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Mémoires chapitre VIII

Chapitre VIII

 

 

Expériences hospitalières

 

 

Les hôpitaux donnent une autre occasion pour les contacts humains. J’en ai connu six, en plus deux sanatoriums en France et en Suisse. J’ai déjà cité rapidement l’hôpital Pasteur qui était une fondation privée et je parlerai d’abord des sanatoriums ou simplement sanas, qui étaient aussi des établissements privés, comparables jusqu’à un certain point à des hôtels. Comme nous le verrons, plus la comparaison est juste et mieux cela vaut.

 

 

Sanatoriums

 

J’ai fait un premier séjour à l’hôtel du Mont Blanc à Assy, au dessus de Sallanches. Le site était merveilleusement choisi pour une maison de repos : en plein soleil, abrité des vents du Nord par la chaîne des Fiz. A vrai dire cette chaîne n’offrait pas toujours un refuge sans critique. En plus d’un point elle est formée d’un schiste décomposé qui, s’il est bien trempé d’eau, donne une boue épaisse, susceptible de se mettre en mouvement sans prévenir. En petite quantité elle forme seulement des ruisseaux et j’en vis une avancer ainsi de quelques centaines de mètres en suivant une pente ; c’était dans des lieux déserts et il n’en résulta aucun mal. Quelques années plus tard il se fit une véritable avalanche qui détruisit un chalet.

 

L’air était merveilleusement diaphane. Celui qui n’a pas passé un hiver dans la montagne ne peut pas comprendre la splendeur du soleil. La température descendit à – 18 °, sans empêcher les promeneurs d’aller s’asseoir sur un rocher et d’y demeurer immobile au milieu d’un champ de neige, en extase devant la chaude lumière. Grâce à elle la vie n’est pas supprimée, même sous un mètre de neige. Celui qui se promène dans la campagne, surtout au voisinage des bois, voit que la neige porte d’innombrables traces de petits animaux invisibles le jour. D’ailleurs quoi que dise le thermomètre, la neige ne tient pas sur les pentes bien exposées et le soleil en a vite raison. L’herbe y reste toujours verte comme ailleurs au printemps.

 

Phébus aidant, je connus au début de mon séjour un bonheur parfait. Quel rêve, même si l’on n’est pas un paresseux irréductible, que de se réveiller le matin en pensant : aujourd’hui je n’ai rien à faire. Non seulement je n’ai rien à faire, mais tout travail m’est interdit. La lutte contre le microbe est dure et je ne dois pas gaspiller mes atouts.

 

Le panorama était immense et j’avais une bonne lunette. Je pouvais en particulier suivre les ascensions du Mont Blanc et je me réjouissais en constatant l’angoisse des grimpeurs devant l’un des derniers obstacles : le Mur de la Côte dont la pente est raide. L’allure des rampants n’était pas celle des conquérants mais plutôt celle des martyrs. Les mauvaises langues assuraient qu’il n’était pas rare de voir en ce point les guides offrir à leurs clients un appui qui n’était pas uniquement moral.

 

 

Le moral peut quelquefois être incriminé. J’ai connu un jeune Anglais qui, étant quaker, était tenu à une parfaite franchise vis-à-vis de lui-même. Il était parti le matin pour gravir le Cervin et l’ascension durait deux jours, dont le premier se terminait dans un refuge de haute montagne. A l’arrivée tout allait bien et le jeune quaker se félicitait de son idée. Mais quand il fut réveillé à 3 heures du matin le ton baissa. Se lever dans la nuit noire, par un froid polaire, avec la perspective d’enfiler des chaussures gelées au lieu de rester douillettement au lit ! Il se maudit lui-même : faut-il être sot, pensait-il dans sa rage, pour se mettre volontairement dans une telle situation et aller s’échiner dans de stupides cailloux.

 

Victor Puiseux était un astronome connu. C’était aussi un alpiniste renommé, il a laissé son nom à l’un des sommets du Pelvoux : la pointe Puiseux, 3 946 mètres. Comme tel il avait bivouaqué plus d’une fois à haute altitude, à la lumière des étoiles : si cette lumière est une compagne pour un pâtre chaldéen, elle avait valu à Puiseux de furieux rhumatismes qui, plus tard, attristèrent sa vie. Il se fiait à son expérience et une tradition veut qu’un groupe d’alpinistes bardés de piolets et attachés comme des saucisses l’aient rencontré tout au sommet du Mont Blanc, ayant pour seul harnachement un parapluie.

 

 

Le sana était dirigé pour la partie médicale par le docteur Arnaud envers qui nous avons tous une dette de reconnaissance. C’était un savant de valeur doublé d’un homme de haute conscience, et les consignes qu’il avait édictées étaient la sagesse même : repos, pas d’intervention inutile, patience. Tâchez d’obtenir que le patient oublie sa maladie et se croit en vacances.

Sa fin a été tragique, sous l’occupation bien des années plus tard. Les occupants le soupçonnaient de jouer un rôle dans la Résistance et ils avaient probablement raison. Un jour il fut emmené dans un bois écarté et tué d’une balle de revolver dans la nuque : un assassinat, rien de plus.

 

Une semaine de beau temps me permit de faire des observations touchant l’astronomie, à la mesure de mes moyens d’amateurs, qui étaient faibles. Une tradition veut que les étoiles soient visibles en plein jour si le temps est clair : il est seulement recommandé de descendre au fond d’un puits. Ce conseil me laisse perplexe. Au fond d’un puits on trouve généralement de l’eau fraîche qui n’invite pas à un séjour. Ensuite il faut regarder vers le haut, verticalement, ce qui soumet les vertèbres à des grimaces douloureuses. Tous comptes faits, j’aime mieux ne pas y croire que d’aller y voir. Mais à Assy mes vertèbres n’étaient pas en danger. Il suffisait de regarder sous un angle avouable. Je n’ai pas vu d’étoiles mais simultanément trois planètes. Sauf erreur de mémoire deux étaient Mars et Jupiter ; pour la troisième j’hésite entre Vénus et Saturne. Le difficile était de les trouver car le ciel est large. Mais dès qu’on y était parvenu, (ce qui pouvait demander plus de dix minutes) on pouvait les suivre indéfiniment et on s’étonnait d’avoir été si maladroit. Je n’ai aucun doute que les plus belles étoiles sont visibles en plein jour, du moins jusqu’à la deuxième grandeur.

 

 

Cinq ans après je retournai au sana, cette fois en Suisse, à Leysin. Les conditions matérielles y étaient bien plus favorables qu’en France où la pénurie semblait régner  – dans un grand établissement d’Agay les pensionnaires étaient invités à apporter leurs draps de lit et on pouvait avoir des inquiétudes pour la nourriture – A Leysin je fus accueilli dans un chalet qui portait le nom gracieux de Fleurettes et qui était plus que parfait. Les propriétaires rivalisaient de gentillesse et nous vivions en famille ; en fait depuis vingt neuf ans nous n’avons pas cessé de nous écrire. Cette atmosphère donnait un sentiment de sécurité indispensable à la guérison.

 

Je rends aussi hommage aux infirmières. En Suisse elles portent le nom de sœurs et s’efforcent de le mériter. L’expérience me permet d’affirmer que, si les sanatoriums suisses obtiennent des succès, le mérite en revient aux sœurs plutôt qu’aux médecins. La sœur est avant tout humaine tandis que le médecin tient des registres. Vous savez qu’elle ne vous laissera pas souffrir ; elle vous donne des conseils et non des ordres. Vous pouvez lui confier des pensées intimes avec l’assurance qu’elle les comprendra. En plus elle est cultivée et si son service lui laisse une heure libre, elle viendra la passer avec vous, qui êtes un peu sa propriété. Si elle en avait le droit elle vous dirait volontiers : faites comme chez vous.

Le médecin, lui, est souvent porté à abuser de son autorité. Il donne des ordres que vous ne devez pas discuter. En voici un exemple : j’avais un aimable voisin qui était pianiste professionnel et, comme beaucoup d’artistes, il souffrait de ce qu’il est convenu d’appeler un tempérament nerveux. Il s’inquiétait facilement et quand on se sait porteur de bacilles, les motifs d’inquiétude ne manquent pas. On mourait peu à Leysin mais la commune avait un cimetière dont bien des tombes ne portaient pas un nom suisse.

 

Ce voisin devait présenter tous les huit jours une analyse ; deux jours avant la communication du résultat, il ne dormait plus et ne faisait que se ronger jour et nuit. Des analyses aussi rapprochées étaient inutiles ; si la maladie évolue de manière normale, sans galoper, aucune méthode ne peut déceler un changement pendant une durée aussi courte. Deux jours d’énervement par semaine c’est dix fois trop pour un malade qui ne doit pas user ses forces. Une sœur l’aurait dit.

En plus, toutes les semaines aussi, le grand spécialiste venait voir ses malades. Mon voisin devait se lever de bonne heure, après encore deux jours d’anxiété. Que va-t-il me dire ? Le lieu du rendez vous était lointain ; il fallait d’abord atteindre la station de chemin de fer à crémaillère qui montait depuis Aigle, puis grimper encore un chemin en pente pour aller faire antichambre. Mon voisin revenait fourbu. Le seul conseil raisonnable que le spécialiste aurait pu lui donner aurait été : ne faites rien de ce que je vous demande. Je vous reverrai avec plaisir mais puisque vous êtes artiste nous parlerons peinture et musique. Pouvez vous me jouer un peu de Chopin ? Vous avez besoin de remuer un peu : chaque note, c’est un microbe qui capitule.

 

J’ai dit que l’oisiveté forcée était au début un pur délice ; mais il ne faut pas qu’elle dure. Certains semblaient s’en accommoder très bien et les cafés de Leysin étaient fréquentés par des soldats français en traitement qui ne souhaitaient rien d’autre et jouaient aux cartes des parties interminables. Mais pour d’autres, après un certain temps, une vie intellectuelle devenait nécessaire et, chose curieuse, on peut s’ennuyer à fond sans s’en apercevoir  Un jour quelques uns d’entre nous eurent l’idée de fonder une sorte de petite revue locale à l’usage des pensionnaires de Leysin : ce projet souleva un grand enthousiasme. Enfin nous aurions quelque chose à faire et le bilan à la fin de la journée ne serait plus éternellement un état néant. Nous allions vaincre l’ennui qui nous rongeait à notre insu. Si ce projet n’eut pas de suite, c’est en raison de difficultés matérielles.

 

Nous n’étions pas riches en 1945. L’argent venait de France au compte gouttes. Un trafic bizarre s’était créé, celui des timbres poste internationaux : n’importe qui pouvait les acheter en France et les envoyer par la poste ; le bureau suisse les rachetait en bon argent suisse avec une complaisance évidente et en dépit des règlements. Leysin appartient au canton de Vaud dont le peuple ne cache pas sa sympathie pour l’idée française et son indulgence pour nos erreurs.

 

Pour nous aider à passer le temps nous avions une magnifique bibliothèque très accueillante. En plus nous pouvions bénéficier d’un règlement exceptionnellement libéral : il suffisait d’adresser une demande pour recevoir dans les deux jours n’importe quel ouvrage de n’importe quelle bibliothèque publique de Suisse. A ma connaissance il n’existe chez nous aucune organisation aussi généreuse et nous pourrions la prendre pour modèle. Plus généralement je pense que nous trouverions grand avantage à être gouvernés par des Suisses qui feraient le travail utile tandis que nous nous chargerions des récriminations que nous savons mettre en avant mieux que personne.

 

L’assistance publique

 

Tout le monde a pu en faire la remarque : le fonctionnement des hôpitaux est souvent mis en discussion et les journaux nous apportent libéralement l’opinion des directeurs, des chefs de service, du concierge et des secrétaires de syndicats. Il ne vient à l’idée de personne de consulter les anciens malades. Pourtant qui connaît la question mieux qu’eux ? Ils ont été en contact avec l’hôpital 24 heures sur 24. Je me souviens de la visite que me fit un jour un grand chirurgien, un prince de la science, très écouté partout. Il me traça de son service un tableau idyllique : les malades étaient bien mieux que chez eux, traités en amis. Mais quand je félicitai de sa chance un de ses récents opérés, je le fis bien rire : le grand chef était de bonne foi ; mais il ignorait ce qui se passait chez lui, et de fait ne s’en souciait guère.

 

Le lecteur trouvera dans ce qui suit une bonne part de critique. Je tiens à dire qu’elle ne s’applique pas, sans discrimination, à tous les services. J’ai eu la chance d’être admis dans l’un d’eux qui ne méritait que des éloges : celui du professeur Siguier à la Pitié. Il trouvait le temps de passer chaque matin dans la salle et d’aller y parler avec chaque malade, non pas en chef mais en ami, trouvant pour tous une parole d’espoir. L’espoir, dans ces grandes salles d’autrefois – plus de quarante lits – qui semblaient le lieu de rendez vous de toutes les misères, avait grand besoin d’être soutenu : aussi sa venue était-elle souhaitée. Quand il entrait pour la visite quotidienne, le silence qui se faisait aussitôt témoignait de notre respect.

Il ne croyait pas aux drogues. Quand il m’eut examiné il me dit : vous venez de subir une opération sérieuse et vous avez eu des complications ; mais actuellement je ne vois rien de grave à vous reprocher et je ne vous ordonnerai aucun traitement ; reposez vous et ayez confiance. Et en effet j’avais confiance, à la fois dans le docteur Siguier et dans son interne, M.Rosenthal, qui était à son image.

 

Il doit être entendu aussi que mes critiques ne visent aucunement la chirurgie, car je fus opéré de main de maître. Mais l’opération est une chose, et ses suites, s’il y en a, en sont une autre.

 

Les meilleures intentions peuvent conduire juste là où l’on craint d’aller et l’histoire du pavé de l’ours n’est pas toujours une fable. Une aimable diététicienne vint me voir pour me composer un régime : c’était une faveur spéciale, ou tout au moins une preuve d’attention dont j’espérais beaucoup et qui pourtant tourna à une confusion. La jeune spécialiste ne me demanda pas mon avis et je ne la revis jamais. Une petite entrevue aurait pourtant été bien utile. Ayant absorbé de pleines boites de drogues et d’antibiotiques, je vivais dans un état constant de nausée, au point que je voyais venir avec crainte l’heure des repas. Le plat de résistance était une bonne platée de pâtes. Mon régime spécial était hors du circuit normal, les pâtes restaient longtemps en route et m’arrivaient froides. Essayez donc, un jour où vous aurez le mal de mer, de vous remettre d’aplomb avec une assiettée de pâtes froides ! Rien qu’en les voyant j’avais mal au cœur. Si je ne suis pas mort de faim, c’est parce que le plateau portait aussi des produits de luxe tels que la compote de pêches. Mais il n’est pas possible de remonter un malade par de la compote. En plus j’avais droit à un gros morceau de beurre que j’étais censé faire fondre sur les pâtes ; mais puisqu’elles étaient froides il n’y était pas sensible et j’en faisais cadeau à des voisins. Nous entendons souvent définir la prospérité par l’espoir qu’elle nous apportera plus de beurre que de pain ; j’espère n’être jamais prospère !

J’aimais bien le yoghourt et il n’aurait pas ruiné l’hôpital mais il était très demandé et fourni parcimonieusement ; trois ou quatre pots pour quarante amateurs. Lorsqu’il arrivait il fallait monter à l’abordage et je n’y parvins pas une seule fois.

 

 Je dus subir des transfusions et ne garde pas un trop bon souvenir. Je dirai tout à l’heure tout le bien que je pense des infirmières, mais l’une d’elles me rendit misérable. La consigne portait que la transfusion devait être effectuée lentement et c’était une mesure sage. Malheureusement la créature diabolique avait une conception particulière de la lenteur et chaque fois qu’elle passait devant mon lit, elle réduisait la vitesse de moitié. De ce fait la durée de la transfusion, qui aurait dû être de six heures, s’allongeait jusqu’à vingt quatre ; je restai une fois six jours entiers immobile, le bras allongé sur le drap, nuit après jour. Quand le débit est faible l’aiguille se bouche facilement, surtout si elle débite du sang ; il faut alors la retirer après avoir défait le bandage. Une nuit l’accident se produisit vers quatre heures du matin. L’infirmière intervint, n’ayant pour s’éclairer qu’une lampe de poche. Trouver la veine, même en plein jour, demande parfois de l’attention ; il arrive qu’elle roule et que l’aiguille pique à côté ; à la lumière d’une petite lampe c’est de l’acrobatie. La pauvrette n’y réussit pas et appela une collègue pour lui tenir la lampe ; toutes deux se mirent au travail sans plus de succès. Après une heure toutes deux étaient si énervées qu’elles renoncèrent. Et naturellement je n’étais pas plus brillant qu’elles ! J’avais eu d’abord le bras gauche bleu du poignet au coude ; puis ce fut le tour du bras droit. Quand il fut devenu écumoire on passa à la jambe gauche ; je sortis de l’hôpital en gardant la droite intacte.

 

Les pauvres filles étaient surmenées en raison de leur nombre insuffisant. Elles couraient du matin au soir et un calcul simple montrait qu’elles avaient parcouru ainsi, au bout de la journée, plus de trente kilomètres, soit le tour de Paris. L’une d’elles m’a déclaré un jour en arrivant : il est inutile de rien me demander, je n’ai pas le temps.

Cette situation pouvait avoir des conséquences pittoresques. Les repas étaient apportés dans de grandes marmites et distribués entre les ayant droit. Normalement la répartition était faite par une ou deux infirmières, mais le plus souvent aucune n’était disponible. Un malade s’était proposé pour suppléer : nous avions remarqué qu’il ne se lavait jamais les mains. Le pain était réellement distribué par une infirmière. Elle ne le touchait pas mais nous le tendait au bout d’une fourchette. Ainsi l’asepsie reprenait à un bout de la salle des droits ouvertement violés à l’autre bout.

Sur trois mois d’hôpital j’en ai passé à peu près la moitié dans une salle commune d’environ quarante lits, et l’autre moitié dans une chambre à deux. La seconde moitié fut la plus intéressante : j’y trouvai le meilleur et le pire.

 

Le pire me fut offert par une sorte de garçon d’une vingtaine d’années. Je dis garçon mais je n’affirme rien. A l’hôpital on n’a pas beaucoup de secrets les uns pour les autres, mais il ne serait pas séant d’être trop curieux ; je ne pus jamais déceler si mon voisin qui avait subi une opération, était un garçon ou une fille, ou les deux ensemble, ou aucun des deux. Jugeant d’après les probabilités je le mets au masculin. Il n’était pas foncièrement mauvais mais curieusement dépourvu à la fois d’instruction et d’éducation. Il disposait d’un poste de radio qu’il mettait en marche à toute heure et le réglait au maximum de telle manière que, si j’avais une visite, il m’était impossible de causer avec elle. Pas une fois il ne me demanda si le bruit me gênait. J’avais quatre vingt sept ans et lui vingt. Quand il s’ennuyait il sonnait pour l’infirmière. Pour tout le monde la déranger dans son travail n’était admissible qu’en cas d’urgence. Mais lui la convoqua une nuit pour lui dire qu’il ne pouvait pas dormir. J’admirai la réaction qui fut maternelle. Mon petit, lui dit-elle, j’étais occupée à refaire un pansement pour un cas sérieux ; tu m’as appelée et je suis venue pour rien, abandonnant un homme qui avait grand besoin de moi. Rends toi compte de ce que tu as fait et ne recommence pas.

Voilà pour l’éducation ! Maintenant la culture. Mon voisin m’ayant demandé à quoi j’occupai mes soirées dans la vie normale, je répondis que je lisais. Je n’oublierai jamais l’expression d’effroi que prit son visage : il avait en face de lui quelqu’un qui trouvait plaisir à lire.

 

Passons à l’autre extrême. J’eus un compagnon qui, sans le vouloir et sans s’en rendre compte, fut pour moi un véritable professeur. Si je n’avais pas été un mauvais élève, il m’aurait appris à vivre. Il ne s’embarrassait d’aucune doctrine mais dans toutes les circonstances de la vie il savait d’instinct ce qu’il convenait de faire et comment il fallait s’y prendre ; et il réussissait toujours. Il savait parler à chacun le langage qui lui convenait, comme le divin Ulysse, et sans avoir besoin de flatter personne et sans jamais s’abaisser, il était bien vu de tout le monde : malades, infirmières et internes.

 

Il trouvait l’hôpital inconfortable et avait entrepris de le moderniser pour son compte, sans en référer à l’administration. Dans notre chambre à deux il avait tendu des rideaux, refait l’éclairage, introduit un réchaud électrique. Un soir il m’invita à dîner pour me faire admirer un pot au feu, chef d’œuvre culinaire de sa femme. Tout lui réussissait en dépit des règlements. Un matin un court circuit se produisit dans son installation électrique et le plomb sauta ; c’était un cas pendable, assimilable à la destruction de matériel appartenant à l’ État, car il avait bel et bien coupé les canalisations publiques pour leur substituer les siennes. Je ne sais comment il s’y prit mais une heure après le plomb était remis sans qu’il ait reçu la moindre observation. Pour qui connaît l’administration ce fut un miracle.

 

Comparaisons

 

En salle commune on se connaît moins bien. Elle procure cependant une riche information en raison de la variété des types d’hommes qu’elle rassemble et dont certains ont des réactions imprévues. Un jour l’un de mes voisins imagina d’ôter tous ses vêtements et de se promener complètement nu. Nous ne savions pas ce qu’il était mais il recevait journellement la visite d’une jeune femme rondelette dont les allures ne laissaient guère de doute sur la profession du couple. Il y eut un moment de surprise puis une infirmière fit remarquer à l’homme qu’il allait un peu loin et il consentit à passer sa chemise.

 

Non loin de moi un alcoolique eut une crise de delirium ; il vociférait en faisant des moulinets avec un bâton et semblait méditer un massacre ; il fallut convoquer des gorilles pour le mettre à la raison. Ses voisins avouèrent qu’ils avaient eu bien peur et que pareille chose ne concordait pas avec l’idée qu’ils se faisaient d’un hôpital.

Un blessé nous arriva, escorté de deux agents de police. Nous ne sûmes jamais pourquoi il était là ; mais le bruit courut avec persistance qu’il y avait de la politique par-dessous. Ce qui donnait de la consistance à cette rumeur c’est qu’il reçut plusieurs fois la visite de dames supérieurement astiquées, au moins des duchesses, auxquelles nous n’étions pas habitués. Les agents se relayaient devant sa porte, jour et nuit, et y périssaient d’ennui. Un jour il eut une crise et parut beaucoup plus mal. Il fallait voir l’empressement des infirmières à lui apporter des soulagements, en particulier de l’oxygène. A l’hôpital le malade est sacré et on ne lui demande pas l’état de son compte avec la société.

Il apparaît dans les salles des maladies rares et délectables qui font le bonheur des spécialistes. L’un de mes voisins roulait paisiblement en automobile quand subitement il devint incapable d’émettre un son. Les pensées se présentaient en foule compacte mais ne voulaient pas donner de son. Rabelais a écrit un conte sur les paroles gelées ; il n’était pas loin de la réalité. Le sang d’un autre contenait deux millions de globules de trop. Une certaine maladie était si rare qu’un seul spécialiste en Europe la connaissait : il fallait attendre son passage à Paris, il avait été prévenu.

 

 

Au sanatorium le calme est complet, notamment pendant les deux heures qui suivent le repas de midi. Il est même interdit aux pensionnaires de se rendre visite à cette heure et on n’entend pas un bruit. Dans les hôpitaux tout dépendait du chef de service (en admettant qu’il s’en préoccupât) et de la surveillante (en admettant qu’elle n’eût pas la tête trop cassée par les difficultés de tous ordres pour désirer veiller sur la discipline). Il en résultait une grande variété. A la Pitié la tranquillité régnait et les conversations ne gênaient personne. Mais à Necker, suivant la forte parole d’un chef d’état, c’était la chienlit en permanence. La surveillante était débordée, des groupes de malades disposaient de poste de radio à haut parleur, chacun poussait le sien au maximum avec l’espoir d’étouffer les autres ; on ne s’entendait plus. En outre une table était accaparée par des joueurs de belote qui, au lieu de poser tranquillement leurs cartes, les jetaient à toute volée en les accompagnant de commentaires tonitruants. L’administration elle-même prenait part à la symphonie : aux heures des repas les marmites étaient apportées sur des chariots métalliques qui, en roulant sur le dallage, vibraient en émettant des sons stridents insupportables. Le pire jour était le dimanche, jour de visites et d’affluence. Alors la salle n’était que tumulte. Un homme bien portant dans cette cacophonie se serait tenu la tête entre les mains. Que penser de malades dont beaucoup avaient déjà la fièvre ?

 

Médecins, infirmières et malades

 

Dans ce qui précède j’ai décrit, à titre d’exemple, quelques cas particuliers dont j’ai été témoin. Il reste à définir une impression générale. Nous avons trois éléments humains à considérer : les malades, les infirmières et les médecins.

Dans la grande majorité des cas l’attitude des malades est d’une dignité parfaite : aucun ne gémit ; un geignard serait bien vite remis au pas. Et pourtant pour beaucoup l’hôpital est la perte de tout espoir. Le patient se rend compte que personne ne peut rien pour lui, la maladie est la plus forte. Mais elle ronge aussi le voisin de gauche et le voisin de droite. Si angoissé que l’on soit, en cherchant un peu on trouvera tout près une autre angoisse plus cruelle encore et mieux justifiée. Il ne faut pas s’attendre à beaucoup de sympathie active de la part d’inconnus. Le poisson qui est dans la nasse ne compte pas plus que son voisin.

 

Ce qui mine l’hospitalisé c’est de n’être plus qu’un numéro, alors que chez lui, quelle que soit sa position sociale, il est un homme qui peut prétendre à tous les sentiments humains. L’un de mes compagnons qui n’était pas encore rôdé résuma ainsi la situation telle qu’il la sentait : Monsieur, me dit-il, avant de venir ici je ne savais pas ce que c’était que la misère. Il ne voulait pas dire la misère de la bourse désespérément vide, mais celle de l’abandon. Il n’était plus que le numéro 17 ou 35. S’il mourait sa fiche serait retirée du tableau et remplacée par une autre fiche toute pareille et son souvenir durerait ce que dure un geste d’écriture. Une organisation de soins à domicile serait autrement humaine et économique.

 

Les infirmières étaient surmenées et nous nous en rendions parfaitement compte. Les petits mouvements d’humeur auxquels elles pouvaient bien rarement se laisser aller étaient bien excusables. Si elles sont appelées simultanément en trois points, elles feront deux mécontents. En quatre mois je n’ai vu qu’une fois un malade parler indélicatement à une infirmière : c’était un Arabe. A peine installé, il commença à vociférer, disant que personne ne faisait attention à lui et que, bien qu’arabe, il entendait être soigné comme les autres. Ce que personne ne contestait. Ce n’était peut être pas un mauvais garçon, bien qu’il roulât des yeux féroces et parût vouloir étriper le personnel. Mais il portait la marque de fabrique et, pour lui, il fallait crier aussi fort que possible pour obtenir quelque chose. Il ne pouvait pas comprendre à quel point ses procédés étaient malséants pour ne pas dire odieux, dans un hôpital où la règle, toujours efficace, est la douceur et, sauf dans les cas extrêmes, la bonne humeur.

 Ayant été opéré, je fus confié pendant les quinze premiers jours à un ange. Ceux qui ont eu la même chance que moi savent ce que cela signifie. Mon ange était d’ailleurs d’une adresse merveilleuse et changeait mes pansements bien certainement sans me toucher. Passe muscade ! Le vieux pansement était dans le seau et j’en arborais un autre, blanc, immaculé. Malheureusement cette félicité ne dura pas. Après deux semaines je n’étais plus intéressant et mon ange me fut retiré.

 J’ai connu, en plusieurs mois dans divers établissements, des douzaines d’infirmières. Deux seulement m’ont paru un tout petit peu inférieures à leur tâche. L’une ignorait la température rectale et affirmait que la température devait être prise sous l’aisselle, et l’autre avait appris le règlement par cœur sans le comprendre. Toutes étaient inflexibles et si le médecin vous avait ordonné une pilule blanche, une rose et une jaune, vous n’y échappiez pas, même si vous aviez la conviction absolue qu’il l’avait fait sans y penser. Ce qui est, bien entendu, une pure hypothèse.

Entre tous ces niveaux peut-on prendre une moyenne ? Ange plus démon divisé par deux. Je ne m’en charge pas. Mais je sais bien que, dans le cas d’un conflit qui intéresserait les infirmières, je serais pour elles.

 

Maintenant parlons des Chefs. Ici je suis bien embarrassé. Je mets à part les chirurgiens dont l’habileté m’a permis de vivre. Quant aux autres, il m’est difficile de me faire une opinion, car bien souvent je n’en ai pas approché à moins de dix mètres de distance.

 

A Necker le premier contact fut décevant. Un Chef m’examina et conclut que j’avais une lésion au rein gauche, qu’il le percevait très bien et qu’on allait me le remettre en ordre. Je fus passablement inquiet car j’avais effectivement un rein en mauvais état, mais c’était le droit. Je confiai mes craintes à la surveillante qui me rassura : ne faites pas attention, me dit-elle, ce n’est pas lui qui vous opère et vous n’avez rien à craindre. Mais qui croire ?

 N’ayant pas été admis dans leur orbite, je n’ai pas grande connaissance des patrons. Mais j’en ai une des traitements qu’ils infligent. C’est à dessein que j’emploie ce mot. Une pilule jaune me fut ordonnée, qui se nommait le Nibiol. Dans la nuit qui suivit j’eus, dans la région du foie, des douleurs telles qu’il me fut impossible de dormir. Dans son état normal ce viscère ne se fait pas remarquer. Quand je m’expliquai avec l’interne le lendemain je me fis mal voir. Le nibiol, me dit-il, est toujours parfaitement toléré ; ne me racontez pas d’histoires. Je compris que j’étais dans mon tort et n’insistai pas. Il n’y a pas de discussion possible avec un Chef ; il sait tout et vous ne savez rien. Son état d’esprit n’est pas très éloigné de celui de l’étudiant qui entra un jour dans ma chambre et m’interpella : eh bien, comment cela va-t-il, mon brave homme ? Familier et protecteur !

 

Le vieux praticien de quartier qui a vu des clients par mille et qui souvent les a suivis, a beaucoup appris, dix fois plus que ce qui lui a été enseigné à l’école ; et il mérite le respect et la confiance. Il est possible qu’il ne soit pas au courant des dernières victoires de la biologie mais il sait par expérience ce qui est bon pour vous et vous tirera d’affaire. Un échec peut avoir de l’importance pour lui ; il n’en a aucune pour le patron. Jamais celui-ci ne cherche à savoir ce que vous êtes devenu et il admet a priori qu’il vous a guéri puisque vous êtes sorti vivant de ses mains. Malgré ma promesse je citerai encore un souvenir personnel. En 1964, après trois mois d’hôpital, j’avais perdu six kilos, bien que je n’en aie jamais eu de trop, et j’avais absorbé soixante kilos de pilules. Je quittai l’hôpital et, revenu chez moi, je n’en pris plus aucune et repris mes kilos en un mois. Dans la médecine actuelle il entre beaucoup de charlatanisme. Pourquoi ? Regardez une liste des sommités des hôpitaux de Paris : elle est d’une longueur inquiétante. Il n’est pas humainement possible que tous soient des hommes de valeur : le pays n’en produit pas assez. Alors quand ils refusent de discuter avec leurs clients, ils font rire.

 

Tel qu’il est aujourd’hui l’hôpital peut être bon pour les Patrons, mais il n’est pas fait pour les malades.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mémoires : table des matières

 

Table des matières

Introduction :

 

Chapitre I

Origines

L’accident à l’œil

Grand-mère Briot et l’hôtel des monnaies

Paris en 1900

Liberté ancienne et contraintes actuelles

Vie du bourgeois parisien

Le pain

La bonne à tout faire

Le facteur rural

Le vin

Métiers de la rue .

Transports

Les omnibus

Les bateaux

La ligne de Sceaux

Chauffage, éclairage

Le chauffage, les ascenseurs

L’éclairage privé

L’éclairage public

Distractions, salons bourgeois et amusements populaires

Les salons

L’inondation de 1910

La tour Eiffel

 

Chapitre II

Années d’école

Le lycée, succès et insuffisances

Les vacances, le club alpin

École Normale Supérieure

La vie à l’ École

L’affaire Dreyfus

Les universités populaires

La thèse de doctorat et les années de préparateur

 Chapitre III

Service militaire

L’égalité

Grandes manœuvres et petites histoires

 

 Chapitre IV

Autour du monde

Albert Kahn et le Japon

En mer, de Bordeaux à Buenos Aires

L’hospitalité sud-américaine

Le Paraguay

Vers l’Amazonie

De Buenos Aires au Chili

Via Mendoza

Via le cap Horn

Le Chili et la cordillère

Vers la Bolivie

Alpinisme dans la cordillère

L’altiplano

Oruro et les indiens

La Paz

Le lac Titicaca

Le Pérou

En mer : de Lima ( Callao ) à la Nouvelle Zélande

Sur la route du retour

 

 

Chapitre V

L’Institut Pasteur

Yersin, Monsieur Roux

Les pastoriens

Pozerski

Metchnikoff

Salimbeni

Legroux

Jupille

 

Chapitre VI

La grande guerre

Mobilisation

Le repérage

E. N. S.

Techniques de repérage

Départ au front

La crête des Vosges

Le site

Tentatives de bombardement

Les hommes et les lieux

La pièce folle

L’attaque du Linge

Belfort

Les Alsaciens

Artillerie contre fantassins

Batailles aériennes : avions

Batailles aériennes : ballons et saucisses

Infanterie contre aviation

Le moral des troupes

Le viaduc de Ballesdorf

Tirs sur Belfort

Le microtélémètre

Les chefs : visites aux armées : Poincaré, Painlevé, Clemenceau, Pétain.

Tentatives de repérageTechniques diverses

Histoire du repérage civil et militaire

Espoirs et pertes

 

Chapitre VII

Contacts humains

Échapper à la monotonie de la recherche

Expériences industrielles

La manufacture des Gobelins

La soie artificielle : Tubize

Le verre Triplex

Autres interventions industrielles

Cloisons étanches

Expériences hospitalières

Sanatoriums

L’ Assistance Publique

Comparaisons

Médecins, infirmières et malades

Chapitre VIII

Les années 1940

Moral et ambiance

Nourritures

Un Parisien suit la guerre

Libération de Paris

Nous ne nous sommes pas battus pour rien

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Annexes 

Chronologie 

 

 

 

Introduction – Presque un siècle. Mémoires

Introduction

ADIEU A UN ARCHICUBE CENTENAIRE, JACQUES DUCLAUX (1)

Notre doyen, Jacques Duclaux, de la promotion 1895, est décédé à Paris le 13 juillet dernier dans sa cent deuxième année. Il était né à Lyon le 14 mai 1877 et nos camarades présents l’an dernier à notre Pot d’été – qui eut lieu justement le 14 mai 1977 – se souviennent que nous avions alors bu à sa santé, contents et fiers de prendre conscience d’un si bel évènement. Au même instant, non loin de là, à son domicile de la rue de l’Arbalète, ses deux filles lui offraient un petit calculateur électronique, dont il apprécia très vite, avec joie et entrain et après quelques leçons, toutes les possibilités, car il avait conservé, avec sa vivacité d’esprit, un attrait infatigable pour le temps présent.

