d’une grande culture. Ils se revirent donc et c’est ce que Mary rapporte dans la préface aux œuvres de Browning publiées dans les cahiers verts (24) : « Browning fit venir de Florence ses livres, ses tableaux, ses meubles et s’établit dans une maison dont le stuc moisi, le portique trop mince, la vue sur le canal désert, les arbres penchés ne manquaient pas d’un certain pittoresque morne… Je me rappelle bien cette villa confortable et mélancolique de Warwick-Crescent, le canal désuet, la route humide » : c’est là qu’elle lui rendait visite.

Le maître racontait ses souvenirs, lisait ses poèmes, la jeune femme écoutait religieusement : « J’entends la voix du maître qui loue la beauté romantique et pure flottant autour de Pompilia ( l’héroïne de The Ring and the book), la victime, et la puissance presque sauvage du raccourci qui décrit son assassin. » Bien entendu ils parlaient littérature, Browning était ému par l’admiration de Mary . Lui rappelait-elle Élisabeth ? Possible . Les deux femmes , à près d’un demi siècle d’intervalle, se ressemblaient , sinon physiquement , au moins par leur enthousiasme et leur amour de la liberté. Il lui donna donc des conseils , sur l’écriture et sur la vie , comme quelqu’un qui eut pu être son grand père. « Je me rappelle le vieux barde consolant mes inquiétudes de jeune âme aux prises avec un monde trop éloigné du rêve ; il me disait de perfectionner mon petit talent et de ne pas me soucier du reste . – follow your star ! – me disait-il , souriant, le doigt levé … Le monde était pour lui une sorte de pépinière destinée à produire des plantes plus ou moins parfaites et non pas à offrir au regard un spectacle ordonné. La société est peu de chose, l’âme individuelle seule importe : c’est en nous développant contre tous que nous remplissons notre devoir envers Dieu. »

Que fut-il pour elle ? Un maître ? Non : il était bien trop centré sur lui même et trop peu attentif. Plutôt un modèle , celui du poète qu’elle aurait bien voulu devenir et du but qu’elle n’atteindrait jamais . Une image aussi , celle là essentielle : celle d’un couple d’amants , tous deux poètes, chacun se comportant en égal de l’autre, chacun soutenant et comprenant l’autre : un vrai couple quoi ! Dans la vie et non seulement dans l’imaginaire, à la différence du couple rêvé, celui de Dante et Béatrice . La preuve tangible qu’un rêve peut s’incarner dans la réalité contemporaine ! Mary ne fut pas la seule de sa génération à en avoir la nostalgie, elle la partagea avec bien d ‘autres, dont Barrès , de qui la curiosité fut à l ‘origine de leur liaison quelques trente années plus tard. Elle ne cessa de les lire, s’imbiba de leurs œuvres, les poèmes, et les lettres malgré la gêne : :« un indiscutable malaise émeut une fibre restée vivace dans notre âme ..quand nous lisons des pages écrites pour deux yeux seuls, depuis longtemps éteints ; et pourtant comment ne pas les lire, ces lettres ? » Elle les lut donc, rêva d’une destinée semblable : s’ils l’ont pu , pourquoi pas moi ? Comme but , puis comme regret, cette image l’accompagna toute sa vie .

Se développer contre tous , disait le vieux monsieur ; ne pas se laisser handicaper par « un monde trop éloigné du rêve » C’est ce que Mary n’allait pas tarder à faire , avec l’aide de celle qui, après sa famille, fut au cœur de sa vie pendant ces années de formation , Vernon Lee, et l’appui de celui qu’elle reconnut clairement comme son premier maître , John Addington Symonds.

En attendant qu’elle fit le pas décisif qui la conduirait loin de sa famille, en Italie, à Florence, vers une destinée indépendante et une première forme d’amour humain , à quoi rêvait la jeune fille sous le toit protecteur de Kensington ?

A l’amour d’abord. A la gloire ensuite . Quoi de plus naturel ?

Mais l’amour est rarement heureux : il est ambiguë, spirituel et charnel ; il est ouverture vers la beauté idéale et risque mortel. Pour les femmes d’avant la contraception chimique, il est toujours lié à la mort. C’est pourquoi, quand elles en avaient le courage – et la possibilité – tant de femmes ont cherché à le fuir : par la vie religieuse. par l’amour de Lesbos, Malgré les pressions sociales qui fonde sur les femmes le pouvoir masculin de se survivre !

