Un mariage de raison
Après six ans de deuil et ce que l’on n’appelait pas encore une dépression, Mary rencontra Émile Duclaux et s’aperçut qu’elle était encore jeune . Elle avait la quarantaine : si l’on en croit Balzac et quelques autres, c’était une femme âgée, mais ils n’en tinrent pas compte.
Après la mort de James Darmesteter les amis de Mary craignirent pour sa vie . Elle voulut rester à Paris, ils ne l’abandonnèrent pas, cherchèrent à lui changer les idées et vinrent à son aide en soutenant ses recherches. Grâce à Taine et à Gaston Paris parurent le Froissart et les Essais sur le moyen Age. Renan était mort le 2 octobre 1892, deux ans avant Darmesteter ; la famille Renan, qui avait accueilli l’élève, puis l’épouse de l’élève, devint un refuge pour Mary ; Cornélie, puis Noémi Renan lui suggérèrent d’écrire une biographie du maître : le livre parut en en 1897 à Londres et en 1898 à Paris.
Ces activités l’aidèrent à sortir du marasme . Elle suggère elle-même à quel point il fut lourd. Dans un article sur Thackeray , paru en 1900 dans la Revue de Paris (115) , elle s’étend sur la façon dont le romancier se remit de la mort de sa jeune femme « dans sa grande maison de Young street , à Londres » : « Nous croyons , écrit-elle, tomber dans un précipice, nous sommes étourdis par la chute, et l’abîme nous parait vide, tout noir, effroyable : au bout de peu de temps, nos yeux se font au crépuscule ; nous distinguons des objets qui deviennent familiers à leur tour ; ce n’est plus un abîme, c’est un ravin ; la vie n’y est plus insupportable ».Le nous est clair ; comme Thackeray elle est tombée « dans l’abîme » , comme Thackeray , « pour[elle] la jeunesse a disparu ; à sa place [elle] a trouvé une indulgence nouvelle, qui tient peut être à une grande lassitude … Désormais le sentiment dominant , c’est un sentiment presque romain de l’ennui de vivre » Et – c’est la conclusion de l’article – même si l’ œuvre demeure, « toutes choses n’aboutissent –elles pas au même terme ? Vanité des vanités ,… tout est vanité »
Après la mort de James, elle eut pu regagner l’Angleterre et tenter une carrière littéraire . Sa famille y vivait . Mais son père, aimé et admiré, était mort en 1897 et Vernon Lee vivait en Italie avec d’autres amies. Mary eut certes pu rentrer , c’est sûrement ce qu’ un homme eut fait à sa place . Elle avait plus de chance de réussir dans le pays qui l’avait célébrée comme jeune poète prometteur, six ans ne font pas un gouffre béant, ses éditeurs étaient fidèles et continuaient à la publier . La concurrence en France était rude, Mary n’y avait qu’une petite notoriété, et, pas plus à Paris qu’à Londres, elle n’éprouvait l’envie de faire ce qu’il eut fallu pour sa publicité : hanter les salons qui assurent le succès.
Apparemment elle avait tiré un trait sur les succès de sa jeunesse londonienne.
Elle avait choisi la France et le mariage en épousant Darmesteter, elle y avait vécu six ans avec lui, sa famille – pour ce qui en restait – était devenue la sienne, les amis de James étaient devenus ses amis : elle resta fidèle à son choix.
Une fois le premier choc passé, Mary était bien trop énergique pour ne pas réagir . Sa morale lui interdisait le suicide, l’orgueil qu’elle tenait de son éducation ne lui permettait pas de se laisser aller et, de plus, comme elle l’écrit dans une lettre à sa mère, malgré les préjugés du temps elle se sentait encore jeune. Si tout aboutit au même terme, comme dit l’ecclésiaste, pourquoi ne pas tenter de vivre ? Cela passait par la recherche et l’écriture, certes ! Mais Mary avait goûté à la liberté qu’assurait alors le statut de femme mariée, elle avait apprécié le confort que donne un vrai compagnonnage reconnu par la société , bref elle avait acquis une stabilité sociale et n’avait peut être pas envie de tout recommencer.
Alors un homme apparut , fort différent de James. Lui aussi avait été touché par la perte d’une femme immensément aimée, lui aussi était « triste et solitaire » , uniquement dévoué à sa tâche scientifique et à l’éducation de deux enfants, ce que James n’avait pu donner à Mary. Tous deux s’aperçurent vite de ce que chacun pouvait apporter à l’autre.
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La vie d’Émile Duclaux est connue : né en 1840 à Aurillac il est le fils de Justin Duclaux (1797-1860), huissier-audiencier près du tribunal et d’Agnès Farges (1807-1883), commerçante. Après des études au Lycée d’Aurillac qui aujourd’hui porte son nom et au lycée Saint Louis à Paris, il est reçu à Polytechnique et à Normale supérieure, qu’il choisit . Alors commence une brillante carrière de chimiste, sous l’égide de Pasteur dont il est l’assistant et avec qui il travaillera jusqu’à la mort du savant. Professeur successivement à Clermont-Ferrand , Lyon et Paris , il participera activement à la fondation de l’institut Pasteur , dont il sera le premier directeur.
Élément moins connu : il resta fidèle à sa région d’origine. Il passait ses vacances dans la région d’Aurillac, d’abord au château du Fau, près de Marmanhac , où il fonda un centre d’études laitières destiné à promouvoir les produits du Cantal , puis dans une maison qu’il acheta dans la vallée de la Cère , à Olmet . Il suivit aussi de très près les efforts des félibriges pour fonder une école « auvergnate » (1894) et soutenir le renouveau du dialecte occitan local, cher au cœur de son cousin éloigné , Arsène Vermenouze, et de son neveu , l’archiviste et homme politique, Louis Farges(116) .
Autre élément central : en 1898 il prend part à la défense du capitaine Dreyfus, lors de l’Affaire. Il est nommé vice-président de la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen dont il est un des fondateurs(117) .
Tel est l’homme public .
L’homme privé est extrêmement sympathique . Il est facile de le rencontrer . Nous possédons de lui une longue correspondance avec son beau père , Charles Briot, mathématicien connu, et surtout avec la femme de ce dernier , Laure Martin , appelée dans la tradition familiale , « grand-mère Briot »(118) ; il y a aussi quelques missives de lui datant du temps de son second mariage et surtout les lettres de l’époque, écrites à sa mère par celle qui deviendrait sa deuxième femme, Mary Robinson-Darmesteter (119) .