Fils et petit fils d’archicubes éminents, Jacques Duclaux a été lui-même un chimiste et un physicien de grande valeur et en tout un novateur. Il avait commencé sa carrière scientifique comme agrégé-préparateur au laboratoire de chimie de l’Ecole (dirigé alors par Gernez, puis par Lespiau). Il y avait préparé sa thèse – non sans avoir, « chemin faisant », bénéficié avec ardeur et originalité d’une bourse « Autour du Monde » de la fondation Albert Kahn ; puis il s’était lancé dans une voie toute personnelle, ceci aussi bien du point de vue de ses recherches (il fut un pionnier de l’étude des colloïdes) que de celui de ses fonctions professionnelles : elles le conduisirent en effet de l’Ecole à l’Institut Pasteur (où son père, Emile Duclaux, avait été le successeur direct de Pasteur ), puis à l’Institut de Biologie Physico-Chimique, nouvellement créé (fondation E. de Rotschild ), et enfin au Collège de France, avec couronnement du tout à l’Académie des Sciences.

Nous laissons à la notice qui paraîtra dans l’Annuaire des « Anciens » le soin de préciser plus avant les brillantes étapes de cette carrière, mais nous allons faire appel à trois courts extraits de « Souvenirs sur mon père » que vient de nous faire parvenir Madame Françoise Duclaux, pour évoquer d’autres aspects, pittoresques et attachants, de la personnalité de notre doyen.

Le voyage autour du Monde

 « En amoureux de la nature qu’il était, il a choisi pour l’utilisation de la bourse Albert Kahn des pays où peu de gens allaient à l’époque. Faisant ses traversées sur des navires de commerce, il a parcouru dans tous les sens l’Amérique du sud (Chili, Argentine, Pérou, Uruguay, Brésil) dont il nous parlait avec admiration dans notre enfance. Il avait grimpé dans la Cordillère des Andes et était stupéfié par les qualités de marcheurs des indiens, qui pouvaient, nous disait-il, se faire une orange glacée en une seule journée avec les oranges de la plaine et la glace des glaciers. Il avait rapporté de ses voyages de fort jolis souvenirs d’art indien, et un grand nombre de photos. Quelle ne fut pas mon admiration lorsque, l’an dernier, à cent ans passés, il a reconnu une photo trouvée à Olmet (lieu d’une propriété familiale dans le Cantal) et l’a immédiatement identifiée comme la rive du Paraguay dans un village dont il savait encore le nom et qu’il avait vu quelques quatre vingt ans auparavant. D’Amérique du Sud il était allé en Nouvelle Zélande, le plus beau pays du monde, d’après lui, puis, négligeant Chine et Japon, il est rentré en France après une visite à son frère aîné, Pierre, qui avait fait carrière à Haiphong en Indochine.

La « grande » guerre

Après quelques mois aux environs de Paris, dans la Territoriale, mon père a fait une bonne partie de la guerre comme sergent, commandant en Alsace une section de repérage par le son. Il y acquiert sur le tir au canon une telle expérience qu’en 1918, quand commencèrent les tirs de la « grosse Bertha », il affirme dès les premier jour que ce ne sont pas des bombes mais des obus tirés par un canon qui tombaient sur la ville. Je transporte cette affirmation au lycée, où je suscite l’admiration de tous. La fin de la guerre le retrouve lieutenant, dirigeant à l’E.N.S. un laboratoire de recherche sur les gaz de combat. Une grave blessure à une main, causée par l’ypérite, met de longs mois à se cicatriser, et il en conservera cette main légèrement déformée.

Ses amis, ses goûts, sa conversation.

 Je revois dans mon enfance ses deux meilleurs amis, Etienne Burnet et Félicien Challaye, tous deux normaliens. Jusqu’à la guerre de 14-18 ceux ci viennent souvent prendre une tasse de thé après dîner et Burnet fait de longs séjours à Olmet. Ils travaillent le bois, et Burnet grave des ronds de serviette, qui existent encore. Je me souviens également de son bon camarade, Georges Chavannes, replié de Bruxelles, rue des Feuillantines, pendant la guerre de 14 – 18. En sortant des réunions de la Société de Physique mon père se retrouvait régulièrement au Balzar, rue des Ecoles, buvant un demi avec des amis, dans une amicale conversation …

Il adorait la nature et portait un immense intérêt aux arbres. (2) Il collectionnait ce qu’il appelait des « P.D.V. » (Points de Vue) .. Cet hiver, à cent ans, il a pu nous donner l’itinéraire à suivre pour avoir une vue sur un château des Cévennes qu’il qualifiait de « château de contes de fées ». Il a été un très bon marcheur jusqu’à quatre vingts ans passés, où il se faisait encore conduire en voiture pour une promenade dans un coin qu’il aimait. IL surveillait avec amour la croissance de ses arbres. Depuis qu’il n’y allait plus, j’étais chargée de mesurer le diamètre du tronc des arbres d’Olmet, dont je lui rapportais des photographies qui faisaient son bonheur …

Au terme de sa vie, il nous donnait l’impression de « tout savoir » … Il était adoré de tous ceux qui l’entouraient » .

(1)  brouillon d’un article préparé par Françoise Duclaux, à la demande de M. Coulomb, directeur du CNRS, pour paraître dans le bulletin des « Amis de l’E.N.S. », fin décembre 1978. Il s’agit ici de souvenirs, Françoise ne connaissait pas le document Presqu’un siècle .

Mémoires chapitre I

Chapitre I

Présentation

OriginesJacques Duclaux n° 2

Il faut d’abord que je me présente, quand ce ne serait que par politesse. Dans la suite je parlerai de moi le moins possible, mais j’y serai parfois contraint. Les mémoires c’est l’histoire de Je ; si Je n’est pas une personnalité étincelante telle que Cléopâtre, Mahomet ou Kissinger, il n’est qu’un cas particulier au milieu d’une multitude : mais comme tel il peut servir d’exemple. Ce qu’il décrit pour l’avoir vu lui-même, d’autres l’ont vu. Il est un enregistreur mécanique. Pressez le bouton et toute la suite viendra.

Je presse le bouton.

 A l’heure exacte à laquelle j’écris ces lignes, j’ai 98 ans, 8 mois et 20 jours. Des jaloux me demandent parfois comment j’ai fait pour durer aussi obstinément ; les tables de mortalité ne me donnaient, au jour de ma naissance, que moins d’une chance sur mille. Mais c’est tout simple et à la portée du premier venu : c’est une question d’habitude. Faites chaque jour ce que vous avez fait la veille. Alors chaque jour se passera comme la veille, et ainsi de suite. Pourquoi voulez vous que cela change ?

J’ai bien l’intention de continuer ; je ne vais pas changer d’habitude à mon âge. Mais je n’en attends que des joies modérées. Un proverbe nous dit qu’il vaut mieux faire envie que pitié, et je peux témoigner de sa sagesse.

Il y a quelques mois, une petite fille qui m’allait tout juste à la taille m’a proposé son aide pour traverser une rue. Je m’en souviens fort bien : c’était au coins de la rue Censier et de la rue Geoffroy Saint Hilaire. Aimable enfant ! Elle pensait me faire plaisir, alors qu’elle m’enfonçait un poignard dans le cœur. Fallait-il que j’eusse triste mine ; depuis ce jour j’évite la rue Censier.

J’avais déjà reçu un avertissement, bien des années auparavant, en allant rendre visite à un vieil ami. Je sonne, une jeunesse vient m’ouvrir. Apprenant que je voulais voir son patron, elle disparaît à l’intérieur et je l’entends dire : c’est un vieux monsieur qui veut voir Monsieur. Un vieux monsieur ! Je n’avais pas cinquante ans. Pécore ! Pimbêche ! Péronnelle ! Chipie !

L’accident à l’œil

Mon premier souvenir ne remonte pas à un siècle, mais il s’en faut de peu. Nous étions en vacances dans la verte campagne et nous allions partir en promenade. J’étais un tout petit garçon ; un cousin nous accompagnait, il était plus âgé que moi et aimait la chasse. Nous nous étions arrêtés un instant et au moment de repartir il reprit son fusil avec si peu d’attention qu’il appuya sur la détente. Je reçus le coup à bout portant : les plombs firent belle : la cicatrice est encore visible.

Recevoir un coup de fusil à trois ans est un incident sérieux et je pouvais en rester infirme. Le plus curieux est qu’il ne se passa rien. La plaie se referma d’elle-même et de ma vie je n’en ai jamais eu d’ennui.

 Les plombs sont encore en place mais ils ont diminué de taille ; je les ai digérés peu à peu. Nous entendons parfois dire d’un personnage en vue, lorsqu’il a subi un coup dur, qu’il a du plomb dans l’aile. Cela peut être un véritable obus comme pour M. Nixon. Qu’il ne se désole pas : cela passera.

J’ai peut être eu de la chance à cette occasion. Si j’étais musulman, je dirais volontiers que je suis né avec la baraka, comme le roi du Maroc. Je fonde cette croyance sur des faits. J’ai passé bien des examens au cours de ma vie, et en général avec succès. Sauf une fois et cet échec m’a probablement sauvé la vie.

C’était au service militaire. Je dus à la fin subir un examen, en vue de devenir officier dans l’armée de réserve et j’en fus considéré comme indigne. La baraka était intervenue en me mettant comparativement à l’abri. Je partis comme sergent de l’armée territoriale. Si j’avais été sous- lieutenant d’infanterie, mes chances n’auraient pas été bonnes.

La bénédiction d’Allah n’est pas efficace sur le champ de bataille. On m’a dit que, pour avoir vécu tant d’années, je devais avoir une santé inébranlable. Sottise ! Je ne désire pas tellement parler de moi ; mais des mémoires sont un témoignage dont d’autres peuvent faire profit.

J’ai perdu trois ans de ma vie pour des raisons de santé. J’ai été la proie gémissante de huit ou neuf maladies dont chacune aurait pu me mener loin ; je ne compte pas les maladies d’enfance, grippes et autres désordres mineurs. J’ai donc une santé bien moyenne mais j’ai passé au travers de tout. Quelquefois avec l’aide des médecins, quelquefois sans cette aide, et quelquefois malgré eux. Je raconterai plus loin mon expérience des hôpitaux. En bonne logique j’aurais dû en sortir par la porte de derrière, celle de la morgue ; mais Allah ne l’a pas voulu. Il a donné à l’homme, d’une main la médecine, de l’autre le moyen de lui tenir tête. Les grecs disaient qu’il faut être aimé des Dieux, ou des Déesses. Avoir le choix n’était pas désagréable.

 L’or, grand-mère Briot et l’hôtel des Monnaies

 L’usage veut que tout auteur de mémoires commence par décrire son pedigree, en remontant aussi loin que possible, afin de bien montrer que ses ascendants, son éducation, l’influence de son oncle vétérinaire ou de sa tante bas-bleu ne lui laissaient pas d’autre alternative que de devenir une étoile. Je me refuserai à cette tradition.

Ma grand-mère maternelle était la fille du sous directeur de la Monnaie à Paris. Elle m’a souvent raconté que, lorsqu’elle était petite, son père l’emmenait voir l’atelier de frappe des pièces d’or ; elle trouvait grand plaisir à plonger ses mains dans les corbeilles et à faire ruisseler entre ses doigts les pièces brillantes qu’elle n’avait pas oubliées après 90 ans. Elle se souvenait aussi des grandes presses dont le maniement était si dangereux qu’il était réservé aux condamnés de droit commun.

 Aujourd’hui sans doute la moitié de nos contemporains n’a vu de monnaie d’or qu’à la devanture des changeurs. Plus d’un apprendra avec surprise que vers 1900 l’usage de l’or était courant sous la forme de pièces de 10 et 20 francs. Il en existait aussi de 5 francs, mais si petites que le vent les emportait. Toutes les familles bourgeoises possédaient de petits étuis de cuivre dans lesquels elles étaient empilées : l’un pour les 10, l’autre pour les 20, qui étaient les louis d’or.

La monnaie d’or était internationale et les pièces françaises, suisses, italiennes et russes avaient cours partout. Aux frontières le voyageur n’avait pas à se préoccuper des changes. Dans certains pays la monnaie de papier était même inconnue, par exemple en Californie. J’ai vu un jour à San Francisco un promeneur vouloir payer une orange avec une pièce d’or de 20 dollars – plus de 100 000 francs légers. Il l’avait tirée de sa poche sans faire attention.

L’unité monétaire était le franc ; il n’était ni léger, ni lourd ; c’était le franc tout court. Mais son emploi était restreint car c’était une unité de riche. L’unité populaire était le sou, dérivé de l’ancien sol ; nous comptions en petits sous et en gros sous. Il est arrivé depuis que le chef de l’Etat dise que lui aussi avait besoin de sous pour réaliser son programme ; mais ce n’était alors qu’un symbole, tandis qu’en 1900 c’était un objet matériel, le gros sou surtout.

La pièce d’argent de 5 francs était pour le travailleur la pièce de cent sous ; un avare était un grippe sous et un miséreux n’avait pas  le sou. La petite bonne à tout faire, si caractéristique de cette époque, dont il sera question plus loin, demandait au fournisseur le sou du franc ; pour chaque sou dépensé elle avait droit à un petit sou.

 Les timbres poste cependant échappaient à cette linguistique. Pendant des années et des années les lettres avaient été affranchies à 15 centimes. Un jour – fait à peine croyable – le port fut abaissé à 10 centimes. Nous avions aussi des pièces de 1 et 2 centimes, mais déjà en 1900 elles n’étaient plus monnaie courante. Un de mes cousins vivait dans le Doubs : il n’était pas en bons termes avec son percepteur auquel il souhaitait une bonne jaunisse. Pendant toute une année il collectionna les petites pièces d’un centime et lorsqu’il en eut un plein sac, il les porta pour payer ses contributions. Le percepteur n’avait pas le droit de les refuser.

Le gros sou était aussi un article de sport. Je me trouvais en hiver sur la côte d’azur à Saint Raphaël. Le matin les pêcheurs descendaient à la plage, apparemment pleins d’ardeur, et le poisson s’enfuyait ; mais si la vague avait plus de cinq centimètres de creux, la mer était déclarée « agitée » et les émules du capitaine Cook se groupaient entre eux pour jouer au bouchon.

Je ne saurais décrire les règles fondamentales de ce jeu. Mais j’ai bien vu que le gros sou en était l’élément essentiel. Vous posez un bouchon de liège debout sur le sable ; par-dessus, en pile, les pièces de deux sous en bronze. Le joueur s’installe à quelques mètres de distance et jette un autre gros sou. S’il renverse convenablement le bouchon, les mises sont à lui. Le jeu ne semble pas passionnant, mais les pêcheurs ne sentaient aucun besoin de se passionner. Disons le avec étonnement : à cette époque personne ne sentait ce besoin qui est une des pires maladies de notre époque. Chacun pensait simplement : je suis au monde, il faut que j’essaie de m’en tirer le mieux possible.

Pourquoi le gros sou était-il aussi populaire ? Parce que il donnait accès, à l’échelle de 1900, aux joies de ce monde : au journal par exemple. Mieux encore, au croissant matinal trempé dans le lait. Un pain de ménage de deux kilos était vendu 80 centimes. Un homme ne meurt pas de faim s’il mange par jour 500 grammes de pain ; ainsi avec deux gros sous il pouvait se sentir à l’abri.

L’un des caractères de ce temps était la stabilité des prix qui ne variaient jamais. Je viens de donner le prix du gros pain : il resta le même pendant des années et des années. Un roman chez Fasquelle était vendu trois francs cinquante, presque par définition. Les emprunts d’état rapportaient 3 % ; aux Etats Unis le taux d’intérêt descendait à 2.5 % et les emprunts étaient couverts sans difficulté. Bien mieux il n’était accordé à chaque souscripteur qu’une partie de ce qu’il avait demandé.

En conséquence chacun pouvait établir son budget au plus juste, il n’était pas question d’inflation ni de déflation. La livre anglaise était à 25.23 et si un jour elle faiblissait à 25.22 la bourse était en émoi. Le dollar ? Personne ne se souciait du dollar.

Personne n’avait de carte d’identité ni de passeport, n’importe qui allait sans aucun papier en Belgique, en Angleterre, en Italie, pratiquement dans toute l’Europe occidentale. Seule l’Alsace faisait exception : le gouvernement allemand y pratiquait un régime de discrimination tatillon et un Français devait aller déclarer son arrivée à la gendarmerie : après quoi on le laissait tranquille. En un mot l’Europe existait autant que maintenant, avec beaucoup moins de déclamations.

La France regorgeait d’argent liquide, entre les mains surtout de la classe moyenne ; et elle était de ce fait passablement courtisée ? Qui n’a entendu parler des emprunts russes ? La Russie était notre amie, toujours prête à nous aider et nous ne pouvions lui refuser notre liquide ; ce qu’elle en faisait, nul ne s’en préoccupait. Nous savions bien que tous les Russes n’étaient pas d’accord avec leur petit père le Tsar, mais c’était sans importance. Les opposants étaient des anarchistes. On citait quelques noms : Bakounine, Kropotkine, Herzen, mais personne ne les prenait au sérieux. L’anarchiste c’était le personnage pittoresque que Daudet a dépeint dans « Tartarin sur les Alpes ». Il pouvait bien de temps à autre faire sauter un Tsar, et puis après ? Il en venait un autre. Nous avions eu aussi nos anarchistes, comme la célèbre Louise Michel, la vierge rouge. Qu’en était-il sorti ? Le bourgeois dormait tranquille.

Seuls les partis de gauche pensaient qu’il en sortirait quelque chose, et au moment des emprunts ils multipliaient leurs avertissements : vous perdrez votre bon argent, disaient-ils, vous ne le reverrez pas. En fait un très grand nombre de familles françaises perdirent dans l’aventure une bonne partie de leurs économies et s’en mordirent les doigts. Je n’apprécie pas, je constate des faits dont j’ai d’excellentes raisons personnelles pour garantir l’exactitude(3)Et j’ajoute seulement, par souci d’impartialité, que les infortunés qui perdirent leur argent en le confiant à Nicolas le perdirent tout aussi bien plus tard en le confiant à Marianne.

Paris en 1900

Si une bonne fée pouvait, d’un coup de sa baguette magique, refaire Paris tel qu’il était en 1900, après quelques jours on n’entendrait qu’un cri : « Mon Dieu, quelle aimable petite ville de province et comme il est plaisant d’y vivre».

Il serait malséant ici de nous laisser glisser vers l’économie politique et de partir en guerre contre la société actuelle ; mais il faut cependant en dire un mot pour faire sentir la différence entre la vie de 1975 et la vie de 1900. On comprend mal le passé en l’isolant du présent.

Pour définir la vie actuelle il suffit de suivre, à Paris ou dans les grandes villes, une voie tant soit peu fréquentée : la chaussée est périodiquement interrompue par deux rangées parallèles de gros clous de fer enfoncés dans le sol. Si vous traversez en dehors des deux parallèles, vous êtes hors la loi ; elle ne vous couvre plus, pas plus qu’elle ne couvre un chien errant ; et s’il vous arrive quelque ennui, malheur à vous.

Ailleurs les clous ont été remplacés par des bandes blanches ou jaunes que vous ne devez ni ignorer ni confondre, car derrière un buisson le gendarme veille. Ne lui donnez pas l’occasion de vous dresser un procès verbal, car il ne sera nullement verbal. Songez que le gendarme s’ennuie et cherche une victime.

Si l’on y réfléchit, on découvre bien vite que la civilisation de 1975 est essentiellement celle des lignes de clous, dont il existe une variété infinie. Je ne sais plus quel prince veillait sur son père au milieu d’un champ de bataille : « Père, gardez vous à droite, père, gardez vous à gauche ». Heureux roi ! Nous devons nous garder à droite, à gauche, en avant, en arrière et en biais, sans parler du haut et du bas.

Essaierons-nous de glorifier le clou, base de notre liberté ? Ce serait inutile, son efficacité n’est que trop visible. Disons seulement qu’il réalise la forme visible de la contrainte. Dès que vous sentez un désir de vous évader dans quelque direction que ce soit, une voix s’élève : «  Halte ! » Si vous insistez, vous vous cassez le nez sur une pancarte : « terrain interdit sous peine d’amende ». Interdit par qui ? Et pour quoi ? Vous ne trouverez l’explication que dans un petit livre d’Etienne Wolff, Nos ennemis les pancrates qui devrait être connu de tous(4). Le Pancrate, c’est celui qui fonde son action sur le mépris du sens commun.

Vous recevez votre feuille de contributions : impôt sur le revenu. Elle vous parvient hérissée de clous qui ont tous un nom : ils vont de A à Z. En plus l’imprimé porte 26 cadres que vous devez remplir avec dévotion. Surtout ne vous embrouillez pas : si vous inscrivez sur E ce qui doit revenir à S vous risquez que votre contribution monte en flèche. Comme le gendarme, le clou veille.

Vous êtes invité à donner à tout bout de champ votre numéro de sécurité sociale. Ce n’est pas une petite affaire ! Il comporte 13 chiffres dont chacun doit être inscrit bien à sa place dans une sorte de grille. Quand vous avez fini, vous vous trouvez en face d’un gribouillage inintelligible dont il vous semble effrayant de prendre la responsabilité.

Treize chiffres ce n’est pas rien. Un relevé d’une grande banque, agissant pour le compte de l’état, porte l’indication suivante :

30.01.75 106960001010101002513 346.00

Nous supposons que cet alignement de 21 chiffres a un sens, mais lequel ? Si c’est le nombre total d’opérations réalisées par cette banque depuis sa création, il est trop grand : il faudrait supposer que chaque secrétaire en a accompli cent millions par secondes. Mais si c’est le nombre d’absurdités qu’un bureaucrate peut concevoir, il est trop petit.

La contagion a gagné le secteur privé. Je ne sais quelle entreprise a fait parvenir au public une circulaire dans laquelle il faut remplir un certaine nombre de cases sans se tromper d’un millimètre sans quoi tout devient ténèbres. Votre nom ne doit pas comporter plus de dix lettres : vous pouvez vous nommer Voltaire, mais pas Beaumarchais, Montmorency, Sarah Bernhardt, Casimir Perrier, Epaminondas ou Dumont d’Urville. Ne parlons pas de Deutsch de la Meurthe ou de Villiers de l’Isle Adam. En cas d’insubordination vous resterez sur le quai.

Ne vous avisez pas de mettre dans la boite aux lettres une enveloppe de moins de dix centimètres. Soyez heureux que le règlement proposé par l’administration n’ait pas encore paru à l’Officiel, car il vous obligera à écrire l’adresse à 25 cm du bord inférieur droit ou supérieur gauche. Le texte prévoit 24.5 millimètres. Les gros boutiens1 voudraient 25 millimètres et le petits boutiens 24 (5).

Surveillez aussi l’adresse. Autrefois les départements avaient tous un nom qui évoquait quelque chose. Si peu géographe que vous soyez, la Loire Atlantique, les Hautes Alpes ou les Bouches du Rhône vous disaient quelque chose. Si votre petite amie se languissait à Cannes, vous n’auriez pas eu l’idée de lui écrire dans les Côtes du Nord. Maintenant tous les noms sont dans un panier et vous tirez au hasard un numéro. Les Ardennes sont -08-, quoique ce soit aux antipodes de l’Ariège (-09-), tandis que la Moselle (-57-), voisine avec le Morbihan, (-56-). Et nous nous plaignons d’ignorer la géographie ! Pourquoi parler encore de l’Allemagne et de l’Italie ? Appelons les simplement nations 6 et 7.

 Vous vous achetez une automobile et vous pensez que, l’ayant payée, vous pouvez vous en servir. Mais vous n’avez fait que mettre le pied dans un désolant labyrinthe dont vous ne sortirez que si vous êtes marié et si votre dame s’appelle Ariane. Une première file de clous vous mène dans un bureau d’assurances auquel il n’est pas question d’échapper ; une autre au bureau de tabac pour une vignette. Ceci fait, vous êtes pressé de rentrer chez vous, mais tous les sens sont interdits et vous devez aussi respecter les couloirs. L’auteur en sait quelque chose, ayant voulu se rendre de la place Maubert aux buttes Chaumont : malheureuse bille que les bandes renvoyaient dans tous les sens ! Feux rouges inextinguibles, panneaux inintelligibles …

Avec votre auto il vous semble facile d’aller faire un tour sur les grandes routes : elles sont à moi, direz-vous, et la bagnole aussi. Oui, mais ! D’abord la ceinture de sécurité obligatoire. Limitation de vitesse idem. Vous aimeriez vous asseoir à l’arrière et mettre les enfants à l’avant : bernique !

31 août 1975 : « places avant interdites aux enfants de moins de dix ans ». Un arrêté d’application prévoit toutefois des aménagements ou des dérogations lorsque la famille est nombreuse. Il n’est pas précisé à partir de combien d’unités commence cette notion et surtout lorsque la voiture ne comporte pas de place arrière.

On serait tenté de dire : heureux piéton ! Mais – ceci est confidentiel – un bureau s’occupe de distinguer le piéton qui occupe une place avant de celui qui fait l’inverse ; il peut regarder derrière lui, n’est-ce pas ? Et alors ? J’ai entendu au régiment un lieutenant dire : «  Comment voulez vous que ces hommes s’alignent s’ils tournent le dos à ce qu’ils ont devant eux ? » De toute manière le piéton ne doit pas se croire trop malin car un règlement spécifie que celui qui marche à droite est «  mal couvert » en cas d’accident. Ici encore citons un commentaire : « Il eut été souhaitable de voir le ministère de l’équipement et le secrétariat à la Sécurité routière attirer l’attention des millions de piétons qui n’étudient pas forcément l’évolution du code de la route ». Cela c’est le bouquet : il faut connaître le code de la route pour aller acheter le journal au kiosque d’en face. Et voilà le progrès !

Revenons à Paris. Nous allons essayer de décrire la vie d’un parisien, pour être précis, d’un parisien de la classe moyenne à laquelle ma famille appartenait. Ma famille n’était pas née dans l’opulence et tout son avoir lui venait du travail personnel. Mon grand père, venu du Doubs, était professeur de mathématiques dans un lycée de province ; ma grand-mère m’a souvent raconté une scène comique qui s’était produite lors de son mariage, vers 1840. A cette époque le contrat était à peu près obligatoire et le jour de la signature faisait date dans la vie. Le notaire devait énumérer tous les apports des futurs époux. «  Qu’apportez – vous ? demanda-t-il au fiancé. Ma foi, rienVous ne possédez pas de titres ? Non. – Pas d’argent liquide ? Non. – Pas de propriété immobilière ? Non. – Mais enfin il faut que j’inscrive quelque chose ; vous avez sûrement quelque chose. – J’ai ce qu’il y a dans ma chambre. Et le notaire écrivit : «  M. Briot apporte six chemises, autant de chaussettes et douze mouchoirs. »

M. Briot travailla dur et éleva deux garçons et quatre filles qui lui donnèrent bien des chemises et des mouchoirs à acheter. A cette époque pareille prouesse n’était pas rare, on partait de zéro, et en avant !

Nous allons donc suivre la journée du bourgeois parisien. Au réveil il trouvait devant sa porte, sur son palier, une bouteille de lait et un gros pain debout. Je dis un gros pain parce que les formes actuelles, de plus en plus anémiques, restaient inconnues. Personne n’aurait acheté une baguette, ni à plus forte raison une ficelle ; l’unité était le gros pain de quatre livres fendu au milieu. Non seulement il était la base de la nourriture, mais il était entouré d’un respect religieux. Il n’était pas admis par principe qu’un enfant laisse quelque chose dans son assiette ; il ne devait pas avoir les yeux plus gros que le ventre. Les accommodements étaient à la rigueur possibles, mais jamais quand il s’agissait de pain. Maman, elle-même, était inflexible.

Vers 1910 le corps médical fit une découverte : du jour au lendemain le pain devint une nourriture dangereuse et il fut ordonné de s’en abstenir. Personne ne savait au juste à quelle calamité il s’exposait en transgressant la consigne ; mais dans les rang bourgeois peu échappèrent à l’épidémie. Elle fut moins dangereuse pour les travailleurs manuels qui jugèrent d’après leur bon sens ancestral et conclurent qu’un aliment aussi populaire depuis des siècles ne pouvait pas avoir tant de malice.

Le pain était apporté de très bonne heure par une jeune fille qui ne devait pas rechigner aux étages car il importait peu que le client habitât au cinquième et les ascenseurs étaient rares : elle devrait être proposée en exemple aux générations actuelles. Je citerai le cas d’un garçon qui appartient à la classe aisée : plusieurs autos, sports d’été et d’hiver, télévision et tout le tremblement. Quand il eut atteint six ans, on s’aperçut qu’il ne savait pas monter un escalier : il y était perdu comme un poisson sur le parvis de Notre Dame. Voici un guerrier bien préparé à la lutte pour la vie !

La jeune fille aux jambes agiles exerçait une profession bien définie et honorée : porteuse de pain. Xavier de Montépin qui était un des best sellers de l’époque, lui avait consacré un roman dont le succès fut tel qu’un plaisantin a proposé d’écrire désormais son nom : Xavier de Montez pain.

Le petit déjeuner était préparé et servi par une autre jeune fille, officiellement dénommée la bonne à tout faire. D’après nos idées et nos sensibilités actuelles, son sort pouvait être qualifié de misérable. Elle était libre seulement le dimanche après midi, dans certaines familles un dimanche sur deux. Elle dormait dans une minuscule chambre sous les toits, sans chauffage. Comment d’ailleurs aurait-elle pu dormir ailleurs, alors que sa maîtresse la sonnait à toute heure du jour ?

Sa nourriture n’était pas nécessairement celle des patrons ; en principe elle mangeait les restes et il fallait une décision spéciale pour qu’elle eût, non pas droit mais accès momentané aux plats soignés et aux desserts. Elle était payée trente francs par mois à Paris et vingt cinq en province. Il peut paraître invraisemblable qu’il fût facile de trouver une bonne à tout faire ; mais le fait est qu’elles craignaient le chômage et s’adressaient à un bureau de placement qui en avait toujours plusieurs disponibles.

Étaient–elles vraiment malheureuses ? Cette question n’était jamais posée et n’avait pas de sens ? La bonne et ses patrons faisaient partie de l’ordre social et tant qu’ils respectaient les règles du jeu il n’y avait rien à dire. Cette appréciation peut nous paraître cruelle mais elle était celle de tous, d’un coté comme de l’autre.

Au siècle dernier, il arriva qu’un voyageur anglais, attiré par les glaciers suisses entrât en contact avec la population d’une vallée reculée et fut ému par le manque total de confort dans lequel elle vivait. Il demanda à un montagnard : « Comment pouvez-vous supporter une vie pareille ? – Mais Monsieur, répondit son interlocuteur en ouvrant de grands yeux, nous n‘en connaissons point d’autre ».

La vie pénible de la bonne à tout faire n’était pas sans compensation : il était presque normal qu’elle reste longtemps dans la même place. Ma grand-mère a gardé Mélanie pendant vingt cinq ans et Catherine a pris sa retraite après quarante ans sans avoir changé de situation. Les deux étaient considérées comme faisant partie de la famille et, du point de vue affectif, traitées comme telles, prenant part aux joies et aux peines.

Avec les bureaux de placement les accidents n’étaient pas rares. Une année nous avions engagé une cuisinière, sur la foi de certificats, juste avant de partir en famille pour les vacances ; et nous avions fait venir un tonnelet de vin de trente litres. On trouvait alors du vin du Minervois, bien coulant, pour 22 centimes. Après moins d’une semaine je demandai à un cousin qui villégiaturait avec nous de m’aider à changer le tonnelet de place. Descendus à la cave, nous prîmes l’objet à quatre mains, chacun de son côté et fîmes un effort vigoureux pour le soulever. Il s’en fallut de peu qu’il ne s’envole au plafond. Nous le regardions, médusés. La vérité se fit jour : il était vide. Notre cordon bleu l’avait tari au taux moyen de quatre litres par jour. En respectant les apparences, car nous ne nous étions douté de rien.

Je ne prétends point recommander l’alcool. Mais le fait est que certains individus prédestinés lui opposent une résistance sans limite. J’ai connu dans une petite bourgade de province un charpentier qui passait pour être le meilleur ouvrier du coin et que tous les propriétaires se disputaient. La rumeur publique attribuait à son gosier une pente de sept litres par jour.

Et le facteur rural ! Il faisait sa tournée à pied et en été le soleil tapait dur. S’il avait dû passer partout, il en avait, disait-il, pour 35 kilomètres. Même en confiant à des amis bien intentionnés les lettres à destination trop excentrique, il devait visiter beaucoup de fermes dont chacune, suivant un rite ancestral, lui offrait un verre, qu’il ne refusait jamais. Aucune lettre n’était perdue mais tous ces verres excitaient sa verve et le poussaient à raconter des histoires … Vous comprenez !

Toute la bourgeoisie buvait du vin en se tenant à moyenne distance entre le goutte et le torrent. Un soupçon d’intempérance aurait été déshonorant et aurait fermé toutes les portes. Voulez vous des chiffres ? Arrivé au terme de sa vie un homme aurait bu entre cinquante et cent barriques de 200 litres. Je ne suis pas certain qu’il aurait aussi bien supporté 50 kilos d’aspirine ou de gardénal, ou 50 livres de Freud, ou 50 lignes de Saint John Perse !

Passant à la confession, j’avouerai que je suis quelquefois sorti de la moyenne : notamment un jour dans la vallée de Chamonix. Résidant à Argentières je montai au pavillon de Lognan, bien connu des touristes, et j’y arrivai après deux heures de marche sous une pluie qui me trempa jusqu’aux os. Lognan est à 2000 mètres et, par le mauvais temps, l’air y est frais ; je n’étais pas à mon aise. Je commandai au pavillon un demi litre de vin chaud, avec l’entière approbation du gérant qui connaissait le remède à mon mal, sans doute pour l’avoir trouvé efficace sur lui-même. Un guide ne boit pas en course, mais quand il est revenu chez lui après avoir déposé son client sur un matelas, il peut se laisser aller à son bon naturel.

Le remède fut préparé suivant la bonne recette : deux tiers de vin, un tiers d’eau, du sucre et de la cannelle. A peine l’avais-je fini que je tombai dans un rêve délicieux : il me semblait que mon sang coulait en cascades, et que tout mon corps était imprégné d’une couleur d’aurore. Je repartis dans un état d’indifférence totale vis-à-vis des calamités causées par le monde extérieur : il aurait pu pleuvoir des icebergs. Et je n’attrapai pas l’ombre d’un rhume.

Mais pour réussir il faut avoir le vin gai, c’est un don naturel qui ne peut s’acquérir que par l’usage. Avant la guerre russo-japonaise, notre marine possédait un officier qui, disait-on, le possédait au plus haut degré et en profitait pour accroître notre prestige national. Notre flotte naviguait volontiers, était reçue dans les ports étrangers et invitée à des cérémonies dont la plus brillante était un banquet. Notre champion y était toujours délégué parce qu’il était le seul qui pût tenir tête aux buveurs étrangers, et notamment aux Russes.

Les rues étaient bruyantes. Imaginez…

Votre petit déjeuner a pris fin et la tasse a réintégré la cuisine ; vous entendez une mélodie qui ne peut venir que de la cour.

Bien des immeubles étaient constitués de trois ou quatre corps de bâtiment séparés par une cour intérieure ouvrant sur la rue par un passage couvert. Il y venait des musiciens qui étaient un élément de la vie quotidienne, accueillis avec sympathie : très souvent de pauvres diables auxquels la chance n’avait pas souri et auxquels leur public était heureux de venir en aide parce qu’ils apportaient une distraction et meublaient la solitude. Ils s’accompagnaient d’un orgue de barbarie ou d’un accordéon et chantaient des romances sentimentales dont l’une, si j’ai bonne mémoire, s’appelait la sérénade du pavé :

Si  je chante sous ta fenêtre

Ainsi qu’un galant troubadour

Et si je veux t’y voir paraître

Ce n’est pas, hélas, par amour.

Peu m’importe que tu sois belle

Duchesse ou lorette aux yeux doux

Ou que tu laves la vaisselle

Pourvu que tu jettes deux sous.