Pour les hommes victoriens ce n’est plus d’ambiguïté qu’il s’agit, c’est de séparation totale . D’un coté il y a l’amour idéal , la Béatrice dont on rêve dans un tableau ou un poème , et de l’autre la sexualité ; d’un coté il y a la famille et les enfants, fondements de la société, et de l’autre des compensations d’un autre ordre, avec d’autres qu’une épouse qu’on respecte trop pour lui faire vraiment l’amour. La prostitution est condamnée par la morale, bien sûr ; les amis des Robinson , – Dante Gabriel Rossetti pour ne parler que de lui -, s’en accommodaient fort bien . Sous Victoria , en France comme en Angleterre, il y a le mariage, union sociale vouée à la reproduction du patrimoine et de la famille, il y a l’amour sexuel vénal auquel seuls ont accès les hommes, – et apparemment ils ne s’en privent guère – et il y a l’amour inaccessible dont rêvent les poètes. Sauf rare exception, les trois sont séparés, et bien séparés.

Voilà pour les jeunes hommes ! Et les jeunes femmes ?

Sur ce point l’éducation qu’avaient reçue les deux filles de M. Robinson n’avait pas fait d’elles des oies blanches. Leur première chance, dont elles furent tout leur vie reconnaissante, ce fut l’amour dont elles furent entourées, qui admettait la liberté de connaître et d’agir. Cet amour leur accordait l’autonomie ; il se fondait aussi sur la solide morale prônée par l’église anglicane et le sens du devoir dû à soi même , à sa famille, à l’Angleterre. Et le premier devoir est de se conformer, au moins en apparence , à ce que la société attend de vous.

Les Robinson avaient confiance en leurs filles sur ces points essentiels de leur éthique, certains qu’elles n’y manqueraient jamais. Leurs parents les traitaient en adultes, leur accordaient la plus grande liberté compatible avec les préjugés de l’époque, même un peu au-delà , et tenaient grandes ouvertes les portes de la culture et de la connaissance, sans interdit. Aucun souvenir de Mary ne rapporte le genre de défense ou de précaution à propos des « choses de la vie » à quoi font allusion les mémoires des jeunes femmes françaises de sa génération , ou de la génération suivante qu’elle connut de près à travers la famille d’Émile Duclaux. Si elles ne pouvaient tout expérimenter, elles pouvaient tout -ou presque tout – savoir. Juste le genre d’éducation opposée à celle assurée à ses enfants par le révérend Patrick Brontë et que Mary décrit dans la biographie : « [leur] enfance abandonnée, [leur] ignorance sans appui, n’en appelaient pas à son cœur » (25) . Mary et Mabel eurent l’amour , le soutien et surtout la confiance de leurs parents, quoi qu’elles fassent. Mais justement élevées comme elles l’avaient été, elles ne pouvaient rien faire de bien condamnable.

Les deux sœurs Robinson ont eu un rapport particulier au mariage. Mabel ne se maria jamais ; la légende familiale, dont le fondement m’a toujours échappé, disait qu’elle fut amoureuse d’un indépendantiste irlandais et ne put l’épouser (26) . Mary épousa par amour un intellectuel français affligé d’un très gros handicap. Ses biographes soupçonnent un mariage blanc, ce qui est loin d’être prouvé, mais la composante sexuelle n’en était certainement pas l’essentiel. Puis, en secondes noces, un savant de vingt ans son aîné, déjà malade et qui mourut cinq ans après. Quand la jeune Mary parle d’amour, ce n’est évidemment pas à des expériences physiques qu’elle pense.

Chez Mary Robinson , il n’y a aucune ambiguïté : l’amour dont elle rêve n’est pas le mariage , bien que les deux ne soient pas incompatibles , voir les Browning ; il est l’idéal mais un idéal intimement vécu qui résonne comme bien plus qu’un thème littéraire. Et quant à la gloire , aucune de ses œuvres de l’époque n’ose clairement la revendiquer, bien qu’il en soit souvent question , mais d’une façon très générale .

Lisons A handfull of honeysuckle , (Une poignée de chèvrefeuille) : c’est d’abord un recueil de poèmes d’amour.

Nous y rencontrons le fatras de dames à hennin veillant aux sommets des tours et de damoiseaux fidèles qui meurent au loin en rêvant d’elles : nul, à l’époque, n’échappe au style troubadour. Autour de cela on peut évoquer pèle mêle les constructions gothiques de Viollet-le-Duc ou Louis II de Bavière, les fauteuils à dossier droit et ornements contournés de William Morris et les vases de Gallé. La littérature française a beaucoup donné dans ce travers à la fin du siècle, ainsi que la peinture ; nous l’avons trop oublié en faveur des Baudelaire ou des Rimbaud, des poètes maudits, et du salon des refusés.