Les lettres des archives du Cantal présentent un jeune homme amoureux de Mathilde Briot au point d’avoir longtemps hésité à faire la demande en mariage. Il a peur, non d’être repoussé , mais de ne pas être digne d’elle , d’être incapable de faire son bonheur. Quand finalement il se décide , il est accepté. D’abord par la fille : il lui a posé la question et s’en excuse vivement auprès du père . Suivant les mœurs du temps, sa conduite a été très incorrecte. « Je suis encore sorti des habitudes en ne vous parlant pas tout d’abord à vous-même … Je l’aimais trop et … elle pouvait être plus heureuse sans moi que moi sans elle … Je ne vous promets pas de lui donner le bonheur, mais si un amour pur, sincère et confiant, si un dévouement de toutes les heures , si un cœur qui n’a jamais battu que pour elle vous semblent des garanties , je peux dire que je les possède… »(120)
Ils se sont mariés , ont été heureux et ont eu deux enfants , Pierre et Jacques . Malheureusement en février 1880 Mathilde meurt de fièvre puerpérale à la naissance du troisième fils, « mon pauvre petit Jean », qui lui même mourra en novembre 1882. Émile est inconsolable. Le 26 février 1880 il écrit à des amis lyonnais : « Ma blessure est telle , hélas, que nulle main ne peut rien. La pensée de mon foyer désert, de ma vie dispersée, de ma joie disparue, de mes enfants orphelins ravive… à chaque instant en moi la source des larmes et je ne me sens soulagé que quand je suis venu pleurer chez elle et auprès de son lit de souffrance, la pauvre femme qui n’est plus. … Je suis et serai encore quelque temps trop meurtri pour former un projet quelconque . J’ai besoin de réapprendre à vivre et de retrouver le courage nécessaire pour cela. Pour le moment il me manque tout à fait et rien ne le réveille , pas même la vue de mes enfants ; je me sens si loin d’eux , si incapable de leur être utile, qu’ils ne me donnent pas la consolation présente , et celles de l’avenir ne peuvent m’être d’aucun secours… »(121)
« Grand-mère Briot » lui propose de prendre la charge des enfants . II refuse « le sacrifice que vous voulez bien me faire » (122) , et les garde auprès de lui , avec l’aide d’une servante recrutée à Marmanhac, près du Fau ; il continuera à passer là toutes ses vacances et à veiller sur le laboratoire. C’est un père exemplaire. Sous la surveillance , proche, de la bonne Catherine à qui ses fils garderont une grande reconnaissance , et celle, plus lointaine, de leur grand-mère, Laure Briot, qui s’en occupera jusqu’à sa mort, ses fils lui rendront cette affection.
C’est donc un homme aux amours brisés que Mary Darmesteter rencontre et pense épouser. En 1901, Émile a 61 ans, Mary 43. Ils sont apparemment d’âge à prendre leur décision tout seuls . Il n’en sera pourtant rien, les familles vont jouer un rôle non négligeable.
Émile Duclaux et Mary Darmesteter se voient pour la première fois à l’occasion d’une visite de courtoisie que Mary fit à Émile au moment de l’affaire Dreyfus . Elle venait le remercier d’une intervention publique en faveur de James Darmesteter. Dans sa biographie d’Émile, elle précise : « Je lui disais parfois que j’avais été pour lui une seconde affaire Dreyfus, car il ne pouvait voir sans voler à son secours, un être innocent engrené dans le malheur ; il m’avait connue par la suite d’un article où , généreusement , il avait pris la défense de mon premier mari , le noble James Darmesteter, diffamé dans sa tombe par un critique antidreyfusard » Ils continuent à se voir, Émile se met à fréquenter le salon de Mary, en devient familier, et petit à petit , chacun se met à espérer qu’il puisse y avoir une issue à leur double solitude.
L’issue en question n’était pas forcément le mariage . Si Mary en parle clairement dans ses lettres à sa mère, Émile, lui, n’y avait jamais songé , dévoué qu’il était à son travail et à ses deux enfants. Il s’en explique clairement dans une lettre à son fils aîné , Pierre, alors ingénieur agronome au Tonkin. Il est amusant de retrouver les attitudes signalées par Violet Paget lors du premier mariage : apparemment c’est Mary qui a fait les premiers pas , et avec une certaine fermeté. Très amusant aussi de voir que la situation n’est pas présentée de façon tout à fait semblable par les deux futurs époux.
Mary écrit à sa mère : « J’ai trouvé une lettre de M. Duclaux, et, comme dans la précédente, recue à Heacham, il a l’air très anxieux que nous nous mariions tout de suite. » (Paris, 5 sept 1900) : peut être a-t-il l’air anxieux , mais il n’en a pas moins hésité pendant plusieurs mois avant de sauter le pas . Toute cette correspondance , sans jamais le dire expressément, présente Émile comme demandeur : « Je me demande si elle [Nelly Rhodes, cousine d’Émile] a la moindre idée que son cousin m’a demandée en mariage une ou deux fois . Mais je pense que nous sommes très bien comme nous sommes et je ne peux pas dire qu’il ait l’air d’avoir le cœur le moins du monde brisé. Je suppose qu’il pense qu’il finira par parvenir à ses fins, mais je n’en suis pas si sûre » (10 juin 1899 ou 1900).
Émile n’est pas tout à fait sur la même longueur d’ondes. Le 11 octobre 1900 il écrit à son fils aîné C’est la deuxième lettre sur le sujet , la première n’a pas été retrouvée. Et voici ce qu‘il dit : « Je pense que tu as été un peu étourdi par ma dernière lettre. Il est certain que je ne m’attendais pas du tout à avoir un jour à l’écrire, et que j’ai été l’homme le plus étonné du monde quand j’ai été mis en face de cette proposition de me remarier. J’ai d’abord répondu par un refus formel , à la suite duquel Mme Darmesteter a été gravement malade. Puis la question est revenue, posée gentiment, sans l’ombre d’embarras, avec une sincérité complète. Si bien que j’ai promis de l’examiner . J’ai passé à cela mes vacances, à peser le pour et le contre, et en fin de compte j’ai fini par accepter. »(123)
d’un coté ni de l’autre on ne peut parler d’ enthousiasme !
Elle hésite parce qu’elle a peur. Le risque en effet n’est pas minime. Émile a une vie familiale centrée depuis des années autour de ses fils et de sa famille, Briot aussi bien que Duclaux ou Duclos. A soixante ans il s’agit d’un « grand changement » et il n’est pas sur que cela réussisse . Et lui, pourquoi hésite-t-il ? Essentiellement à cause de ses enfants, dit-il. C’est « la question qui [lui] pesait le plus au cœur ». Pourtant , assure-t-il à son fils, « Elle en était préoccupée aussi, et me disait qu’elle ne me considérait pas comme engagé et se considérait elle même comme libre jusqu’au jour où elle serait convaincue que notre union ne sèmerait aucune zizanie dans la famille. Elle ne veut pas s’imposer , et je trouve qu’elle a raison. Ceux dont elle mettait l’assentiment au premier rang étaient Jacques et toi. Jacques, elle le connaissait et Jacques la connaissait » En effet les lettres de Mary sont remplies de Jacques , qui remplace occasionnellement son père en qualité de chevalier servant.