Deux sous c’était en quelque sorte le tarif officiel, une pièce de dix centimes enveloppée de papier blanc pour être plus visible sur le pavé de la cour. Dans les rues nous avions les cris de Paris dont l’origine était séculaire. Je les nomme ainsi parce qu’ils entraient pour beaucoup dans l’atmosphère et la physionomie de la ville ; je dirais même dans son charme. Avec leur disparition la mort de Paris a commencé.

Le pianiste polonais Arthur Rubinstein en a donné une appréciation qui est parfaitement à sa place ici : « les premières impressions musicales je les dois aux hurlements lugubres et plaintifs des sirènes d’usine qui, par centaines, réveillaient les travailleurs à six heures du matin dans la ville encore plongée dans le noir. Les plus agréables nourritures musicales s’offrirent bientôt à moi sous la forme des gitans qui apparaissaient dans la cour de notre maison pour chanter et danser, avec leurs petits singes costumés, tandis qu’un soi disant homme-orchestre jouait d’un tas d’instruments bizarres. Il y avait aussi les mélopées des marchands de vieux habits juifs, des marchands de glaces russes et des paysannes polonaises qui chantaient les louanges de leurs œufs, de leurs légumes et de leurs fruits. J’adorais tous ces bruits ».

Voici une raison d’aimer sa ville qui peut paraître bien imprévue, mais ces menus spectacles apportaient la vie qui maintenant nous a fuis.

Avions nous des singes savants ? Je ne m’en souviens plus. Peut être quand j’étais tout petit ! Sans doute les bêtes sauvages ne faisaient-elles déjà plus recette en 1900. Nous étions loin d’une époque où l’arrivée en France d’une girafe avait été la cause d’un véritable mouvement populaire, tout le monde voulant voir cet invraisemblable quadrupède.

Nous avons maintenant tant de zoos, publics et privés, que nous sommes familiers avec les animaux les plus lointains. J’ai vu vers 1900 un des derniers montreurs d’ours : il parcourait les campagnes en menant deux petits ours qui n’avaient pas l’air bien méchants ; mais il avertissait les spectateurs de ne pas trop s’y fier. Tenez vous à distance, ils sont solidement muselés mais leurs griffes sont libres et un coup de patte d’ours ne pardonne pas. Allez voir au jardin des plantes le dénicheur d’ourson de Barye.

 Descendons dans la rue. Nous pourrions y rencontrer un petit troupeau de chèvres errant librement sur la chaussée sous la conduite d’un berger plus ou moins basque. Il annonçait son arrivée par la musique d’une petite trompette (disons un pipeau pour la couleur locale) et était aussitôt entouré de mamans dont les bébés préféraient à tout autre le lait de chèvre. Sa fraîcheur est garantie puisqu’il est trait devant la cliente et emporté tout chaud. Certains bébés ont une préférence pour une certaine nourrice et boivent à la carte. Le petit troupeau et son berger en béret apportaient une bouffée d’air agreste et étaient très populaires.

Au coin de la rue nous aurions trouvé le commissionnaire attendant un client ; c’est une profession disparue et presque inimaginable. Le commissionnaire était prêt, à toute heure, à effectuer pour vous un travail qui dépassait vos moyens, le plus souvent un travail de force. Monter des bagages, transporter un meuble, aider à un déménagement. Le nôtre attendait assis sur un banc public au coin de la rue du Bac et du boulevard Saint Germain. Je le revois très bien : un petit homme râblé qui déjà n’était plus jeune. Mais pour son nom j’hésite entre Kermadec et Kermarec, avec une préférence pour le dernier. Je me rappelle encore le jour où il nous monta sur l’épaule un lit pliant : pauvre Kermarec ! Il s’était si définitivement embrouillé dedans qu’il n’arrivait plus à en sortir.

Une autre profession disparue aussi, mais sans laisser de regrets, était celle du bagotier. Elle a tellement disparu que le mot même qui la désigne a été supprimé dans le petit Larousse ainsi que dans le Robert ; mais il subsiste dans le grand Larousse. Vous reveniez de vacances et, sur le quai de la gare, vous trouviez un fiacre. Il en existait deux modèles : le fiacre ordinaire et le fiacre à galerie qui pouvait porter les malles sur son toit. Vous partiez ; un homme qui vous avait entendu donner l’adresse vous suivait au pas gymnastique : c’était le bagotier. A l’arrivée il se présentait pour monter les bagages. Que vous habitiez au premier ou au sixième étage ne faisait pas de différence, pas plus que le temps qu’il avait mis à courir ; il comptait sur votre conscience pour lui tenir compte de son effort.

Nous avons peine aujourd’hui à croire que ces hommes aient pu gagner leur vie avec un métier aussi misérable ; il n’étonnait personne. On était dur pour les autres en 1900. Mais on était dur aussi pour soi même. Ma grand-mère est morte à 94 ans, dans une situation mieux qu’aisée, laissant une famille prospère qui comptait plus de 100 membres : elle n’avait jamais eu de feu dans sa chambre à coucher ; il y faisait froid, il ne fallait pas y faire attention.

Autres temps, autres mœurs. J’entendis un jour au restaurant une conversation entre deux jeunes « sportifs » qui se proposaient d’assister à une réunion dans un arrondissement lointain. « Comment reviendra-t-on ?- A pieds. – A pieds, protesta l’autre, penses tu ? Il y a au moins un kilomètre ! » Un kilomètre, c’est six minutes de marche tranquille. Le sport c’est les jambes des autres.

Cette déliquescence n’est pas universelle. Il y a quelques années un constructeur eut à bâtir un refuge sur l’une des faces du Mont Blanc, à quelques 3 500 mètres d’altitude, à la limite des neiges ; il se trouva confronté à un problème. D’une part, l’un des éléments était une pièce de métal pesant 70 kilos et indivisible ; d’autre part le point le plus élevé accessible par des moyens mécaniques était le terminus d’une ligne de chemin de fer, vers 2000 mètres ; il y avait plus de mille mètres à monter d’une seule traite. Un montagnard se présenta comme volontaire et fit l’ascension au milieu de l’émotion universelle. Il n’était pas bavard et à l’arrivée il jeta son sac à terre en disant seulement : M.. !

La vie en 1900 il fallait la chercher dans les rues qui étaient peuplées d’êtres sensibles et non comme aujourd’hui de boites en fer qui pourraient être des cercueils. La situation ne peut être mieux définie que par le mot prêté à Gavroche par Victor Hugo dans Les Misérables : comme il s’ennuie au logis – à vrai dire un triste logis – il s’écrie tout à coup : maintenant rentrons dans la rue. Gavroche connaît le cœur humain beaucoup mieux que nos urbanistes, esclaves des mathématiques et sourds à tout appel du bon sens.

Le marchand de mouron criait :

 Du mouron pour les petits oiseaux !

 Le marchand de cresson :

 Cresson d’fontaine, la santé du corps. Un six liards la botte !

Ce six liards était une figure de rhétorique ; le liard était une vieille pièce depuis longtemps abandonnée, qui valait le quart d’un sou. Mais le cri avait survécu.

 Un autre artisan s’annonçait :

 V’là le raccommodeur de faïence et d’por..celaine ! en marquant un temps d’arrêt après por..

Il s’installait sous une porte cochère, tirait son petit outillage de son sac et, à l’aide d’une pointe emmanchée et de fil de fer, remettait en état quelque victime de votre maladresse.

 Aviez-vous des couteaux de table inefficaces ? Il vous suffisait d’attendre :

V’là le rémouleur ! Avez-vous des ciseaux, des couteaux à repasser ?

Il se rangeait le long du trottoir avec sa grande meule de grès et donnait du fil aux couteaux. Nous ne savons plus aujourd’hui la joie que procure un couteau qui coupe. Notez bien que, lorsque le travail était terminé, le rémouleur vous remontait le paquet à l’étage.

Les comestibles avaient leurs spécialiste : c’était tantôt :

Soles à frire, à frire !

et tantôt :

J’ai du colin, du beau colin.

Notez encore le petit ramoneur qui était censé venir de Savoie. Et le marchand de robinets, et beaucoup d’autres que j’oublie. Justement j’allais oublier le rempailleur de chaises : lui aussi s’installait sous la porte cochère, juste dans le courant d’air.

 Tous ces braves gens qui facilitaient la vie quotidienne, c’était des gagne petit dont chacun travaillait pour son propre compte dans une liberté totale. Si l’on cherche à comprendre le rôle qu’ils jouaient dans le Paris de 1900, il semble possible de le caractériser par un mot : ils apportaient la fantaisie. Ne dites pas que c’est un détail. Celui qui la supprime est condamné à vivre entre des clous, et à travailler à la chaîne.

Seul le marchand de marrons a subsisté derrière sa rôtissoire immuable au cours des siècles ; mais il est déchu de son ancienne splendeur. Acheter deux sous de marrons sortant du feu, brûlants, et s’y réchauffer les doigts avant de les croquer, était une joie pour les enfants et souvent aussi pour les parents. Maintenant ils passent devant le petit éventaire, en automobile, et ne le voient même pas.

Un véhicule bizarre tiré par des chevaux remontait notre rue. Il ressemblait à une petite locomotive, avec des cuivres astiqués, des tuyauteries et des robinets : c’était celui des bains à domicile. Peu d’appartements disposaient d’une salle de bains et le chauffe-bains à gaz était une invention récente. Une compagnie fournissait l’eau chaude qui était apportée devant la grande porte par la locomotive et montée à l’étage dans des seaux. Mais seuls les délicats avaient droit à ce luxe ; tous les autres étaient clients de bains publics.

Un autre véhicule que le passant était bien obligé de remarquer était celui de la compagnie Richer, la plus connue et la plus utile des compagnies parisiennes, bien que l’objet de son activité ne puisse être décrit en termes absolument précis.

L’expression water closets est manifestement empruntée à la langue anglaise ; pour l’objet en lui-même je n’ai pas de compétence mais je suis témoin : il était en 1900 à un niveau inaccessible aux masses laborieuses, comme on dit aujourd’hui de ceux dont le plus cher désir est d’en faire le moins possible. La chasse d’eau était pratiquement inconnue. Dans le petit endroit, qui n’a point changé, la cuvette était fermée par une soupape commandée par une poignée. Au moment voulu l’intéressé tirait la poignée en versant de l’eau d’un broc ou d’un arrosoir. L’eau n’était pas perdue mais se rassemblait au sous sol dans la fosse d’aisance, poétiquement nommée ; Jules Renard dans Poil de Carotte a défini cette aisance en termes auxquels on ne peut rien ajouter.

C’est là qu’intervenait la compagnie Richer, sous la forme de longs tuyaux qui traversaient la cour et aboutissaient à la voiture restée dans la rue et portant les armes de cette compagnie. Dans une usine centrale elle en faisait de l’engrais, la poudrette, appliquant au gros ce que les Chinois faisaient depuis des milliers d’années pour le détail, avec un succès constant. Avons-nous réalisé un progrès ? Actuellement tout est perdu et nos rivières sont des cloaques. Je ne juge pas, je constate.

Avant de poursuivre je dois signaler l’un des plus grands progrès réalisés par l’époque moderne : l’emploi généralisé des sigles. Ils ont toujours existé mais leurs mérites étaient si méconnus que le mot même aurait passé pour une expression prétentieuse. Nous nous contentions de dire : une abréviation. Ainsi nous avions cinq compagnies de chemin de fer dont quatre étaient appelées par leur nom, comme l’Orléans ou le Midi ; et nous ne faisions d’exception que pour le Paris – Lyon – Méditerranée, unanimement appelé P.L.M. Quand je dis unanimement, je dépasse un peu la vérité car certains disaient seulement le Lyon : je vais à la gare de Lyon.

J’ouvre une revue qui se consacre à l’astronomie et j’y trouve, p. 40, un article intitulé : l’Europe à l’heure du soleil. Il faut croire que le soleil n’apporte pas une clarté totale car je ne comprendrai l’article que si je suis familiarisé avec le CERN, l’ESSO, le JOSO, le CESRA et l’ESMOC.

Une technique s’est fondée : quatre ou cinq personnes s’intéressent au même sujet, ou plus communément, au même détail d’un sujet. Croyez-vous qu’ils vont simplement s’écrire pour se communiquer leurs résultats ? C’était bon au temps de Descartes, de Ferment, de Newton. Ils forment un groupe d’études qui dépose dès le premier jour une demande de crédits et se munit, dès le second, d’un président et d’un secrétaire. Ils décident d’un titre et c’est ainsi que vous pouvez recevoir la carte de visite de votre collègue A., président du C.I.E.D.O., Groupe International d’Etude des Détails Oiseux. Nous nous moquions autrefois de ces armées exotiques qui comptaient autant de généraux que d’hommes de troupe ; avec notre armée d’un autre genre, nous faisons mieux.

Passons aux moyens de transport : les omnibus, les tramways, les fiacres. Ceux-ci étant une concession aux ploutocrates, nous parlerons d’abord des omnibus : ils ne portaient pas un numéro comme aujourd’hui mais avaient un nom véritable qui leur assurait une personnalité en indiquant leur point de départ et celui d’arrivée. Si vous aviez un peu le plan de Paris en tête, vous saviez où il pouvait passer.

Je ne sais pour quelle raison, le roi des omnibus était pour moi, Batignolles – Clichy – Odéon. Je ne me souviens plus s’il était attelé de deux chevaux ou de trois ; je penche vers trois : de belles bêtes, bien nourries, au poil luisant. Il est facile de connaître, exprimée en langage moderne, la puissance du moteur : par définition, deux ou trois chevaux. Actuellement l’autobus, qui n’est pas beaucoup plus gros, consomme trente fois plus et vous auriez bien tort d’en conclure qu’il trotte trente fois plus vite. Les voitures partaient de l’Odéon et arrivaient je ne sais où, aux Batignolles évidemment. Mais où était-ce, les Batignolles ? On ne se posait pas la question.

L’Odéon était le centre intellectuel, qui gouvernait Paris, sinon la France. Le rez de chaussée du théâtre était aménagé en galerie d’exposition et la maison Flammarion y vendait tous les livres : ceux des autres comme les siens. Quand on avait une idée en tête, on allait chercher à l’Odéon où l’on pouvait consulter et feuilleter. En cas de difficulté, on allait consulter M. Georges, que l’on était sûr de trouver toujours assis à la même place, sur la même chaise et dans le même courant d’air, hiver comme été. La mémoire de M. Georges était sans défaut et il savait tout ce que l’on peut savoir sur les livres : le titre, le nom de l’auteur, l’éditeur, la date de parution, au besoin les impressions. Sous l’Odéon régnait la confiance. Il aurait été facile de voler, parmi les milliers d’ouvrages exposés, mais on ne volait pas.

A cent mètres de son terminus Batignolles-Clichy-Odéon passait devant le restaurant Foyot, au coin de la rue de l’Odéon et de la rue de Vaugirard. Etablissement glorieux entre tous, fréquenté par les sénateurs tout proches. Le sénateur était dans l’Etat un grand personnage, sans aucune comparaison avec celui d’aujourd’hui, un miteux qu’il est question de supprimer.

Foyot donc abreuvait les sénateurs, et avec eux bien d’autres notoriétés françaises et étrangères. Et, pour ce faire, il mettait en avant-garde une cave amoureusement composée. Quand il dut cesser son commerce – nous dirions mieux, son sacerdoce – la vente de la cave fut un évènement national, sinon international : tous les grands restaurants déléguèrent un connaisseur pour s’assurer la propriété de quelques bouteilles des incomparables nectars. Le culte des bons vins a toujours été familier aux Français. Les journaux ont raconté, il y a bien des années, que le colonel d’un régiment de l’Etat faisait présenter les armes à sa troupe quand, au cours d’une marche, elle passait devant un certain vignoble célèbre, sauf erreur le Romanée – Conti.

Un autre omnibus se faisait remarquer par une singularité : Panthéon – place Courcelles : car il n’existait pas de place Courcelles. Elle avait été débaptisée depuis longtemps et était devenue place Pereire. Qui était Pereire ? Une grande puissance financière qui joua un rôle de premier plan dans l’industrialisation de la France au moment où ses hommes politiques ne croyaient pas aux chemins de fer et soutenaient que nous ne trouverions jamais assez de fer pour les rails. Pereire, ou plutôt les Pereire, avaient bien droit à une place, et par suite à un omnibus ; mais le nom était déjà inscrit sur une planche qui ceinturait la voiture et qu’il aurait fallu repeindre ; et si le vent était à l’économie …

Economie, voilà un mot malsonnant ! C’est sous la magistrature de Thiers, peut être de Grévy, en tout cas un siècle avant nous, que le budget de l’Etat atteignit le milliard ; les compétences hochèrent la tête et dirent : c’est beaucoup ! Aujourd’hui nos consuls nous annoncent un budget de 500 milliards, soit trois cent fois le chiffre qui avait inquiété Thiers. Vraiment il se faisait du souci pour peu de chose !

Une ligne déjà très fréquentée et qui n’a cessé de croître en importance était Montrouge – Gare de l’Est qui traverse au Châtelet le cœur de Paris en enjambant la Seine au pont Saint Michel. Son fonctionnement fut interrompu un jour pendant un quart de minute par un phénomène météorologique fort rare, une trombe. Non pas ce que la littérature appelle une trombe d’eau, par une assimilation impropre, mais une trombe véritable, tourbillon destructeur. A la tour Saint Jacques toute voisine le baromètre tomba en une seconde de deux centimètres et un kiosque à journaux de la place Saint Michel fut réduit en miettes dont les poissons purent faire profit. Quant aux passants, ceux qui ne se mirent pas de bon gré à plat ventre le firent de force, et l’omnibus les imita.

Le pneumatique étant inconnu, les voitures roulaient sur de bonnes vieilles roues de bois cerclées de fer et quand la chaussée était pavée, ils s’annonçaient de loin. C’était un des bruits de la ville et personne n’y faisait attention. Ils se suivaient à intervalles réguliers, de quart d’heure en quart d’heure, ou par demi-heures, et il fallait attendre. A cet égard le parisien était beaucoup plus tolérant qu’aujourd’hui et l’idée de voir les gens se bousculer dans un couloir pour gagner cinq secondes lui aurait paru horrible, comme celle de voir des enfants se précipiter pour devancer les personnes âgées.

Dirai-je le souvenir ému que je garde de l’omnibus Montmartre – place Saint Jacques ? Je le prenais en tant que touriste. Mais pour en faire comprendre le charme, il faut d’abord décrire l’anatomie de l‘omnibus : il comprenait un étage aménagé, l’impériale. Pourquoi l’impériale ? D’après les grammairiens ce mot apparut 1648 et on ne voit pas à quel empire il se rapporte. Un deuxième mot est mieux défini : l’impériale est une petite barbiche semblable à celle que portait Napoléon III, et on conviendra qu’il est plus élégant d’arborer une impériale qu’une barbiche.

L’impériale était accessible par un petit escalier en fer passablement raide et comportait deux longs bancs adossés l’un à l’autre dans le sens de la longueur, d’où le voyageur avait sur la rue une vue plongeante. Il pouvait penser qu’il était au balcon et que Paris défilait devant lui. J’ai dit qu’il était là en touriste : disons mieux encore, en badaud. Une ville n’est habitable que si la bonne moitié des passants est formée de badauds.

Mon omnibus était plus petit que les autres et son escalier plus raide. Il se réduisait à des marches de fer, scellées l’une au dessus de l’autre le long d’une paroi verticale pas plus large que la main et les dames le fuyaient en raison de sa transparence qui les exposait à laisser voir leurs jambes si elles montaient, ce qui était en 1900 rigoureusement exclu.

Je prenais volontiers l’impériale en été, quand la nuit tombait et préparait la ville au sommeil. Au balcon que j’occupais, on assistait à mille scènes familières que l’on avait le temps de suivre avec ses propres yeux et on faisait l’apprentissage de l’homme.

Qui nous rendra ces soirées apaisantes ? Le monde entier les a bannies et voici ce que nous pouvons lire dans les confessions d’un journaliste qui a vécu trois ans à Brasilia : « ici c’est une angoisse permanente. Il n’y a pas de vie dans les rues ; personne ne se promène jamais ; le soir il n’y a rien à faire. Je ne sais quand je pourrai m’échapper d’ici. »

Qui prenait l’omnibus ? Sans doute surtout la bourgeoisie petite et moyenne. Le petit employé et le travailleur manuel allaient plus souvent à pieds ; en l’absence de grandes usines ils trouvaient un domicile à proximité de leur lieu de travail.

Sur la Seine nous avions les délicieux petits bateaux mouches qui descendaient jusqu’à Suresnes et étaient pris d’assaut le dimanche. Ils portaient des noms et je me souviens que certains s’appelaient les Hirondelles. Ils accostaient des pontons amarrés sur les deux rives, alternativement droite et gauche ; ce mode de transport plaisait aux enfants dont il faisait travailler l’imagination. Voici le cuirassé qui s’avance, dessinant une courbe sur le fleuve ; sur la passerelle l’amiral en tenue de combat auquel il est interdit d’adresser la parole : n’est-il pas le maître à bord, après Dieu ? Il donne ses ordres par haut parleur aux chauffeurs en bas dans la cale, tout en tournant une grande roue de bois luisant. Le navire approche ; machine arrière ; l’eau bouillonne autour de la coque ; il accoste, si légèrement que les passagers ne sentent pas de secousse. C’est un moment impressionnant, car il pourrait bien arriver que le ponton soit coupé en deux. Le navire est immobilisé par des câbles gros comme le bras. A l’abordage ! L’échange des passagers se fait dans le tumulte. Puis les mêmes manœuvres se font en sens inverse et le paquebot repart ; il reviendra le soir à l’heure des tartines de confiture.

Pour les moins imaginatifs, ces traversées étaient encore agréables et reposantes. Dès que le bateau avait dépassé le viaduc du Point du jour, il aurait pu se croire sur le Missouri ; les îles étaient comme inhabitées et le regard ne rencontrait que verdure ; les méandres du fleuve changeaient sans cesse l’horizon. Il ne manquait pas autour de Saint Cloud de guinguettes accueillantes : les unes pour familles, les autres pas. Lisez le roman de Gaboriau, L’affaire Lerouge, ou encore Eugène Sue, ou Ponson du Terrail.

En renonçant aux bateaux mouches, Paris a beaucoup perdu ; il est question d’y revenir et un projet, dit-on, est à l’étude ; il a donc les plus grandes chances de ne pas aboutir. Voici un extrait d’un article paru récemment à ce sujet sous la signature de Geneviève Schweitzer, accompagné du regret de ne pouvoir le citer en entier : Pendant des siècles le coche d’eau fut pour les parisiens le transport en commun privilégié. C’est au milieu du XVII ème siècle que les habitants de la capitale ont commencé à voyager régulièrement sur la Seine. D’abord du pont Royal au pont de Sèvres, puis jusqu’à Charenton. Plus tard l’engouement pour le bateau devint tel qu’en 1900, année de l’exposition, quarante deux millions de voyageurs sont transportés. Mais le chiffre chute brutalement à douze millions en 1910 – le métro était né, la voiture avait conquis Paris – pour tomber à cinq en 1923 : c’était la fin.

Les bateaux mouches travaillaient d’une autre manière encore à l’embellissement moral de Paris. Un excellent point d’observation était le square du Vert Galant, à l’extrémité de l’île de la Cité. De là on s’amusait de la Seine, parcourue du matin au soir par des embarcations de toute sorte dont la variété et la fantaisie formaient un dessin animé. Nous nous souvenons encore du toueur : c’était une sorte de chaland sans hélice ni roue qui se hâlait sur une chaîne longue de plusieurs kilomètres posée sur le fond au fil de l’eau ; il mugissait sans cesse pour annoncer son arrivée : il fallait bien que les concurrents se dérangent pour lui, car il aurait été incapable de modifier d’un mètre son itinéraire.

Parmi les aimables souvenirs du passé, aujourd’hui disparus ou devenus méconnaissables, il convient de citer la ligne de chemin de fer de Sceaux : c’était celle des amoureux qui menait en particulier au célèbre parc d’attractions de Robinson, où l’on pouvait boire de la bière dans un arbre. Il était assez populaire pour que son nom fût donné à l’une des stations : Sceaux – Robinson, bien qu’il y eût fort loin l’un de l’autre.

Pourquoi décrire la ligne de Sceaux ? Il est si facile d’aller la voir : il suffit de se rendre à Pithiviers, à 10 kilomètres de Paris, en remontant l’Essonne. Un aimable groupe, dont l’initiative mérite des éloges, a ressuscité un petit chemin de fer d’autrefois, avec une vraie petite locomotive qui est un gros joujou exhalant un parfum d’innocence, tandis que les vieilles voitures sont ouvertes au vent. Vous prenez place, la locomotive s’ébranle en rugissant comme une grande personne et entre en compétition avec les autos qui circulent sur la route voisine ; aucune barrière ne vous en sépare et vous roulez au milieu des champs comme Attila. Après quelques kilomètres trop vite parcourus, le train fait demi tour et vous ramène au terminus, qui vous offre un amusant petit musée. N’oubliez pas avant de partir d’aller remercier la petite locomotive qui, pour vous distraire, a su renoncer au repos. Si vous êtes enfant, vous êtes ravi ; si vous êtes grand père, vous avez eu une bonne journée de détente. Tous les passagers sont disposés à rire dans le petit train de Pithiviers.

Au terminus de la ligne de Sceaux était la place Denfert, au lion de Belfort. De nos jours, au terminus, une voie s’achève en ligne droite : le train s’arrête  et repart en sens inverse. Ici la voie était circulaire pour le plus grand plaisir des spectateurs ; le train arrivant entrait dans le cercle, s’enroulait en le suivant, et ressortait par où il était entré, en se mordant la queue : c’était passionnant. De plus un défaut d’attelage faisait que, au départ, chaque voiture était un peu en retard sur la précédente : il en résultait une secousse qui, pour les voitures de queue, était brutale et achevait de nous mettre en joie. La ligne entrait aussi au bois de Verrières, alors sauvage ; les gens du pays disaient y avoir rencontré des chevreuils ; je n’ai jamais eu cette chance !

Comment se chauffait-on à Paris en 1900 ? Évidemment pas tous de la même manière : en général, dans la classe bourgeoise, au bois. Il venait souvent du Morvan, au fil de l’eau, par flottage : méthode économique qui est encore pratiquée au Canada sur une bien plus grande échelle. Là on flotte des troncs entiers, chez nous des bûches. Pour aider, un barrage avait été établi et avait formé le lac des Settons, aujourd’hui lieu d’excursions. Le bois coupé était déposé en tas tout au bord de la rivière et, les vannes étant ouvertes, le flot l’entraînait dans la Cure, puis dans l’Yonne : il était repêché dans la Seine en amont de Paris.

Le feu de bois a été maintes fois célébré, par Anatole France racontant Le crime de Sylvestre Bonnard, ou par Dickens dans Le grillon du foyer : il faisait partie de la douceur de vivre et c’est lui qui a enfanté la charmante locution : le coin du feu. Auriez vous jamais envie de dire : le coin du radiateur ? Le feu  mettait en jeu la pincette, la pelle et le ramoneur noir et poétique ; l’entretenir favorisait la réflexion philosophique, surtout si l’opération se faisait sous la présidence d’une bonne pipe. C’était la lutte entre l’esprit du bien qui cherchait à entretenir le feu et l’esprit du mal qui voulait l’éteindre. L’expérience faisait découvrir des ruses qui prenaient l’adversaire au dépourvu ; et d’autres qui économisaient le bois. Les Hollandais ont un concours qui permet de couronner le fumeur qui aura fait durer sa pipe le plus longtemps ; pourquoi pas un concours de bûches ?

Mais il faut bien le dire, le bois chauffait mal. Nous avions froid en hiver, ou plus exactement c’est ce que le thermomètre nous aurait dit ; la chaleur fuyait par la cheminée qui, de temps en temps, prenait feu, lorsqu’elle n’avait pas été ramonée à temps. La compagnie d’assurance était à cet égard impitoyable. C’était très joli, un feu de cheminée, une sorte de feu d’artifice économique : le tuyau vomissait un immense panache de fumée noire parsemé de brillantes étincelles semblables à des étoiles filantes

Un système déjà plus perfectionné était celui des bouches de chaleur : un foyer général logé dans la cave chauffait l’air qui montait de lui-même aux étages par des poteries et sortait dans les pièces d’habitation par des bouches, presque au niveau du plancher. Sont-elles aujourd’hui interdites, ou est-il devenu impossible de trouver un chauffeur ? En tout cas elles paraissent abandonnées.

Disons un mot des ascenseurs : là aussi ma génération a assisté à une évolution rapide. Pour une fois je lui donnerai une bonne note afin de montrer que je n’ai pas de malice.

Pour comprendre la situation il faut se rappeler que le moteur électrique était tout jeune et fort éloigné de la perfection qu’il a atteinte : le collecteur Gramme qui en était l’élément essentiel avait été présenté à l’académie des Sciences en 1871. Actuellement il n’est guère de ménage qui ne possède au moins un moteur, mais à ce moment on n’y pensait guère et la seule force motrice qui parût digne de confiance était celle de l’eau. Un puits vertical était creusé dans le sol, aussi profond que l’immeuble était haut, sous la cage de l’escalier ; il recevait un cylindre de fonte dans lequel était admise l’eau de la ville où plongeait un piston de la même longueur, surmonté par la cabine : la pression de l’eau la faisait monter.

J’ai pu assister avec compassion à l’agonie d’un ascenseur de ce type, dans un immeuble cossu de la rue de Varennes ; il était le dernier de sa famille et s’est éteint vers 1950. Au départ il était magnifique d’énergie et semblait capable d’escalader le ciel ; mais au second étage il demandait à réfléchir ; au quatrième on l’aurait volontiers poussé ; il rassemblait ses dernières forces et la prudence commandait d’en sortir.

Comment s’éclairait-on à Paris ? La façade de bien des maisons qui ne sont pas nécessairement les plus anciennes porte encore une plaque émaillée bleue sur laquelle le passant peut lire : eau et gaz à tous les étages. Vers 1900, cette plaque définissait encore le niveau social de l’immeuble, mais non sans quelque hypocrisie. Souvent l’eau atteignait bien réellement l’étage, mais en un point seulement, sur le palier ou dans un minuscule réduit appelé le plomb qui servait à l’évacuation des eaux usées, comme dit pudiquement le dictionnaire. Usées par quoi ? Elles n’avaient jamais servi.

L’escalier était éclairé par un bec papillon ; c’était un terme technique qui n’avait aucune aspiration poétique ; simplement le gaz sortait par une petite fente creusée dans un ajustage de stéatite et la flamme s’étalait un peu comme une aile. On ne voyait pas de nécessité à faire mieux. Comme partout pas de dépenses somptuaires : le concierge allumait les becs le soir et ils brûlaient jusqu’au matin. Dans l’appartement nous avions la lampe à huile, posée au milieu de la grande table avec la famille tout autour. L’expression lampe à huile éveille le souvenir de la préhistoire et nous avons vu récemment un groupe de vignerons bordelais décider de fabriquer leur vin « comme au temps de la lampe à huile ». Plût au ciel !

La lampe inventée par Carcel en 1800 avait constitué un grand progrès, tel que l’unité de puissance lumineuse avait été nommée le carcel, par décision internationale. Un mécanisme commandé par un ressort faisait monter l’huile jusqu’à la mèche et devait être remonté tous les jours ; il émettait à la fin de l’opération un gentil petit glouglou. Le verre de la lampe supportait un abat jour de carton léger, blanc à l’intérieur, qui abattait réellement la lumière au lieu que les types modernes la dévorent. A l’intérieur il arrivait souvent qu’une mouche, «  musca domestica », vole éperdument pendant des heures en se cognant stupidement au carton ; à l’extérieur l’abat-jour était nécessairement vert.

Si la famille était nombreuse une seule lampe ne suffisait pas et il en fallait une famille aussi. Son entretien était confié à la bonne à tout faire et ce n’était pas une mince besogne, à tel point que l’heure à laquelle les lampes étaient faites marquait dans la journée. Il fallait couper les mèches à la bonne hauteur, bien régulièrement sans quoi la lampe filait et remplissait l’atmosphère de flocons noirs, essuyer le verre, faire le plein d’huile. Et surtout astiquer le corps de cuivre jaune qui devait briller comme un miroir : aucune ménagère n’aurait toléré le moindre voile. Répétée chaque jour pendant des dizaines d’années cette opération conduisait à des merveilles.

Ma génération a assisté à l’agonie de la chandelle qui était bien des fois séculaire – quand vous serez bien vieille le soir à la chandelle …-. Elle n’était déjà plus employée que pour ses qualités de corps onctueux : les militaires s’en oignaient les pieds, avant les grandes marches, pour éviter les ampoules. La chandelle avait de grands défauts : d’abord elle graissait tout ce qu’elle touchait, surtout en été. De plus elle coulait à la chaleur de la flamme, en donnant des stalactites peu esthétiques qui en faisaient perdre beaucoup. Aidé de Gay- Lussac le chimiste Chevreul avait trouvé un remède à ces deux maux en décrivant, dans un brevet du 6 janvier 1825, la bougie stéarique, fabriquée d’abord au voisinage de la barrière de l’Etoile et connue dans le commerce sous le nom de bougie de l’Etoile.

Les dîners de famille se faisaient aux bougies : une dizaine plantée dans des candélabres de cuivre brillant. La lumière était douce, sans ombres tranchées, et les dix flammes oscillaient sans cesse comme si elles avaient été vivantes. Flamme et vie sont synonymes.

 Le gaz était fourni sous le nom de gaz d’éclairage, mais il éclairait peu. Un inventeur qui savait le latin avait imaginé la lampe au charbon blanc, ou albo-carbon ; avant d’arriver au brûleur, le gaz traversait une boite métallique plate pleine de boules de naphtaline doucement chauffée par la flamme ; il s’y chargeait de vapeurs qui donnaient un éclat bien supérieur ; cette lampe fonctionnait parfaitement mais son usage ne s’est pas répandu.

Ma génération a assisté à la naissance, la gloire et la mort du manchon Auer ; le tout en quelques dizaines d’années. Auer von Welsbach était un chimiste autrichien, né à Vienne en 1858, qui s’était intéressé aux terres rares et avait réussi à les rendre communes. Notre planète renferme dans son noyau central un grand nombre de métaux dont quelques uns sont en abondance : fer, aluminium, zinc, cuivre, plomb. D’autres sont plus réservés : mercure, étain. Enfin certains sont rares et ne se trouvent dans les roches qu’en quelques points où des prospecteurs les ont dénichés ; les laboratoires n’en possèdent que quelques grammes et ils sont entourés d’un certains mystère. Le chimiste français Georges Urbain avait entendu dire que l’un de ces éléments avait été trouvé dans la mine de Huanchaca et il avait cherché désespérément où se trouvait cette mine, jusqu’au jour où un hasard lui fit découvrir qu’elle avait un bureau en plein Paris : il ne se fait pas beaucoup de publicité autour du samarium, du dysprosium ou de l’ytiorbium.

Auer von Welsbach était l’un des rares maniaques qui s’intéressaient vers 1900 au thorium et au cesium. Le premier avait été identifié en 1818 par le suédois Berzélius et baptisé en hommage à Thor, le dieu du tonnerre. Le second, plus vieux de quelques années, se réclamait de Cérès, reine des moissons, mais n’avait rien à voir avec les épis dorés. Il s’est rendu utile par une autre vertu : entrer dans la composition du ferrocérium, pierre à briquet ou pierre Auer.