L’Angleterre, plus rétive aux tendances révolutionnaires dans l’art, a beaucoup moins pratiqué le rejet ; Victoria survécut à Napoléon III, Londres ne connut pas la commune ; seul Oscar Wilde fut assez imprudent pour se croire au dessus des conventions bourgeoises et Mary fréquenta son salon quand le maître de maison était encore fréquentable. Les artistes anglais en général s’arrangèrent de l’hypocrisie ambiante assez bien pour recevoir des commandes officielles et publier des œuvres reconnues. Mary Robinson ne fit pas exception à la règle ; elle publia un recueil de poèmes, qui eut son petit succès. Elle publia aussi la traduction d’Euripide , un exercice d’école , comme elle l’avoue elle même : « Désireuse de mêler l’utile et l’agréable, [je] crus que le meilleur moyen d’y parvenir [à la maîtrise du grec] serait de traduire en vers l’une des grandes œuvres classiques » (27) Traduire, soit ! Mais publier ? On ne peut s’empêcher de penser que la jeune personne, entre 1878 et 1881 cherche une certaine publicité littéraire .

Donc les dames à hennin, les fées, les tours crénelées, etc. Mais les Préraphaélites Brothers (PRB) ont été fondés par D. G. Rossetti et William Morris, entre autres, en 1848 , quelques dix ans avant la naissance de Mary ; cela date un peu . Pour Mary pourtant , si le préraphaélisme est une mode, elle lui convient parfaitement ; le lecteur la sent heureuse de célébrer les âmes errantes à la recherche de l’amour perdu, les anges musiciens rêvant de paradis, les héros médiévaux offrant leurs souffrances à leur dame. Leur monde est le sien, elle ne s’est jamais senti bien dans le réel ; « J’avais, hélas, écrit-elle à John A. Symonds en janvier 1879, toujours considéré les personnes réelles comme des modèles commodes pour des livres et des tableaux » : c’est une profession de foi que n’aurait pas reniée un préraphaélite . Pourtant elle en perçoit le ridicule : un an plus tard elle écrit au même : « nous autres, préraphaélites, … nous sommes ridicules, il faut l’admettre » (28) .

Ridicule et irréalisme ? La jeune poétesse, qui ne serait pas fâchée d’avoir du succès, adhère à la doctrine préraphaélite dans ce qu’elle de plus éthéré, puisqu’elle réussit . Ce n’est pas une raison pour prendre au sérieux « les gens très ordinaires [rencontrés dans les salons] qui passent, tous autant qu’ils sont, pour les plus grands génies de tous les âges » (29) . Le bon sens et l’humour ne l’abandonnent jamais. Ajoutons à sa décharge que l’art académique anglais , « vers 1850 » juste avant sa naissance est selon ses propres termes « dans ses plus tristes jours : – un art d’anecdote et de commerce, ignorant la beauté, oublieux de l’idéal, qui ne pouvait contenter une jeunesse ardente et pleine de foi » (30). Jeunesse dont à l’évidence elle fait partie.

Hélas , écrit-elle ! C’est explicite . Le recueil est dans l’air du temps, mais il y a autre chose, qui en fait pour nous l’intérêt .Cet autre chose n’est pas le réalisme. Dans A handfull of honeysuckle Mary Robinson sacrifie certes, une fois, à l’obligatoire manifestation socialisante : un poème, parmi quarante huit, sur la chanteuse des rues. On pense à Pixérécourt ou Eugène Sue : dans la rue, sous la pluie et la neige, sauvage et sans loi, la chanteuse va chantant tant que ses pas la portent, les anges aiment la beauté de sa voix : elle chante pour un peu de pain et de pitié. Est-elle trop vile pour que la choisisse Celui qui récolte son âme dans sa voix ? Tout le poncif de la rédemption ! Aristide Bruant n’eut pas mieux fait! Personne ne peut dire que ce poème ajoute à la gloire de Mary.

Pourtant elle fera un effort louable pour ajouter cette corde à sa lyre : ce type de poème constitue la moitié du recueil suivant , A new Arcadia, qui , lui, reçut une mauvaise critique .Mary en fut désolée et faillit renoncer. La mode apporte la reconnaissance sociale ; et la reconnaissance sociale permet d’agir. Mary voulait agir. Mais la poésie peut-elle , doit-elle être utile ? Et si elle doit l’être, à qui d’autre qu’aux pauvres, aux soutiers de l’ère victorienne ? Interminable sujet de discussion entre elle et Vernon Lee avec qui elle vivait quand le recueil parut (31) . Pourtant Mary n’était pas faite pour cette forme de sujet, elle qui passait de la maison paternelle de Gower Street ou Earl’s terrace aux salons à la mode et aux grands magasins Harrods, sans salir ses souliers autrement qu’en montant dans un des innombrables fiacres ou en foulant les allées ratissées des jardins londoniens . Une femme convenable ne sort ni sans chapeau ni à pieds. Elle continuera à agir de même quand je l’ai connue dans son extrême vieillesse, juste avant la dernière guerre, lorsqu’elle et sa sœur appelaient un taxi pour partir en visite et ne traversaient à pied la rue de Varennes que pour se rendre en face, aux Invalides, visiter les gueules cassées qui y étaient encore hébergées.