Émile doit quand même tenir à ce projet plus qu’il veut bien le dire à son fils aîné. Il met grand soin à lui présenter les points positifs de l’engagement et l’intérêt que ses enfants peuvent y trouver : aucune incidence financière, elle a – et aura – des ressources propres ; elle aura soin d’avoir une chambre prête pour les enfants dans l’appartement commun ; et enfin elle est particulièrement soucieuse de « ne pas semer la zizanie dans la famille », etc.
Quel portrait chacun donne-t-il de l’autre ?
Émile a de l’admiration et beaucoup d’affection pour Mary ; elle excite son instinct protecteur . « Ce n’est pas la crainte de la solitude, dit-il à Pierre, avec du travail on n’est jamais seul, et dieu sait que je vais en avoir encore pendant quelques années plus que jamais. Ce n’est pas non plus le besoin d’une femme : à mon âge on ne songe plus à cela. Je vivais fort bien de ce qui me restait , entre vous et quelques amis , ou plutôt amies, car à Paris on n’a pas le temps d’avoir des amis. Je crois que j’aurais encore pu continuer comme cela jusqu’à la fin . Mais précisément parce que j’avais seulement des amies, je tenais à les voir souvent et j’avais chaque semaine une visite à Mme H. et à Mme D. (124) . Cette dernière est seule, isolée , sans famille et sans appui. … Elle me plaisait aussi beaucoup , tant à cause de son noble caractère que de sa faiblesse. Bref , mis en demeure de choisir entre ne pas la voir et l’épouser, je me suis décidé à la prendre pour femme. »
« Tu ne connais pas Mme D. mais tu as confiance en moi et tu sais très bien que je ne peux accepter qu’une femme très noble et digne de tous, de mes enfants comme de moi-même. Je sais qu’elle est très bonne : je l’ai vue à l’œuvre à plusieurs reprises. Inutile de te dire combien elle est intelligente, et remarquable même comme hauteur d’esprit. Elle ne demande qu’un livre et un coin pour être heureuse. Elle est malheureusement un peu sourde et d’une santé assez médiocre. Cela défend les sorties, et ça cadrera admirablement avec mon genre de vie. Elle est obligée de rester chez elle à partir de six heures comme moi. J’aurai avec elle un intérieur que nous ferons modeste et accueillant… »
Ce plaidoyer est admirable. « Sans famille et sans appui ? Ce n’est pas tout à fait exact . A 61 ans, on n’a plus « besoin d’une femme » ! Voire ! En tout cas, il est décent de suggérer à son fils que tel est le cas, surtout en 1900 et dans une famille bourgeoise. On a besoin d’ « amies » , qu’on va « voir souvent » et là le lecteur est prié de ne pas faire d’ interprétations osées , ce n’est pas le genre de l’homme . Les dames concernées , j’en jurerais moins, mais , en ce qui concerne Mary, elle a surtout envie d’un compagnon, pas d’un amant : nous ne sommes pas chez Paul Bourget et , si Mary est parfaitement capable de compréhension pour les héroïnes des romans bourgeois dont elle rend compte au Times, son histoire précédente montre que ce n’est pas là sa quête prioritaire.
Les qualités de Mary mises en avant sont celles qui ne gêneront personne : bonté, intelligence, hauteur d’esprit. Quant à son « isolement » ? Émile passe sous silence le salon et le « jour » qui attirent chez Mary Darmesteter pas mal de monde, les activités littéraires – les bas bleus ont mauvaise presse dans le tout Aurillac – et les amitiés mondaines , dont les Rohan, les Rothschild et les Halévy , pour ne parler que d’eux. Quant à ses défauts, surdité , santé médiocre, ce sont ceux qui assurent que la nouvelle femme d’Émile sera aussi peu que possible une gêne pour la famille. Le lecteur a tout de même tendance à penser que le directeur de l’Institut Pasteur a très envie d’avoir l’accord de ses fils, il est donc plus attiré par le mariage qu’il ne souhaite en donner l’impression.
Mary présente Émile à sa mère : il est particulièrement timide . « M. Duclaux arrive demain soir [à la commanderie de Ballan, en Touraine, chez les Rothschild] pour 48 heures et nous aurons bien sûr beaucoup de choses à nous dire. Entre nous je pense qu’il aurait pu venir un peu plus tôt, mais il est si horriblement timide que c’est réellement bon de sa part de venir tout de même. ( 22 sept 1900). » Et , un peu plus tard : « Le pauvre cher homme, il est horriblement intimidé de venir me voir parmi une telle foule d’étrangers » (ibid, septembre , sans précisions). Le château de la Commanderie et l’hospitalité des Rothschild étaient assez étrangers au fils de l’huissier d’Aurillac , fut-il devenu directeur de l’Institut Pasteur. Le « pauvre cher homme » ne devait pas s’y sentir à l’aise ! Mais il passe là-dessus , car il est très attaché à Mary.
Outre la timidité, qu’elle apprécie chez « le pauvre homme », Mary dit estimer « sa simplicité, sa droiture et sa gaieté, la bonté de son cœur et son noble désir de rendre le monde meilleur pour les milliers d’hommes et de femmes dont l’existence est une longue corvée ». Mais surtout : « Il m’aime beaucoup et s’inquiète beaucoup de mon bonheur. » Bref il est un gage de sécurité . « Je suis une vieille dame de quarante trois ans (sic !) qui est passée à travers les meilleures et les pires expériences. Mais ma vie n’est pas encore finie,.. » C’est de cela qu’il s’agit de persuader la mère et la sœur , et il n’est pas évident qu’elles vont accepter facilement : « Je viens justement de prendre une grande décision que je me sens obligée de vous communiquer ( Assez difficile de faire autrement !).
« Vous allez penser que nous sommes tous deux trop vieux pour commencer une nouvelle vie. Et tout naturellement vous n’avez pas aimé sa conduite précautionneuse et hésitante en novembre dernier. Mais en y réfléchissant vous penserez qu’il était plus respectable de ne pas se laisser entraîner par une passion soudaine ( a sudden passion, dans le texte anglais !!!),, mais de peser le pour et le contre, de réfléchir, attendre pour savoir si cette grande décision conduirait à son bonheur et au mien. »
Il y a pire : « Sûrement vous allez penser aussi qu’une personne aussi fragile que moi ne devrait pas se marier. J’avais moi-même des doutes sur ce point et j’ai fait des confidences à Landowski (125) : il a dit que c’était la meilleure chose qui puisse advenir à chacun de nous deux, et qu’il était sûr qu’aucun des deux ne le regretterait. » (4 juillet 1900) : on s’en serait douté , voilà au moins dans cette affaire un homme de bon sens Mais en 1900 avait-on les mêmes critères d’évaluation ?