Le manchon Auer, né en 1885, était un petit cylindre d’un tissu très léger, imbibé d’une préparation de thorium et de cérium, puis recouvert d’une couche très mince de nitrocellulose qui le rendait maniable ; pour le mettre en état, on le suspendait au dessus d’un brûleur à gaz spécial et on y mettait le feu ; la nitrocellulose brûlait et il restait un squelette ténu d’oxydes qui répandait une brillante lumière.

Le progrès était tel que le manchon Auer avait franchi tous les obstacles. Il avait tout contre lui, son étrangeté, sa nouveauté, sa fragilité, la rareté du thorium. Un hasard m’a permis de découvrir un jour, en cherchant tout autre chose, un rapport présenté à son sujet par de hautes autorités à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, qui ne contestait pas l’originalité de la découverte d’Auer, mais ajoutait aussitôt que toute application pratique était exclue. Comme encouragement c’était tiède ; et ce rapport devait être affiché dans tous les bureaux occupés par des Pancrates. Il n’est nullement exagéré de dire que, vers 1900, le manchon Auer éclairait le monde entier. Le gaz n’était même pas nécessaire et certains modèles fonctionnaient au pétrole. Il a été tué par l’électricité.

Les sociétés françaises en mesure de fournir de l’électricité étaient nombreuses, sans doute plusieurs centaines ; chacune était maîtresse chez elles et choisissait le genre de courant qui lui convenait le mieux. Rien qu’à Paris on voyait coexister le courant continu, le monophasé, le diphasé, sous divers voltages et c’était une tour de Babel. Les petits revendeurs d’appareillage devaient avoir leur marchandise en triple ; le moteur ou la lampe qui convenaient aux numéros pairs de la rue étaient inutilisables du côté impair. Les inconvénients d’une pareille situation anarchique n’ont jamais été aussi évidents en aucun pays que lors d’un incendie qui eut lieu à Bruxelles, à l’époque où la ville était divisée en quartiers que les municipalités voulaient tout à fait indépendantes. Pour l’éteindre le concours de tous les pompiers de la ville aurait été nécessaire : il ne put pas être obtenu parce que les tuyaux d’une commune ne s’adaptaient pas aux prises d’eau de la voisine.

Et l’éclairage public ? Nous n’apprendrons rien à personne en rappelant que nous vivons aujourd’hui le siècle de l’électricité. Mais comme ce siècle a duré bien plus de cent ans, un autre langage est préférable et nous ne saurions mieux faire qu’en empruntant celui de la géologie qui parle de périodes. La période primaire est celle du bâton de résine frotté avec une peau de chat : elle a sombré dans l’oubli. La période secondaire est celle de la pile Volta : le nom seul de l’instrument a survécu et nous connaissons tous la pile miracle qui parle anglais et ne s’use que si l’on s’en sert. La période tertiaire est celle de la pile de Bunsen ; le quaternaire commence avec Ampère et l’action électromagnétique ; les temps modernes ont vu naître le gigantisme et les groupes de 600 000 kilowatts de nos centrales.

Pour le bourgeois parisien l’histoire commençait au quaternaire ; il avait déjà connu l’éclairage des rues au gaz, avec le bec Papillon dont il a déjà été parlé. Tout au long des rues, au bord du trottoir régulièrement espacés, se dressaient les réverbères, colonnes de fonte reposant sur un socle tronçonique, hauts de plus de trois mètres et surmontés d’une lanterne. Une profession justement honorée était celle d’allumeur de réverbères. Tous les soirs quand le jour tombait, on le voyait passer le long des rues, tenant à la main une longue perche au bout de laquelle brillait une petite flamme ; ses gestes étaient rapides et précis ; il s’approchait de chaque bec, ouvrait le vitrage de protection et le robinet. Au matin il refaisait sa tournée en sens inverse. La ville devait avoir une petite armée d’allumeurs pour que toutes les rues soient éclairées en même temps et ils étaient très considérés. Ils étaient en contact avec la population car rien ne les empêchait, leur tournée une fois faite, d’échanger leurs impressions avec M. Pipelet.

Les réverbères aussi savaient se rendre utiles : d’abord en accrochant les ivrognes qui erraient sans soutien ; puis en cas de troubles, d’une autre manière fort bien définie par la chanson révolutionnaire :

Ah, ça ira, ça ira, ça ira

Tous les bourgeois à la lanterne !

Ah, ça ira, ça ira, ça ira

Tous les bourgeois on les pendra !     (7)

A Paris l’apparition de l’ampoule (appelée lampe à incandescence, par opposition à la lampe à arc) ne causa pas grand émoi. Mais, dans les campagnes, la surprise fut totale : j’assistai un jour à une scène dont le souvenir m’égaie encore. L’électricité venait d’être installée dans une ferme écartée et le courant devait nous être donné à onze heures ; nous l’attendions, anxieux, en compagnie d’un paysan fort éloigné d’être bachelier. A onze heures, rien ! Onze heures dix, rien. Nous commencions à être inquiets mais le vieux nous rassura : il faut bien, nous dit-il, donner à l’électricité le temps d’arriver ; elle vient de loin ! Cette simplicité nous amusa ; mais qui fut quinaud ? Au quart, les lampes s’allumèrent : l’électricité avait mis un quart d’heure pour franchir quatre kilomètres. (8)

Les parisiens sont-ils satisfaits de leur éclairage public ? Personne ne peut le dire. Ils ne descendent pas dans la rue pour protester et c’est à l’heure actuelle un symptôme indiscutablement favorable. Mais une publication récente de la grande presse nous apprend qu’il est question de changer 18 000 foyers lumineux sur un total de 89 000. La méthode en usage pour ces changements a été exactement décrite par Pagnol dans Topaze, et le lecteur est prié de s’y reporter. Je peux garantir l’exactitude du récit, ayant vu moi-même déplacer un candélabre sans raison apparente ; je veux dire apparente pour moi, qui habite en face.

    Les parisiens se distrayaient, les bourgeois .. et le peuple de même   La bourgeoisie moyenne ou haute avait ses salons. N’ayant jamais eu accès aux altitudes, je ne peux apporter pour la haute que des témoignages indirects. Mais elle a été parfaitement décrite par d’autres mieux placés que moi : les tendances extrêmes étant représentées d’un côté par Paul Bourget et de l’autre par Labiche, avec Emile Augier comme terme moyen.

Les Dames avaient leurs jours, auquel elles recevaient leurs amies, et bien entendu leurs ennemies aussi. Ils s’annonçaient par un branle-bas dans la maison. Dans le salon les meubles, soigneusement protégés les autres jours par des housses, étaient déshabillés, repolis et alignés. Il n’y avait pas un centimètre qui ne fut rendu irréprochable. L’ennemi allait venir et quelle aurait été la joie de Mélanie si elle avait pu dire à son mari en rentrant à la maison : tu sais, nous sommes allées voir Amélie à son jour ; tu ne le croiras jamais, j’ai vu une miette de pain derrière le piano.

De quoi parlaient ces Dames ? Une obligation limitait le choix des sujets et aussi le ton à adopter. Il fallait être comme il faut, sans défaillance. Cela voulait dire : n’émettre aucune opinion qui ne fut pas conforme au credo du Milieu : respecter les puissances, armée, magistrature, haute finance, clergé. Il ne fallait risquer aucune opinion personnelle, ni élever la voix, ni essayer de se mettre en avant autrement qu’en souscrivant aux bonnes œuvres. Il se produisait parfois des accrochages : dans une ville de l’Est une pauvre femme qui ne pouvait pas trouver de travail et dont les enfants avaient faim, vola un pain à la boulangerie. Sur la plainte du propriétaire elle fut poursuivie : le président du tribunal l’acquitta, je ne me souviens plus s’il s’appelait Magnard ou Magnaud. Ce jugement inhabituel et contraire à la règle du Comme il faut fut commenté sans bienveillance dans les salons : la mère devait laisser ses petits s’étioler, elle ne devait pas voler.

Le président fut loué par beaucoup, blâmé par d’autres ; de toutes manières il exerça une grande influence en ce sens qu’il amena à réfléchir des gens qui n’en avaient pas eu l’occasion ; il fit bien plus pour la classe des humbles que les discours les plus éloquents, je m’en souviens encore après 80 ans. Mais les salons furent inflexibles : il faut dire à leur décharge que le sort des travailleurs manuels ne préoccupait pas beaucoup la classe dirigeante. La marche des idées est lente et un demi siècle ne s’était pas écoulé depuis que l’on avait entendu un grand homme d’état déclarer, sans soulever aucune émotion, que ceux qui étaient nés pauvres devaient mourir pauvres et ne rien demander de plus.

 Avec toutes ces restrictions aux conversations, que restait-il pour animer les Jours ? Les arts, la musique, les spectacles. Il fallait être au courant et pleurer la mort de la Malibran. Toutes les jeunes filles s’efforçaient de jouer du piano et la première question, si un déménagement devenait nécessaire était : où mettrons nous le piano ? Ne soyons pas trop méprisants car, de nos jours, on se demande : où allons-nous mettre l’auto ?

Pour la littérature, les salons disposaient de deux guides sûrs : tout en haut, à un niveau inaccessible, la Revue des deux Mondes ; à un rang nettement inférieur, les Annales politiques et littéraires, dont le critique, Francisque Sarcey, était redouté : il ne goûtait guère que le classique et, pour employer une expression moderne, il n’avait pas pu encaisser Ibsen, les Maisons de poupée le mettaient hors de lui. Sa méfiance vis-à-vis de la nouveauté allait un peu loin et la bicyclette était pour lui un jouet sans avenir. Mais il faut reconnaître qu’il n’aurait jamais signé l’un de ces articles de publicité ou de complaisance qui déshonorent de nos jours les feuilles consacrées à la littérature. Il n’avait pas tous les jours un génie à mettre sous le projecteur et une bulle de savon à gonfler. S’il revenait au monde bien des lecteurs trouveraient avantage à l’écouter.

Et les fêtes populaires ! Celles  du 14 juillet ont aujourd’hui bien changé. Jadis la jeunesse en célébrait dans la liesse deux autres : le mardi gras et la mi-carême ; il n’en reste que le souvenir ; elles n’ont plus rien de comparable à ce qu’elles ont été, pour les jeunes du moins.

Elles n’avaient aucune prétention intellectuelle et n’en sentaient pas le besoin ; le programme était de s’amuser et chacun était maître des moyens à employer. Beaucoup de tout petits portaient des masques, plus rarement un costume complet de carnaval ; les moins ambitieux, un nez de carton. Ces déguisements suffisaient à les mettre en joie, surtout s’ils se rencontraient au hasard, au coin d’une rue. Ce fut pendant plusieurs années le rôle des confettis et des serpentins d’entretenir la bonne humeur générale. Il est presque inexplicable que des procédés aussi primitifs aient pu obtenir un effet aussi plaisant ; on peut y voir un témoignage du bon équilibre moral de 1900. Quand l’homme est dans son état normal, il cherche à s’amuser et y parvient sans difficulté, simplement en se laissant glisser vers ses penchants naturels dont le plus essentiel est de redevenir enfant et de faire du bruit. Pour arriver à s’amuser, il suffit de le désirer ; le reste va tout seul.

Les confettis étaient de petites rondelles de papier multicolore, de la grosseur d’un petit pois, que nous achetions dans de grands sacs de papier. Le terme était d’origine italienne et était entré en France par Nice, mais nous disions un confetti, des confetti. Le jeu consistait à en prendre une pincée, dans les grandes circonstances une poignée, et à la jeter à la figure du premier venu, les garçons visant surtout les filles et inversement ; la victime et son tourmenteur riaient autant l’un que l’autre. Le serpentin était un interminable ruban de papier, multicolore aussi, enroulé en spirale, dont les arbres étaient les destinataires. Convenablement lancée, la spirale se déroulait en s’accrochant aux branches et c’était à qui lancerait la sienne le plus haut. Toute brutalité était exclue d’un commun accord, mais, à vrai dire, pas toute soif. De nombreux cafés restaient ouverts et louaient un orchestre qui donnait à danser. Que fallait-il de plus ?

Le beau temps ne dure pas toujours et les lendemains étaient moins plaisants, pour les employés municipaux au moins : la quantité de confetti projetée était telle que les trottoirs en restaient couverts et qu’il fallait laver à grande eau. On devait décrocher les serpentins qui, s’il venait à pleuvoir, offraient un spectacle lamentable : pour les enlever une armée de singes aurait été nécessaire. Mais qui pouvait le regretter ? On s’était bien amusé la veille ; il n’y a pas de roses sans épines.

L’historien consciencieux ne peut passer sous silence un petit évènement qui amusa un instant les parisiens : trois péniches avaient été amarrées le long d’un quai : Amour, Délices et Orgues, rappelant une singularité de la grammaire française. Délices offrait d’excellente cuisine ? Orgues une musique choisie. Pour ce qui est d’Amour, il suffira de dire que la péniche était discrète, louée à la nuit et que les clients ne soignaient pas leur publicité.

 Oserons-nous rapprocher des fêtes la grande inondation de 1910 ? Elle ne fut une fête pour personne et causa des pertes matérielles incalculables. Elle fut aussi extrêmement spectaculaire et l’historien consciencieux que nous venons de rencontrer ne doit pas l’oublier. Les petites crues de la Seine sont fréquentes et seuls les mariniers y font attention ; mais celle de 1910 était d’un tout autre ordre, car la Seine atteignit un niveau qui n’avait été dépassé que deux fois, en 1740 et en 1658. Elle monta de sept mètres. Fait curieux : parmi les quartiers qui en souffrirent le moins figure l’Ile Saint Louis, juste au milieu de l’eau.

C’est dans cette occasion que le zouave du pont de l’Alma se couvrit de gloire ; à mesure que le flot montait, son anatomie était de plus en plus immergée ; l’échelle officielle était au pont de la Tournelle, mais qui s’en souciait ? L’échelle, c’était le zouave. Tant qu’il en eut à la cheville personne ne s’émut ; à la taille, on s’inquiéta. Heureusement, si ma mémoire est fidèle, l’eau n’arriva jamais à la bouche et il ne fut pas noyé.

La plupart des ponts le furent ; ou plus exactement le pont lui-même surnageait mais était devenu inaccessible : par exemple le pont Royal auquel conduit la rue du Bac. Nous habitions cette rue qui n’avait jamais aussi bien mérité son nom car pour traverser l’onde un bac aurait été des plus utile. Nous constations, sans trop d’émotion, que le flot montait, mais un jour nous n’eûmes plus ni eau, ni gaz, ni électricité et il fallut capituler, le flot ayant envahi la chaussée. Un escalier descendait à la cave : deux marches seulement étaient hors de l’eau. Le pont Saint Michel resta accessible ; mais celui qui y descendait en venant de Montrouge assistait à un spectacle curieux : pour voir les bateaux il devait regarder en l’air, le flot montant jusqu’au parapet. De longues files de barriques passaient au fil de l’eau ; la crue avait été si forte et si rapide que leurs propriétaires avaient dû les abandonner à leur sort. Plus bas, vers Suresnes, des sauveteurs bénévoles les repêchaient en soulevant un grave problème : à qui appartenait la barrique rescapée ?

Le comique ne perdant jamais ses droits, des cartes postales circulaient dont l’une montrait, au milieu d’un immense lac, sur une pancarte : terrain insubmersible. Sur une autre, un bateau lavoir affichait : service interrompu par suite de manque d’eau. D’eau claire évidemment car celle du fleuve était boueuse et entraînait une quantité incalculable de détritus de tout genre. Nous ne lui en eûmes aucune reconnaissance. Bien plus à plaindre furent les bouquinistes et antiquaires dont les caves étaient pleines : tout fut perdu, et l’on put pendant longtemps voir le long des quais des tas informes de décombres dont personne ne savait que faire.

Comment pourrait-on décrire Paris en 1900 sans parler de la Tour Eiffel ? Elle avait onze ans et ne faisait pas encore partie du paysage : les passants la regardaient avec surprise et certains avec hostilité.

Lorsque Gustave Eiffel avait proposé d’élever à Paris une tour haute de 500 mètres entièrement en fer, deux camps s’étaient formés. Les poètes avaient été séduits par la hardiesse du projet : il n’existait rien de pareil dans le monde entier. D’autres sentaient plus ou moins confusément que le projet de Eiffel annonçait un profond changement dans nos méthodes de construction, par la substitution du fer à la pierre, et ne pensaient pas qu’il en résulterait un progrès. Ce progrès était pourtant déjà visible ailleurs et Eiffel était connu parmi les novateurs pour avoir construit dans le massif central, sur la Truyère, le pont de Garabit, dont l’arche avait causé une véritable sensation par sa hardiesse et son apparence de dentelle. Du côté des opposants un argument au moins mérite d’être signalé car il n’a rien perdu de son actualité. La tour, selon eux, avec ses quelques 500 mètres, était une offense à l’harmonie ; elle était disproportionnée et n’était pas à sa place dans le Paris de Haussmann, qui était le seul Paris concevable.

Pour comprendre cet argument il suffit d’aller voir l’avenue de l’Opéra : tout y est sacrifié à l’harmonie : la hauteur des maisons est en rapport avec la longueur de l’avenue, aucune d’entre elles ne cherche à attirer l’attention aux dépens de ses voisines et pourtant elles sont toutes différentes. La grosse masse de l’Opéra qui ferme l’horizon n’est ni trop grande, ni trop petite : ce qui fait la beauté de l’avenue, c’est que le passant n’y remarque rien.

Au contraire la Tour serait trop remarquée ; elle était trop grande, trop disproportionnée, trop tape à l’œil. En plus elle sentait l’usine et non l’œuvre d’art.

Pour apprécier cet argument il est bon de regarder une vue de New York, tel que l’aperçoit le voyageur en débarquant. Cette vue peut être impressionnante mais elle n’est pas belle. On sent trop que chaque constructeur n’avait qu’une chose en tête : faire plus haut que son voisin, en dépensant plus que lui : ce n’est pas de l’architecture, c’est de la finance ! Ce qui a permis finalement, après une longue et âpre querelle, de réaliser la Tour, c’est que le quartier au milieu duquel elle devait s’élever était peu fréquenté et à l’écart du vrai Paris. Ses adversaires se résignèrent en pensant qu’après tout il n’y aurait pas grand mal. Et aller voir monter la Tour devint une distraction pour les dimanches. Plus tard les gens en eurent une autre qui se renouvela plusieurs fois : aller voir repeindre la Tour, du haut en bas par une équipe de chamois insensible au vertige.

Vers 1900, Paris pouvait passer pour une belle ville, où la vie était plaisante. Le mot Harmonie que nous avons déjà pris pour symbole, était pleinement justifié. L’harmonie c’est aussi la douceur de vivre. Mais, dira-t-on, vous trichez. Vous l’avez dit vous-même, vous êtes un bourgeois et vous pensez bourgeois. Le travailleur manuel, l’ouvrier, qu’en faites-vous ?

Un bon ouvrier, un compagnon, gagnait cinq francs par jour : cinq francs or. Il pouvait se marier, fonder une famille et l’élever : des millions l’ont fait ; il pouvait même faire envie. J’ai personnellement à cette époque été en relations, fort agréables, avec une famille alsacienne qui avait émigré en 1971, en emportant le secret de la bonne cuisine. Tous les jeudis, les compétences se réunissaient pour décider de ce que l’on allait manger dimanche ; le vendredi et le samedi n’étaient pas de trop pour les préparatifs, ni le dimanche pour apprécier les résultats.

Mais il y avait des conditions : il ne fallait pas être malade, puisqu’il n’y avait pas d’assurance sociale ; il ne fallait pas vieillir puisqu’il n’y avait pas de retraite ; il ne fallait pas partir en vacances puisqu’il n’y avait pas de congé payé. Il ne fallait pas qu’il se produisit un chômage …

(2) A Olmet, il existe un document écrit par lui, sur les arbres de la propriété, et, plus généralement des monts du Cantal (JBP) (3) Les certificats d’emprunts russes étaient à Olmet ; ils ont été remboursés par Eltsine, très partiellement, en 2003. (4) WOLFF Etienne, Les pancrates, nos nouveaux maîtres, Julliard, Paris, 1975, 153 p, 21 cm (5) référence aux « Voyages de Gulliver » (6) Charles BRIOT, né en 1817, mathématicien, professeur à l’école normale supérieure, père de Mathilde BRIOT, qui épousa Emile Duclaux, dont elle eut trois enfants, Pierre, Jacques et un troisième mort en bas âge, après le décès de sa mère d’une fièvre puerpérale. (7) Il semble que le texte parle plutôt des aristocrates (8) L’histoire se passe à Olmet, le paysan est le gardien-jardinier de l’époque.

Mémoires chapitre II

les fils D sur le perron d'OlmetChapitre II

Années d’école

Le genre d’éducation qui a été donné à ma génération a été sévèrement critiqué depuis 1968 et jugé, selon les cas, soit archaïque, soit sclérosant, de toutes manières nuisible à la créativité. J’apporte mon témoignage. Pour prendre immédiatement position, je dirai tout de suite que je n’ai pas eu à me plaindre de cette éducation et que j’en ai au contraire largement profité. Tout au cours de ma vie je me suis félicité d’en avoir été victime et je considère ce qui a été écrit à ce sujet comme un amas de niaiseries. Il est tout à fait inutile d’essayer de me persuader qu’avec une éducation convenable, je serais devenu un Newton.

Au temps de mon enfance les jeunes bourgeois ne passaient pas par les écoles primaires. J’en ai donné les raison en décrivant la vie à Paris : les écoles primaires, ce n’était pas comme il faut, et là contre personne ne pouvait rien. Les petits étaient confiés à des écoles privées qui se chargeaient de l’instruction et aussi un peu de l’éducation, mais la plus grande partie de l’éducation était donnée par la mère qui restait à la maison. Pour moi ce fut ma grand-mère et je suis pleinement d’accord avec la romancière américaine, Betty Mac Donald, selon laquelle sans grand-mère le foyer est à moitié vide.

Je n’ai que fort peu de souvenirs de mon passage par l’école privée et j’y fus sans doute un petit garçon tout à fait insignifiant. Pourtant je me rappelle y avoir connu une petite fille nommée Manuelita, très jolie, dont nous étions tous amoureux. Je ne lui ai jamais dédié de vers.

Lycée : succès et insuffisances

 

J’entrai au lycée à neuf ans, en sixième ; il s’appelait alors le petit lycée Louis le Grand et est devenu le Lycée Montaigne. Puis je passai automatiquement au grand lycée, selon l’expression du chimiste Boussingault, comme une barre de fer dans un laminoir. Il pouvait arriver qu’un élève fut refusé par le laminoir et jugé indigne de passer dans la classe supérieure, mais c’était un évènement exceptionnel : on ne redoublait pas. Non pas que les professeurs y missent de la complaisance et les enfants beaucoup d’ardeur ! Mais les enfants apprennent facilement quand on ne les décourage pas et le niveau moyen était alors mieux qu’acceptable.

Le lycée Louis le Grand avait à ce moment une haute réputation, qu’il a gardée. Elle était si étendue que j’ai eu entre les mains une carte de visite ainsi libellée :

X…, ancien élève du Lycée Louis le Grand

On se serait cru à Oxford ou à Cambridge ! Pour ma part je suis certain d’avoir eu d’excellents professeurs, et bien moins de leur avoir paru un excellent élève.

 

Je vis introduire les Notes scolaires, première forme du carnet scolaire, auquel a succédé l’éducation permanente qui vise avec succès à faire de tous des ronds de cuir aisément maniables, suivant la loi du progrès.

Tous les trois mois, les parents recevaient un bulletin qui leur apportait les notes obtenues par leur rejeton pour les diverses matières enseignées et ses places en composition. Certains élèves redoutaient l’arrivée de ces feuilles au point de les faire disparaître : c’était toujours trois mois de gagnés. Quant à moi je n’en avais même pas la tentation, car, à la maison, personne ne faisait jamais d’observation.

Je prenais mes devoirs d’élève tout à fait au sérieux. Ainsi nous devions apprendre par cœur dix lignes d’un auteur. Ayant bonne mémoire, j’y parvenais vite ; il ne me serait jamais venu à l’idée d’en apprendre onze ; le mieux est l’ennemi du bien ! Malgré les apparences ce n’est pas de moi que je parle, c’est de l’élève moyen, qui fait la force principale des écoles et n’a que des aspirations à sa portée.

J’ai conservé quelque part une de ces notes trimestrielles qui définissent, par le choix des matières, la tendance de l’enseignement. La plus ancienne est datée de la fin de 1886. Considéré comme horoscope ce n’est pas bon. J’avais obtenu les notes suivantes :

Pour l’application en classe :

Latin et grec : 9/10

Mathématiques et calcul : 7

Histoire naturelle : 8

Langue allemande : 9

L’élève moyen était bien sage en classe

Pour l’application aux devoirs :

Latin et grec : 9

Mathématiques et calcul : 8

Histoire naturelle : 8

Langue allemande : 9

D’après ces notes je devais réussir dans les langues mortes. Mais en réalité depuis mon départ du lycée je n’ai jamais lu une ligne de latin ou de grec et je suis convaincu que mes condisciples, à part une minorité négligeable, n’en ont pas fait plus. Cependant je peux encore réciter le début de l’Eneide :

Conticuere omnes, intentique ora tenebant

Inde toro pater Aeneas sic orsus ab alto..

qu’un mauvais plaisant traduisait par :

Le père Enée, monté sur un taureau des Indes, jouait de l’alto comme un ours

 Étant un bon petit garçon, j’en ai recueilli les fruits tout le long de ma vie scolaire. Quand j’arrivai, par la grâce du laminoir, à la classe de philosophie, mon professeur inscrivit sur la feuille trimestrielle que j’étais un modèle pour l’attention. En réalité j’étais un modèle pour l’hypocrisie. Ce qu’il nous racontait ne m’intéressait nullement ; mais comme j’étais assis au premier rang, juste en face de lui, je risquais qu’il ne le devine. Alors je le regardais bien en face, en tâchant de penser à autre chose. Ainsi le Discours de la Méthode, la preuve ontologique, les antinomies de Kant, les monades de Leibnitz ont-ils glissé sur moi comme eau sur toile cirée.

Les notes trimestrielles étaient régulièrement accompagnées d’un court commentaire du proviseur. Pauvre proviseur ! Ma première classe était la sixième C ; le lycée en comportait donc au moins trois. Autant en cinquième, quatrième, etc. Pour le nombre d’élèves par classe, je relève des chiffres : 32, 46, 34, 40, 39, 33, 52. Ainsi le proviseur tenait-il sous sa férule plus de mille gamins sur chacun desquels il était requis d’avoir une opinion. Inutile de dire qu’elle manquait d’originalité. Il opinait par exemple :

Pourrait faire mieux

Insuffisant en Histoire

Une machine aurait fait aussi bien, mais c’étaient les parents qui demandaient à cors et à cris ces commentaires insipides. Ils se hérissaient à l’idée que le proviseur ne fût pas, jour et nuit, attentif à leur rejeton ; il est curieux de constater le degré d’aveuglement que peuvent atteindre des gens intelligents, le jour où ils deviennent parents d’élèves.

Le seul mauvais souvenir que je garde du lycée est celui des dissertations françaises que nous devions remettre. Un jour, nous eûmes à comparer les adieux d’Hector à Andromaque dans Homère et dans Racine. Je n’avais lu ni les uns ni les autres : ils étaient en dehors des dix lignes obligatoires. J’essayai de mettre en œuvre ma créativité mais ne pus rien en tirer et l’examinateur pensa me couvrir de confusion en me disant que de sa vie il n’avait lu une dissertation aussi plate (ce qui ne me surprit pas), mais qu’elle était écrite en bon français et sans faute d’orthographe, ce pourquoi il m’avait accordé la note moyenne, 10. Maintenant que j’ai quelque peu vécu et que j’ai du un jour faire mon Hector devant mon Andromaque, exactement le 3 août 1914, j’estime que ce sujet était déraisonnable. Il est absurde de demander à un garçon de 10 ans qui joue aux billes, de juger des réactions du soldat qui part pour la guerre. C’est demander à une vestale de décrire les joies de la maternité : de telles pratiques ne peuvent que forcer l’enfant à mentir ou à parler pour ne rien dire. L’écriture doit exprimer des sentiments vrais, sans recours au jus de cervelle.

Je ne suis pas seul à penser ainsi : les journaux ont reproduit, il y a quelques années, une dissertation philosophique qui avait obtenu un grand prix au concours général. Une corneille n’aurait pas fait mieux : un lecteur du journal lui écrivit que, si nous avions dans nos écoles beaucoup d’élèves de ce niveau, alors nous pouvions parler de la décrépitude de la France.

Il est bien à craindre que les notes scolaires, considérées comme horoscope, soient de valeur douteuse. Revenons à notre élève moyen : le bulletin du 20 décembre 1886 me qualifie de très bon élève. Penses-tu ? Aux compositions il avait obtenu les places 26, 2, 20, 7, 17 et 14 ; moyenne : 14. Si le quatorzième était très bon, que devaient être les treize précédents ?

Les parents sont souvent mégalomanes ; ils font la guerre, non pas aux mauvaises notes mais à celles qu’ils ne jugent pas assez bonnes. Comment ? Tu n’es pas premier ? Tu ne travailles pas bien. Le pauvre gosse est terrorisé et n’en réussit que plus mal. Au nom du ciel, laissez le tranquille et prenez les choses avec bonne humeur ; dites lui : cette fois cela n’a pas bien marché, la prochaine fois ce sera mieux. Personnellement je dois une grande reconnaissance à mes parents pour s’être soumis à cette règle humaine. Je n’ai jamais brillé aux examens, sauf une fois et ce fut un hasard, aidé d’une bonne mémoire.

Aux parents abusifs je dédis le récit suivant. En sixième j’avais deux condisciples brillants, D. et L. A toutes les compositions D. était le premier et L. le second, ou l’inverse. Cette supériorité se maintint pendant plusieurs années ; ensuite elle s’effrita peu à peu et dans les hautes classes qui ouvrent la vie, les deux phénomènes rentrèrent dans la moyenne. Je n’ai jamais su ce qu’ils étaient devenus. Par contre j’avais un autre camarade qui était à mon modeste niveau et qui est mort, honoré de tous, secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine et, comme tel, le plus en vue de tout le corps médical.

Notre proviseur s’appelait M. Gidel, mais nous l’appelions Bidel, du nom d’un dompteur de l’époque. Il passait pour être terrible et nous disions comme le Cid :

Oui, tout autre que moi

Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi

Mais personne ne savait pourquoi. Il est certain qu’il n’aurait pas supporté le désordre. Quels moyens avait-il ? Nous nous montrions dans les vieux bâtiments du lycée une fenêtre qui était supposée être celle du cachot. Vous avez bien lu : du cachot. On se serait cru au château d’If, au temps de Dantès et de l’abbé Faria. Ce sombre réduit, personne ne l’avait jamais vu de près et c’était peut être un dépôt de balais.

Ayant toujours été externe je suis mal placé pour décrire la vie du lycée mais j’admets volontiers que pour les internes elle était sans joie. Rien n’était prévu pour une détente ou une distraction. Classes et études, et c’était tout. Pendant les récréations les élèves tournaient en rond dans la grande cour, dans un sens déterminé. S’ils en changeaient un jour, c’était pour signifier au proviseur qu’ils avaient un motif de plainte.

Les règlements étaient établis en vue d’interdire aux garçons toute activité physique. Ainsi le lycée de Vanves était propriétaire d’un grand parc planté d’arbres, auquel les pensionnaires avaient accès. Un jour un maladroit monta sur un arbre, tomba et se blessa ; le proviseur en fut responsable : que fit-il ? Il interdit le parc aux élèves. Mais c’était encore insuffisant ! Un autre jour, dans une cour intérieure, un interne jeta une pierre sur un camarade et manqua l’éborgner : ici encore le proviseur fut jugé responsable. Il ne lui restait qu’à faire reconstruire son lycée en caoutchouc mousse.

Nous avions d’excellents professeurs qui faisaient de leur mieux d’excellents cours et étaient des modèles de conscience. Je me souviens en particulier de celui que j’ai eu la chance d’avoir en Mathématiques Spéciales, M. Humbert. Il était souvent affligé de rhumes épouvantables et faisait peine à voir ; mais jamais il ne manquait une leçon.

Nous avions grand respect de nos maîtres et surtout du professeur principal, celui de lettres. Mais il faut que la jeunesse s’amuse et, à l’occasion, nous pouvions aller jusqu’à l’irrévérence. C’est ainsi que, ayant deux maîtres dont l’un était bien maigre, tandis que l’autre, qui avait perdu un bras, avait une silhouette bien apparente, nous les avions baptisés Dom Quichotte et Manchot Pansu.

J’ai oublié les noms de beaucoup d’entre eux, mais je me souviens avec plaisir du nom du professeur d’allemand, M. Blociszevski, qui était bienveillant et doux. Il faisait de son mieux mais devait se conformer à un programme strict. C’est ainsi que j’ai appris, plusieurs années de suite, que le mot Ausflucht a un pluriel irrégulier. Il signifie échappatoire et intervient peu dans le langage courant. Il aurait peut être été préférable de nous apprendre des expressions telles que mettre une lettre à la poste ou changer de train.

M. Blociszevski ne devait pas être le seul polonais enseignant l’allemand, si l’on en croit l’historiette suivante qui courait dans la classe : un inspecteur général de l’Instruction publique pour la langue allemande arriva un jour dans un lycée de province et le proviseur l’aiguilla vers une classe à tendance moderne dans laquelle le professeur faisait son cours en allemand ; à sa grande surprise l’inspecteur ne comprit pas un mot. Il se dit : ce doit être une question d’accent ; de ma vie je n’en ai entendu de pareil. Pour ne pas avouer son désarroi il ne fait aucune observation.

La classe terminée, il prend le maître à part et lui demande : voyons, expliquez moi, je croyais savoir l’allemand mais le vôtre me déconcerte – Ce n’est pas étonnant, répondit son interlocuteur, ce que vous avez entendu n’est pas de l’allemand, c’est du polonais.

– Mais vous êtes professeur d’allemand !

– Bien entendu, mais voici : je suis réfugié politique. Comme tel, votre gouvernement m’a nommé professeur d’allemand. Mais je ne le parle pas. Alors comme il faut que je justifie l’argent que je gagne, j’enseigne le polonais.

Prétendre que l’enseignement donné dans les lycées, à l’époque dont j’ai été témoin, était absurde, archaïque, stérilisant et ainsi de suite, est pure niaiserie. Aucune contrainte n’était exercée sur l’esprit, celui qui voulait s’intéresser aux langues anciennes ou aux sciences naturelles, à la littérature, aux mathématiques ou à la géographie, pouvait le faire en toute liberté et il lui restait bien assez de temps en dehors du programme obligatoire. Je pourrais en donner bien des exemples. Une tradition tenace attribue à Edouard Herriot la définition de la culture : c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Il s’en est défendu et la fit remonter à un japonais anonyme. De toute manière elle est profondément juste et devrait inspirer tous les programmes. Donner la culture, c’est essentiellement donner le moyen de s’intéresser au dictionnaire. L’inculte en est incapable, les mots ne lui parlent pas. Pour l’homme cultivé chacun a un sens, éveille une image et ouvre une porte vers l’extérieur. Ce que nous avons oublié, c’est notre plus bel acquis : le regard vers l’univers au-delà de la vie quotidienne. Le mot Université symbolise cette ouverture. Le lycée s’ouvrait à qui la voulait ; pour les autres, personne ne pourra jamais rien faire.

Dans mon enfance je n’avais aucun goût pour l’histoire ; il ne m’est venu que cinquante ans plus tard. Comme les 9/10 èmes de mes semblables, j’ai tout oublié et, si je devais écrire l’histoire de la Grèce ou de Rome, je ne noircirais pas cinq pages. Mais je me souviens de la guerre de Troie, du bouillant Achille, du siècle de Périclès, de Calypso, de Cicéron et de Brutus. Tu quoque, mi fili !