Elles avaient de la misère une connaissance convenue. Ma mère et ma grand mère s’amusaient de cette attitude, partagées entre un étonnement légèrement scandalisé, le rire et une admiration affectueuse . Grand-mère Duclaux, comme elles l’appelaient, n’a par exemple jamais songé à dispenser de travail une femme de charge affectée par un deuil familial ; peut être croyait-elle vraiment à ce qu’elle disait : la sensibilité n’est pas l’apanage des classes laborieuses, tout le monde le sait. Elle se donnait donc assez de recul pour être gênée le moins possible par les problèmes des autres : certains autres , pas tous, ceux qui n’étaient pas de son monde, ceux auxquels elle n’était pas attachée . Cela n’excluait pas une grande gentillesse, un intérêt sincère pour qui vivait près d’elle – non avec elle. Elle fut capable d’envoyer Émile Roux à l’autre bout de Paris pour prendre des nouvelles de sa bonne, malade, ce qui lui valut de la part du Directeur de l’Institut Pasteur qui s’était exécuté, une réponse gentille mais légèrement ironique. Roux aimait beaucoup Mary mais il avait le sens du ridicule.

Telles étaient les contradictions de la charité victorienne ! Son inefficacité, son inadaptation au monde industriel sera patente lors de la grande guerre. Les bourgeoises de cette génération furent bien obligées de l’admettre, mais ce fut une démarche intellectuelle ; dans leur vie quotidienne, dans leurs relations familières, elles ne purent jamais l’accepter ; le clivage du monde en classes était aussi naturel que les divisions géographiques.

Mary n’était donc pas vraiment bien placée pour chanter les héros populaires . L’intérêt de ce premier recueil de jeunesse est bien autre. Deux thèmes y sont récurrents , la nature et l’amour ; ce sont des thèmes préraphaélites mais ils sonnent vrai. Cette sincérité fit leur succès qui étonna l’éditeur : le petit recueil, contrairement à toute attente, fut légèrement rentable.

En 1896 (32) elle commente ainsi le tableau de D. G. Rossetti, l’annonciation (1851), qui choqua fort le bourgeois anglican ; l’image est celle de la vierge, « sans manteau bleu » (!), comme une jeune fille du peuple, en chemise de nuit dans une pauvre chambre « de pensionnaire », face à un « ange sans ailes : « c’est du réalisme, si l’on veut, mais du réalisme transformé en symbole », nous dit-elle. Définition qui s’applique à ses poèmes. Comme celui de Dante G. Rossetti, le réalisme de Mary tient dans les détails ( fleurs, paysages, décors…) mais l’œuvre vise bien autre chose que la pure représentation de la réalité , elle vise ce que la réalité est sensée montrer, la vérité sous la forme du symbole : pour le Rossetti du tableau il s’agit de la vérité religieuse . Pour Mary ce sera la vérité de l’amour.

Les tableaux de Rossetti ou Morris, pour ne parler que d’eux, sont remplis de jardins pleins de fleurs, comme les tapisseries médiévales dont ils s’inspirent ; le thème est anecdotique ou symbolique , la flore parfaitement réelle. De la même façon Mary chante le printemps , la jeunesse .. et l’amour. Le bonheur n’est pas sur terre et la beauté s’évanouit , thème classique . Le Ronsard de Mignonne, allons voir si la rose… traite le sujet comme une exhortation à jouir ; les préraphaélites – et Mary – le vivent dans la tristesse, comme s’ils y voyaient l’ impossibilité du bonheur :

Chante, hurle, ris, danse, le printemps est avenu, l’hiver a été lent à mourir. Mais regrette un peu l’hiver, printemps de l’an dernier, frappé au cœur par le premier souffle du printemps. Toi, moi et cette année neuve, nous chantons : la mort réduira nos chants au silence. (33)

La mort hante le petit recueil. D’abord dans une tristesse sereine, où ne perce aucune violence, pas la moindre révolte :

Les clochettes des près remplacent les pissenlits, je ne m’en soucie pas : les roses fleurissent quand les fleurs des champs se fanent. Mais les roses aussi faneront comme les pâquerettes ; et j’oublierai qu’elles ont jamais vécu. (34)

La mort ! Et les souvenirs littéraires :

Derrière le paradis il y a une forêt où vont les amants malheureux, à demi reconnus, à demi oubliés ( half remembered, half forget) ; là sont Orphée, Sapho et Lancelot, half remembered, half forget ; Jason et Médée, Rosamonde et la belle Haulmière, half remembered , half forget ; .. amants, j’espère que votre jeunesse.. sait comment Amour peut devenir peine, half remembered, half forget. (35)

Toute jeune fille rêve d’amour ; il est plus rare qu’elle le situe toujours dans un ailleurs inaccessible et qu’il ne soit jamais lié au bonheur. Il est curieux de voir qu’une jeune fille, qui n’a jamais vraiment souffert et vit dans un milieu protégé, puisse si tôt envisager l’absence de bonheur à venir.