Si Émile Duclaux tient à avoir l’accord de sa famille, Mary tient tout autant à l’accord de la sienne : d’où ces explications un peu embarrassées, dans un style alambiqué qui ne lui est pas habituel. Le lecteur contemporain aura du mal à comprendre pourquoi un tel aval est nécessaire à deux personnes adultes aussi autonomes l’une que l’autre, dans un cas où l’union ne semble présenter que des avantages pour les deux. Il faut se rappeler que tous deux ont vécu des expériences douloureuses qui les ont conduits à se replier sur leurs proches auxquels ils tiennent énormément et qu’aucun des deux n’a de tendances vers les ruptures, ni sociales ni familiales.
Bref , tous deux ont peur : « Oh là là, écrit Mary , le chemin du bonheur est bordé de buissons d’épines ; j’espère pourtant et je crois que nous serons heureux, sans oublier le Passé, où nous avons vécu un roman d’amour, sans oublier non plus les nécessités du Présent, mais en créant notre bonheur, pour nous mêmes et pour les autres, à partir de notre acceptation de ces faits », ce qui est, bien qu’écrit dans un langage de midinette, une assez bonne description de l’équation que tous deux ont à résoudre (Paris, 4 juillet 1900). « Je voudrais plutôt repousser au printemps, pour nous donner, à nous et aux autres, le temps de nous habituer [à l’idée du mariage] . Et bien sûr, nous écouterons la raison, surtout quand c’est moi qui suis la Raison »(Paris 5 septembre 1900).
« Mis en demeure » , Émile finit donc par se décider à « écouter la Raison ».
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Les lettres écrites par Mary en 1900 / 1901 (126) sont adressées à sa mère et à sa sœur Mabel qui vivaient ensemble à Londres . Madame Robinson les avait gardées, elles formaient une liasse conservée dans une enveloppe en tête de l’Institut Pasteur et titrée par la dame de compagnie de Mabel , qui en hérita : « Lettres à sa mère écrites pendant ses fiançailles avec M. Duclaux » . Sur les deux ans concernés, pas moins d’une vingtaine de lettres, toutes plus charmantes les unes que les autres, émaillées d’anecdotes, de descriptions de dîners d’apparat –plutôt drolatiques–, de visites de l’exposition universelle, de considérations détaillées sur ses accidents de santé et ceux de ses proches, de remarques sur ses habits et la mode contemporaine (apparemment Mrs Robinson était friande de ce type de sujets) , d’informations sur l’avancement de son travail, etc. Le tout assaisonné d’un humour très anglais, où apparaît vite un personnage central : M. Duclaux d’abord , Émile ensuite.
Quelques exemples :
L’exposition universelle : « M. Duclaux » et Jacques servent d’accompagnateurs pendant les visites que Mary organise pour les groupes de connaissances et d’amis qui lui sont envoyés d’Angleterre ; elle doit les guider dans le fouillis de l’exposition. (127)
3 juin 1900 : visite. On retrouve au pavillon italien le groupe anglais qu’elle était chargée de cornaquer : « tout s’est très bien passé , la pluie n’est pas survenue avant que nous ayons fini la visite. .. Aucun de nos aides de camp ne manqua à l’appel. M. Duclaux, qui était en retard comme d’habitude, a été loin derrière nous dans l’exposition pendant près de trois bonnes heures et , alors , il m’envoya un télégramme désespéré. Mais Jacques a été aussi bon qu’il avait promis de l’être, et a guidé notre groupe »
17 juin 1900 : nouvelle visite, en compagnie de « M. Duclaux », qui, pour une fois, n’était pas en retard. En parcourant les allées « nous sommes tombés, dit-elle, sur une petite bonne femme, la cinquantaine minable, avec un bonnet en crêpe noir chiffonné, une figure peu amène et, dans son costume noir bon marché, l’air d’une bonniche. Dès qu’elle nous a vus, elle abandonna la place comme si elle avait honte d’être reconnue. Je pensais : « Ça, c’est une femme avec un passé ! » lorsque M. Duclaux : « C’est une de nos bienfaitrices, c’est Madame Lebaudy ! (128) » Elle était plus minable que la baronne Adolphe [de Rothschild ? ] C’est un signe des temps, je suppose : les millionnaires doivent avoir honte de paraître riches. » Plus de cent ans après il est évident que ça leur a passé !
Dîners ;. chez elle : 17 mai 1900. « J’ai eu à dîner Ludovic Halévy et Marianne ( ravissante avec un grand chapeau de paille orné de roses), Paul et Lili Desjardins (elle aussi très charmante ; j’étais fière de mes lys français ), M. Duclaux et Jacques, tout ce monde pour rencontrer M. et Mrs Humphrey Ward (129) – » Le grand chapeau est à destination de Madame Robinson ; la correspondance est émaillée de robes , châles , sacs , chapeaux, problèmes de couturières, etc. . On n’est pas loin du Jardin des modes ! Pourquoi pas ! Mallarmé lui non plus ne dédaignait pas ce genre de sujet.
Réceptions : dans le tout Paris, celui de la République et celui de la haute bourgeoisie ou de la noblesse. Émile emmène Mary rue Dutot, à l’Institut Pasteur ; elle l’emmène chez ses amis, les Rothschild, par exemple, à la commanderie ou à Paris. Pendant les « fiançailles », on a un peu l’impression que tous deux sont gênés pour présenter une situation qu’eux même considèrent comme une sorte d’aventure et que les autres doivent regarder avec curiosité. Lorsqu’elle l’accompagne à l’Institut Pasteur , elle prend toutes sortes de précautions pour calmer les éventuelles mauvaises langues. Quant au directeur de l’Institut , il connaît certes les réceptions officielles de la République , mais celles qu’offrent les Rothschild ou les Rohan n’y ressemblent guère. A quelques quarante ou soixante ans le statut de fiancé –officieux –n’était sans doute pas facile à porter en ce début de siècle ! Après le mariage, dans un dîner parisien chez les mêmes Rothschild, il a l’air bien plus à son aise ; son statut est clair . Il s’amuse même d’être « pour une heure – l’époux de Mary Robinson…. Ça l’a beaucoup amusé ; il explosait de bonne humeur et a déclaré que j’avais l’air plus jolie que n’importe laquelle des dames. » (130) .Remarquons en passant que la vie paisible et familiale évoquée pour convaincre Pierre permet des exceptions. Ce dont on se serait douté !