J’étais moins que moyen en allemand et, plus tard, je l’ai bien regretté. Mais ces vers de Erlkönig chantent encore dans ma mémoire :

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?

Es ist der Vater mit seinem Kind

………….

In seinen Armen das Kind war tot.

J’ai dit plus haut que chacun pouvait choisir ce qui l’intéressait, mais nécessairement entre certaines limites fixées par les programmes, et c’est là que des critiques pourraient surgir, comme contre les méthodes. Je ne dis pas contre la pédagogie, car à cette heureuse époque on ignorait la pédagogie et l’enseignement n’était pas dirigé par des augures qui ne l’avaient jamais pratiqué, ou si peu.

La seule langue vivante obligatoire était l’allemand ; peut être existait-il des classes facultatives d’anglais, mais je n’en ai pas souvenir. Ce désintéressement vis-à-vis de l’anglais peut surprendre, surtout si on le compare à l’anglomanie actuelle. Sur l’échiquier mondial il est convenu que les U.S.A. sont le Roi et que les nations européennes n’ont aucune chance d’aller à Dame. En 1900, la situation était différente, personne ne se souciait des États-Unis, sauf pour des raisons sentimentales : c’était le pays de La case de l’oncle Tom, de Buffalo Bill, des mohicans de Fenimore Cooper et des romans de Mayne Reid. La grande industrie a été révélée par l’exposition de Chicago vers 1900 ; John D. Rockefeller avait 60 ans, Andrew Carnegie 67, Pierpont Morgan 63 et ils n’étaient pas encore rois. Ajoutons pour définir l’atmosphère que la langue anglaise était celle des vainqueurs d’Aboukir, de Trafalgar et de Waterloo.

Les sciences de la nature étaient défavorisées : pas de géologie, pas d’astronomie. Pourtant ma génération a été enflammée par l’Astronomie populaire de Flammarion qui traitait la science en poète et la rendait accessible à tous. Il a fondé une Société Astronomique qui est la plus belle société scientifique existant en France et il est pénible de voir que l’Education Nationale, qui dépense des milliards pour des sornettes, refuse de l’aider. A coup sûr, Flammarion allait parfois un peu loin. Je me souviens d’une figure évocatrice qui représentait une planète entourée de lunes multicolores. Bien entendu, c’était une planète de fantaisie. Et puis après ! Si on y regarde de près la proportion de fantaisie dans l’enseignement actuel est au moins aussi forte. Mais elle a pris une forme mathématique que bien des gens prennent au sérieux.

Jusqu’à la classe de philosophie pour les Lettres, de Mathématiques Élémentaires pour les sciences, la culture était désintéressée. Il n’en était plus de même en Mathématiques Spéciales, dites aussi Taupes. Les taupins devaient être à la fin de l’année candidats aux grandes écoles, et notamment à l’Ecole Polytechnique, l’X ; l’Ecole Normale venait ensuite, convoitée par certains ; mais comme l’X recevait dix fois plus de candidats, c’était elle qui réglait la musique.

Cette domination, que personne ne contestait, entraînait des conséquences que Minerve n’aurait pas approuvées. Les examinateurs, tous les ans les mêmes, étaient bien connus des professeurs qui tenaient registre de leurs manies et nous passaient le tuyau. « Il est probable que l’on vous posera la question Z qui est considérée comme essentielle. Si c’est X qui vous la pose, il faudra répondre ceci ; mais gardez vous bien de le faire si c’est Y ; répondez cela ».La gloire du lycée c’était le nombre de ses élèves qui étaient reçus à Polytechnique. Relisez le Curé de Cucugnan d’Alphonse Daudet pour avoir une idée des angoisses du proviseur en face de la liste des élus

Jusqu’à la Taupe peu de lycéens redoublaient une classe, comme il a été dit. Mais pour les taupins l’exception devenait la règle, car peu réussissaient dès la première année. Après deux ans beaucoup de ceux qui ne passaient pas se décourageaient, mais une forte proportion s’obstinait et devenait imbattable sur la surface du second degré. Mon voisin sur le banc était un phénomène : il était penta, c’est-à-dire qu’il était à sa cinquième année ; il envisageait son sort avec un parfait détachement. Je me souviens du jour où, tandis que le professeur nous vantait les mérites de l’ellipsoïde, il tira un petit tournevis de sa poche et se mit à démonter sa montre, en fit un petit tas de rouages orphelins et désespérés. Ne se sentant pas de force à les remettre en ordre, il les contempla un moment avec inquiétude, puis se résigna et mit tout le tas dans son mouchoir. Je pense que le professeur l’avait vu faire, mais jugeant son cas désespéré, il s’était abstenu d’intervenir.

Ces années d’enfance m’ont laissé au total de bons souvenirs et je ne me suis pas senti malheureux. Ce n’est pas que le lycée fut jugé un paradis : je passai un jour devant Louis le Grand à l’heure de la sortie des classes ; une voiture de pompiers s’arrêta devant la porte et j’entendis un cri : Chouette ! v’là le bahut qui brûle ! Le bahut, c’était le lycée ! Et le cri était celui du cœur !

Le meilleur temps des externes s’écoulait au jardin du Luxembourg, tout proche. Nous y passions chaque jour des heures à courir, oubliant les devoirs à faire, pour lesquels il resterait bien assez de temps. Nous pratiquions surtout deux jeux : les barres et la rentrée. Les barres ne demandaient pas une grande activité : elles se jouaient dans une allée entre deux limites occupées par les deux camps. Mais la rentrée s’apparentait au Marathon : il fallait galoper, les uns poursuivant les autres, dans toute l’étendue du jardin. Que ne ferait-on pas pour s’amuser !

Notre innocente petite bande fut un jour victime d’une erreur judiciaire, ou ce qui en approchait, et nous y fûmes très sensibles. L’un des gardes du Luxembourg nous accusa d’avoir démoli une pyramide de chaises : c’était faux, nous n’y avions pas touché. Mais il vint porter plainte à nos parents. Que faire ? Il était assermenté et ne pouvait pas se tromper. Ce petit épisode a ruiné pour toujours ma confiance dans les autorités. Maxima debetur pueris reverentia, disaient les latins. Un adulte supportera une injustice, il en a tant vues ! Mais un enfant est impitoyable.

L’hiver nous apportait une autre occasion de nous réjouir : le patinage à glace sur les bassins et les lacs. Ce que nous appelons aujourd’hui sports d’hiver n’existait pas : inconnus le ski, la luge, le bobsleigh ! Mais nous étions familiers avec le froid et le gel, et le bonhomme de neige avec sa pipe.

Peut on dire que le climat a changé ? Non pas en si peu de temps. Rien n’est aussi imprévisible que la température, et aussi inconstant. Pour n’en citer qu’un exemple récent, pendant l’hiver 1974-1975 la première neige tomba le 18 mars, juste à l’arrivée du printemps. Pour définir un climat il faut établir une moyenne entre un assez grand nombre d’années, et alors les chiffres montrent qu’il varie très peu.

Cela n’empêche pas que, tant que je fus écolier, il y eut une série presque ininterrompue d’hivers durs. De gros glaçons flottaient sur la Seine et les parisiens disaient : aujourd’hui la Seine charrie. A la fontaine Saint Michel les jets d’eau que vomissaient les dragons coulaient dans des tubes de glace qui descendaient jusqu’à la cuvette ; il arriva que la Seine fut gelée d’un bord à l’autre : on ne voyait plus d’eau. Le bassin du Luxembourg était régulièrement gelé pendant des semaines et couvert de patineurs : la plupart étaient novices et faisaient leur apprentissage dans la position la plus classique, le derrière sur la glace, essayant vainement de reprendre leur aplomb. Les spectateurs riaient de bon cœur, les victimes mieux encore. Nous patinions aussi au bois de Vincennes, à la porte jaune, et au bois de Boulogne. Mais la glace y avait mauvaise réputation ; par endroit, disait-on, elle était amincie par des sources invisibles et devenait incapable de supporter le patinage.

Les vacances étaient le meilleur moment. Nous allions au club alpin qui groupe ceux qui s’intéressent à la montagne, alpine ou non, et désirent la connaître mieux et en faciliter l’accès. Il n’est pas inaccessible à d’autres soucis et, à l’époque dont je parle, des mauvaises langues insinuaient que l’accord entre les membres n’était jamais aussi parfait que s’ils faisaient ensemble la guerre aux bouteilles. Une définition courait les rues

Qu’est-ce que le Club alpin ?

Peut être allez vous m’dire,

C’est un service très rupin

Ousqu’on se fait élire

Ousqu’une fois par an

Un banquet s’organise

C’est surtout à c’moment

Que le Club s’mobilise

Disons, pour être juste, que le Club a accompli une œuvre de grande utilité, notamment en établissant en haute montagne de nombreux refuges dont j’ai moi-même profité. Mais il a, peut être par nécessité, cherché à grouper de plus en plus de membres aux dépens de leur qualité : j’ai entendu les doléances de l’un des meilleurs, observateur au Pic du Midi, auquel ils se présentaient comme collègues pour pouvoir se conduire comme en pays conquis. Mais ceci est comparativement récent et mes souvenirs se rapportent aux années voisines de 1890. Alors le Club avait organisé les caravanes scolaires dont je bénis le souvenir. Elles n’étaient pas absolument une nouveauté et des caravanes du même genre ont été décrites par Töpffer dans ses Voyages en zigzag, probablement moins connus aujourd’hui qu’ils ne le furent au moment de leur parution. Le nom de Töpffer ne figure pas dans le dictionnaire de Robert et je pense que c’est à tort : les Nouvelles genevoises sont un livre charmant que l’on peut relire à tout âge.

La caravane se composait d’une douzaine de jeunes garçons, tous âgés de quinze ans environ. Elle se rendait dans un pays de montagnes, grandes ou petites et y restait une dizaine de jours. Il n’était pas question d’automobile : dès le matin, sac au dos, nous allions le long des routes et des sentiers, dans la joie et la liberté. Ceux qui n’ont pas essayé ces longues marches à pied dans la campagne ne peuvent imaginer le contentement qu’elles assurent : le promeneur découvre à chaque pas un détail qui l’attire ; pour l’un ce sera une fleur, pour l’autre, un arbre, pour un autre encore la silhouette d’un rocher ou d’un torrent qui tombe en cascade. Il y a plus à voir dans la nature que dans la société des hommes, et ce qu’elle nous montre n’est jamais déprimant.

Actuellement le touriste qui visite un pays commence en s’enfermant dans une boite en fer d’où il sort quelques heures après sans avoir ouvert le couvercle. Ne disons pas quelques heures mais quelques kilomètres. J’entendis un soir au restaurant une conversation entre deux jeunes, tous deux nantis d’une automobile. Où passeraient –ils leurs vacances ? Dans les Pyrénées, proposait l’un d’eux. Son ami fit explosion : Oh, non ! Surtout pas cela ! Tu ne pourrais pas faire de bonnes moyennes.

Je dois aux caravanes scolaires du Club Alpin d’avoir connu la grande Chartreuse, Belledonne, le Mont Blanc, le Lautaret, Briançon, Embrun et la Durance, le Jura suisse, le Roussillon, avec des compagnons qui étaient devenus des amis. Nous nous retrouvions avec plaisir tous les ans, sinon deux fois par an. Le succès tenait pour une très grande part à la personnalité de notre Mentor, M. Richard, professeur au Lycée Charlemagne, qui atteignait dans ce rôle la perfection même. Prendre la responsabilité totale d’une bande d’adolescents n’allait pas sans risque. Je n‘ai jamais vu M. Richard faire acte d’autorité. Plus simplement, il s’imposait. Il nous aimait et nous le lui rendions. Si l’un de nous dépassait, de si peu que ce fut, il suffisait qu’un autre dise : M. Richard ne sera pas content, et tout rentrait dans l’ordre. Ainsi notre conduite ne donnait-elle prise à aucune critique. Un tel respect des bonnes manières serait-il possible aujourd’hui ? Laissons parler les faits.

Trente ans après nous une caravane analogue à la nôtre mais d’origine indéterminée se rendit dans le Jura, au voisinage du col de la Faucille. Quand la nuit tomba, les garçons, un peu échauffés, voulurent forcer la porte derrière laquelle dormait une gentille petite servante de l’hôtel. Elle appela au secours et le personnel dut intervenir : la bagarre fut sérieuse. Autre exemple : un groupe d’alpinistes français réussit l’ascension du Mont Aconcagua par la face sud : c’est, avec près de 7 000 mètres, le point culminant du continent américain. Du point de vue sportif, c’était un succès. Les auteurs en furent si gonflés que, ayant été admis à l’hôpital à la suite de gelures, ils y menèrent grand tapage, sans se préoccuper des plaintes des malades. Et le pire est qu’ils s’en vantent dans le récit qu’ils ont fait de leur exploit. Autre temps, autres mœurs.

A titre exceptionnel un petit nombre de personnes âgées se joignaient à notre caravane. J’ai gardé un souvenir ému de M. Jenn, qui était, si je ne me trompe pas, professeur dans un lycée. Sa gaieté était inaltérable et il acceptait en riant que sa corpulence fut remarquée. Il espérait que la marche la ferait évanouir : elle lui donnait surtout un appétit féroce qui ne passait pas inaperçu et aboutissait au résultat inverse, sans altérer aucunement sa bonne humeur. Un autre, M. Bouty, était professeur à la Sorbonne, mais oubliait son titre pour devenir un ami. Notre excursion se terminait par une sorte de petit banquet sans façons et M. Bouty y chantait :

Sous le beau ciel de l’Espagne

Sans boire ni manger

Voyager

N’avoir, hélas, pour compagnes

Que la soif et la faim

C’est malsain

…………

Ayez pitié d’un pauvre diable

Qui chante avec l’estomac creux

La dernière note était basse et le mot creux avait une sonorité lugubre ; mais le chanteur faisait aussitôt remarquer que ce mot ne s’appliquait pas à lui personnellement et qu’il n’avait aucune réclamation à faire.

Les jeunes gens n’ont aucun désir de fuit leurs aînés, même s’ils le sont de beaucoup. Mais il faut qu’ils soient en petit nombre et ne cherchent pas à s’imposer. Si M. Jenn avait dû nous quitter il nous aurait manqué quelque chose, justement parce qu’il ne prétendait à rien. Et M. Bouty acceptait pour nous amuser le rôle de troubadour ; il était originaire de l’Aveyron, département de langue d’Oc d’où l’on descend tout naturellement chez Clémence Isaure en suivant le fil de l’eau.

L’école Normale Supérieure

J’entrai à l’école normale en 1895 après un an de taupe pendant laquelle j’avais été gnouf : c’était le nom officiel des candidats et nous n’avions rien contre, car son origine était inconnue. Les anciens étaient censés mépriser les gnoufs et ne le leur cachaient pas.

Quand on pense que les femmes

Qui sont des êtres charmants

Ont pu porter dans leurs flancs

Ces sales gnoufs, monstres infâmes…

mais ce mépris n’était qu’une occasion de rire. Les brimades avaient disparu sans laisser de regrets. Il restait une trace du respect instinctif que les petits écoliers ont toujours eu pour les grands. La première année, les gnoufs devenaient conscrits, et de là carrés, puis cubes. Il était bien convenu que conscrits et carrés devaient le respect aux cubes :

Notre école est une serre

Dont les cubes sont les fruits

Les carrés et les conscrits

En sont la fleur printanière

Et les gnoufs sont le fumier

Dont le sol doit s’imprégner.

Ce qui n’empêchait pas le fumier d’être dans les termes les plus cordiaux avec les fleurs.

Ce sentiment de respect n’était pas uniquement de commande. Le conscrit, c’était l’élément encore interchangeable, tandis que les cubes affirmaient souvent une personnalité marquée. Je citerai par exemple Paul Langevin. Nous savions tous qu’il était destiné à être un grand physicien et nous recherchions son amitié. Il ne s’en apercevait même pas et se montrait toujours excellent camarade. D’ailleurs il succombait à l’occasion à des tentations humaines et il faut bien dire que, lorsqu’il en eut les moyens, il se laissa aller volontiers au péché de gourmandise. Avec son ami, le mathématicien Paul Montel, ils en donnèrent la preuve en allant dénicher dans tous les quartiers de Paris les bons petits restaurants qui maintenaient la tradition de la cuisine soignée, et chacun des deux était fier quand il en avait découvert un, inconnu de son complice.

Une autre aimable figure était celle du mathématicien Henri Lebesgue. Une légende avait couru à son sujet quand il était encore taupin au lycée Saint Louis, connu à l’instar de Louis le Grand comme une pépinière de gnoufs. En 1884 le bruit courait qu’il s’y trouvait un véritable phénomène : à peine une question de mathématique était-elle posée qu’il en donnait la solution, mettant son professeur dans l’embarras. Ce redoutable phénomène était Lebesgue qui atteignit une réputation mondiale : l’intégrale de Lebesgue est célèbre. Nous l’aimions pour ses qualités de cœur autant que pour celles de son esprit. Il mourut alors qu’il était en pleine activité, à la veille de sa mise à la retraite. Quand vint l’heure de la dernière leçon, il était gravement malade et pouvait s’en dispenser, mais il n’y consentit pas et se fit porter au Collège de France pour prendre une dernière fois la parole. Ce fut l’adieu d’un mourant.

Les conscrits travaillaient au rez de chaussée, les cubes au troisième étage, dont dépendaient les gouttières qui jouaient un rôle essentiel dans la vie normalienne. La comparaison avec les chats venait d’elle-même :

Les yeux fermés, les pas assurés

Jamais par l’abîme attiré

La pipe aux dents, les reins cambrés

La mine altière

J’me balade, je cours continuellement

D’un bout à l’autre du bâtiment

Au dessus de moi y’a qu’le firmanent

Dans la gouttière

Mes chers amis, quand par malheur

Viendra pour moi la dernière heure

Ne plantez pas un saule pleureur

Au cimetière

qu’mon corps, par un plus doux destin,

Soit mis dans une boite de sapin

Cerclée avec un peu de zinc

De la gouttière

La gouttière était faite de pierre taillée, horizontale et large peut être de trente centimètres. Nous y étions parfaitement à l’aise en été pour bavarder au grand air. La vue s’étendait au loin, par-dessus la vallée de la Bièvre dont nous dominions les toits ; nous pouvions même jeter un regard indiscret dans les chambres de bonne des sixièmes quand la nuit tombait. Le vide, – vingt mètres verticaux –, ne nous impressionnait pas ; j’ai même vu un de mes condisciples marcher à l’aise sur le rebord extrême qui n‘avait pas la largeur de la main. Un vrai chat n’aurait pas fait mieux. La gouttière courait tout autour des bâtiments et était barrée par des grilles en fer qui rappelaient le cardinal La Balue, hérissées de pointes censées les rendre infranchissables. Elles m’agaçaient et, un jour, je voulus savoir si elles l’étaient réellement, infranchissables ; j’appliquai la méthode expérimentale et ne rencontrai pas de difficulté réelle, sauf au moment où une des pointes accrocha mon fond de culotte.

Notre voltige dans les gouttières était sans doute interdite par un règlement : si un accident était arrivé le Directeur aurait été rendu responsable. Mais quel règlement ? Je ne pense pas l’avoir jamais connu. Il avait existé auparavant ; par exemple chacun de nous disposait d’une petite chambre à coucher dont il était entièrement maître. Mais selon un règlement dont le souvenir seul était resté, quiconque recevait visite d’un camarade devait laisser la porte ouverte.

La grande porte sur la rue d’Ulm était fermée le soir pour empêcher les escapades nocturnes et c’était sans doute une sage précaution ; elle nous obligeait à sauter la grille, garnie aussi de pointes : c’était un bon exercice d’assouplissement que l’administration aurait dû favoriser. Elle préférait fermer les yeux et se contentait de faire vérifier par un surveillant que nous étions présents au réveil. Ce surveillant portait, on ne savait pourquoi, le nom de caïman et avait la férocité d’un ami.

La liberté à peu près totale dont nous profitions aurait pu dégénérer en licence ; en fait nous la limitions nous-mêmes. Certains entraient à l’Ecole avec le ferme propos de travailler le moins possible ; ils étaient bien rares et n’avaient pas d’admirateurs. Mais nous demandions à tous les dons du cœur.

La chance a voulu que j’ai des camarades dont beaucoup ont laissé un nom. Je ne parlerai que des littéraires dont les titres sont appréciés par un plus grand nombre.

En principe, l’Ecole Normale formait des professeurs pour l’enseignement des lycées et, en fait, presque tous les anciens élèves après l’agrégation y étaient nommés. Mais ce n’était pas une règle sans exception : Ernest Tharaud était l’une des plus notoires : la carrière de l’enseignement n’avait pour lui aucun attrait et il était évident qu’il y renoncerait le plus tôt possible, car il était décidément fantaisiste ; il voyageait beaucoup, sans grand argent et le bruit courait qu’il demeurait en pays lointain tant qu’il lui restait un sou ; celui-ci une fois dépensé, il se faisait rapatrier par le consulat français. Personne n’a jamais su ce qu’il y avait de vrai dans cette légende mais elle paraissait vraisemblable. Il attirait la sympathie et j’ai gardé de lui le meilleur souvenir, bien qu’il m’ait un jour gravement offensé en rappelant que la rue Falguière, que j’habitais, s’était autrefois appelée la rue des fourneaux.

Je parle d’Ernest Tharaud. La littérature ne connaît que les deux frères, Jérôme et Jean ; c’est un nom indivisible. Plus tard je fis la connaissance du Non-Ernest : je travaillais alors à l’Institut Pasteur et nous déjeunions en bande dans un petit restaurant, boulevard Edgar Quinet, servis par une sémillante brunette qui s’appelait Marcelle. Ernest et le Non-Ernest étaient fort différents et ne s’entendaient pas toujours ; le premier était exubérant et animait nos repas en nous faisant rire ; l’autre était réfléchi et posé et devait de temps à autre atténuer les explosions de son frère.

J’ai aussi eu l’honneur d’être pendant deux ans condisciple de Péguy et je garde de lui un souvenir fort net : assez pour être en désaccord avec beaucoup de ce qui a été écrit sur lui plus tard. Il a été représenté comme ayant eu une grande influence sur ses condisciples : la vérité est tout autre.

Quelques soixante ans après, j’eus l’occasion de parler de lui devant un vieil ami de 1895. Te souviens-tu de Péguy, lui demandai-je ? Il lui fallut une seconde pour faire remonter ses souvenirs, puis ils prirent une forme abrupte que j’enregistre aujourd’hui avec toute sa verdeur. Péguy ! dit-il, je crois bien que je m’en souviens ; tout le monde se foutait de lui.

La situation était limpide. Péguy était en possession de la vérité absolue et se sentait désigné pour la faire triompher. En application d’un accord tacite, chacun de nous pouvait afficher à la porte du réfectoire son opinion sur toute question, sans que personne le lui demande. Un jour Péguy nous révéla ainsi, à l’étonnement général, un élément de la vérité : il n’y a que trois socialistes dans l’Ecole : moi, Lévy et X.. J’ai oublié qui était X. Notez bien que nous étions environ 130 et que, sur ce total, il y en avait bien 100 avec lesquels Péguy n’avait jamais échangé un mot. Mais du moment qu’il savait tout !

Une autre occasion lui fut offerte par le Ministre des Affaires Étrangères, Gabriel Hanotaux, qui sévit de 1894 à 1898. Un jour une affiche de Péguy nous apprit que la politique de la France ne lui plaisait pas ; mais, ajouta-t-il pour nous rassurer, aucun danger ne nous menace, car je surveille Hanotaux. Ce fut un immense éclat de rire que mon vieil ami n’avait pas oublié. Ainsi le sort du pays était dans les mains d’un Normalien de vingt ans, qui n’était connu de personne.

Nous aurions tort de rester sur la mauvaise impression laissée par la candeur de Peguy et ses petites manies. Je ne pense pas que, tant qu’il fut normalien, il ait jamais fait œuvre utile, quoi qu’en disent ses panégyristes. Plus tard il créa les Cahiers de la Quinzaine qui, s’ils n’eurent pas d’influence réelle, furent souvent fort intéressants, à un niveau moral élevé et toujours indépendants de toute influence financière. Ils furent en particulier à peu près les seuls à dénoncer les massacres d’Arménie qui, à cette époque, déshonorèrent l’Europe occidentale. Les diplomates laissèrent faire, trop heureux de pouvoir en profiter pour arracher au Sultan, au prix de leur silence, quelques concessions financières et se les répartir entre eux. Péguy ne suivit pas la consigne officielle et nous devons le dire.

L’indépendance n’a jamais été une nourriture et les Cahiers vivaient de privations. Le petit groupe qui s’intéressait à eux fut encore victime d’un accident : le gardien du trésor fila avec la caisse ; pour faire vivre son enfant, Péguy, de lui-même parfaitement désintéressé, devint un terrible tapeur. Je me souviens de mon inquiétude un soir où, revenant chez moi, j’appris qu’il était venu me demander. Je n’avais aucun doute sur le motif de sa visite.

Quel enseignement recevions nous à l’Ecole ? Il se divisait en deux parties. La première était donnée dans nos locaux par nos professeurs à nous ; ils étaient excellents et j’en ai gardé un souvenir reconnaissant. Comme beaucoup d’autres je m’intéressais aux maths, sans passion spéciale. Je n’y réussissais pas toujours. Étant au lycée je n’ai qu’une fois été dernier et ce fut en mathématiques. Le professeur me fit d’ailleurs des compliments sur la méthode que j’avais suivie et qui lui avait semblé astucieuse. Mais les calculs algébriques étant faux dès la première ligne, il n’avait pu faire autrement que de me classer dernier.

Malgré cette inaptitude, je fus assez intéressé pour rédiger entièrement, de la première à la dernière ligne, les deux cours de mathématiques de Jules Tannery et de Coursat ; je fis relier le tout en un gros volume. Il m’arrive de le rouvrir, toujours pour peu de temps, mais assez pour éprouver envers moi-même un sentiment de vive admiration ! Quand je pense que j’ai su tout cela ! Je n’en ai retenu qu’un détail : à tout bout de champ on y voyait apparaître à l’horizon le facteur 4π. Évidemment dès qu’on asticote une fonction algébrique, elle se réfugie derrière le nombre π : et ceci nous encourage à faire plus ample connaissance avec ce nombre providentiel.

Que j’aime à faire apprendre un nombre utile au sage

Immortel Archimède, artiste ingénieux

Qui de ton jugement peut priser la valeur ?

Pour moi ton nombre seul a de tels avantages.

Vous avez bien compris : ≠ 3.1415926555.. etc.

Si c’est 1/π qui vous intéresse vous avez recours à l’histoire :

Les trois journées de 1830 sont un 89 renversé …

1/ π = 0.3183098..

C’est une belle chose que l’instruction, surtout quand on la marie à la poésie lyrique.

Les cours de Coursat étaient peut être un peu sévères. Mais Tannery avait l’âme d’un poète et son grand souci était, non la mathématique mais la musique. Il aurait vendu toutes les théories pour une symphonie et ne manquait pas un concert. Comme l’immense majorité des professeurs français, il n’avait rien de solennel et réussissait à être notre ami. Je me souviens qu’un jour, au cours d’une démonstration au tableau, il nous dit avec chaleur : ceci étant démontré, il est évident que la fonction… puis il s’arrêta net, parut mal à son aise, hésita un bon moment et finit par conclure : c’est évident, bien entendu, mais aujourd’hui cette évidence m’échappe. J’ai eu bien souvent l’occasion de me rappeler cet incident qui pousse à mettre en doute la solidité de notre raisonnement. Car à cette seconde précise un rouage n’engrenait plus dans l’esprit de Tannery ; et il ne pouvait y avoir de grande différence dans l’état de ce rouage cinq minutes avant et après. Pourtant l’un était normal et l’autre pas. Mais lequel ?

Je dois beaucoup aux cours de physique de Marcel Brillouin. Il savait qu’il avait en face de lui des auditeurs triés et qu’il pouvait aller au fond, en nous demandant de réfléchir, ce qui est impossible avec un auditoire tout venant. Je peux témoigner de cette impossibilité, ayant essayé d’appliquer cette méthode et m’étant mordu les doigts : un jour, j’avais voulu montrer les difficultés auxquelles se heurtait une méthode classique qui les escamotait avec le sourire. Un auditeur me prit à partie : avec vous, me dit-il, on ne sait jamais ce que l’on doit croire. – Mais rien du tout, cher ami, je ne vous demande pas de croire mais de vous faire une opinion vous-même. Je suis professeur et non prophète.

Même dans le milieu normalien le cours de Brillouin passait pour difficile ; un incident montre sa valeur, je pourrais presque dire sa valeur marchande. Il nous avait fait, entre autres, une leçon sur l’optique qui m’avait vivement frappé et tout ce qu’il m’avait dit s’était gravé dans ma tête. Qu’eûmes nous à traiter au concours d’agrégation ? Justement cette question. Je régurgitai le cours et obtins la note 18, qui était rarement donnée. Ou plutôt ce fut Brillouin qui l’obtint ; je fus seulement le dactylo. Ce chiffre 18 me rappelle un de mes professeurs d’allemand qui jugeait ainsi pour les compositions : si Dieu le Père concourait, je lui donnerais 20 ; à moi-même je donnerais 18. Comment voulez vous que je vous donne plus de 17 ?

Mais ce n’est pas fini. Tout ceci se passe en 1898. Il y eut une exposition universelle en 1900 et le Ministère de l’Instruction publique, qui est devenu de l’Education Nationale le jour où il a renoncé à s’occuper de l’éducation, garnit une de ses vitrines, à titre d’exemple, avec des copies d’agrégation : il aurait été plus logique d’exposer les agrégés eux-mêmes. La copie Brillouin-Duclaux y figura, et le plus curieux fut que quelqu’un s’en aperçut et nous en parla. Un sujet connexe fut donné à la fin de l’année à l’agrégation de Physique, à l’un de mes camarades de l’Ecole. D’après le règlement il avait 24 heures pour préparer sa leçon, avec le droit de se servir de toute pièce écrite, mais il s’engageait à ne se faire aider par aucune personne vivante : il faut dire que cet engagement était tenu. A l’exposition la vitrine était ouverte et le public pouvait lire. Son camarade s’y rendit et ainsi la copie fit un second heureux.

Nous suivions des cours à la Sorbonne : nous étions ainsi pluridisciplinaires, soixante huit ans avant qu’un ministre bien intentionné invente ce terme. L’administration nous laissait libres et nous sortions et rentrions sans que personne nous demande de compte chronométrique. Il n’en avait pas toujours été ainsi et nous pouvons lire dans les souvenirs d’Emile Picard que 20 minutes étaient accordées en 1872 pour aller de la rue d’Ulm à la rue Victor Cousin, et autant pour en revenir.

Nous vivions sous un régime de liberté complète, mais nous ne songions pas à en abuser et étions durs au travail. Nous étions de grands garçons dont la plupart connaissaient les difficultés de la vie et étaient décidés à y faire face. Mon ami le plus intime était le fils d’un mécanicien de chemin de fer. En ce temps le poste de mécanicien sur les locomotives était ouvert à tous les vents, et ce mécanicien disait que le métier n’aurait pas été mauvais s’il n’y avait pas eu, pour lui qui fréquentait la ligne de St Georges d’Aurac au Puy, le passage de St Geneyx à 1000 mètres d’altitude où le vent d’hiver refroidissait sa machine au point que ses doigts gelaient au contact des pièces de cuivre et que sa peau s’arrachait quand il voulait les retirer. Il donnait à son fils l’exemple de la vie dure.

Je revois comme si c’était hier mon voisin d’étude, Labrousse, qui, après avoir été professeur en taupe, finit sa carrière comme inspecteur général de l’Instruction Publique. Il étudiait avec un véritable acharnement du matin au soir. Nous autres pouvions bien discuter et, comme c’était au moment de l’affaire Dreyfus, le ton pouvait monter ; non seulement il ne participait pas mais il ne s’en apercevait pas. Tout son être était tendu vers un but unique : réussir son examen pour gagner son indépendance et venir en aide aux siens. Sur 20 camarades de promotion il n’y avait qu’une exception : le camarade X qui ne voulait rien faire. Profitant de la liberté il disparaissait sans que personne pût dire où il était allé ; à en juger par l’heure à laquelle il revenait ce n’était pas à des cours. Il affectionnait la littérature d’avant-garde et je lui dois d’avoir connu des poésies dont certaines reviennent à ma mémoire :

Amour, germe de lui dons lui germant

Et selon aventure d’Ellipse qui vaille

Quand aux divers mouvements d’ouverture allant

Du vœu qu’elle advienne la droite. Aussi loin qu’aille

En deux termes de mouvement le mieux voulant.

Ou bien encore

Le noir roc courroucé que la bise le roule

Et ne s’arrêtera ni sous de pieuses mains

Tâtant sa ressemblance avec des maux humains

Comme pour en bénir quelque funeste moule

Au lointain quelquefois si le ramier roucoule

Cet immatériel deuil opprime de maints

Nubiles plis l’astre mûri des lendemains

Dont un scintillement argentera la foule

Qui cherche, parcourant les solitaires bonds

Parfois extérieurs de notre vagabond

Verlaine. Il est caché parmi l’herbe, Verlaine,

A ne surprendre que naïvement d’accord

La lèvre sans y boire et tarir son haleine

Un fleuve peu profond calomnié, la Mort.

(1)

Mon condisciple disait comprendre ces œuvres sans difficulté ; mais il faut dire qu’il fut très généralement refusé aux examens. J’ai toujours pensé qu’un rapport existait entre les deux faits. Ceux qui ne pensent pas comme tout le monde ne sont plus à leur aise dans les occasions où la fantaisie est de peu de secours.

Notre condisciple X fut admissible à l’agrégation et plusieurs d’entre nous assistèrent par sympathie à la leçon qu’il devait faire : ce fut un Trafalgar ; la durée prévue était une heure, mais, Verlaine n’étant pas venu à son aide, il se tut après vingt minutes à notre grand émoi et à celui du jury qui assistait à un suicide. Le président dormait et il fallut lui expliquer la situation. Que voulez vous ? Il n’était plus jeune et entendait du matin au soir des leçons insipides faites par des novices, ceci au plus fort de l’été et en sortant de table. C’était lui le martyr et non pas nous.

Nous aurions dû être tous des puits de science, les moins résistants pensionnaires à l’asile de Charenton ; nous devions apprendre en trois ans les mathématiques, toute la physique et toute la chimie mécanique, la cristallographie et l’astronomie ; nous suivions en plus des cours de botanique et de zoologie. Ceux qui se destinaient aux sciences naturelles étaient moins chargés en mathématiques, mais on leur mettait sur le dos la géologie. L’un d’eux eut à décrire les terrains du Kamtchatka ! Il n’y avait que Jules Verne pour en avoir entendu parler. Et Phileas Fogg lui-même n’y avait pas mis les pieds, bien que son contrat lui donnât 80 jours pour s’y rendre.

Les cours que nous suivions à la Sorbonne étaient d’un niveau variable ; je ne parlerai que du meilleur et du plus mauvais.

Le cours de mécanique de Paul Appell était magnifique ; c’était la forme orale de son grand traité qui est encore recherché après 80 ans. Je l’ai rédigé aussi avec un grand soin. La variété des sujets abordés était incroyable ; il ne m’en reste pas grand-chose et je serais souvent tenté de confondre la polhodie avec l’herpolhodie (2 & 3). Mais je me souviens avoir écouté avec ravissement la théorie du gyroscope, cet instrument saugrenu qui refuse d’obéir à la pesanteur, se jette invariablement à angle droit de la direction indiquée par le bons sens et devrait être le symbole des partis politiques. Je n’ai pas davantage oublié la loxodromie,(4) et je ne pense pas errer si je rappelle que la cycloïde est en même temps tautochrone et brachistochrone  (5 & 6).  On n’est jeune qu’une fois.