Hier je reposais à l’ombre sur la pelouse ; un faune m’y rejoignit ; nous nous sommes bâti une maison de fleurs, nous y faisions des libations lorsque les cloches noyèrent nos chants et nos vœux ; la lumière du ciel disparut et nous nous dîmes adieu. Nous avions oublié, lui qu’il était mort, et moi, que je dois mourir. (36)

Un psychanalyste ferait ses choux gras de ce faune évoqué par une vierge qui ne peut l’accepter que parce que tout le monde sait qu’il n’existe plus et ne présente donc aucun risque pour elle. La présence de la mort, d’une certaine façon, garantit l’absence du danger. Et, puisque l’amour est à ce point dangereux, ne vaut-il pas mieux ne pas l’éprouver dans sa réalité sexuelle mais dans l’imaginaire, n’évoquer que sa finitude dans l’oubli, l’absence des corps, le souvenir ?

La mort est aussi un passage. Prégnance des mythes païens et chrétiens : le Léthé, le Paradis : les amants se rejoindront, mais ailleurs .

Viens avec moi au lac Léthé puisqu’ Amour est mort …Bois avec moi au lac Léthé, au fond, toujours plus au fond. (37)

Je connais un pays de tranquille repos : ni désir, ni dégoût, ni souffrance n’y parviendront jamais …chacun y dépose son fardeau …Là mon amour et moi nous étendrons et dormirons ; un pays si lointain qu’aucun soupir, aucun son, aucun souvenir de la terre ne l’atteindra. (38)

Quel dégoût, quelle souffrance, quel désir peut avoir expérimentés une jeune anglaise privilégiée de dix huit ans ? Son premier biographe, Emile Tissot, avait conclu à des amours de jeune fille « aussi blancs que le pouvait souhaiter l’âme la plus scrupuleuse , mais réels » . Réponse de Mary, alors Darmesteter : « Cette psychologie de jeune fille [celle supposée par E. Tissot], .. pour moi du moins elle n’est pas vraie. A vingt ans j’étais encore toute à mes vieux bouquins… l’amour était intéressant puisque c’était dans la Vita Nuova, mais ce qui me passionnait bien davantage , c’était une ballade d’Henri de Croyes, une manche à la Véronèse ou une théorie de Platon.. » (39) J’ai du mal à croire tout à fait la femme de trente ans , mariée et heureuse, qui repense sans indulgence à ses imaginations de jeunesse. Ne s’agirait-il pas plutôt de la peur ? Celle d’avoir à éprouver du dégoût, de la souffrance ou du désir ?

Parmi les nombreuses tragédies grecques , c’est l’Hippolyte porte couronne d’Euripide qu’elle choisit de traduire, en vers . Et le texte , quoique porteur d’une morale familiale et sociale qui n’a rien à envier à celle de Victoria, contient des passages d’une rare violence qui inspirèrent Racine . Quelle image de la femme véhicule-t-elle ? Que pense Hippolyte de ce fléau funeste ?

« le père qui l’a mise au monde et l’a élevée y joint une dot pour la faire entrer dans une autre famille et s’en débarrasser. L’époux qui reçoit dans sa maison cette plante parasite se réjouit ; il couvre de parures sa méprisable idole, il la charge de robes, le malheureux, et épuise toutes les ressources de son patrimoine. .. Je hais surtout la savante … car ce sont les savantes que Vénus rend fécondes en fraudes, tandis que la femme simple, par l’insuffisance de son esprit , est exempte d’impudicité.. »

Ces discours nous rappellent quelque chose , et Mary choisit de les traduire avant d’avoir pu lire Stuart Mill ou les moqueries de Taine dans Thomas Graindorge. Ils devaient bien éveiller dans son esprit des résonances sur la condition des femmes ,- sa condition donc – , qui n’étaient pas seulement celles qu’on peut tirer de la beauté des textes grecs.

Le monde victorien n’est pas un monde romantique et, même à l’époque romantique, en France ou en Angleterre, les jeunes filles des classes nobles ou bourgeoises attendaient d’être mariées pour oser ressentir une passion dont la réalité leur demeurait cachée . L’Elise de Lamartine était dûment mariée comme le fut la Charlotte de Werther ; Manon Lescaut comme Atala en sont mortes. On voit mal Mary amoureuse d’un homme marié, forcément plus âgé qu’elle, ou de quelqu’un d’inépousable selon les critères de la société dans la quelle elle vivait . Un artiste par exemple, non rattaché d’une façon quelconque à une institution universitaire, n’était pas envisageable : « pour de respectables anglais de l’an 1831 un peintre était quelque chose entre le tailleur pour dames et le maître de danse, » écrit Mary dans la Revue de Paris (40) ; une génération plus tard cela n’avait pas beaucoup changé, elle devait le savoir . Tout est possible cependant, la femme respectable – et mariée – ne peut officiellement que le nier. Mary était passionnée , mais très rationnelle, ce qui n’a jamais empêché la souffrance.