Le petit bourgeois auvergnat et la « princesse des lettres » , pour reprendre les termes de Tissot , ne viennent pas du même endroit et n’appartiennent pas au même monde ; en 1900 cette situation n’est pas évidente, d’où les hésitations et les difficultés. Mais tous deux sont anxieux que ce mariage réussisse : sur le plan social et sur le plan familial.
L’institut Pasteur : « Je devrais pouvoir l’aider dans son hôpital et ses fondations pour les travailleurs… »Un beau programme ! Et qui fut rempli. Malgré les obstacles, réels ou imaginaires ; et après bien des précautions . A coté des colifichets, des visites et des anecdotes, il est beaucoup question dans les lettres écrites par Mary, de l’Institut Pasteur alors en cours d’aménagement, de ses commanditaires, on l’a vu plus haut, de ses membres et ses conditions de travail.
21 mai [1900] : « Aujourd’hui je vais avec Eugénie (131) à la pendaison de crémaillère du nouvel Institut Pasteur et de l’hôpital. Tous les ouvriers ( the workmen ) vont avoir un apéritif au champagne et une récompense. J’ai fait le tour des immenses locaux hier et j’ai tout vu en détail ; M. Duclaux m’a montré tous les laboratoires et l’architecte m’a montré la buanderie, les cuisines, la brasserie ; et avec les deux j’ai visité l’hôpital. C’est un lieu énorme avec de la place pour six cents chercheurs (chemists) ; il n’y a que l’hôpital réservé à la diphtérie qui est prêt pour le moment : c’est un endroit agréable, bleu et blanc, chaque lit dans une sorte de box fermé, en verre et carrelage blanc , le tout lavable, avec des angles arrondis ; par des fenêtres à la française , il donne sur une terrasse , au dessus du jardin. Il y a un grand jardin d’hiver pour les convalescents. Tous les animaux et les expériences, etc.,sont dans l’autre bâtiment de l’Institut, de l’autre côté de la rue ; le premier est réservé à la chimie et aux soins de l’hôpital ; il sert aussi pour la chimie agricole et la brasserie ; M. Duclaux dispose d’une énorme salle de réunion et d’un laboratoire d’où il a une vue surplombante sur tous les bâtiments de son petit royaume. Ça a été un gros travail de construire tout cela et je trouve qu’il a l’air fatigué. »
On y rencontre les pastoriens : le docteur Roux (« qui a toujours l’air très malade, avec des cheveux semblables aux miens »), Salimbeni, (132) Metchnikoff(133), « et toute la famille pastorienne , qui m’entouraient si gentiment ».
Après la mort d’Émile, l’institut et les pastoriens furent fidèles à Mary et elle leur fut fidèle. Le docteur Roux, tant qu’il vécut , ne manqua jamais de rendre visite à Mary tous les dimanches, rue de Varennes et quand l’un des deux n’était pas à Paris ils s’écrivaient (134) . Elle ne manqua pas de rendre hommage aux pastoriens dans les colonnes du Times literary supplement : elle signale , par exemple, la vie de Metchnikoff , écrite par sa femme, œuvre dont le caractère littéraire ne saute pas aux yeux (135) La référence à Pasteur s’y rencontre à d’autres occasions : citation de la biographie de Pasteur par Émile Duclaux (136) , rappel d’une parole de Pasteur à propos de Maupassant , qui , selon son valet de chambre , passait plus de temps à se distraire qu’à travailler : « Il ne faut pas faire une distinction absolue entre le temps où l’on travaille et le temps où l’on ne travaille pas », aurait dit le savant : la littérature est donc un métier à temps plein, comme la recherche scientifique : ce serait là un des seuls points communs , s’il en est. Toutes les occasions sont bonnes pour parler de l’institut Pasteur.
Vivre ensemble !
Le mariage dura un peu plus de trois ans : il fut heureux . « J’aimais bien, nous dit-elle, l’homme qui m’avait donné sa vie ». Dans l’appartement qu’ils partageaient , chacun avait son lieu à lui, son bureau dirions nous ; cela valait mieux car il n’y avait guère de points de rencontre entre les travaux de l’un et de l’autre, le scientifique et la littéraire, le chimiste et l’historienne, le traqueur des sciences dures et la poétesse . Dans le petit carnet intime qu’elle tient après la mort de son mari , au milieu des projets à mener pour les années à venir, elle retranscrit une phrase d’Émile, qui l’a sans doute choquée : « L’histoire, disait il, est un fait qui ne se répète pas ; ce n’est pas intéressant » ; le savant n’était pas dépourvu d’humour, il peut avoir dit cela pour faire , comme disent les enfants, bisquer son épouse, sans doute un peu trop émotive à son goût. L’expression est brutale , elle correspond à la pensée de cette génération qui voit l’avènement des sciences dures ; la méthode historique de la fin du XIX ème avait du mal à rivaliser avec la méthode expérimentale de Claude Bernard , même chez une disciple de Taine et de Renan.
Cette disharmonie conduisait parfois à des situations cocasses , que Mary rapporte avec esprit. En 1902 par exemple, elle rend compte dans le Times de sept nouveaux romans français dont les auteurs sont des femmes ; cette revue lui permet de remarquer « la grande indignation et l’alarme des hommes de lettres ordinaires » qui « tonnent » dans la Revue bleue « contre ce monstrueux régiment de femmes » . Ce qui la conduit tout droit à une anecdote : « Nous – c’est le nous du critique littéraire – nous faisions ces réflexions .. lorsqu’un éminent biologiste (sic) entra dans le bureau ; il n’avait probablement pas ouvert un roman depuis un grand nombre d’années. Il les souleva un par un, reposa les volumes jaunes et blancs avec un air investigateur, et finalement resta enfoui dans le volume de Gyp (137) . D’impatients sons gutturaux, des grommellements indignés et même de furieuses interjections accompagnaient sa lecture. Une heure après environ, il jeta le volume sur la table avec un bang, formulant un verdict dont nous n‘osons prendre sur nous de transcrire la sévérité. A ce moment nous essayâmes de modérer cet excès, suggérant qu’après tout il y avait des épisodes ici, des passages là, qui… « Épisodes, passages » cria le scientifique critique ; « Quand je vous dis que je l’ai lu intégralement ! » Et il retomba dans son silence. » Et Mary de conclure : « Après un tel aveu, que restait-il à dire ? » (138) En effet ! Quel bel exemple de communauté intellectuelle entre deux êtres si différents !