A l’extrémité opposée était le cours, ou plus exactement l’absence de cours de Gabriel Lippmann. C’était un physicien de classe internationale, sinon plus, qui obtint le prix Nobel en 1908 pour le moins important de ses travaux : la même aventure arriva plus tard à Pierre Curie. Je fus mis en rapport personnel avec lui par un accident bizarre qui me fit jouer, toutes proportions gardées, le rôle de David devant Goliath. Pour comprendre, il faut remonter à la première République, qui avait fondé en 1792 un organisme nommé le bureau des longitudes, « en vue du perfectionnement des diverses branches de la science astronomique et de leur application à la géographie, à la navigation et à la physique du globe ». L’un des moyens était la publication d’un annuaire qui devait être « propre à régler tous ceux de la République » ; il était ainsi investi d’une mission de confiance comme de nos jours le médiateur.

Une partie de l’Annuaire était consacrée à des données purement astronomiques : étoiles, planètes, mouvements de la terre et du soleil, marées, éclipses, etc. Une autre contenait des données physico-chimiques, c’est-à-dire les propriétés d’un grand nombre de substances usuelles : par exemple leur densité, leur température de fusion ou d’ébullition, leur indice de réfraction et beaucoup d’autres. Il peut paraître étrange à un non initié que la République s’intéresse à des chiffres qui ne prétendent à aucun intérêt artistique ou sentimental, mais le fait est que tous ceux qui sont en contact avec la science, chercheurs ou ingénieurs, en ont besoin  ; pour en montrer l’intérêt il suffira de dire que l’Annuaire du bureau des longitudes, probablement le premier en date, a eu beaucoup d’imitateurs et qu’un manuel américain similaire, fort apprécié dans les laboratoires, a eu plus de quarante éditions ; il se présentait sous la forme d’un volume bourré de chiffres quasi microscopiques, avec la promesse de faire mieux à l’avenir. C’est un best seller tellement dépourvu d’humour que personne ne l’emporte en vacances.

Mais le bureau des longitudes, qui devait régler la République, en était devenu l’un des plus remarquables dérèglements ; vers 1910, n’ayant jamais été révisé de mémoire d’homme, il était devenu un incroyable chaos d’erreurs, d’archaïsmes et de fariboles. Tout le monde le savait et déjà de vives critiques avaient été formulées par des savants dûment autorisés, mais toujours sur un mode courtois ; et les responsables n’en avaient cure. C’est alors que David intervint, frondeur par tradition. Il bannit toute courtoisie et écrivit un article féroce qui tournait l’annuaire en ridicule. Il faut croire que l’article n’était pas trop mal tourné car il eut un immense succès auquel l’auteur était loin de s’attendre ; vingt ans après un des lecteurs s’épanouissait encore quand il y pensait. La querelle sortit même des milieux scientifiques et un membre de la chambre des députés posa une question au ministre intéressé. Ce dernier répondit en remerciant son honorable collègue d’avoir attiré son attention sur cette question, qu’il allait mettre à l’étude avec une objectivité républicaine. Dès l’année suivante l’annuaire fut revu d’un bout à l’autre. David avait vaincu.

Goliath c’était précisément Gabriel Lippmann. C’était lui qui, au bureau, avait la charge de la partie physico-chimique de l’annuaire. Par déférence je résolus d’aller le voir ; mais quand je me présentai à son laboratoire, il me fut répondu qu’il n’était pas là et que personne ne savait quand il viendrait. J’appris à cette occasion que la même réponse était faite à tout visiteur, indistinctement et à toute heure. Le professeur n’était jamais là, même quand des témoins l’avaient vu arriver cinq minutes auparavant. A croire qu’aussitôt arrivé dans son laboratoire, il s’y volatilisait.

Je ne cherchai pas à élucider ce problème et nos relations personnelles en restèrent là. Restaient les relations publiques ; avec une foi naïve envers ce grand physicien nous suivions assidûment son cours dont le programme nous convenait parfaitement. Il le suivait aussi mais seulement en tant que corps matériel, visiblement son esprit était ailleurs, on ne sait où. Le cours se déroulait selon un rite invariable : le professeur n’avait rien préparé et, en arrivant, il demandait à son assistant : de quoi vais-je parler aujourd’hui ? Une fois informé il se mettait à l’œuvre ; après vingt minutes, son stock était épuisé ; alors l’assistant, qui avait tout prévu, entrait en scène et exécutait une série d’expériences admirablement préparées qui réussissaient brillamment ; elles duraient vingt minutes ; au total quarante et la suite était remise au prochain numéro, le professeur retournant à son invisibilité comme le héros de Wells. A titre de curiosité je note qu’une oraison funèbre de Lippmann le présentait comme ayant été le modèle des professeurs : l’auteur était un ami d’enfance qui se serait bien gardé d’assister à son cours et ne me pardonna jamais mon indiscrétion.

Pour être juste, il faut dire qu’une pareille négligence était exceptionnelle ; enfin disons, assez exceptionnelle, car, en cherchant bien… Mais il serait désagréable de citer des noms qui peuvent être glorieux pour d’autres raisons : pas toujours très bonnes, bien quelles aient pu conduire un bénéficiaire au dôme de la rue Soufflot. Nos professeurs étaient, dans leur grande majorité, d’une conscience parfaite. J’ai déjà cité le nom d’Edmond Bouty qui enseignait la physique et nous apprenait beaucoup, excepté au cœur de l’été. Alors, au début de l’après midi, la chaleur et la digestion entraient dans le conflit et il en résultait quelques accrochages dans les formules : le numérateur tendait à se confondre avec le quotient. Bouty ne s’affolait pas et je me souviens l’avoir entendu dire gaiement : je crois que je suis en train de perdre mon équilibre ; je compte sur les normaliens pour me remettre d’aplomb.

Je n’ai pas souvenir que nous ayons eu à l’Ecole Normale de grandes discussions sur la religion. Je pense que la majorité des normaliens était formée d’incroyants ; les autres étaient qualifiés, on ne savait pourquoi, de Talas (7).Le contradicteur notoire était l’Antitala. Il n’est pas douteux que, selon une tendance générale, le terme Tala était aimablement péjoratif. L’un de nos condisciples travaillait la nuit, disait-on, en face d’un crucifix et le sentiment général était qu’il exagérait un peu ; mais ses voisins le laissaient faire sans observation. Pour se déclarer ouvertement tala, il fallait parfois du courage. Au régiment, quand venait la nuit dans la chambrée, notre camarade D. s’agenouillait au pied de son lit pour faire une prière, non pas comme manifestation mais pour accomplir son devoir chrétien : ses voisins faisaient semblant de ne pas s’en apercevoir. Le peuple est tolérant quand on ne le remonte pas. Mais il faut toujours compter sur les excités de naissance et j’en ai connu un qui était férocement antitala et se vanta un jour devant nous, d’avoir persuadé son boulanger de refuser son pain au curé ; il faut dire que l’opinion générale ne le considérait pas comme un aigle.

Noël Bernard était botaniste ; plus tard il présenta une belle thèse de doctorat qui lui promettait un bel avenir ; mais la tuberculose l’emporta très jeune. Ses éminentes qualités d’esprit lui valaient une influence sur nous et je dois avouer qu’il m’avait rendu antitala. Il faut dire qu’à cette époque que nous pouvons appeler historique en raison du mouvement d’idées qui la caractérisa (laïcité, etc.) la position morale de l’église n’était pas brillante et qu’elle commençait à commettre la longue série de fautes qui l’ont conduite à la situation actuelle. Ceci m’amène à parler de l’affaire Dreyfus : j’étais normalien au moment de sa plus grande virulence et je remplirais un volume de mes souvenirs.

L’affaire Dreyfus est bien lointaine maintenant, sinon oubliée, et je n’en parlerai qu’en termes généraux. Comme tous les Français nous avions à son sujet des discussions très vives ; mais s’il arrivait qu’un de nous dépassât la limite de la courtoisie, il s’en excusait aussitôt et l’incident était clos. Pas d’affiches, pas de graffitis.

Les adversaires de Dreyfus avaient inventé le syndicat dreyfusard ; selon eux les partisans de Dreyfus s’étaient organisés en syndicat pour déshonorer l’armée et ils remplissaient les journaux des exploits de ce syndicat, d’autant plus dangereux qu’il travaillait dans l’ombre comme tous les fantômes qui connaissent leur métier. Les Dreyfusards ripostaient en accusant les ordres religieux et particulièrement, on ne sait pourquoi, les assomptionnistes dont le nom revenait souvent. Qui pouvaient –ils bien être ?

Le dictionnaire disait qu’ils avaient fondé le journal La Croix, passablement répandu alors et qui passait auprès de beaucoup de chrétiens pour propager la vraie foi. Si c’était vrai, alors on pouvait dire que la vraie foi était contre Dreyfus. La tendance était surtout évidente dans les petites villes de province, dominées sans contre partie par le comme il faut. Défendre un juif n’était pas comme il faut, même s’il était innocent ; et on n’allait pas plus loin.

En dépit des apparences qui montraient une nation profondément divisée, au bord de la guerre civile et sans force, l’affaire Dreyfus a été l’un des beaux moments de l’histoire de France, en ce sens qu’elle a révélé la puissance insoupçonnée de la vérité. Au début les Dreyfusards avaient contre eux toutes les puissances. L’armée d’abord ! Une des péripéties, le procès Zola, fut un défilé de généraux hostiles. Un dreyfusard que je connaissais bien reçut un jour la visite inattendue d’un sien cousin, général de division, qui lui dit sur un ton de bienveillance un peu indulgente : dans votre intérêt, n’intervenez plus ; nous avons la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus. Il était indiscutablement sincère. Alors du moment que les généraux étaient d’accord, les subordonnés suivaient. Dreyfus avait contre lui au début la magistrature : il avait été condamné par un jugement régulier, il fallait admettre une erreur judiciaire. L’idée d’une telle erreur est plus déplaisante à un juge que celle d’une erreur de diagnostic pour un grand médecin, qui laissera son client mourir dix fois plutôt que d’avouer qu’il s’est trompé.

La plupart des partis politiques étaient hostiles. L’un des grands chefs socialistes, Jules Guesde, avait déclaré que toute cette agitation était une affaire de bourgeois et n’intéressait pas le peuple. Il avait contre lui Jaurès, qui n’était pas suivi. Les hommes d’affaire étaient contre : le juif était un concurrent redouté et c’était tant mieux s’il lui arrivait quelque dommage ; d’ailleurs cette agitation troublait la bourse et n’était pas rentable. Enfin il y avait les antisémites, les uns professionnels, un bien plus grand nombre, amateurs. Ils triomphaient : je vous l’avais bien dit ; appliquons le système allemand ! Pas de juif dans l’armée !

La vérité a été la plus forte et il est à l’honneur de la France que la démonstration de sa force ait été donnée par elle.

Autres domaines : universités populaires et poste de préparateur

 

L’instruction est, selon Danton, le premier besoin du peuple après le pain. Une appréciation toute semblable peut être trouvée dans le roman d’Erckmann Chatrian, Madame Thérèse, qui décrit l’état d’esprit révolutionnaire mieux qu’aucun historien n’a pu le faire. Cependant cette maxime peut sembler difficilement conciliable avec les statistiques d’après lesquelles la grande majorité des Français n’achète jamais un livre. A Dieu ne plaise que nous nous égarions sur un terrain aussi épineux. .

Nous nous bornerons à un petit détail dénué de pouvoir explosif : il existe des originaux qui ont plaisir à apprendre et des originaux qui ont plaisir à enseigner. Les uns sont le pôle positif, les autres le pôle négatif, et il est connu que les deux s’attirent. Comment rendre l’attraction efficace ?

Les Universités populaires ? Je n’ai pas de date précise à donner pour leur fondation  Disons seulement qu’elles préoccupaient les milieux intellectuels vers 1900. Elles fonctionnaient, suivant l’expression consacrée, à la bonne franquette. Un jour un ami vous rencontrant dans la rue vous demandait : veux-tu aller faire une conférence à l’Université populaire de Nanterre la semaine prochaine ? – Oui, bien sûr ! On préparait la conférence et à l’heure convenue on se rendait à Nanterre où l’on ne connaissait personne. On se présentait : je suis le conférencier de ce soir – Ah! très bien ! Venez par ici. La salle était déjà bien garnie. De quel public ? On n’en savait rien et on ne cherchait pas à le savoir. D’entrée on était absolument libre : pas de cartes, pas de surveillance, rien. A l’heure dite le conférencier se levait et allait se placer, debout ou assis selon son goût, derrière une petite table. Quand il avait conclu, chacun rentrait chez soi, comme dans la chanson de Marlborough.

Le mouvement des Universités populaires n’avait absolument aucune couleur politique. Les orateurs étaient aussi bien des « réactionnaires » que des « progressistes » ou des « avancés » ; un seul lien les unissait : une sympathie sans phrases envers ceux qui, leur journée de travail finie, cédaient au désir d’apprendre. Les aider demandait un effort : ce n’était pas toujours amusant d’aller la nuit à Nanterre. J’ai cité cette Université parce que son nom s’est présenté ; les autres n’étaient guère moins lointaines. Mais nous nous sentions l’âme de Danton. Elles  auraient dû se développer presque indéfiniment. Comment se fait-il que leur rôle soit resté si modeste ? Comparez un professeur populaire à un chanteur populaire : la disproportion est de taille.

En raison de notre inexpérience, les conférences se tenaient à un niveau très inégal. Certaines étaient de premier ordre : je me souviens encore de celle que nous fit Georges Colomb, qui était de son métier universitaire et botaniste, mais beaucoup plus connu sous le nom de Christophe comme père du Savant Cosinus, du Sapeur Camembert et de La famille Fenouillard. Il nous parla des abeilles et nous tint une heure sous le charme. Mais les conférences de ce niveau étaient rares, et d’autre étaient endormantes.

L’ennui peut avoir été l’une des causes du déclin ; il est possible que l’un des motifs ait été la disparition progressive de la bonne humeur. Le mouvement des Universités populaires était fondé sur la solidarité et la bonne humeur, il n’est plus à sa place dans une société où tout le monde ronchonne et où tout se règle par la brutalité.

Ma génération a vu aussi péricliter un autre mouvement de même tendance, qui lui aussi devait rencontrer une sympathie générale : le mouvement  Jeunes Sciences. Il reprenait l’idée qu’avaient lancée les Universités populaires, d’un enseignement entièrement libre donné par des bénévoles mais limité aux sciences. Ses débuts avaient été prometteurs et les bonnes volontés n’avaient pas semblé lui faire défaut. Aux dernières nouvelles il serait près de la liquidation et cette triste aventure n’est pas à notre éloge. La curiosité s’est-elle éteinte ? Ou la hargne aurait-elle envahi ce secteur aussi ?

Préparateur et agrégatif ? Comme quelques uns de mes camarades, j’ai fait deux séjours à l’Ecole Normale : le premier de trois ans comme élève, le second de trois ans comme agrégé-préparateur. Comme tel nous devions aider le travail expérimental des élèves, tenir la comptabilité du laboratoire et en même temps préparer une thèse de doctorat pour avoir accès à l’Enseignement Supérieur.

Je parlerai peu de mon rôle de comptable, et en termes impersonnels. Il doit être bien entendu que mon récit ne s’applique en aucun point à moi, mais au corps des agrégés-préparateurs dont je ne suis pas responsable, et que je n’ai pas pris part à leurs dérèglements ; tous d’ailleurs auraient pu faire la même déclaration, avec la même sérénité.

Le fait est que notre comptabilité était truquée de A jusqu’à Z ; ceux qui l’examinaient et la contresignaient le savaient aussi bien que nous. J’en ai même connus qui mettaient de la bonne volonté à nous conseiller. Nul mieux qu’un fonctionnaire de l’Etat n’est apte à imaginer une fraude et il est surprenant de voir combien ils en profitent peu. Une partie appréciable des crédits de laboratoire était attribuée officiellement au remboursement des menus frais. Vous avez besoin d’une éponge ou d’un carreau de verre ou d’une bouteille d’encre ou de papier de verre ? Tout cela était noté par l’agrégé-préparateur. De temps en temps, quand sa bourse était plate, il établissait la liste – le bordereau d’avances- qui lui était remboursée : à la condition qu’aucun chiffre ne dépasse trois francs et que le total ne dépasse pas le chiffre alloué par décision ministérielle. Sinon il fallait fournir des factures en triple exemplaire, dûment acquittées. Et c’est là que commençait la science- fiction.

Par exemple le directeur du laboratoire nous emmenait dans une région industrielle pour nous faire visiter des usines, et ces visites, qui nous faisaient pénétrer dans un monde tout à fait nouveau, étaient très instructives. Nous avons vu ainsi fonctionner une scierie dans le Nord, vu laminer des rails de chemin de fer et sortir d’immenses flammes de la gueule d’un four Messmer. Les tramways ne délivraient pas de reçus sur papier timbré, ni les restaurants, ni les buffets des gares. Et de plus les dépenses dépassaient de très loin la somme allouée par le budget.

C’est le bordereau d’avances qui venait en aide à l’infortuné agrégé-préparateur. Il fallait rattraper la somme réelle en la décomposant en fractions inférieures à trois francs et aucun achat ne devait se faire d’un objet inventoriable car il aurait fallu l’inscrire à l’inventaire. La prudence commandait de ne faire figurer au bordereau que des objets dont on aurait réellement pu avoir besoin. Pourtant l’un de mes collègues, un zoologiste audacieux, demanda un jour à être remboursé de l’achat d’un Amphioxus acheté au marché. L’amphioxus est un petit animal rarissime, qui n’est ni chair ni poisson, et vous avez autant de chance d’en trouver au marché que d’y coudoyer un hippopotame : mais il passa comme lettre à la poste.

Notre grand recours était le gros sel. Il se vendait en sacs au prix de deux francs 20 et était censé nous fournir, additionné de glace, des mélanges réfrigérants. Il faut croire que nous avions besoin d’être réfrigérés car le bordereau en était nourri. J’appris plus tard que nous avions été timides. Le directeur d’un observatoire de province voulut un jour faire clore son terrain ; mais il ne pouvait trouver aucun moyen d’imputer la dépense à aucun chapitre de ses crédits ; il y avait toujours un règlement qui se mettait en travers. Il acheta une quantité prodigieuse de gros sel, comme s’il pêchait la morue dans son observatoire.

Pour que les non-initiés soient bien informés, il convient de définir ce qu’est une thèse de doctorat es sciences, ou plus exactement ce qu’elle était en 1900. Comme élève, on apprend ce qu’ont découvert les autres ; comme thésard, on cherche à découvrir soi même et à augmenter le volume des connaissances afin de compliquer, dans toute la mesure du possible, la tâche des futurs élèves. Fort heureusement ce possible ne va pas loin et les 9/10ème des thèses ne sont lues par personne, même pas par ceux qui ont pour mission de les juger. Ils sont trois dont deux n’y comprennent goutte, le troisième étant le plus souvent le patron du candidat, qui est à la fois juge et partie.

Nous allons suivre les aventures du thésard. Il faut tout d’abord qu’il choisisse un sujet. Autrefois il le faisait en toute liberté : nous étions trois dans le laboratoire de chimie et nous avons traité trois sujets aussi différents que possible, l’un sur la capillarité, le second sur la chimie organique, le troisième sur les composés colloïdes minéraux. Le directeur du laboratoire n’était intervenu en rien dans notre choix. Quand j’entrai en fonctions il me mena devant une table et me dit : voilà votre place. Bonne chance ! Il est curieux de constater qu’il n’avait aucune compétence sur aucun des trois sujets. Au laboratoire de physique, la situation était la même. Dans ces conditions, il arrivait le plus souvent que les thèses continssent des résultats originaux, ou même faisant époque ; je n’en citerai qu’une entre dix : celle de Jean Perrin sur les rayons cathodiques.

Actuellement la situation a bien changé. Les thèses se comptent par centaines : la quantité passa avant la qualité. Un professeur de la Sorbonne, bien placé pour en juger, m’a dit qu’il estimait à 5 % la proportion de celles qui présentaient une idée originale ; cette proportion était dix fois plus forte en 1900. Les autres auraient pu être écrites n’importe où, par n’importe qui, travaillant honnêtement quarante heures par semaine pendant trois ans. J’ai entre les mains un rapport établi par un chimiste de province qui s’enorgueillissait d’avoir fait sortir de son laboratoire quelque chose comme 150 thèses, toutes parfaitement interchangeables. Le Commissariat à l’énergie Atomique repose sur des piles de thèses qui ont eu comme résultat pratique que l’adoption finale de techniques étrangères.

Nous n’avions pas de souffleurs de verre, ni d’aides techniques, ni de mécaniciens, ni de souriantes dactylos. Les gens de mon temps ont tous écrit leurs mémoires et les ont recopiés, deux ou trois fois même. C’était un dur travail, mais ils en sortaient bien trempés, ayant dû résoudre eux-mêmes toutes les difficultés et apprendre tous les métiers.

Pour pouvoir s’honorer d’une bonne thèse, il fallait au minimum trois ans. On était quelquefois aidé par un senior mais il ne fallait pas trop y compter ; le senior avait ses propres problèmes. Personnellement je dois une grande reconnaissance au physicien Paul Villard, qui était l’originalité même. Il avait tâté du professorat sans y trouver de joies ; le bruit courait qu’il avait été, comme on dit dans le métier, fortement chahuté mais que, loin de s’en formaliser, il avait, par excès de vitalité, organisé lui-même des chahuts pour échapper à l’insupportable monotonie du cours.

Paul Villard ne s’intéressait guère aux théories abstraites et était un expérimentateur né ; il s’était occupé des aurores boréales dont il avait décrit le mécanisme et qu’il reproduisait dans un ballon de verre. Aucune difficulté expérimentale ne l’arrêtait et quand il ne trouvait pas dans le commerce l’appareil dont il avait besoin, il le construisait lui-même. Il m’apprit à fabriquer des transformateurs électriques et j’en tirai grand profit tout au cours de ma carrière. L’un d’eux est encore en service après trente ans de marche ininterrompue ; ce qu’il a transformé est incalculable ; il ne mourra pas de maladie comme l’œuvre de tant de transformateurs d’un autre genre ; il sera assassiné par quelque ferrailleur vandale. Un autre, qui est âgé de plus de 70 ans, a eu un sort plus glorieux : il m’a été emprunté par un laboratoire de la Sorbonne qui ne me l’a jamais rendu.

(1) Ce sonnet est de Mallarmé ; il doit y avoir des erreurs de mémoire. Quant au précédent il ne me dit rien mais il ressemble à ceux du même auteur, (parmi les écrits érotiques !  )
(2) « courbe que parcourt sur l’ellipsoïde central d’un corps solide dont le centre est fixe et qu’aucune force n’anime, le point de contact de cet ellipsoïde avec le plan fixe parallèle au plan du maximum des aires sur lequel il roule » ( Pierre Larousse)
(3) inconnu de Pierre Larousse
(4) « courbe que décrit un navire lorsque il suit constamment le même rumb de vent, c’est-à-dire en coupant tous les méridiens sous un angle constant » ( petit Larousse)
(5) « = isochrone : mouvements isochrones, qui se font en temps égaux ; ex : le pendule » (petit Larousse)
( 6 )« courbe que doit suivre un corps pesant pour parvenir d’un point à un autre dans le moindre temps possible » ( Pierre Larousse)
(7)  l’avis général est qu’il s’agit des gens qui vont t’à la messe

Mémoires chapitre III

Chapitre III

 

Jacques Duclaux pendant la guerre

 

Le service militaire

 

En 1898 je suis parti au Mans pour le service militaire sans aucune appréhension et je n’en ai constaté aucune chez mes amis soumis à la même nécessité. Il faut dire que nous nous trouvions dans des conditions très favorables. La durée normale du service était de trois ans, mais j’était étudiant et il existait une loi qui permettait aux étudiants, ou du moins à certaines catégories d’entre eux, de ne servir que pendant un an en application d’un certain article 23 : j’appartenais à l’une de ces catégories. Pour en profiter je n’avais aucune démarche à faire : il suffisait de consulter mon dossier pour voir que j’étais, selon l’expression consacrée, « dispensé de l’article 23 ». Je n’ai jamais constaté que cette faveur (elle ne peut être appelée autrement) me valût une hostilité ou une jalousie quelconque de la part de mes camarades du contingent, qui avaient, eux, trois ans à faire. Trois ans, c’est long ! J’ai toujours été dans les meilleurs termes avec eux ; je dirais même que nos relations étaient affectueuses. La plupart d’entre eux étaient des cultivateurs de la Beauce, ou des Normands, ou des Bretons ; l’un de ceux-ci ne parlait pas français. C’étaient des jeunes hommes simples et, dans le sens humain du mot, de bonne société. Dans ma compagnie, environ 100 hommes, il n’y avait pas de mauvaise tête ; le sentiment général, qui ne prenait que rarement une forme précise, était que nous étions tous dans le même bain et que nous devions nous aider les uns les autres.

L’égalité

Je n’ai trouvé nulle part au cours de mon existence autant d’égalité entre les hommes qu’au service militaire, ni autant de compréhension mutuelle, sauf plus tard à l’hôpital. A cet égard le service peut avoir une bonne influence morale en atténuant les contrastes entre les diverses catégories sociales. L’hôpital en aurait une aussi si le règlement obligeait les docteurs à se mettre à la place des malades pour un certain temps, et inversement.

L’égalité pourtant n’était pas absolue. Elle était limitée d’un côté par la cantine, petit établissement où l’on pouvait manger et surtout boire, en payant. Certains jeunes bourgeois y prenaient leurs repas ; j’ai toujours mangé à l’ordinaire et je m’en suis bien trouvé : de ma vie je n’ai eu un tel appétit et, si je puis dire, avec autant de succès à en juger par la balance. Le menu n’était pas varié : c’était tous les jours le même, matin et soir. Le rata consistait en bœuf bouilli avec des pommes de terre ; l’épluchage des pommes était une cérémonie quotidienne qu’il était de bon ton d’essayer d’éviter, je ne sais pourquoi. Comme pain nous avions la célèbre boule, toujours la même aussi, dans laquelle nous taillions des tranches impressionnantes. C’était du pain blanc qui n’était pas absolument blanc et qui devenait terriblement résistant en séchant ; mais avec des dents de vingt ans on en venait à bout. Quelquefois, par bonheur rarement, il était remplacé par le biscuit de soldat qui était une abomination : les dents n’avaient pas de prise sur lui et glissaient sans l’entamer ; et quelquefois il contenait des vers. Par contre, nous avions parfois mais plus rarement, un produit nommé pain de guerre : une sorte de galette très sèche qui rappelaient certaines espèces de pain familières aux pays nordiques. Les avis étaient partagés à son égard : les uns le maudissaient avec la même vigueur que le biscuit et d’autres, dont j’étais, s’en régalaient

De temps à autre le rata était remplacé par ce que nous appelions le rôti. Le meilleur éloge que l’on puisse en faire est de dire que nous en absorbions des quantités phénoménales. Il fait bon avoir vingt ans et avoir passé toute sa journée au grand air, à l’abri de tout souci !

A l’heure du déjeuner la cantine n’était pas encombrée ; pour s’y sentir à l’aise il fallait ne pas être obligé de compter, peut être aussi regarder d’un peu haut le camarade du troupeau : on y était un peu entre article 23. Mais elle se remplissait quand venait une heure propice à la soif. J’ai vidé de mon mieux les caves à cidre du Mans : l’unité de volume à la cantine était le pot de deux litres et c’était beaucoup pour un seul client. Cependant l’estomac était tolérant et je n’ai aucun doute que, si l’un de nous avait défié un de ses collègues de vider un pot à lui seul, le pari aurait été tenu. Son exécution aurait été contraire aux usages ; au régiment boire seul était appelé faire suisse et c’était une grave incorrection.

La cantine intervenait encore dans d’autres circonstances : assez souvent, et surtout pendant la belle saison, nous avions au programme des marches militaires. Alors nous arpentions quinze ou vingt kilomètres de route : cinquante minutes de marche, dix de pause. Pour ceux que la marche ne fatiguait pas c’étaient des jours de fête. Il y avait bien l’ennui de porter le fusil et le sac, que l’on trouvait lourds. Mais ces marches représentaient liberté et égalité : nous avions l’impression d’être le dimanche en promenade. Très souvent nous chantions en chœur ; nos chansons n’étaient pas toujours de meilleur goût et quelques unes offensaient les convenances ; j’ai entendu des camarades protester parce que certaines avaient été chantées à la traversée des villages et auraient pu être entendues par de jeunes oreilles ; l’homme n’oublie pas qu’il a une mère et des sœurs !

J’ai encore dans l’oreille l’une de ces chansons qui donnera une idée du niveau :

Dedans les faubourgs de Nantes

Dedans les faubourgs de Nantes

Il y a t’une maison

Verse à boire

Il y a t’une maison

Buvons donc

 

Il y a trois jolies filles (bis)

Qui ont chacune un beau nom

Verse à boire.

La première c’est Henriette (bis)

Henriette c’est un beau nom.

La deuxième c’est Juliette (bis)

Juliette c’est un beau nom.

 

La troisième c’est Fleur de Rose (bis)

Fleur de rose c’est un beau nom.

Les soldats l’ont emmenée

A Paris dans une maison.

Au bout de six mois à peine

Elle revint à la maison.

 

Au bout de neuf mois à peine

Elle accoucha d’un garçon.

Qui n’ressemblait à personne

I’ ressemblait au bataillon.

Verse à boire et buvons donc.

 

Au cours de ces marches la cantine suivait dans une petite voiture chargée d’un tonneau de vin et à une des haltes nous avions droit à un quart de vin. Le quart c’était une sorte de tasse en fer blanc qui était une partie essentielle de notre fourniment. Nous courrions vers la cantine.

Un proverbe nous rappelle qu’il n’est de meilleure sauce que l’appétit et c’est aussi exact pour la soif. En ma vie je n’ai bu un verre de vin avec autant de plaisir que le modeste quart des marches militaires. Après 75 ans je le sens encore couler délicieusement dans mon gosier et je pourrais chanter comme Figaro :

O liqueur enchanteresse

Verse l’ivresse et l’oubli dans mon cœur !

Mais un homme n’atteint pas avec un quart de vin ni l’ivresse ni l’oubli !

Je me souviens d’une accablante journée d’été. Nous avions rampé le long d’une grande route, en plein soleil, et la fatigue nous accablait. Pour revenir à la caserne, (en termes plus techniques, au quartier) nous devions emprunter les rues de la ville ; nous n’étions plus présentables et beaucoup traînaient la patte ou tiraient la langue. Les rangs s’étaient rompus et nous ressemblions à un troupeau en marche vers l’abattoir. L’honneur de l’armée était en jeu : nous ne pouvions pas nous montrer aux Manceaux dans un état de débandade aussi pitoyable. Le colonel en souffrait puisque c’était son régiment. Il ne s’émut pas ; au moment où nous allions atteindre les faubourgs il commanda aux clairons qui marchaient en tête et qui étaient aussi fatigués que nous : sonnez la charge. La charge n’est pas une mélodie, c’est une suite de notes, très simple mais qui fait sortir l’homme de lui-même.  L’effet fut prodigieux. En quelques secondes, et bien qu’aucun ordre n’eût été donné, la colonne s’était reformée en ordre parfait, avait repris le pas et défilait fièrement, tête haute et regard assuré. Je m’en souviens encore avec émotion après si longtemps.

Notre colonel était à certains égards féroce. Il était la représentation vivante du premier article de la Théorie d’après lequel la discipline est la force principale des armées. La Théorie c’est le recueil des instructions que le bon soldat doit connaître et auxquelles il juge prudent de se conformer pour essayer d’éviter les sanctions telles que consigne, salle de police, prison ou cellule. Les dispensés de l’article 23 n’étaient pas tenus de savoir lire une carte mais ils devaient pouvoir réciter de nombreux passages de la Théorie, à toute heure et même en dormant. Notre colonel nous avait un jour privés de permission parce que l’un de nous s’était trompé en récitant la Divine Théorie et avait mis un mot pour un autre.

Une légende courait au sujet de ce colonel qui, dans sa jeunesse avait pris part à une guerre, sans doute celle de 1870. Ses chefs lui avaient confié une petite troupe et l’avaient envoyé en avant, en patrouille, avec l’ordre de marcher tant qu’il n’aurait pas été rappelé. Ensuite ils l’avaient oublié. Tandis qu’il marchait les troupes françaises avaient subi un revers et avaient dû se replier, le laissant isolé en pointe. Il avançait toujours, conformément aux ordres, tandis que les adversaires riaient dans leur barbe. Mais à un moment donné les ennemis montrèrent à la patrouille, par des arguments indiscutables, qu’elle était complètement encerclée par des forces cent fois supérieures aux siennes et que la seule solution pour le colonel était de déposer les armes : ce qu’il fit, n’ayant pas eu d’ordre contraire.

Un bon soldat, au sens de la Théorie, est nécessairement bien vu par ses chefs, et aussi par ses copains des armées étrangères. Vers 1916 un port français était utilisé par les armées anglaises pour l’importation de machines de guerre ; le commandant de ce port était un officier français très fort sur la Théorie ; au lieu d’aider les Anglais, il ne cessait de leur mettre des bâtons dans les roues en invoquant des règlements qui dataient de Louis XIV. Après la victoire les Anglais lui décernèrent une décoration militaire ; un témoin fut offusqué : comment, disait-il, pouvez-vous honorer un homme qui n’a cherché qu’à vous créer des ennuis ? C’est vrai, répondirent les Anglais, il a été odieux, mais c’est un si bon soldat !

Le service militaire est pour tous les jeunes hommes la première occasion d’entrer en contact avec des échantillons d’humanité dont les préoccupations diffèrent des leurs. Il peut les instruire d’une autre manière, et un hasard fit que, par l’intermédiaire de l’un de mes bons camarades je fus confronté à l’un des pires maux dont souffre l’homme : les peines d’amour.

Galerne était un agriculteur beauceron, un aimable compagnon et de plus un soldat modèle. Sans y mettre aucune ostentation, par simple préférence pour le travail bien fait, il astiquait son fourniment mieux que personne et le dos ciré de son sac était célèbre pour son brillant. Il avait, en partant au régiment, laissé au pays une jeune fille qui lui avait promis de l’attendre. Femme varie ! Etant parti en permission au cours de sa deuxième année, le cœur en joie, il apprit qu’elle ne l’avait pas attendu… Il revint sans mot dire, mais quelque chose d’indéfinissable dans son allure nous montrait qu’il avait reçu un coup accablant. Peu à peu nous apprîmes tout. Mais que pouvions-nous faire ? Les mots se brisent sur une peine d’amour.

L’instruction

Et maintenant que faisions nous au service militaire ? Il était logique de supposer qu’il avait pour but de préparer la nation à une guerre possible, en donnant aux jeunes recrues une instruction appropriée. Ne parlant que de ce que j’ai vu, je n’ai pas à ce sujet une opinion philosophique. Peut être l’instruction était-elle différente d’une garnison à l’autre ! Une tradition fort répandue voulait qu’elle fut, en 1900, beaucoup plus sérieuse et efficace vers la frontière de l’Est que dans l’Ouest, surtout dans le Midi, parce que les jeunes officiers qui aimaient leur métier demandaient les garnisons lorraines. Je n’ai connu que l’Ouest dont Le Mans était un échantillon valable, comme on dit aujourd’hui.