Si ce que pense Tissot est vrai , Mary ne pouvait que refuser un tel amour . Ne fut-ce qu’à cause de ses parents d’abord , à qui elle n’aurait jamais fait une telle peine, comme le montrent les hésitations qui précédèrent ses deux mariages. Elle vivait dans un monde où les femmes pouvaient avoir des flopées d’enfants, en devenir folles comme l’épouse de Thackeray, être abandonnées sans pouvoir ni obtenir un divorce – la loi était ainsi faite que seuls les hommes y parvenaient vraiment – ni vivre avec un autre sans être mise au ban de leur société, même si, comme George Eliot, elles étaient considérées comme un des plus grands auteurs de leur époque. Pire enfin, combien d’entre elles mouraient en couches ? Mary Robinson Darmesteter ne put épouser Émile Duclaux que parce que sa première épouse, mère de ses deux fils , était morte d’une fièvre puerpérale. La réalisation d’un désir présente beaucoup plus de risques que son rêve : on peut comprendre qu’une jeune fille sensible, cultivée et intelligente hésitât devant un tel destin ! Il vaut mieux rester dans la pénombre, éviter la lumière trop crue du jour. A vingt ans Mary préfère fuir devant la crudité, la cruauté du réel :

La vie est un long fleuve aux ondes claires, mais on y boit l’eau salée des larmes ; chacun s’épuise à le suivre, chacun y verse l’urne qu’il porte, longeant les berges pour toujours. Dieu les a condamnés : ils ont souffert et n’ont pas osé une fin interdite ; après la mort, pour que la Vie ne puisse être oubliée, ils traînent le fardeau de leurs peurs et de leurs pertes, et remplissent le fleuve de leurs pleurs. (41)

Ce monde vaut l’enfer de Dante. A quel point une éducation et une société ont-elles pu brider son élan vital pour qu’une jeune fille, qui possédait toutes les chances que son milieu pouvait lui offrir, et même un peu plus, en vienne à chérir par moments une telle représentation de la vie et l’hypothèse de la mort ?

Elle peut rêver d’amour ,impossible bien sûr ! Elle peut rêver de mort . Mais passer du rêve au réel ? Faire face à la lumière , au jour où tout apparaît sans ombre, dans la crudité du monde ? Mary préfère les temps intermédiaires, l’aube, le crépuscule, l’automne, la nuit comme attente du jour. Et les voies de passage : le fleuve, la mer. Entre un présent qui n’offre pas de vraie sécurité et un futur auquel rien – et surtout pas la religion – ne permet de faire confiance, il y a le temps incertain de l’attente : c’est en lui que se situe Mary.

Je suis seule et j‘attends en pays étranger, près de flots inconnus, sur des rives désertées. Qui me consolera, le ciel gris, la mer grise, ou Amour qui languit loin d’ici ? Vent triste, je ne peux te suivre, mon sauvage désir est trop faible et trop lent pour le rejoindre, Celui qui languit loin d’ici. (42)

Quel aveu ? malgré sa sauvagerie le désir [wild desire] est trop lent et trop faible ; Mary ne franchira pas le seuil.

Dieu, donne moi l’Amour ! Donne moi le bonheur silencieux, âmes qui se rencontrent, yeux et mains qui se répondent, un cœur qui me comprend, le frémissement du baiser volé. Ou donne moi – je peux me lasser de tout cela – donne moi la paix dans l’inimaginable pays de la Mort. … Laisse moi chanter, mon Dieu, et j’abandonnerai le sourire de l’Amour pour les yeux plus doux de la Mort. Mieux vaut vivre un long deuil glorieux qu’un amour inconnu dans un muet paradis ; ni peine ni désespoir ne me tortureront longtemps puisque mes chants peuvent les rendre agréables. (43)

Là perce le bout de l’oreille . Puisque l’amour est introuvable et la mort impossible, il faut vivre..

Réveille toi ! Debout !

Quelle trompette soudaine appelle les vents endormis ? Quelle voix les met en garde, crie dans la nuit muette, et trouve un écho dans ma voix ? Est-ce le jour du jugement ? … J’entends des esprits étrangers qui pleurent dans ma voix : éveille-toi, debout. Monde endormi dans l’ivresse, lève toi, défie ta fin. Personne n’a entendu, et dans mon cœur brûle le mot imprononçable, un glaive y est plongé jusqu’à la garde. (44)

On peut gloser sur le « mot imprononçable » [unutterable word] ; on peut douter qu’elle l’ait jamais prononcé. Il y avait pourtant en elle l’énergie de le vivre : sous quelle forme l’a-t-elle vécu ?

La volonté d’exister prend chair dans et s’appuie sur l’écriture : écrire peut la sauver.