Leurs relations commencent par une amitié tendre : « J’étais à Londres chez ma mère, Duclaux m’écrivait tous les jours, nous étions liés par une affection qui ne datait que d’une dizaine de mois mais qui de suite était devenue très confiante, très tendre, d’autant plus que nous n’en savions pas encore la source profonde et secrète : nous n’étions qu’amis » ; elle se poursuit par une forme d’amour fondé sur la confiance et une certaine admiration : « Il a déjà [sur une photo de 1862] l’air que j’aimais tant, cet air modeste, passionné et bon. Quelque chose de l’âpre accent du Cantal vibrait encore dans la voix »
Mais c’est lorsqu’il a vraiment besoin d’elle que Mary retrouve cette forme de dévouement qu’elle a montré toute sa vie : l’amitié tendre devient un véritable amour. Le 13 janvier 1902 , « le soleil .. se levait comme un autre jour, Émile semblait remis d’un léger malaise qui l’avait un peu fatigué la veille » Il mène une journée normale , rentre dîner le soir et, malgré les objections de sa femme, il ressort pour une réunion à la ligue des droits de l’homme. « Je n‘allais plus le revoir tel qu’il me quittait. Celui qui allait rentrer au milieu de la nuit allait me devenir plus cher encore . Ce n’était plus le camarade chevaleresque et charmant qui m’avait choisie parce que j’étais seule et triste… Les femmes , tout comme les hommes, dépensent leur cœur plus généreusement pour ce qu’elles défendent, pour celui qui a besoin d’elles . J’allais donc l’aimer plus encore. Mais j’aurais tout donné pour lui épargner cet amour là. »
Laure Briot – grand-mère Briot pour ses descendants – reconnaît son rôle dans cette famille dont elle était la gardienne depuis la mort de Mathilde, sa fille ; elles échangent des missives de reconnaissance , d’abord un peu compassées, puis plus proches : « chère madame et amie » devient « chère Mary » .Les lettres de Pierre Duclaux, qui viennent d’Indochine et sont adressées à Mary , passent de l’une à l’autre, à la grande satisfaction de la vieille dame. La garde est totalement baissée lorsque Madame veuve Briot constate le dévouement que Mary met à soigner Émile , dont la santé se détériore rapidement dans les années 1902 – 1903. Le 14 janvier 1903 elle écrit : « C’est à vos tendres soins de tous les instants que nous devons de le voir très promptement et très complètement remis. Ses fils ne sauront jamais tout ce qu’ils vous doivent ; mais moi, qui vous ai vue à l’œuvre, moi qui sais de quel dévouement vous l’avez entouré, laissez moi vous dire toute ma reconnaissance.. ».
Émile est mort le 2 mai 1904
De courte durée, le mariage fut heureux . Bien différent des unions précédentes, il était fondé sur la compréhension et l’entraide, comme le montre l’anecdote sur Gyp et le mot camarade utilisé par Mary, parlant de son deuxième époux. Tous deux s’appuyaient l’un sur l’autre, chacun s’efforçait de comprendre chez l’autre un domaine qui lui était totalement étranger .Chacun conserva sa liberté d’action . Émile avait beaucoup de travail , il l’ a écrit, et la part de Mary consista à lui donner un foyer pour rencontrer ses amis et collaborateurs ; peut être aussi à assurer l’aspect social toujours présent dans un hôpital. Mary, elle, continua avec plus de vivacité encore l’activité littéraire à laquelle elle se consacrait ; Émile s’y intéressa avec une certaine distance, et cette distance , qui se retrouvera plus tard dans la correspondance du docteur Roux, contribua à stabiliser les enthousiasmes de sa femme (139) – . Association de deux êtres qui ont chacun leur histoire qu’aucun ne renie et sur laquelle il s’appuie pour repartir, association pour le meilleur et pour le pire où chaque partenaire s’efforce de contribuer à l’épanouissement de l’autre, de l’aider à gérer les devoirs qu’il se reconnaît . Bel exemple de mariage qui avait tout pour durer .
Un des fondements en fut aussi le désintéressement . IL ne s’agit pas d’une prise en charge de l’un par l’autre ; tous deux sont adultes, tous deux sont fiers, tous deux ont charge d’âmes (140) Nous ne savons pas ce qu’en pensait Émile , mais Mary tenait à s’assumer. Féminisme ? Peut être ! Sur ce plan le modèle pouvait être Vernon Lee, qui vécut de son travail. Prudence ? Sans doute ! Même si les fils d’Émile n’étaient pas intéressés, au sens financier du terme. Goût personnel enfin : c’est à partir de 1900 qu’elle tient une rubrique assez régulière au Times Literary Supplement. Ce travail lui donnait un statut et c’est là ce qu’elle recherchait . Avec les livres qu’elle écrivait, il lui procurait des ressources, si bien qu’elle pouvait se considérer comme n’étant pas à la charge d’Émile. Les émoluments du directeur de l’institut Pasteur auraient suffi à assurer les besoins du ménage ; mais elle a eu grand souci, c’est évident, de ne pas paraître faire un mariage d’intérêt .
Une fois le prétendant accepté, Mrs Robinson, qui se situe dans l’image bourgeoise du mariage, exprime l’intention d’ écrire à propos de conditions financières. Réaction très mitigée de Mary , prise entre la volonté de ne pas blesser sa mère : « Il ne faut pas penser , chère maman, que j’ai été offensée par votre souhait d’écrire à mon fiancé à propos d’arrangements ; il est tout naturel, je crois , que vous soyez inquiète » , et celle de ne pas paraître intéressée. Ici, il lui vient une idée assez saugrenue : « un projet est né dans ma stupide vieille tête ; vous savez que je possède deux mille livres sterling qui me viennent non pas de famille mais de Doudou (141) . Je pourrais les placer sur les têtes de Pierre et de Jacques ; si je meurs avant leur père , ils en hériteraient directement ; s’il meurt avant moi, ils me feraient une petite pension proportionnelle à sa valeur. » Et là elle montre le bout de l’oreille : « De cette façon, aucun des deux ne pourrait parler de gain ou de pertes à propos du second mariage de leur père »
Mary n’abandonna jamais ce désintéressement : le testament d’Émile ne laisse même pas à sa femme l’usufruit de la maison d’Olmet. Après la mort de Mrs Robinson, l’héritage familial fut partagé entre sa sœur et elle, il fut certainement suffisant pour leur assurer une certaine aisance, suivant les normes de l’époque, mais guère plus.
Cette attitude fut reconnue par les fils d’Émile ; Jacques était assidu chez elle, Pierre lui écrivait du Tonkin ou d’Auvergne, elle reçut chez elle leurs enfants, et petits enfants , dont l’auteur de ces lignes. Elle fut une mère attentionnée et une bonne grand-mère. Ce rôle ne lui pesa pas si on en croit les rares correspondances qui restent : à part une d’entre elles peut être, ces lettres eussent pu être écrites par n’importe qui d’autre qu’une poétesse anglaise jadis assez connue. Sans qu’elle y eut aucun droit, la maison de Jacques à Olmet fut assez la sienne pour que de nombreuses traces s’y retrouvent, en particulier des livres, dont beaucoup dédicacés, et pas seulement ceux sur lesquels elle travaillait pour le compte du Times.