L’instruction comportait une partie théorique qui était donnée à la caserne ; nous devions apprendre par cœur un certain nombre de versets de notre Coran. L’un des premiers, sur lequel aucune hésitation n’était tolérée, décrivait la position du soldat sans armes. Il devait avoir le petit doigt sur la couture du pantalon, les pieds un peu moins ouverts que l’équerre, et les yeux fixés à quinze pas devant lui. Il est difficile en 1975 de comprendre l’importance que nos hommes de guerre donnaient à de pareilles niaiseries. Un soldat sans armes, c’est un homme au repos. S’il est au repos, qu’importe à la défense nationale qu’il ait, si cela lui plait, les pieds parallèles à la mode indienne ? Plutôt que de regarder à quinze pas, il fera mieux de surveiller ses pieds pour éviter de choir dans une des tranchées que l’E.D.F, le gaz ou le téléphone creusent si libéralement sous nos pas. Et quant au petit doigt, il est tout indiqué qu’il l’abrite dans son oreille puisque la langue a donné à ce doigt le nom d’auriculaire pour suggérer cette pratique.

La Théorie offrait même des contradictions : ainsi il était dit à un certain paragraphe que les fenêtres devaient être ouvertes dès le réveil (à la sonnerie du clairon) et à un autre qu’il fallait attendre que les hommes fussent habillés. Dans la réalité, personne ne faisait attention à ces textes et les fenêtres étaient ouvertes au moment convenable : vox populi, vox dei.

La plus grande partie de l’instruction se donnait en plein air, sur le champ de manœuvre attenant à la caserne. Nous y passions plusieurs heures par jour. A quoi faire ? Il était difficile de comprendre comment nos exercices pouvaient nous préparer à la guerre. Par contre il était clair qu’ils avaient pu le faire au temps de Turenne.

Ils comprenaient en premier lieu le maniement de l’arme : en fait le fusil Lebel. Ce fusil a droit à une minute d’attention. Il succédait au célèbre Chassepot de 1870 et avait vu le jour en 1886. A bien des égards il était largement supérieur à son ancêtre : le calibre était plus petit et la vitesse de la balle bien plus grande. La trajectoire plus tendue et la forme de la balle permettaient un tir précis à une distance bien supérieure. En plus le fusil se prêtait à deux méthodes de tir : le tir coup par coup qui demandait à chaque fois l’ouverture de la culasse, l’expulsion de la cartouche tirée, son remplacement par une cartouche neuve et la fermeture de la culasse, soit quatre opérations ; et le tir accéléré qui n’en demandait qu’une.

Un mécanisme permettait de passer rapidement du tir coup par coup au tir accéléré et inversement. Ce mécanisme était théoriquement sans reproche, mais il se décomposait en plusieurs opérations qui devaient se faire dans un certain ordre. Si le tireur se trompait, le mécanisme s’enrayait et on ne pouvait plus tirer ni d’une manière ni de l’autre : il fallait avoir recours au tournevis pour rétablir l’ordre.

L’ennui c’est que, même à la caserne et à l’abri de toute agitation, une forte proportion des tireurs faisait les opérations à l’envers et que beaucoup de fusils étaient enrayés dès la première manœuvre ; il en résultait une hilarité générale. Sur le champ de bataille la proportion aurait sans doute été plus grande encore et la seule ressource du maladroit eût été de dire au copain d’en face, dans l’esprit de Fontenoy : mon vieux, j’aimerais répondre à ton dernier envoi par un de ma façon, mais ma mécanique s’y oppose. Assieds toi un moment et dans quelques minutes nous reprendrons la conversation.

Comment pouvait-on tolérer une situation pareille, connue de tous, est un mystère.

Que peut-on faire avec un fusil Lebel ? Évidemment tirer. Sauf erreur il est destiné à cet usage, bien qu’il puisse tout aussi bien servir à assommer un adversaire. Mais son efficacité est limitée et il n’est pas aussi dangereux qu’on pourrait croire. Un chant révolutionnaire affirme que :

Pour protéger la banque et la finance

Il n’y a rien de tel

Que le fusil Lebel

 

Mais c’est une erreur de conception. Pour défendre une banque, on ne tire pas à deux kilomètres, même si c’est une très grande banque.

En 1870, un curieux avait calculé que pour tuer un homme à coups de fusil, il fallait un poids de balles à peu près égal au sien, soit plusieurs militaires. En 1940, le chiffre aurait sans doute aurait été bien supérieur : nous vivons dans une société de consommation. Ce qui est certain c’est qu’en 1900 cette utilisation du fusil était ignorée. Évidemment quand la troupe se rendait le matin au champ de manœuvres, chacun emportait son arme, mais avec les intentions les plus pacifiques.

Portez …armes ! Présentez… armes ! L’arme sur l’épauledroite ! Reposez … armes ! Les mains claquaient sur le bois des crosses. Un synchronisme parfait était exigé : on ne devait entendre qu’un seul choc, suivi d’un silence de mort. Il était recommandé de taper aussi fort que possible et une légende courait, d’après laquelle une permission spéciale serait accordée au brave qui y mettrait assez d’ardeur pour casser le bois. Peut-être cet exercice pourrait-il être inscrit au programme des jeux olympiques.

Il faut convenir que, lorsque le régiment entier présentait les armes avec ensemble, le spectacle était impressionnant, en raison de la précision du geste et de l’immobilité qui suivait. Il m’est arrivé depuis d’assister aux obsèques d’un haut dignitaire de la Légion d’honneur, auquel les honneurs étaient rendus par un détachement d’une dizaine d’hommes. A un certain moment, ils présentaient les armes et ce mouvement sec, suivi d’une immobilité totale, avait de la grandeur. Le silence peut dominer le bruit. Mais pourquoi tant d’efforts pour un mouvement d’ensemble que la guerre ne donnera jamais l’occasion de faire ? A la guerre on présente l’arme par la pointe.

Il y avait mieux encore. La troupe étant bien alignée, le chef commandait : tête..droite ; et tous tournaient la tête à droite. La minute après c’était à gauche. Ainsi nous préparions la victoire.

Les hommes étaient parfaitement conscients de cette absurdité ; mais, chose curieuse, ils n’étaient nullement indignés de voir trois années de leur vie ainsi gâchées. Du point de vue militaire, l’esprit était bon. Jamais de protestations, jamais de réclamations. Naturellement la discipline n’aurait pas permis qu’elles prissent une forme ouverte, mais elles auraient pu être dans l’air et elles n’y étaient pas. C’était peut être un effet de l’égalité. D’ailleurs nous n’avons pas connu l’adjudant Flick de Courteline qui était une bête féroce, le capitaine ne l’aurait pas toléré. Je n’ai jamais eu à me plaindre d’aucun gradé et je ne me rappelle avoir vu un abus d’autorité qu’une seule fois. L’auteur était un sergent dit «rengagé » qui était resté volontairement dans l’armée après la date normale de sa libération. Les rengagés étaient mal vus, leurs camarades leur demandaient avec ironie si chez eux le four était démoli, entendant par là qu’on y souffrait de la faim au point d’accepter n’importe quel métier. Dans ma compagnie un sous-officier rengagea : nous ne le sûmes que par la voie officielle car il ne voulut pas l’avouer.

Notre attitude à tous était une sorte de résignation de bonne humeur, presque souriante : il était convenu une fois pour toutes que notre temps était perdu, pour les neuf dixièmes au moins. Cette idée étant bien ancrée dans la tête, on n’y pensait plus et il s’agissait seulement, suivant l’expression consacrée, de tirer la journée le mieux possible. Et puis nous avions de temps à autre notre revanche. L’exercice sur le champ de manœuvres comportait des mouvements d’ensemble : le régiment étant composé de bataillons, eux-mêmes divisés en compagnies et, plus loin encore, en sections, puis en escouades : toutes ces unités pouvaient être disposées de diverses manières qui avaient sans doute leur intérêt du temps de Turenne ; j’ai oublié en général leurs noms car, en quatre ans de guerre, je n’en ai vu réaliser aucune. J’en retrouve cependant une : la colonne contre la cavalerie. Le régiment défilant en ordre sur la route, une troupe de cavalerie ennemie était signalée en avant sur cette route, aspirant à faire de nous de la chair à pâté. Aussitôt on entendait le commandement : colonne contre la cavalerie ! et le régiment se transformait en une pelote hérissée de baïonnettes : l’ennemi n’insistait pas !

La colonne contre la cavalerie s’organisait sans trop de mal ; mais certains mouvements d’ensemble étaient plus subtils. Le régiment étant formé de telle ou telle manière, il fallait le disposer de telle ou telle autre. C’est là que nous tenions notre revanche contre les chefs, car c’est d’eux que tout dépendait. Sur le papier le mouvement était simple et logique, comme la manœuvre de la culasse du Lebel. En fait je ne l’ai jamais vu réussir et je n’ai jamais su pourquoi, pas plus que je ne m’en suis soucié. Tout de suite tout s’embrouillait : une section se trouvait là où elle n’avait rien à faire, ou bien elle était à l’envers, la gauche à droite et les hommes regardant en arrière et non pas en avant. Plus le temps s’écoulait et plus le désordre augmentait, au point de devenir un chaos. Le capitaine ne savait plus où était sa compagnie, brisée en morceaux, et si un ordre était nécessaire, personne ne pouvait dire où il aurait pu trouver le responsable. Pendant tout ce temps nous nous tordions de rire. Chacun son tour ! Voir les chefs dans le pétrin est pour le troupier pure jubilation.

Grandes manœuvres et petites histoires

Pour être véridique, il faut avouer que le premier souci des hommes, en arrivant le soir à l’étape, était de partir à la recherche de quelque chose à boire. Dans la presque totalité des cas ils en usaient avec modération et aucun incident n’en résultait. Mais il y avait des exceptions.

M… (disons Martel si vous voulez bien ) était un cultivateur mayennais ; il était aussi large que haut et sa force physique était proverbiale. Il disait lui-même que, pour la lutte, personne ne pouvait lui tenir tête et ses amis étaient d’accord. Il n’abusait jamais de sa force qu’il aurait plutôt mise au service de tous et se comportait en bon camarade ; il avait seulement un petit défaut : il était sujet à la soif. Alors l’agneau devenait tigre et il fallait se méfier.

Aussi ne fûmes nous pas rassurés quand, un soir, après une longue marche qui nous avait fait tirer la langue, nous vîmes Martel revenir au cantonnement porteur d’une bouteille de rhum qui n’était pas intacte et qu’il avait probablement volée. Son allure montrait avec évidence que le rhum n’était pas allé bien loin. Il portait au ceinturon sa baïonnette bien pointue qui donnait à réfléchir. Si nous n’intervenions pas, il allait finir la bouteille, tirer la pointe du fourreau et les conséquences n’étaient que trop prévisibles. Si nous intervenions, il y aurait bataille et, en raison de sa force, elle serait sérieuse. Nul ne se souciait d’engager les hostilités, surtout contre un bon camarade, estimé de tous. Une solution pacifique était nécessaire mais elle n’était pas évidente.

Alors l’un de nous eut une idée : prendre le bon camarade par les bons sentiments. Il s’approche de lui, son quart à la main et lui dit : tu ne me refuseras pas une goutte !Bien sûr, fit Martel, qui remplit le quart ; un autre suivit et ainsi de suite ; j’arrivai le dernier : j’étais le caporal de l’escouade et, pour achever de décider Martel, un ami lui dit : c’est pour le caporal !Ah oui, fit Martel, attendri, le caporal ! Il porte les patates, le caporal, et il les épluche. Il faut dire que nous portions dans notre sac les pommes de terre de la journée – un kilo – et que nous les épluchions en chœur ; mais beaucoup de caporaux se défilaient en raison de leur grade dans la hiérarchie. Je ne les imitais pas et Martel l’avait remarqué. Aussi ne fit-il pas de difficulté pour me verser un quart et la bouteille se trouva vide. Martel la regarda avec mélancolie et ne fit aucune observation ; il s’endormit et le lendemain tout était oublié.

J’eus des difficultés d’un genre tout différent avec mon copain Mielle. Au régiment on rencontre toutes sortes de gens et c’est l’un de ses mérites. On voit vivre les hommes bien mieux qu’à la télévision qui les oblige à faire des grimaces. Mielle était un compagnon plombier qui connaissait le travail des métaux et y avait acquis une grande habileté. Pour le reste c’était un parisien, ou pour mieux dire un parigot à 100 % que rien n’embarrassait et qui aurait tenu tête à Dieu et au diable, séparément ou ensemble.

Un jour un riche propriétaire lui avait commandé une grosse boule de cuivre pour orner le bas de son escalier ; seulement, avait-il précisé, je veux qu’elle soit faite entièrement à la main ; pouvez-vous vous en charger ? Bien sûr, avait répondu Mielle, vous me donnez une feuille de cuivre plate et je vous en fais une belle boule. Mais je vous préviens qu’elle coûtera cher – Aucune importance. Et Mielle lui avait apporté une splendide boule, sur laquelle tous les coups de marteau étaient visibles.

Nous étions bons amis et, me voyant désireux de m’instruire, il avait entrepris de m’apprendre l’argot parisien, ou plus exactement, les argots : il en pratiquait trois : le javanais, le louchebème et le jupini. Pour autant que je me souvienne le javanais est élémentaire. Partout où vous en trouvez l’occasion, vous intercalez la syllabe av. Ainsi au lieu de dire : as-tu vu ? vous dites : avas tavu vavu ? Comme on voit il n’est pas nécessaire d’être bachelier. Le louchebème offre plus de fantaisie : vous intervertissez la première et la dernière lettre du mot et vous ajoutez une désinence. Ainsi boucher devient louchébème. Du jupini j’ai tout oublié. On a tant de soucis !

Un dimanche matin, je dis à Mielle : veux-tu que nous allions faire un tour dans la forêt d’Ecouves ? Ce n’est pas loin et nous serons de retour pour la soupe. Entendu, répondit-il et nous voici en route. Il faisait déjà chaud et Mielle n’avait pas la vocation d’explorateur. Après quelques kilomètres de route, il ressentit un vide. Une ferme se présentant à proximité, il m’abandonna pour aller y demander un verre de cidre. Cela ne se refuse pas. Le verre devait être un seau car je trouvais qu’il mettait bien longtemps à le tarir ; tout de même il revint et nous repartîmes, mais pour rencontrer une seconde ferme qui fut aussi accueillante. J’abrège. Il devint clair que, si nous devions continuer à la même allure (ce qui était une hypothèse optimiste) la nuit tomberait avant que nous ayons fait le quart du chemin. Je dus renoncer à la forêt ; mais Mielle avait rarement passé une aussi bonne journée !

Un homme prudent ne doit pas se mettre en route avec un assoiffé, mais il doit aussi éviter les botanistes, qui trouvent toujours un prétexte pour interrompre la promenade : c’est une herbe ou une salade à laquelle ils trouvent un mérite tel qu’il est nécessaire de s’arrêter pour la cueillir et l’étaler entre deux feuilles de papier gris pour constituer ce qu’ils appellent un herbier. Et plus l’herbier est gros, plus ils sont fiers.

Les soldats de deuxième classe touchaient une solde qui s’élevait, ou plutôt s’abaissait à un sou par jour, soit cinq centimes (1). C’était peu mais après une semaine on avait gagné sept sous. A la cantine une tranche de pâté coûtait deux sous : nous ne savions pas de quoi il était fait mais nous le considérions comme un délice. Le fromage était dans les mêmes prix et un jour me fit faire une découverte en zoologie. J’en avais commandé un morceau et, quand je voulus l’entamer, il se divisa immédiatement en deux tranches d’où jaillit un véritable feu d’artifice de petits vers blancs très sportifs. Ils se courbaient en arc et en se détendant ils arrivaient à sauter à plusieurs centimètres ; au bout d’un instant toute l’assiette en était couverte. On m’enseigna à cette occasion que ces acrobates étaient bien connus sous le nom de vers sauteurs : c’est ce que j’ai appris de plus utile au régiment. Pourtant je n’y ai pas complètement perdu mon temps, comme en témoigne mon livret militaire, d’après lequel à mon arrivée je savais lire et écrire, et à mon départ, lire, écrire et compter.

Nous touchions donc un sou par jour. Mais j’ai été témoin d’un accident. C’était le caporal qui descendait au bureau et touchait pour toute l’escouade : une dizaine d’hommes entre lesquels il faisait la répartition. Un jour le nôtre prétendit être tombé dans l’escalier et avoir tout perdu. Personne ne le crut et nous pensions tous qu’il avait mis les sous dans sa poche. Mais personne ne protesta : notre caporal était un brave type et nous pensâmes tous : pour qu’il se soit mis dans un aussi mauvais cas, il faut qu’il ait vraiment besoin d’argent. Pauvre diable ! En pareil cas la fraternité des humbles joue à plein.

Nous fûmes appelés une nuit pour aider à éteindre un incendie. A notre arrivée toute une maison était en feu ; aucune bouche n’existait à proximité ; il fallait faire la chaîne. Les seaux remplis à une fontaine passaient de mains en mains en se vidant peu à peu. L’incendie ne s’arrêta que lorsqu’il n’y eut plus rien à brûler. Les moyens de lutte étaient à cette époque dérisoires et nous étions arrivés sur les lieux une heure trop tard, avec des moyens enfantins. Peut être aurions éteint sans trop de mal une niche à chiens, mais une maison c’était une autre affaire.

Je terminerai mon récit par une petite histoire, typiquement militaire, qui aurait enchanté Courteline. Une exposition se tint au Mans : dans leur sollicitude les organisateurs décidèrent que, tous les jours, les soldats de la garnison pourraient la visiter gratuitement, à la condition d’y venir en groupe sous la conduite d’un gradé et d’avoir le petit doigt sur la couture du pantalon. Les premiers jours le groupe fut nombreux, mais, à mesure que le temps passait, l’enthousiasme diminuait et le gradé était presque seul. Cette situation n’était pas tolérable, car les organisateurs pouvaient en déduire que la manifestation n’intéressait personne et que leur générosité était mal placée.

Alors le commandant imagina la corvée d’exposition : tous les jours le régiment devait fournir un certain nombre d’hommes désignés par leur chef et en service commandé. Pour pouvoir sortir de la caserne ils devaient s’astiquer avec soin et briller comme des miroirs ; ils maudissaient l’exposition en proportion.

(1) de franc or

Mémoires chapitre V

Chapitre V

L’Institut Pasteur

Je suis probablement le dernier survivant de ceux qui ont connu le célèbre laboratoire de Pasteur à l’Ecole Normale. Je ne me le rappelle pas assez bien pour pouvoir le décrire et je me méfie de ma mémoire. Mais quand j’entends dire qu’on y montait par une échelle, je proteste : on y montait par un escalier : il est vrai qu’il était fort raide et ressemblait quelque peu à ceux qui, dans nombre de vieilles maisons, donnent accès au grenier.

Yersin

J’y fis la connaissance de Yersin, qui fut l’un des premiers et des plus ardents pastoriens. Il était suisse et son nom est encore porté au pays de Vaud. Captivé par la doctrine pastorienne il était venu l’étudier de plus près à Paris ; très vite sa valeur devint évidente et il fut envoyé en Extrême Orient où, en même temps que le biologiste japonais Kitasato, il découvrit en 1894 le microbe responsable de la peste.

Cette découverte eut un grand retentissement, même en dehors des milieux médicaux. De toutes les maladies épidémiques la peste était la plus redoutée et il reste beaucoup de cette crainte dans le langage courant. Dire d’un semblable qu’il est une peste est un des pires jugements que l’on puisse formuler sur lui et si, de plus, il empeste, cela n’arrange rien.

Citons encore La Fontaine :

Ce mal qui répand la terreur

Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre

La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom

Faisait aux animaux la guerre

Ce n’était pas tant aux animaux qu’elle en voulait, les rats mis à part, c’était aux hommes. La peste  a été décrite fort exactement par Camus. Cependant il semble que sur plus d’un point il soit resté en deçà de la réalité, et que le mot terreur soit trop faible pour exprimer l’état d’esprit de la population, quand elle voyait que pas un foyer n’était indemne et qu’on en était à ne plus pouvoir ensevelir les morts. Sur un sujet pareil, Edgar Poe a écrit une nouvelle hallucinante : la mort rouge.

En 1894 la science des microbes était bien loin de connaître le développement qu’elle a pris depuis, et l’idée que toute maladie épidémique était attribuable à un certain micro-organisme différent des autres pouvait encore être discutée. Si l’on connaissait le responsable de la peste on pouvait espérer le vaincre.

 

Le travail avait été difficile. Un témoin le décrit ainsi : le jeune pastorien qui avait collaboré avec Roux aux recherches sur la diphtérie, Yersin, que son goût pour les voyages avait éloigné du laboratoire et attiré vers l’Indochine, s’offrit aussitôt pour aller dans la Chine méridionale organiser la défense de nos frontières (contre la peste de Canton). Il se rendit d’abord à Hong-Kong et c’est là que, au prix de difficultés que connaissent seuls ceux qui ont pu recueillir ses confidences, se cachant pour faire l’autopsie de cadavres achetés aux ensevelisseurs chinois, il réussit à découvrir le microbe de la peste.

Plus tard Yersin fut désigné pour fonder et diriger une filiale de l’Institut Pasteur à Nhatrang, petit port de la côte annamite : le but de cette création était l’étude des maladies tropicales. Il est bien connu que les Pastoriens travaillent sans publicité ; mais il est fâcheux que le rôle qu’ils ont joué à l’échelle mondiale soit aussi mal connu. Ils ont été partout des missionnaires, et non sans danger : rappelons ici le nom de Louis Thuillier qui, parti en Egypte avec Emile Roux pour y étudier le choléra, contracta la maladie et en mourut.

A Nhatrang Yersin trouva un deuxième moyen d’exercer son activité en s’intéressant à la mise en valeur du pays. Il fut l’un des premiers, sinon le premier, à y introduire la culture de l’arbre à caoutchouc, l’hevea bresiliensis.

En ce temps là Nhatrang était à la limite de la forêt vierge et Yersin, parti pour se battre avec les infiniment petits, avait des difficultés avec de très gros voisins indiscrets. Il n’en aimait aucun mais il en voulait surtout aux rhinocéros qui, avec leur damnée corne, saccageait ses plantations. Un savant armé de son micros-cope ne peut rien contre un rhinocéros, qui ne parle pas le même langage et se flatte d’être le denier rejeton d’une espèce préhistorique dont il a gardé la vigueur et la brutalité.

Monsieur Roux

Si l’on parle de l’Institut Pasteur on se trouve naturellement amené à penser à son directeur, Monsieur Roux ; c’est bien à dessein que j’écris Monsieur Roux car c’est ainsi que nous l’appelions tous, de même que Pasteur avait été Monsieur Pasteur : c’était un titre analogue à celui de Lord anglais, mais bien au dessus.

Monsieur Roux était connu dans le monde entier comme le vainqueur de la diphtérie ; ce terme n’éveille pas d’écho à l’heure actuelle ; c’est d’ailleurs un mot savant et le terme courant était le croup : terreur des mères qui voyaient leur bébé étouffer sous leurs yeux sans que rien ne put être fait pour le soulager ni le guérir : la médecine ne connaissait pas de remède et devait avouer son impuissance. Le croup s’attaquait aux tout-petits, innocents dans leur berceau. Des obsèques nationales furent faites à Emile Roux et, lorsque le long cortège s’étendit dans les rues, bien des mères pensèrent à leur sauveur.

Si quelqu’un était digne de prendre la succession de Pasteur, c’était bien Monsieur Roux avec sa personnalité puissante. Son regard était dominateur, bien qu’il ne cherchât à dominer personne. Il pouvait arriver qu’on ne fût pas entièrement d’accord avec lui et que l’on pensât à aller lui présenter quelque objection : il écoutait et, sans rien dire, regardait bien en face le contradicteur. C’était fini.

Sa vie se résumait en quelques mots dont le principal était : simplicité. Il avait droit à un bureau quelque part dans la maison mais personne ne savait où. Ayant horreur des bureaux et de toute espèce de faste et de représentation, il était toute la journée accessible, sans aucune cérémonie, dans le bureau de l’économe, au rez de chaussée, première porte à gauche en entrant. Il y recevait un nombre immense de publications scientifiques, qu’il avait bien rarement le temps de lire et qui allaient s’empilant sans limite sur la table. Celle-ci était le bien personnel de l’économe, Monsieur Fontête, qui souffrait le martyre. Comment tenir des comptes, quand le personnel ou les visiteurs tenaient la place et jacassaient toute la sainte journée ? Fontête n’avait trouvé qu’une solution : il venait à cinq heures du matin.

Monsieur Roux vivait à l’hôpital Pasteur, à cent mètres de son bureau. Il était magnifiquement soigné par la sœur Laure qui le considérait comme un Dieu, pour autant qu’une sœur peut le faire. Elle eut un jour un mot charmant : comme on lui demandait si elle connaissait depuis longtemps son nourrisson, elle répondit : nous sommes ensemble depuis bien des années. Elle aurai été horrifiée si elle avait connu le sens usuel de la locution : nous sommes ensemble.

L’hôpital n’était pas des plus confortables et demandait une âme spartiate. Monsieur Roux, qui dormait mal, y lisait la nuit pendant des heures, éclairé par un lumignon qui existait alors dans tous les ménages, la lampe Pigeon, que l’on peut retrouver au cimetière Montparnasse et qui équivaut à une demie bougie. Il s’en déclarait parfaitement satisfait.

Les infirmières de l’hôpital étaient des religieuses qui observaient une discipline stricte. Il était en principe réservé aux malades atteints d’une maladie hautement contagieuse : diphtérie, scarlatine, typhoïde… Pour éviter toute contagion chaque malade occupait une chambre à part. L’infirmière passant d’une chambre à la voisine aurait pu y introduire des microbes. Pour éviter ce risque, elle enlevait sa blouse en quittant la chambre et se lavait les mains à un robinet commandé par le coude. En entrant chez le voisin, elle passait une nouvelle blouse laissée suspendue au mur, et ainsi aucune contagion n’était possible. Je me suis souvent demandé si une telle discipline aurait été possible avec des laïques. La Mère supérieure l’obtenait, si l’on peut dire, religieusement.

Ces infirmières, souvent jeunes, profitaient de récréations dans les cours. Elles devaient les passer gaiement, car les malades entendaient d’interminables éclats de rire très réconfortants. C’est encore un signe de l’époque : dans l’hôpital actuel personne ne rit. D’où venaient ces jeunes filles ? Leur identité n’était connue que de la Mère supérieure qui était la noblesse et la discrétion même. Un jour Monsieur Roux avait demandé à l’une d’elles pourquoi elle était entrée dans les ordres. Sa physionomie était devenue grave et après un moment, elle avait répondu : Monsieur, si vous aviez vu ce que j’ai vu, vous ne me poseriez pas la question : Ave crux, spes unica !

L’hôpital profitait aussi des services d’un aumônier qui était plein d’onction et estimé de tous. Mais il ne fallait pas y regarder de trop près. Un jour il entreprit de confesser une toute jeune femme, récemment mariée et d’un extérieur agréable ; elle revint hors d’elle, ayant perdu sa foi et disant qu’elle ne pouvait pas croire que le prêtre d’une religion honnête puisse poser à une femme des questions pareilles.

L’Institut Pasteur n’était pas riche et les questions financières préoccupaient plus d’un des membres du personnel. M. Roux avait sur ce point des opinions très arrêtées. Etant indifférent aux questions d’argent et dorloté par la sœur Laure qui ne lui rendait pas de comptes, il ne pouvait pas concevoir qu’un autre pût être différent et son principe directeur était que, un homme pouvant vivre avec 5 francs par jour, il n’y avait pas d’excuse à lui donner plus. Le plus curieux est qu’il avait raison : on pouvait vivre en se passant de tout.

Un déjeuner ou dîner convenables coûtaient 1 franc 25, si l’on évitait les plats chers. Le petit déjeuner du matin : 0.30 ; total : 2.80, si l’on n’était pas généreux avec les pourboire. Quant au logement ? J’en ai habité un pendant un an pour 1.10 par jour et il devait être bien confortable, pour les punaises du moins, à en juger par l’effectif qu’elles y maintenaient. Je dus entreprendre une lutte dont les frais n’étaient pas compris dans les devis de M. Roux et dont le succès fut moyen ; mais la description de cette guerre de Troie est du domaine de l’historien. Revenons à notre addition : le total des dépenses pour un jour ne dépassait pas 4.50 et la théorie monétaire était exacte ; à condition de n’avoir aucune dépense somptuaire telle que médecin, pharmacien, tailleur, bottier, ni aucune dépense répréhensible telle que café, promenade du dimanche, théâtre et autres concessions à la Bête.

Si l’on supprime tout, on peut se contenter du reste. Je me souviens du malheureux S… qui ne se plaignait pas de ce régime : c’était un jeune juif, peut- être d’origine russe, passionné par la science au point d’en être le martyr. Nous avions découvert son secret : à l’heure du déjeuner il achetait un croissant qu’il mangeait en faisant à pied le tour du square de Vaugirard, puis il revenait au laboratoire. Quand il avait une économie – il n’était pas question de dire des économies – il allait au concert et trouvait l’oubli.

Pour adoucir le sort des travailleurs l’administration avait favorisé, sinon organisé, un restaurant à prix réduits, qui fut célèbre sous le nom de Microbe d’or. J’assistai au baptême. La création du restaurant étant décidée, il fallait lui donner un nom et la question fut posée au cours d’une conversation mondaine. C’est bien simple, fit un assistant, il existe partout des auberges du lion d’or, du soleil d’or, de l’écu d’or et autres dorures. Pour affirmer votre originalité, faites le Microbe d’or.

Je me souviens d’avoir imprimé ce nom, avec un timbre en caoutchouc, sur de petits jetons de carton qui donnaient droit au festin. Ainsi le directeur de l’Institut se trouva un jour maître d’hôtel. L’un des piliers du Microbe d’or était Edouard Pozerski, jeune savant polonais qui travaillait au laboratoire de physiologie et était toujours de bonne humeur. Il se serait fait hacher pour la Pologne, pour la France, pour l’Institut Pasteur et pour M. Roux. A ces quatre passions il ajoutait une cinquième : le culte de la bonne cuisine, qu’il a exprimé dans plusieurs livres destinés aux gourmets et signés de l’un de ses noms polonais : Edouard de Pomiane. De cette manière, l’Institut ne pouvait être compromis. Les conseils et recettes de Pomiane étaient très appréciés en France ; mais lui-même n’en profitait pas car il suivait un régime spartiate : le supplice de Tantale.

Sa fin fut assombrie par une désillusion. Ayant deux patries, la Pologne et la France, il veillait sur une Société fraternelle qui visait à resserrer le lien entre les deux et il voyait avec un profond chagrin cette société dépérir. Pas d’adhésions nouvelles et tant de morts !

Metchnikoff

Si M. Roux était à tous points de vue, administratif et scientifique, le directeur de l’Institut, la maison s’enorgueillissait aussi de la présence d’un incomparable animateur, Elie Metchnikoff.

Metchnikoff venait d’Odessa ; il était déjà célèbre par la découverte de la phagocytose. La médecine savait depuis Pasteur que le sang des malades atteints d’une maladie infectieuse pouvait contenir des microorganismes qui disparaissaient après la guérison. Mais que devenaient–ils ? Metchnikoff avait montré qu’ils étaient dissous ou digérés, de toute manière neutralisés, par certains éléments normaux du sang : les phagocytes. Si l’infection était localisée, les phagocytes affluaient au point menacé, exactement comme font aujourd’hui les Compagnies Républicaines de Sécurité (C. R. S.) mais sans tumulte. La nature a trouvé, pour panser ses plaies, des méthodes plus fines que nous. Il est vrai que nous sommes obligés de confier à des hommes l’application des nôtres, ce qui explique leur inefficacité. Très attiré par les doctrines de Pasteur, Metchnikoff avait désiré venir à Paris et les archives de l’Institut contiennent une lettre de recommandation, signée d’un grand physiologiste russe. Assez curieusement des questions matérielles s’étaient posées. Disposant de ressources personnelles limitées, Metchnikoff voulut savoir s’il lui serait possible de vivre décemment avec 25 000 francs par an. Mais bien sûr ! Un professeur à la Sorbonne, du rang le plus élevé, gagnait 15 000 francs, qui lui étaient régulièrement portés en argent liquide à son domicile. Tous les mois il voyait apparaître le préposé, M. Desclefs, qui tirait de sa serviette une enveloppe contenant 1 187 francs, la remettait au bénéficiaire et passait au suivant. Personne ne pensait, à cette époque qui nous est présentée comme primitive, que M. Desclefs courût un danger quelconque en transportant ostensiblement une fortune.

Le cerveau de Metchnikoff était un volcan en état permanent d’éruption. Il bouillonnait d’idées, quelquefois contestables, qui toutes portaient sa marque. Il poussait chacune jusqu’à ses dernières conséquences sans se soucier des objections ou critiques, donnant ainsi l’exemple à la fois de ce qu’il faut avoir des idées personnelles et de ce qu’il faut éviter de s’y cramponner. Il faut bien dire que la pratique lui donnait souvent raison.

Il avait lu dans des statistiques que les paysans bulgares atteignaient souvent un âge avancé, et on savait d’autre part qu’un élément essentiel de leur alimentation était ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de yaourt ou yoghourt. Ce rapprochement avait conduit Metchnikoff à penser que ces émules de Mathusalem devaient tout au lait caillé et particulièrement à un ferment isolé du yoghourt, le ferment bulgare. Et le volcan avait fait éruption en l’honneur de ce ferment. Le résultat fut surprenant : tout de suite le yoghourt fut à la mode. Je me souviens avoir eu entre les mains un petit pot fermé par une bande de papier sur laquelle l’acheteur pouvait lire : seul fournisseur du professeur Metchnikoff. Etait-ce vrai ? En tout cas cette bande était la preuve de l’influence de son nom. Peut-être ne l’a–t-il jamais su car les questions commerciales n’existaient pas pour lui. Mais il aurait été heureux en tant que savant s’il avait pu prévoir que le produit qu’il recommandait serait vendu, cinquante années plus tard, par centaines de millions d’unités.

Une autre campagne, aussi sonore, fut dirigée contre le gros intestin que Metchnikoff rendait responsable de tous nos maux, notamment de la constipation et de la fermentation intestinales qui nous menaient au trépas. Si nous refusions de vivre sous sa tyrannie, nous devions nous en séparer par opération chirurgicale, et sans doute aurait-il rendu cette opération obligatoire pour tous s’il en avait eu le pouvoir, car, s’il y avait quelque chose qu’il détestait c’était de rester à moitié chemin.

L’un de ses arguments principaux était que les animaux privés de gros intestin gardaient leur vitalité plus longtemps que les autres. Il fit un soir une conférence publique à ce sujet et nous présenta comme témoin un vieux chien affligé d’un gros intestin et un perroquet qui s’en passait. Le chien, à vrai dire, paraissait bien fatigué ; mais il avait à peine vu le perroquet qu’il sortit de sa torpeur et se jeta sur lui en aboyant, tandis que le perroquet s’enfuyait en poussant une bordée de ces glapissements que seul un représentant de sa race peut imaginer. Le gros intestin avait gagné !

Metchnikoff avait grand’peur des microbes et sa présence dans une maison qui en possédait la collection la plus riche du monde avait un côté paradoxal. Il ne mangeait pas de fruits et surtout pas de cerises, parce que les petits oiseaux avaient mis leurs pattes dessus ; et on sait que les oiseaux ne se lavent pas les mains. Seules les bananes étaient tolérables parce qu’elles pouvaient être épluchées aseptiquement. Il les aurait condamnées aussi s’il avait connu le fait qui a été révélé plus tard : certaines véhiculent des amibes.

