Connue sous trois noms en Angleterre, en Italie et en France , Mary Robinson – Darmesteter – Duclaux , finit par n’être connue nulle part . Les critiques littéraires anglais l’étudient (la classent) parmi les poètes préraphaélites de l’époque victorienne ; les historiens de Florence la mentionnent dans le groupe des intellectuels anglo-saxons, artistes et écrivains qui font l’un des intérêts de cette cité dans les dernières années du XIX ème siècle ; les historiens du « genre » la citent à propos de Vernon Lee, dont Mary fut une des amies les plus chères . Les historiens français, enfin, en parlent, ceux d’entre eux qui s’attachent au mouvement intellectuel de la fin du XIX ème et plus particulièrement au groupe des dreyfusards, dont Émile Duclaux fut un des piliers ; ils en parlent de façon épisodique et surtout à propos de ce second mari. Daniel Halévy , auteur de la première étude sur elle , signale spirituellement la difficulté quand il introduit, sous le titre Les trois Mary , l’échange de lettres en elle et Maurice Barrès. Ainsi se sont constitués trois ou quatre groupes d’inégale importance , dont aucun n’est vraiment au courant de ce que savent les autres, ce qui n’a après tout rien que de tout à fait normal.
Or Mary, quel que soit le nom qu’elle porte à tel ou tel moment de sa longue vie , née en Angleterre en l’an de grâce 1857 et morte en France dans le courant de la terrible année 1944 , est bien plus que l’addition des ces morceaux divers, que le récit historique relie à des personnages situés par la recherche au cœur de tel ou tel mouvement. Elle a publié en trois langues : anglais , italien et français ; elle a écrit quelques trente deux œuvres : poésie, critiques , biographies, essais , roman, nouvelles ; elle a préfacé et introduit un peu moins de dix ouvrages et aidé à la connaissance des Browning dans le monde littéraire français. Elle a apporté de nombreuses contributions à des revues reconnues en France ( La Revue de Paris, la Revue bleue… ) et en Angleterre ( Country life, Edinburgh Review, English Historical Review , Fortnightly Review,… ). Enfin, entre 1904 et 1936, elle a tenu pour le Times Literary Supplement une rubrique régulière où elle présentait , avec esprit, tout ce qui lui paraissait nouveau dans la vie intellectuelle et littéraire française. Ce rôle d’intermédiaire entre deux cultures était peut être pour elle ce qui comptait le plus dans son œuvre, où la poésie occupe une position centrale, mais trop essentielle pour ne pas demeurer cachée.
Tout ceci suffirait à montrer que, derrière ces entrées diverses, il y a une personne unique , extrêmement attachante, qui me paraît exemplaire de ce qu’a pu être la vie d’une femme, d’une intellectuelle bourgeoise, au tournant de ces deux siècles dont le premier vit naître la revendication féministe et le deuxième la théorisation du « genre », avec Simone de Beauvoir. Mary a une certaine façon de vivre sa féminité , dans la recherche d’un équilibre introuvable entre la révolte active, – refusée-, et l’acceptation passive , – méprisée -. Les piliers de sa vie sont la culture, – immense – , une éthique très victorienne , vécue dans la compassion aux êtres et aux choses et le dévouement à tous ceux qui souffraient ou dépendaient d’elle, avec de temps à autre la tentation d’un mysticisme assez comparable à celui d’un Whitman, qui rejette toute religion institutionnelle.
Daniel Halévy avait tort en désignant trois Mary, pour la seule raison qu’elle porta trois noms ; elles sont bien plus nombreuses. Il y a la jeune fille en proie au mal de mer qui séduisit le vieux Robert Browning en serrant un chat sur son cœur sur le bateau de Douvres, la jeune femme qui poursuivit le fantôme d’Emily Brontë à travers les bruyères des moors, la Mary Robinson de Florence, comme disait Barrès, qui courait les tombes étrusques dans les collines toscanes, la disciple de Taine et l’amie de Renan qui se convertit à la chasse aux manuscrits médiévaux, et , enfin, la femme mûre qui choisit un biologiste auvergnat pour le suivre jusqu’en Auvergne et y mourir. Il y a des avatars, nombreux ; il n’y a qu’une Mary, derrière toutes ces ombres, et c’est elle que j’ai suivie et aimée dans cette vieille maison que son fantôme hante encore.
Jacqueline Bayard-Pierlot
Olmet , été 2012