Après celui de poétesse admirée, puis d’épouse d’intellectuels de premier plan, la mort de Duclaux lui fournit le troisième rôle de sa vie, celui de mère et grand mère. Après Darmesteter, Émile avait donné à Mary une raison d’être : une place à ses cotés dans la tâche qui fut sienne, une famille et une maison à tenir . Une autre existence à mener, une justification enfin : Mary considérait curieusement que ses travaux personnels ne pouvaient y suffire. La logique de cette vie était belle, toute de devoir vis à vis des autres et de soi même. C’était aussi une tentative pour concilier l’indépendance féministe et l’insertion dans une société qui ne l’était pas. Ce projet était conscient , on peut le penser, même si, contrairement à Vernon Lee , Mary ne s’est jamais exprimée au plan théorique sur le problème des femmes. La tentative comporte des renoncements à nos yeux . Aux siens , je ne sais pas . Ce qui est sûr est que ce projet, elle l’a choisi.
***
Transmettre le souvenir !
Comme elle s’était sentie devoir prendre en charge la mémoire de James Darmesteter, elle prit en charge la mémoire de son second mari. La biographie qu’elle écrivit parut en 1906 environ deux ans après la mort d’Émile. Ce n’est pas le chercheur qu’elle célèbre, elle n’en avait ni les moyens ni les titres ; par précaution toutefois elle correspond longuement avec le docteur Roux (142) sur le sujet , lui soumet le manuscrit, sollicite ses conseils, y compris stylistiques. Il répond , et c’est le début d’une amitié, sans doute assez tendre, d’une complicité en tout cas , qui dura jusqu’à la mort du successeur de Duclaux .
Emile Roux s’amuse manifestement des petites erreurs de Mary : le 29 août 1904 , à propos des « préparateurs du laboratoire de Pasteur », il précise : « Il y a quelque chose qui ne va pas . C’est sans doute que vous n’avez jamais été un jeune homme. » Certes ! Quand au style il est bien trop prudent pour s’en mêler , il se contente de calmer le lyrisme naturel de la poétesse quand il le juge utile ( lui aussi se sentait responsable de la mémoire de son maître et il le savait allergique au lyrisme) : « N’essayez pas de mettre trop de choses dans vos portraits. N’ajoutez que peu à ce qui a coulé naturellement de votre plume … Une sobre figure est en général plus ressemblante qu’un portrait poussé à la minutie » (17 août 1904)
Ce qui intéresse Mary, ce n’est pas le savant, c’est l’homme, celui qu’elle a aimé . Elle loue sa puissance de réflexion et de travail : « Duclaux aimait bien mûrir un projet pendant longtemps dans son esprit, s’en débarrasser ensuite par une exécution sommaire, pour y revenir dans la suite, en reprenant son thème d’une façon entièrement neuve. La force d’un esprit, son originalité et surtout sa puissance dépendent, j’imagine, de cette patience et de cette puissance de renouvellement. M. Renan m’a un jour avoué qu’il travaillait à peu près de la même façon… » Et voici que Duclaux , dans un tout autre genre , rencontre celui qui a formé la pensée de Mary, en même temps que celle de son premier époux. Remarquons en passant que les hommes qui ont joué un rôle dans la vie de Mary, J. A. Symonds, Taine, ou Renan , étaient plus âgés qu’elle. Le type de relations qu’elle recherchait avec eux étaient celles de l’élève au maître, de celle qui essaie de comprendre à celui qui peut aider à trouver les réponses ; c’est vrai aussi de Darmesteter. Duclaux répondait parfaitement au modèle.
Elle aima l’homme , elle aima son pays, l’Auvergne ; elle y retrouva un peu de la rudesse des paysages appréciés de ses jeunes années, lorsqu’elle cherchait les traces d’Emily Brontë dans les moors. Quand elle en a l’occasion, dans les articles du Times, dans ses essais [a farm in the cantal ], dans ses poèmes aussi, elle en célèbre les paysans , les penseurs, les « generous , philanthropic , active sons of Utopia » (143) ; elle évoque « les rues étroites d’Aurillac, ou les pittoresques châteaux qui dominent les vertes vallées de la Jordanne ou de la Cère ; l’âme d’une contrée [qui] respire dans ces lignes » (144)
Elle aime chez lui la puissance du regard, et cet attachement au sol, à ce qui en fait la particularité et la perfection, la beauté enfin. Cette approche doit lui rappeler celle, beaucoup plus esthétique mais sincère, de Vernon Lee lorsqu’elle parle du lie of the land . Notons au passage que ce sont là aussi les qualités que Violet Paget (145) appréciera chez Émile. Le directeur de l’Institut Pasteur est un paysan dans l’âme, bien que ses ancêtres aient relevé plutôt d’une petite bourgeoisie provinciale , très ancrée dans le sol . « Il regardait, dit Mary, dans un paysage moins la surface qui chatoie si plaisante aux artistes – ce qu’elle eut fait , elle – que la puissante contexture des choses, l’action et la réaction des forces qui créent les races des êtres vivants. Il aimait se rappeler à chaque pas à quel point nous sommes les enfants de quelques centimètres de terre végétale sur lesquels nous vivons, et combien notre vraie richesse nous vient de la terre… Il devait m’écrire plus tard : « Je me sens avec le sol des attaches profondes… Je ne rencontre pas une muraille de pierres sèches, un mur de soutènement … sans songer à tous ceux qui l’ont édifié, planté, bâti.. Je vis en communauté avec les miens et avec ce sol où ils ont laissé leurs puissantes empreintes.. »
Avec lui elle apprend à connaître et aimer ce pays , malgré son éloignement (Notre Olmet que je trouvais un peu loin de tout), ses orages (on aurait dit une aurore boréale) , ses sources ( la musique des sources entre dans la maison avec l’odeur des foins coupés et la fraîcheur de l’air) ; elle y trouve une source d’inspiration nouvelle pour une poésie qui chante les vallées et les montagnes, comme celle de son « cousin, le poète occitan Arsène Vermenouze.
Olmet ! C’est là que Mary Darmesteter suivit Émile, là qu’après sa disparition, elle assura la continuité de la famille lors d’innombrables séjours. Comme Émile elle s’intéressa à la vie locale, reçut sa famille, rencontra ses cousins –éloignés , à la mode auvergnate – : Robert Garric , Arsène Vermenouze ou Louis Farges, neveu d’Émile . Comme Émile, elle suivit leurs efforts pour promouvoir l’ « école auvergnate » et l’enseignement de l‘occitan , qu’elle regrettait de ne pouvoir comprendre quand il était parlé devant elle.