Le monde est mon habit ; je suis là , ciel et enfer dans ma main ; mon sourire est vie, mon soupir mort ; hommes et dieux passent , je suis le commencement et la fin , je suis Dieu, je suis vouloir (45)

L’éducation victorienne ! Ses parents peuvent être fiers d’elle : elle n’a jamais cédé , ni à la facilité , ni au désir, ni aux faiblesses du corps. Comme pour Emily Brontë chez Mary « l’indignation naturelle ouvre les portes de la parole », qui stigmatise « la contradiction entre la vie et les représentations autorisées de la vie [The unlikeness of life to the authorized pictures of life]. La fille du pasteur espère en la gloire du Christ , la fille de l’architecte n’y croit plus depuis longtemps ; toutes deux ont recours à l’imaginaire contre un monde qui ne leur fait pas la place qu’elle souhaitent. L’éthique qui a conduit leur vie est la même : citons la conclusion de la biographie : « Il est rare qu’un homme , encore moins une femme , ait le don inestimable du génie et n’en ait jamais fait une excuse pour une faiblesse, une violence , une chute . Son œuvre , mais aussi sa vie s’élèveront pour la glorifier , elle qui vécut si bien sans gloire” (46) .Ni le génie d’Emily, ni le « petit talent » (sic) de Mary ne les ont jamais autorisées à abandonner cette austère morale.

C’est ainsi qu’on renonce à devenir un Rimbaud, … ou un Browning. Chez une femme la parole ne peut conduire à la gloire : un tel devenir est tout simplement impossible . Des premières épreuves de sa jeunesse Mary conclura au renoncement : elle n’obtiendra pas l’avenir d’action dont elle rêve ; elle obtiendra par contre ce qu’elle retrouvera plus tard chez Nietzsche : la volonté et la maîtrise de soi . Domine toi puisque tu ne peux dominer le monde. C’est une leçon qui n’est guère contemporaine !