« Parfois nous louons une voiture et allons nous promener assez loin , avec une douzaine de grands flacons sous le siège du conducteur, à la recherche des sources que mon époux analysait. L’année dernière il m‘a laissée dans la carriole pendant que lui descendait la colline, avec ses grandes bouteilles de verre, vers les sources de Badailhac (146) Nous étions dimanche ; les paysans de cette région montagneuse se tenaient autour de nous , avec leur pittoresques blouses blanches, leurs courts gilets noirs et leur vaste sombreros (sic) . Un d’entre eux s’approcha de la voiture et commença à me parler en « patois ». J’ai saisi les mots « Proubenço, Piémont ». Il dit , expliqua le cocher, que , si vous ne pouvez pas parler notre patois, il peut vous comprendre aussi bien dans le dialecte de la Provence ou du Piémont. Je ne me suis jamais sentie aussi ignorante. J’avais affaire à trois langues modernes , dans aucune des trois je n’étais capable de dire bonjour à un compagnon de route. » (147) Venant de la part d’une femme qui parlait et comprenait au moins quatre ou cinq langues, dont « le fier langage des antiques cours d’Amour » (148) , l’aveu est intéressant. La suite immédiate de ce petit récit présente au lecteur anglais l’action des félibres à Aurillac, Arsène Vermenouze et ses relations avec Mistral, et des considérations linguistiques précises sur l’occitan auvergnat. Il est évident qu’elle partage , dans ce domaine particulier, les intérêts de son époux.
La famille d’Émile fut sa famille, l’Auvergne fut sa province, la maison d’Émile fut sa maison ; c’est là, puis à Aurillac, qu’elle trouva refuge pendant la deuxième guerre mondiale, c’est là qu’elle mourut.
– (115) – Revue de Paris, 1er novembre 1900 , pp. 139 – 163 & 15 novembre 1900, pp. 405 – 421 ; William Makepeace Thackeray
(1811, – 1863,) romanciers anglais , auteur de Vanity fair L’article sur Thackeray est repris dans Grands écrivains d’outremanche
– (116) – Arsène Vermenouze (-1850 -1910) , poète occitan , né près d’Aurillac , félibrige auvergnat, contemporain et ami de Frédéric Mistral ; Louis Farges, né en 1858 à Aurillac , mort en 1941, archiviste, diplomate et député ,.
– (117) – Voir Duclert Vincent, Dreyfus est innocent, histoire d’une affaire d’état, Paris, Larousse, 2006
– (118) -Archives départementales , Aurillac . Charles Briot, (1817 – 1882, mathématicien et physicien français , professeur à la Sorbonne , à l’école polytechnique et à l’E.N.S.
– (119) – Archives familiales, Olmet, 15800 Vic sur Cère.
– (120) – Archives départementales du cantal
– (121) – Archives de l’Institut Pasteur, DUC 1
– (122) -Archives départementales du cantal .
– (123) – Archives familiales
– (124) – Sic : c’est Duclaux qui écrit seulement les initiales. Son fils devait pourtant bien savoir à quoi s’en tenir et le texte n’est pas destiné à la publication . Où va se nicher la pudeur dans ces belles années 1900 !
– (125) – Docteur Paul Landowski , médecin et oncle du sculpteur du même nom .
– (126) -Archives familiales. Madame Robinson semble les avoir gardées parce qu’elles parlaient du deuxième mariage : signe tout de même qu’elle devait se poser des questions.
– (127) – elle donne une description fort amusante de l’exposition, vivante et pleine de détails sensibles
– (128) – Amicie Lebaudy, des sucres Lebaudy, mécène connue .
– (129) – Mrs Humphrey Ward, romancière anglaise alors connue, est une des correspondantes de Taine,
– (130) – s.d ; vers mai-juin 1901.
– (131) – Sa femme de chambre
– (132) -Alexandre Salimbeni, (1867 – 1942) , médecin et biologiste italien , a fondé et dirigé le service des vaccins de l’Institut Pasteur .
– (133) -Metchnikoff , « dont l’institut Pasteur fut la vraie patrie, Duclaux et Roux ses vrais compatriotes ; il y a travaillé, il y est mort : .. il y avait deux chemins vers son cœur : vous étiez d’accord avec ses théories, converti à son message ! Ou bien vous étiez dans la détresse et il venait à votre secours » Mary Duclaux, T.L.S. , 13 janvier 1921, p. 23. Elie Metchnikoff , né en Ukraine en 1845 et mort à Paris en 1916 , zoologiste, bactériologiste , lauréat du prix Nobel en 1908 .
– (134) – Les lettres du docteur Roux à Mary Duclaux sont conservées aux archives de l’institut Pasteur ; les réponses de Roux sont –
peut être ! – perdues
– (135) – T.L.S. , 13 janvier 1921 ;
– (136) – T.L.S. , 26 aout 1920
– (137) – -Sibylle Riquetti de Mirabeau, comtesse de Martel, en littérature Gyp, ( 1849 – 1932) auteure de dizaines de romans à succès, nationaliste et antidreyfusarde
– (138) – T.L.S. 28 aout 1902, p. 120
– (139) – Il lui ouvrit aussi les portes des laboratoires : dans une lettre à sa mère Mary rapporte un rendez vous avec un scientifique qui va tester un appareil d’enregistrement et elle va lui lire ses poèmes .
– (140) – Même si Mabel avait en propre, comme sa sœur, des ressources d’origine familiale, on peut sans doute considérer qu’elle fut à la charge de Mary , en tous cas sur la plan affectif après la mort de leur mère.
– (141) – , le Doudou en question est James Darmesteter ; il est cité sous ce nom plusieurs fois dans les lettres , ce qui jette une lumière particulière sur les relations qui ont pu exister entre Mary et son premier époux.
– (143) – T.L.S. 7 avril 1910, the shadow of love, de Marcelle Tinayre ; on pense là entre autres .à Robert Garric .
– (144) – T.L.S., 18 août 1910, p. 292, à propos d’un roman de L. Delzons , le meilleur amour.
– (145 )- Automne 1901 : visite de Vernon Lee à Émile et Mary Duclaux à Olmet ; cette année là V. L. écrit des essais sur le genius loci (sept volumes parus entre 1897 et 2001 . Vernon a dédié à Émile Duclaux un essai publié dans Sentimental travellers, dans lequel elle écrit : « c’est le premier homme qui a satisfait mon vieux désir de promenades avec quelqu ‘un capable de dire comment une région s’est formée . Le docteur, de sa modeste façon, aimait ces images : orgueilleux soulèvement des montagnes, descentes de fleuves de feu, s’épaississant en ambres liquides quand ils atteignent les plaines et se figeant en basaltes »
– (146) – Lieu dit à côté d’Olmet
– (147) – The fields of France, a farm in the Cantal, pp. 28 sq.
– (148) – Citation d’Arsène Vermenouze