– (1) Collectif, Londres 1851 – 1901, l’ère victorienne ou le triomphe des inégalités , Paris, Autrement, novembre 1990
– (2) Robert Mengin, Monsieur Urbain par les témoins de sa vie, Fischbacher , Paris, 1984, p. 107
– (3) série de 180 gravures publié en 1872
– (4) John Addington Symonds : voir chapitre suivant
– (5) Au cœur des ténèbres , 1ère éd. : 1889 ; Autrement , Paris, 2006 , pp. 82 sq.
– (6) Souvenirs sur Georges Moore, in Revue de Paris, mars-avril 1933 ; Mary ne peut préciser la date de la visite de Moore évoquée dans le texte.. George Augustus Moore ( 1852 – 1933) : romancier, poète, auteur dramatique et critique d’art d’origine irlandaise.
– (7) Walter Pater, in Revue de Paris, janvier – février 1925 :Walter Pater , 1839 – 1894 , auteur entre autre d’une Histoire de la Renaissance , qui lui valut des accusations d’agnosticisme, d’immoralité et d’épicurisme. Professeur à Oxford , il partageait son temps à l’époque entre Oxford et Londres . Que la famille Robinson ait laissé ses filles fréquenter assidûment un individu aussi controversé est un exemple supplémentaire de son libéralisme ; ajoutons y le fait qu’ils accueillaient chez eux , entre autres, Wilde.
– (8) Vernon Lee est le pseudonyme de l’écrivaine anglaise Violet Paget ( 1856, – 1935,) : romancière, auteur dramatique et critique d’art ; citation dans la biographie de Vernon Lee par Peter Gunn.
– (10) Walter Pater , 1839 – 1894 , auteur entre autre d’une Histoire de la Renaissance , qui lui valut des accusations d’agnostici d’immoralité
et d’épicurisme . Professeur à Oxford , il partageait son temps à l’époque entre Oxford et Londres . Que la famille Robinson ait laissé ses
filles fréquenter assidûment un individu aussi controversé est un exemple supplémentaire de son libéralisme ; ajoutons y le fait qu’ils
accueillaient chez eux , entre autres, Oscar Wilde.
– (11) William Sharp : (12 September 1855 – 12 December 1905) ,écrivain écossais, poète et critique littéraire, qui écrivit aussi sous le nom de Fiona Mac Leod et édita entre autres Ossian.
– (12) Promiscuous : Oxford dict. : taken from a wide range of sources, especially without careful thought.
– (13 ) Frederic William Henry Myers était le fils du Rev. Frederic Myers et le frère du poète Ernest Myers. Etudiant à Cheltenham College, et au Trinity College, Cambridge il publia en 1867, un long poème, St Paul, qui eut du succès et fut suivi d’autres oeuvres.. Il écrivit aussi des livres de critique littéraire . Il est également connu pour des recherches psychiques sur l’inconscient et la survivance de l’âme ( 1893 ,Science and a Future Life.) , s’appuyant sur la psychologie mais aussi sur les phénomènes supranormaux , ce que cite Mary dans l’article.
– (14) -M. et Mme Humphrey Ward restèrent des amis de Mary , après avoir été ceux de Taine ; Mrs Ward était romancière ; Emile Roux raconte dans une lettre avoir hésité a venir chez Mary pour rencontrer des gens aussi célèbres ; Roux était un modeste !
– (15 ) Revue de Paris, mars 1933, pp. 110 – 130 : George Augustus Moore (1852 – 1933) : romancier, poète, auteur dramatique et critique d’art d’origine irlandaise ; durant les années 1870 il étudia l’art à Paris, où il se lia avec d’autres artistes français de l’époque, comme Manet, qui fit son portrait. Moore fréquentait le salon de Geneviève Halévy ou l’on croisait Rejane, Lucien Guitry, Paul Bourget ou Edgar Degas ;. Geneviève Halévy était la tante de Daniel Halévy , biographe et ami de Mary Duclaux . Comme quoi tout se recoupe !
– (16) Souvenirs de George Moore, cités par Mary Duclaux ; lors de la rencontre de Moore et de Pater, Mary avait déjà décidé d’épouser Darmesteter et s’était soumise à l’attente demandée par ses parents ; d’où la remarque de George sur son attitude lointaine.
– (17) William Sharp voir note supra
– (18) Philip Bourke Marston, (1850-1887), devenu aveugle à la suite d’un accident d’enfance, ami de Dante Gabriel Rossetti.
– (19) Couramment abrégée UCL , l’university college, partie de l’Université de Londres, offre toujours une des meilleures formations du Royaume Uni. C’est la première à avoir admis des jeunes filles parmi ses étudiants. Les jeunes françaises durent attendre bien plus longtemps.
– (20) l’ouvrage – avec la dédicace – figure dans la bibliothèque d’Olmet, la maison auvergnate d’Emile et de Mary Duclaux
– (21) Robert Browning : 1812-1889, poète et dramaturge britannique, reconnu comme l’un des deux plus grands créateurs poétiques de l’Angleterre victorienne, Elisabeth Barrett Browning , 1806 – 1861 est la plus célèbre des poétesses victoriennes.
– (22) Grosskurth Phyllis, J. A. Symonds, Longman , London, 1964 : pp. 222 , 223 notamment. John Addington Symonds (1840 – 1893) : poète et critique littéraire anglais ; c’est l’un des premiers avocats d’une certaine forme d’homosexualité qu’il appelait « l’amour de l’impossible »
– (23) Grands écrivains d’outre-manche, Calmann Lévy, Paris, 1901, in 8° ( 2è éd.) pp 174 – 269 : Une première version de ce chapitre parut dans la revue de Paris, en septembre – octobre 1898, pp. 295-317 & 788 – 816
– (24) Grasset, Paris, 1922 , cahiers verts, n° 12, 1922, n° 5
– (25) Mary Robinson , biographie d’Emily Brontë
– (26) Son troisième roman, The plan of Campaing, tourne autour du Home rule (1887)
– (27) Ernest Tissot, Princesses des lettres, Payot , Lausanne, s.d. (circa 1909°p 259 – 270
– (28) Lettre de janvier 1879 à J.A.S., citée par S. Marandon, p.24
– (29) Ibid.
– (30) article sur D. G. Rossetti,, Revue de Paris, juin 1896
– (31) La discussion anime toute une partie de Belcaro, le livre de Vernon dédié à Mary F. Robinson (London ,Satchell & co, 1883
– (32) Revue de Paris, juin 1896
– (33) A handful of honeysuckle, Winter and spring, (hiver et printemps) p.60 : deux strophes de huit vers, c’est presque un haïku.
– (34) A handful of honeysuckle, a dialogue, p. 40
– (35) Ibid., une ballade des amants perdus.,p.
– (36) Ibid. , , a pastoral, p. 28
– (37) A handful of honeysuckle, Lethe, p. 59 : come with me to Lethe-lake / come, since Love is over..
– (38) Ibid , Death’s paradise p. 41
– (39) Ernest Tissot, Princesses de lettres , Paris, Payot, ± 1909, p. 250
– (40) Revue de Paris 1er novembre 1900) p. 149).
– (41) A handfull of honeysuckle , Fons vitae, p.69
– (42) Ibid.,, p. 47, A grey day : o reach him (Love) that lingers afar.
– (43) Ibid., Love, death and art, p.68
– (44) Ibid., Advent, (L’avènement), p.65
– (45) ibid. Vouloir :
– (46) Seldom has any man, more seldom still any woman, owned the inestimable gift of genius and never made it an excuse for a weakness, a violence, a falling. Not only her works but the memory of her life shall rise up and praise her, who lived without praise so well. (dernière phrase du livre)