Etant poète, volcan et indifférent aux contingence, Metchnikoff était bien à l’aise dans le désordre et, comme tel, faisait le désespoir du bibliothécaire, M. Roussel, qui, comme tous ceux de sa race, était passionné d’ordre. Son tourmenteur lisait beaucoup et dans bien des langues : anglais, allemand, russe, espagnol. Il empruntait sans cesse des livres à la bibliothèque et ne les rendait pas ; bien plus, il les prêtait au premier venu et les oubliait aussitôt. Quand Roussel venait les lui redemander il répondait avec candeur : je ne sais pas où ils sont ; et il s’indignait que cette réponse ne satisfît pas. Peu à peu Roussel devenait enragé, mais la maison ne soignait pas ce genre de rage. Un jour il y eut une altercation violente et Metchnikoff demanda des excuses : je ne suis pas assuré qu’il les obtint.

On pourrait penser que ces pittoresques écarts de Metchnikoff lui aliénaient quelque peu la sympathie générale. Pas le moins du monde ! Son désintéressement, sa droiture, sa sincérité, sa flamme, sa puissance attiraient l’affection. Roux était Monsieur Roux, lui était le père Metch. et quand il dépassait un peu la limite nous disions seulement : c’est une idée du père Metch. Des légendes couraient sur lui et il était soupçonné de les entretenir lui-même. Il gardait ses cheveux très longs et racontait qu’un jour, dans la rue, un gamin s’était campé en face de lui et lui avait dit : toi, si tu veux aller chez le coiffeur, je te donne deux sous.

On racontait aussi qu’un jour son collègue Albert Calmette, l’inventeur du B.C.G. était tombé malade et que Metchnikoff, le jugeant perdu, avait proposé de lui soutirer tout son sang pour en faire un sujet d’étude : de cette manière, disait-il, sa mort serait utile. Mais Calmette avait guéri et, mis au courant, avait estimé la proposition discourtoise, venant d’un ami.

Salimbeni

Salimbeni appartenait à une grande famille italienne ; les Salimbeni ou Salimbene avaient à plusieurs reprises joué un rôle à Florence au cours des siècles et il en était le digne descendant. Il aurait pu être Laurent le Magnifique. Il fallait le connaître pour savoir à quel point peuvent être poussés la courtoisie, l’aisance et la finesse, caractéristiques d’une haute civilisation en voie de disparition. A l’Institut Pasteur son rôle était facile à définir : il était l’esclave parfaitement conscient et consentant de M. Roux qui allait le trouver en disant : Salimbeni, j’ai besoin de vous. La réponse était immédiate : mais bien entendu, Monsieur.

Il avait la charge du service de production des vaccins, avec une responsabilité écrasante. Une erreur dans la fabrication et le vaccin devenait mortel. L’Institut avait des ennemis qui auraient été enchantés d’un accident ; ils l’ont bien montré plus tard quand le B.C.G. a été attaqué à Lübeck. Salimbeni partait rarement en vacances et les écourtait toujours. Peut être en son absence avait-on oublié le phosphate ? Ou ajouté trop de glycérine ? Et si l’étuve s’était déréglée ? Il n’en dormait plus.

Il disposait, croyait-on, de ressources personnelles, mais elles se tarissaient peu à peu car il ne pouvait vivre en régime Roux ; et il disait : je peux tenir encore quelque temps, mais je vois venir le jour où je devrai renoncer. Ce jour n’est pas venu : une mort prématurée l’en a empêché ; il s’est bien vu mourir, avec l’élégance des grandes âmes.

Legroux

Un autre exemple de dévouement total était donné par René Legroux, qui avait la charge de deux services en dehors de tous les conseils qui lui étaient demandés ; c’était un excellent organisateur et M. Roux lui faisait confiance. En premier lieu il avait la charge du Cours. Du Cours tout court ! Il était inutile de demander cours de quoi ?

La science des microbes n’était pas enseignée par les Universités : elle touchait de trop près la médecine. Elle ne l’était pas davantage par les écoles de médecine, car elle touchait de trop près aux sciences naturelles. J’ai entendu un botaniste soutenir qu’elle faisait partie de la botanique puisque les micro-organismes appartiennent au règne végétal. De tout ceci il résultait que Pasteur n’avait jamais existé en tant que savant puisqu’il ne pouvait se réclamer d’aucune science acceptable : il était une sorte de rebouteux.

L’Institut Pasteur avait fondé un cours qui était devenu international : les auditeurs y venaient du monde entier et devaient s’inscrire longtemps à l’avance, car le nombre des places était limité. Roux et Metchnikoff y enseignaient ainsi que bien d’autres de renommée universelle. Le Cours a beaucoup fait pour répandre dans le monde l’influence de l’école française et Legroux, qui en était l’organisateur, en a assuré le succès.

En second lieu Legroux avait la charge de la collection de microbes : c’était l’équivalent de l’herbier du Museum, avec cette différence que les plantes de l’herbier sont sèches, mortes et ne demandent plus rien, tandis que les microbes n’ont d’intérêt que s’ils sont gaillards et prêts à agir. Il faut donc les nourrir et les empêcher de dégénérer.

Chacun a son caractère, souvent mauvais, mais quelquefois bienveillant. Personne ne peut affirmer qu’un microbe particulier ne se rendra pas utile un jour. Depuis quelques années les spécialistes en ont découvert qui digèrent les pétroles et les transforment en produits alimentaires : on nous laisse espérer le jambon de pétrole. Déjà dans le passé des fabrications industrielles, celles de l’acétone et de l’alcool butylique s’opèrent par l’action des microbes appropriés. Une collection est donc nécessaire ; car il ne faut pas oublier que l’homme est incapable d’en créer aucun.

Ainsi le laboratoire de Legroux était-il devenu, par nécessité et pour le bien de tous, une pouponnière pour microbes. Ce rôle entraînait son directeur quelquefois plus loin qu’il n’aurait aimé. Une certaine année l’attention fut particulièrement attirée sur le rôle possible des poux dans la transmission de je ne sais plus quelle maladie : un exemple avait déjà été donné par Nicolle. Il fallut élever des poux, mais comment les nourrir ? Ils ont leurs petites habitudes auxquelles ils sont fermement attachés.

Vous ne pouvez demander à un travailleur salarié de se faire dévorer par des poux, son syndicat s’y opposerait. Il fallut que le directeur s’y mette lui-même ! Je l’ai vu retrousser sa manche et mettre son avant bras à nu ; puis ouvrir une petite boite qui contenait ses pensionnaires et les verser sur sa peau. Ils se mirent immédiatement à l’œuvre avec appétit. Quand ils furent satisfaits, il les reprit un par un avec une petite spatule et les remit dans leur boite. Voilà un tableau de la vie du bactériologiste !

L’esprit de la Maison

J’ai donné deux exemples du dévouement à la Maison qui caractérisait cette époque et j’aurais pu en donner bien d’autres. L’un me revient à l’esprit. Souvent et surtout le dimanche l’Institut recevait des groupes de visiteurs. Il fallait les guider et leur expliquer le pourquoi de ce qu’ils voyaient. Qui était le guide ? Souvent Pozerski dont j’ai déjà parlé et dont la gentillesse faisait merveille. A l’occasion et sur la demande de M. Roux, un autre travailleur, agrégé de philosophie, docteur en médecine, auteur de nombreux travaux scientifiques et de plusieurs romans de haute tenue littéraire, grand ami d’Anatole France et ancien directeur de la filiale de Tunis, venait y perdre la moitié de son dimanche(1).

Les visiteurs défilaient devant la tombe de Pasteur qui est une merveille de simplicité et, pour l’humanité entière, un lieu saint. Ici repose celui qui déclara la guerre à la souffrance et la fit reculer. Un savant étranger qui était venu visiter la tombe dit en souriant : heureux le pays qui sait ainsi honorer ses fils.

Et maintenant quelle était la raison profonde de l’amour des pastoriens pour leur Maison ? Tous ceux qui se posaient la question répondaient de même : nous ne sommes que les reflets lointains du maître et c’est son rayonnement qui nous rend visibles. Pour nous montrer dignes de porter son nom, nous devons être ses serviteurs.

Quand, venant de la rue Dutot, on entre dans le jardin de l’Institut Pasteur, le premier monument que l’on aperçoit est une statue de bronze, un jeune garçon aux prises avec un chien : c’est la statue du berger Jupille.

Jupille était un enfant qui accompagnait aux champs une troupe de tout petits. Ils furent attaqués par un chien enragé ; le petit garçon se porta à leur secours et parvint à l’étrangler. Mais il avait été cruellement mordu. La vaccination le sauva. Meister et lui en furent les premiers bénéficiaires ; tous deux devinrent concierges de l’Institut Pasteur, se faisant face, l’un du côté droit de la rue Dutot, l’autre du côté gauche. Tous deux pouvaient se dire, dans un certain sens, fondateurs de la Maison ; car leur aventure a été connue de tous et l’émotion qu’elle avait provoquée entrait pour une grande part dans le succès de la souscription publique qui permit la création de l’Institut Pasteur.

Ainsi Jupille avait ce privilège rare de se trouver tous les matins en face de sa propre statue. Ce privilège fut accordée aussi à un autre disciple, le grand biologiste belge, Jules Bordet, né en 1870 à Soignies dans la grande banlieue de Bruxelles, titulaire du prix Nobel de médecine en 1919. Des compatriotes lui élevèrent une statue de son vivant et il put la voir pendant des années encore. Étant fort enclin à l’humour, il devait s’en amuser beaucoup.

(1)  Je n’ai pu trouver de qui il s’agissait ! (JBP)

Mémoires chapitre VI

Chapitre VI

 

La grande guerre

 

Mobilisation

 

Dans les premiers jours d’août 1914, nous étions en vacances en Auvergne, à Vic sur Cère. Au cours d’une promenade au hameau de Vixouze (on n’oublie rien dans un cas pareil) nous vîmes arriver l’un des médecins du canton, porteur d’une liasse de feuilles blanches. C’était l’annonce de la mobilisation générale, dont il assurait l’affichage dans tous les lieux habités.

Pour moi la signification de cette feuille était claire : il fallait que je rejoigne au plus vite mon dépôt à Argentan ; j’avais juste le temps. Le lendemain à la première heure, j’étais en route.

Argentan et Belleville

En arrivant à Argentan j’eus une bien agréable surprise. En qualité de soldat de réserve j’y avais accompli quelques années auparavant ce que la loi appelait une « période d’instruction » et j’en avais gardé le plus triste souvenir : le désordre était tel qu’après dix jours personne ne savait où on en était. Impossible de trouver une liste officielle des appelés ; nous avions vu deux d’entre eux passer toute la journée allongés dans un verger, entre un paquet de cigarettes et un autre de cartes, sans que personne s’en aperçut : l’instruction leur était apparemment donnée là ! Etant nourris et logés, ils étaient parfaitement satisfaits. Ce souvenir m’était resté et, en arrivant à Argentan, je songeais : si la mobilisation se fait de cette manière, où allons nous ?

Elle se fit dans un ordre parfait. En quelques heures chacun était habillé et armé, avait retrouvé son uniforme à sa mesure consciencieusement conservé dans un magasin, depuis des années à l’abri des mites, à l’état de neuf. Chaque unité était constituée avec ses chefs, de tous les grades.

L’ordre régnait aussi dans les esprits. La mobilisation de 1914 a été un spectacle magnifique, on n’avait jamais vu la nation aussi unie : aucune contes-tation, aucune réclamation. La situation était telle que nous ne pouvions en sortir que par la guerre ou l’humiliation et le peuple unanime avait choisi la guerre. Ceux qui n’ont pas assisté à la mobilisation de 1914 ne sauront jamais jusqu’où peut aller l’élan d’un peuple.

Mais il y avait une ombre à ce tableau : le commandement. Ce que je vais dire s’applique uniquement à l’armée territoriale. De plus je ne prétends pas la juger dans son ensemble ; je raconte ce que j’ai vu.

Notre capitaine avait auprès de ses hommes une mauvaise réputation. Certains affirmaient, sans doute avec exagération, qu’il devait de l’argent à la moitié d’entre eux. Il buvait sec et le supportait mal. A l’issue d’un dîner il avait brandi son revolver et crié qu’il brûlerait la cervelle au premier qui se conduirait mal : ce manque de sang froid et de tenue avait à tout jamais détruit le peu de confiance que nous avions en lui.

Le commandant du bataillon ne connaissait qu’une loi : obéir au règlement. Mais ce règlement, qui datait de Napoléon et peut être de Turenne, ignorait le canon à tir rapide, le fusil à longue portée et la mitrailleuse. S’opposer ainsi à la technique allemande ne pouvait conduire qu’à un massacre.

Le lieutenant méprisait les gens instruits et ne se gênait pas pour le leur faire savoir. Les subordonnés au contraire, bien qu’ils fussent humbles travailleurs manuels, manifestaient pour la culture un respect touchant ; et l’impression générale était que, si les officiers étaient mis à la place des sous officiers et inversement, l’armée n’aurait fait qu’y gagner.

Notre petite unité, la compagnie, – soit une centaine d’hommes – était ornée d’un personnage pittoresque, le sergent-major chargé des écritures et de la comptabilité. Ceux qui le connaissaient dans le civil nous expliquèrent qu’à la mobilisation il avait dû se séparer de sa jeune femme et ne l’avait pas supporté. Il n’était pas le seul dans ce cas et bien des larmes avaient été versées. Lui ne pleurait pas mais s’était mis à boire, à boire incroyablement, ne se séparant en aucune occasion de sa bouteille de rhum que personne n’avait jamais vue pleine. Un beau jour, alors que nous étions cantonnés à Paris, nous reçûmes l’ordre d’aller occuper un secteur sur les bords de l’Oise, près de l’Isle Adam. Nous partîmes par le chemin de fer, laissant derrière nous notre sergent-major qui devait rejoindre sans délai par ses propres moyens.

A l’heure dite pas de sergent-major, ni le lendemain ; et aucune nouvelle. Il s’était évaporé avec les papiers et la caisse, le capitaine s’arrachait les cheveux. Finalement nous fûmes avisés qu’il avait échoué à moitié chemin chez une dame qui avait deux grandes filles. Il n’avait pas dessoulé et s’était conduit de manière telle, en présence des jeunes filles, que leur mère exigeait son départ immédiat.

Il nous rejoignit et continua à boire et à faire du scandale. Etant incapable de faire son métier, il reçut de l’avancement et devint adjudant. Une compagnie peut jusqu’à un certain point admettre que l’état normal de son adjudant soit l’inconscience ; mais jusqu’à un certain point seulement et il apparut vite que ce point était dépassé. Il reçut un nouvel avancement et devint adjudant – chef. Nous avions pitié de lui : il était ce qu’on appelle communément un brave type, incapable de faire le mal. Quelques mois plus tard il fut réformé et revint chez lui. Réformé pour ivrognerie : quel rêve !

J’étais sergent et je n’ai jamais eu de difficultés avec les hommes, sauf avec deux d’entre eux, V. et P. Je n’ai jamais su d’où ils sortaient ni où ils avaient accompli normalement leur service actif, ni quelle était leur profession, ni pourquoi ils n’étaient pas au bagne. Ils étaient faits pour s’entendre, avec des nuances. On pouvait encore discuter avec V. mais avec P. il n’y avait pas d’espoir. Je pense que du côté du mal il était supérieurement développé, avec de grosses lacunes du côté du bien. Comme il est normal tous deux nous méprisaient pour notre faiblesse.

Alors que nous étions à Paris un petit détachement fut envoyé à la gare de Lyon pour aider à je ne sais quoi et P. en fit partie. Pour aller des hauts de Belleville que nous habitions, à la gare de Lyon, il faut traverser des quartiers populaires et, en raison de la distance, une halte était prévue. Quand ils voyaient des soldats arrêtés, les habitants de ces quartiers avaient la mauvaise habitude de leur porter à boire. Il était facile de prévoir que P. ne résisterait pas. Il accepta si cordialement qu’à l’arrivée à la gare, étant parti pour garantir l’ordre, il installa la chienlit. Le chef de gare dut intervenir et demander du secours ; je fus chargé de me mettre à la tête d’une patrouille et d’aller cueillir le délinquant.

C’était une situation imprévue, car enfin je n’avais pas quitté précipitamment aux aurores les bords verdoyants de la Cère pour aller arrêter un compatriote sur les quais d’une gare ! Le compatriote ne fit aucune résistance ; malgré son imbibition il avait gardé assez de lucidité pour comprendre qu’il s’était mis dans un mauvais cas. La patrouille le ramena à la caserne sans arrêt cette fois à la buvette et le mit à l’ombre dans la prison.

Ni l’un ni l’autre des deux lascars n’était apprécié à son vrai mérite, et nous fûmes bien soulagés quand le Ministère demanda des volontaires pour je ne sais quel corps que je ne saurais définir mais qui avait quelque chose à voir avec l’Afrique et devait être un peu en marge. P. et V. étaient tout désignés pour s’inscrire et nous vécûmes des heures anxieuses : partiront ? Partiront pas ? Finalement partirent ! Bon voyage.

Maintenant que nous avons décrit quelques hommes, passons aux choses. Nous avions été mobilisés ; pour quoi faire ?

Notre séjour à Argentan fut court. C’était seulement notre dépôt, qui n’avait pas de travail à nous donner. Une sélection eut lieu. Ceux qui pensaient avoir un titre à rester sur place furent priés de se déclarer, les autres devant être envoyés dans la zone des combats. Il y eut des malins qui demandèrent à rester. Cette zone ne les intéressait pas. Une proportion étonnante d’entre eux se plaignaient d’avoir souffert au printemps d’une congestion pulmonaire ; c’était à croire que tout le département de l’Orne avait été congestionné. Quelques semaines plus tard ils furent bien attrapés : le régiment d’active qui correspondait au nôtre ayant eu des pertes, des renforts furent demandés à la territoriale et ce furent les objecteurs qui rejoignirent le front, tombés de la poêle à frire dans le feu.

Nous fûmes envoyés à Paris tout en haut de Belleville, à la caserne des Tourelles et là nous fîmes l’exercice : portez armes, présentez armes … et notre moral baissa d’autant. Nous n’avions pas quitté notre famille pour venir faire des singeries. Fort heureusement notre séjour aux Tourelles ne se prolongea pas trop et, comme je l’ai dit en narrant l’odyssée de notre sergent major, nous allâmes pique niquer sur les bords de l’Oise où nous fûmes affectés à des travaux de défense, notamment au creusement de tranchées ; nous nous mîmes au travail avec ardeur : enfin nous faisions quelque chose d’utile. Une tranchée c’est un grand fossé long et étroit dans lequel on se fait tout petit pour éviter les balles et les obus : tout le monde comprend.

Mais voici : quand les trous furent achevés, arriva un officier supérieur qui nous dit : ce n’est pas du tout cela, vos tranchées ne valent rien ; il faut les combler et en creuser d’autres, d’après le modèle que je vais vous donner. On entendit quelques murmures. Cependant nous reprîmes la pelle et la pioche. Quand nous eûmes terminé, il nous arriva un autre officier supérieur qui appartenait, nous dit-on, à l’arme du Génie. Il fut catégorique : vos tranchées ne peuvent servir à rien. Il faut les reboucher et en creuser de nouvelles sur un autre plan.

Cette seconde fois, la plaisanterie nous sembla mauvaise. Il est bien entendu que la discipline est la force des armées et que, comme le dit la théorie, la réclamation n’est permise à l’inférieur que lorsque il a obéi. Mais cette sentence fait bon marché de la dignité de ces inférieurs. Inférieurs à qui, et en quoi ? Ne nous donnez pas une occasion pour nous le demander.

Quand notre troisième trou fut creusé, il commença à se remplir d’eau, tout doucement, mais avec persévérance. Aucune évacuation n’était prévue et d’ailleurs la pente du terrain, ou plus exactement l’absence de pente ne l’aurait pas permise. Comme nous n’étions pas destinés à occuper ces lieux de manière durable, nous n’y fîmes guère attention. Aux autres de se débrouiller !

Creuser des fossés en plein air est une occupation saine mais à la longue monotone. Plus tard en un autre lieu, nous trouvâmes ce faisant une taupe blanche et ce fut un évènement, toutes les troupes du secteur vinrent la voir. Aux rives de l’Oise ce fut une autre espèce animale qui vint à notre secours. Il arriva que l’un de nous, traversant un champ, fit lever un lapin et nous nous aperçûmes que nous étions surveillés sans le savoir par toute une société de ces aimables rongeurs. Dans une casserole un lapin fait bonne figure et notre ordinaire n’en prévoyait pas. Pendant plusieurs jours notre troupe se divisa en deux : l’une piochait, l’autre donnait joyeusement la chasse au lapin en poussant de grands cris. Et dire que nous faisions la guerre ! Il n’y paraissait pas. Mais cet intermède nous remontait le moral. Plus tard les chefs pensèrent bien faire en envoyant dans la zone des combats des chanteuses de café concert chargées de distraire les combattants. Un bataillon de lapins aurait fait beaucoup mieux.

A l’Isle Adam nous étions trop loin de la zone des combats et pour nous en rapprocher on nous envoya à Tremblay lès Gonnesses. Je n’en ai gardé qu’un souvenir : de la boue sous toutes ses formes. Le soldat en guerre a trois adversaires : ses chefs, l’ennemi et la boue. Les chefs ont besoin de lui et doivent limiter leur agressivité ; l’ennemi a trop d’ennuis pour lui vouloir du mal ; mais la boue est sans pitié. Celle du Tremblay m’a semblé l’une des plus acharnées.

Le repérage

Le repérage : E. N. S. Un évènement imprévu me mit à l’abri. Un ordre arriva, par la voie hiérarchique, qui m’ordonnait de me rendre immédiatement à Paris au laboratoire de Physique de l’Ecole Normale Supérieure pour m’y mettre à la disposition de M. Dufour. Le lendemain vint un autre ordre : me présenter je ne sais où pour y prendre en charge une voiture radiologique. Il fut fort heureux pour moi que les deux messages arrivent dans cet ordre, car naturellement j’exécutai le premier pour échapper le plus tôt possible à la boue. Ne connaissant rien à la radiologie j’aurais dû faire un long apprentissage tandis que je connaissais parfaitement M. Dufour, et bien que je n’eusse pas la plus petite idée du genre de travail qui me serait demandé, je savais qu’il serait intéressant et que j’y étais préparé.

Je partis donc immédiatement pour l’Ecole Normale et je trouvai la mobilisation des civils, qui n’était pas moins belle que la mobilisation militaire. Tous ceux que l’âge ou l’infirmité tenaient loin de la zone des combats n’avaient qu’un désir : serendre utiles.

Au laboratoire de l’Ecole Normale, j’appris qu’il s’agissait de construire des appareils pour le repérage des canons par le son. Il fallait tout inventer car rien n’existait.

En dépit des apparences, le canon n’est peut être pas une arme très meurtrière, à moins qu’il ne soit appliqué à des doses énormes. A poids égal, la mitrailleuse est bien autrement efficace. A la fin de la guerre, l’artillerie allemande avait mis en place, quelque part du côté de Villers Cotterets, un canon phénoménal qui bombardait Paris de plus de 100 kilomètres, distance triple de celle que l’on considérait comme un maximum infranchissable. En réalité c’était surtout un canon publicitaire. Quand les gens d’en face apprirent qu’ils bombardaient Paris, ils y virent la preuve que pour eux la victoire était proche. Mais la fabrication du canon leur avait coûté des efforts qui auraient pu être mieux employés : d’une part l’effet sur le moral des parisiens fut nul ; de l’autre ce canon à la Jules Verne tua en tout une centaine de personnes seulement dont les deux tiers furent victimes d’un coup « heureux » qui atteignit pendant un service l’église Saint Gervais et creva la voûte : les fidèles furent écrasés par les pierres et non déchirés par les éclats. Je me rappelle à ce sujet la sottise d’un journal quotidien qui vit dans cet accident la preuve d’une volonté de détruire les lieux de culte. Comme si, de 100 kilomètres, on pouvait viser un monument. Les artilleurs visaient Paris et n’étaient même pas absolument sûrs de l’atteindre. D’ailleurs leur projectile contenait, sans doute par nécessité, peu d’explosif et son pouvoir destructeur était faible. L’un d’eux tomba au milieu du jardin de l’Ecole de Pharmacie et mit à mal quelques salades. Un autre aboutit à la margelle du bassin du Luxembourg, qu’il écorna. Aucun poisson ne fut porté manquant.

Mais si le canon est peu efficace contre les hommes, il l’est contre le matériel. Comme beaucoup d’autres j’ai assisté dans les Vosges à ce qu’on appelait un tir de destruction classique et j’ai pu suivre la marche du début à la fin. Nous avions en face de nous, bien en évidence au milieu du champ, une innocente ferme isolée, manifestement abandonnée par ses propriétaires ; nos chefs, pour des raisons connues d’eux seuls (et encore !) la soupçonnaient d’abriter un observatoire. Il aurait fallu être fou pour en installer un dans un local aussi en vue : une souris n’aurait pu y entrer incognito. Sa destruction fut décidée : il faut bien occuper les hommes. Le premier obus de 75 la manqua de peu, le second se perdit et, au troisième la maison flamba.

Un capitaine américain, qui était notre voisin, commandait une batterie de canons de 155 millimètres : pièces à longue portée de l’ordre de 14 kilomètres. Il n’était nullement du métier car, dans la vie civile il était avocat à Washington (qu’il n’aimait pas, trouvant que la vie y était trop américaine !); mais  se trouvant à la tête d’une batterie, il faisait pour le mieux. Un jour il eut comme cible un bâtiment isolé, si lointain qu’on le voyait à peine, et fit consciencieusement ses calculs. Après un petit nombre de coups le bâtiment était en ruines. Le capitaine était dans un état d’enthousiasme tel qu’il embrassa son canon, à la satisfaction de l’assistance.

Le repérage : Techniques de repérage: au temps de Napoléon, une charge de cavalerie pouvait avoir raison d’une batterie. Les canonniers étaient embrochés sur leur pièce. C’était la guerre fraîche et joyeuse, et les mémoires du temps, notamment ceux de Marbot, décrivaient  des actions de ce genre. Actuellement il ne faut pas y penser : pas un cavalier n’y arriverait, ni à plus forte raison un cheval. Le seul moyen de réduire la batterie au silence est de la contre-battre ; si elle est bien arrosée, les caissons de munitions peuvent prendre feu. Il faut donc savoir exactement où elle se trouve.

Avec de la poudre noire pas de difficulté : elle donnait tant de fumée que toute batterie était visible dès le premier coup. Avec la poudre sans fumée il faut employer des moyens plus subtils que la vue directe. Ce qui est perçu au départ de chaque coup c’est le bruit ; mais ce qui compte c’est l’onde sonore. Si nous jetons un caillou dans une eau tranquille nous voyons se former des ondes qui se propagent en cercles autour du point de chute, avec une certaine vitesse. Un coup de canon produit le même effet dans l’atmosphère. A la bouche l’air est comprimé par l’arrivée subite des gaz produits par la combustion de la poudre et il en résulte une onde qui se propage à la vitesse du son, soit environ 330 mètres par seconde. Cette onde engendre une augmentation de pression qui peut être décelée par un manomètre très sensible. Il inscrit le moment de l’arrivée de l’onde au centième de seconde près. Cette précision n’étonnera personne : aux sports d’hiver tous les temps sont donnés au centième de seconde et il est courant d’apprendre que tel coureur cycliste a parcouru son étape à la vitesse moyenne de 37,674 kilomètres.

Un certain nombre d’appareils – au minimum trois – sont placés sur le terrain à quelques centaines de mètres les uns des autres et notent l’arrivée de l’onde. Le reste est affaire de géométrie, au niveau du Bac, et se résume dans la proposition suivante : étant données trois circonférences dans un même plan, il n’existe qu’une circonférence qui soit simultanément tangente aux trois et son centre est le point cherché.

Les appareils devaient à la fois précis, aussi simples que possible et assez robustes pour qu’on pût les confier à un opérateur de niveau moyen. Mais il n’était pas dit qu’ils devaient résister à un bombardement. L’un de nos appareils fonctionnait dans un observatoire qui reçut un obus. Nous le retrouvâmes transformé en une curieuse pelote de fils de cuivre, si entremêlés qu’il était impossible de comprendre à quoi il pouvait ressembler de son vivant.

Mon patron, Alexandre Dufour, était le mieux qualifié pour imaginer les appareils et les construire. Il voyait pratique et était un mécanicien hors ligne, délicieusement à son aise devant une machine outil. Il m’a donné un jour un conseil qui m’a été bien utile : si tu as à construire un appareil nouveau, surtout ne réfléchis pas. Sors immédiatement le foret et la lime et mets toi au boulot. Ta machine ne marchera pas mais tu sauras pourquoi ; tandis que si tu réfléchis, ta machine ne marchera pas mieux et tu te creuseras la tête pour essayer de comprendre pourquoi. Simplement tu avais réfléchi de travers.

Dufour a construit de ses propres mains les appareils qui ont servi non pas seulement à moi, mais à d’autres sur le front d’Alsace et je n’ai jamais eu d’ennuis avec eux. Nous étions en correspondance constante. Du côté technique nous n’avions aucune difficulté avec mes chefs, sauf quand ils voulaient nous donner des ordres inexécutables ou nous donner des leçons de physique. Mais l’harmonie n’était pas toujours parfaite du point de vue administratif et Dufour a eu à ce sujet un mot admirable. Il n’avait jamais fait de service militaire et ignorait tout de l’armée. Il m’écrivit un jour : si tu ne veux pas recevoir de reproche, tu n’as qu’à ne pas t’y exposer. Je donnai lecture de cette maxime à mes amis et elle nous fit passer un bon moment. L’idée que dans l’armée on pouvait échapper aux reproches en faisant correctement son métier, parut plaisante. Un petit détail mérite d’être noté comme caractéristique de l’état d’esprit à cette époque. La fabrication des instruments nous mit en rapport avec un artiste en diapasons très connu dont je regrette d’avoir oublié le nom ; il demandait un certain délai. Je lui dis qu’étant donné notre but, il m’importait peu que l’étalonnage fût parfait et que, si les délais pouvaient être raccourcis nous nous contenterions d’une approximation. Monsieur, me dit-il, il ne sortira pas de chez moi un diapason qui ne soit rigoureusement étalonné.

C’était l’état d’esprit des artisans de 1900. Perfection d’abord, profit ensuite, s’il y en a. Un second exemple me revient à l’esprit : celui d’un fabricant de thermomètres, Baudin. Baudin ne produisait pas de thermomètres ordinaires mais seulement des instruments de haute précision pour les laboratoires. Il ne connaissait pas la série : chacun était l’aboutissement d’un long travail accompli avec amour, sans tenir compte du temps. Tous portaient sa marque et engageaient sa responsabilité. J’en possède encore deux et pour rien au monde je ne voudrais m’en servir, de crainte de les casser car ils sont irremplaçables. Mais je les donnerais bien volontiers à celui qui s’en montrerait digne.

Baudin travaillait seul dans un petit appartement de la rue Saint Jacques et était connu dans le monde entier. Un savant russe très estimé venait de temps en temps à Paris ; sa première visite était pour lui. Je n’ai jamais été au courant de ses affaires, bien qu’il y eut entre nous des rapports que l’on aurait pu dire affectueux ; mais je pense que sa vie n’était pas exempte de soucis matériels. Pour nous aujourd’hui il représente une époque que l’on veut nous faire passer pour rétrograde. Le progrès, c’est la négligence.

Départ au front

Après quatre mois de travail au laboratoire, nous partîmes un matin de Paris pour le front et nous faillîmes nous arrêter au premier kilomètre. La caravane comportait deux camions Renault et deux chauffeurs. Le premier, Guillaume, était fort expérimenté et il n’était pas possible de trouver mieux. L’autre, Timmerman, très jeune, était seulement débordant de bonne volonté et n’avait de sa vie conduit un camion de cinq tonnes. Il commença par accrocher le portail de l’Ecole Normale ; puis il s’engagea dans la rue Lhomond qui est en pente raide et aboutit à un virage à angle droit en arrivant à la rue de l’Arbalète. Vers le milieu du parcours j’eus l’impression que le chauffeur n’était peut être pas absolument maître de sa machine tandis que le mur d’en face se rapprochait trop vite. Comment il prit le tournant, je n’en sais rien. Nous avions fait deux cents mètres et, sans être superstitieux, l’on peut penser qu’un naufrage aussi hâtif n’aurait pas été de bon augure.

La suite du voyage fut sans histoire et le soir du second jour nous arrivions à Remiremont au pied des Vosges. Notre route traversait Domrémy et nous visitâmes la maison de Jeanne d’Arc. Combien étions-nous ? J’ai perdu le compte exact : environ une douzaine, presque tous très jeunes. A part l’un d’eux qui n’était qu’à moitié français, ils étaient merveilleux et toujours disposés à faire de leur mieux, toujours volontaires, insensibles à la fatigue et à l’inconfort. Si notre petit groupe obtint des succès dans des conditions parfois difficiles, c’est à eux tous et surtout à celui que nous appelions P.L. qu’il le dut. Appelons sans rougir les choses par leur nom : ce qui entraînait cette belle jeunesse, c’était le patriotisme. J’admets très bien qu’il n’aurait pas fallu le lui dire.

Ce sentiment semblait inconnu des chefs. L’un de ceux avec lesquels nous étions le plus souvent en rapport était le capitaine de F. Je me hâte de dire que c’était un excellent homme qui ne nous considérait nullement comme des inférieurs, bien que le plus gradé d’entre nous fût sergent. Il était comte et un hasard avait fait que son chauffeur s’appelât Legentilhomme et son ordonnance, Leprince.

Peu de temps après notre arrivée il eut à nous faire une leçon de morale. Ce genre de leçons a toujours plu aux chefs qui ont tendance à se croire supérieurs aux autres et investis d’une mission divine. En fait elles obtiennent très généralement un résultat opposé à celui qui était désiré parce qu’elles sont faites par des gens qui ignorent tout de l’homme. Le capitaine de F. crut bien faire en menaçant les jeunes soldats de peines sévères s’ils se dérobaient à leur devoir. Il ne pouvait commettre de plus lamentable erreur. Après une leçon les jeunes vinrent se plaindre à moi qui n’y pouvais rien : ils étaient indignés. Nous sommes ici, disaient-ils, à l’appel de la nation, résolus à faire ce qu’il faudra, mais que l’on ne nous parle pas de punition. Pour faire notre devoir, oui, sans réserves ! Pour éviter les punitions, non !

La méconnaissance du cœur humain peut prendre des proportions qui, dans d’autres circonstances seraient comiques. Il m’arriva de rencontrer un officier de carrière que j’avais connu dans la vie civile. Il me parla de ses hommes et m’affirma qu’ils étaient prêts à mourir pour lui. En réalité il en était haï à un tel point que je fus charitablement averti de ne pas avoir trop de rapports avec lui si je ne voulais pas que l’on pût me croire d’une espèce semblable. Dis moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es.

A Remiremont nous prîmes une existence officielle sous le nom de section de repérage par le son. L’armée en comprenait d’autres, munies d’autres appareils et, pour la distinguer, la notre devint une section D pour rappeler le nom de Dufour. Les sections D reçurent un numéro et, par un caprice bizarre, le numérotage commença à 0 au lieu de 1 comme il aurait été normal ; nous étions ainsi D 0 qui se prononçait D zéro. Cette bizarrerie n’eut pas de conséquence jusqu’au jour où nous reçûmes une communication officielle adressée à la « section des zéros ». Nous fûmes ulcérés : zéro, c’est la nullité : nous étions des nullités. Comme c’est agréable !

La crête des Vosges

 

Notre destination n’était pas Remiremont mais un point de la crête des Vosges, les Hautes Chaumes, qui s’orne de plusieurs sommets dépassant 1 300 mètres. L’expérience montra que l’on n’aurait pas pu trouver, sur toute la longueur du front, un site plus défavorable au repérage par le son ; mais évidemment on ne le savait pas.

Le repérage a un ennemi implacable, le vent. Par un temps parfaitement calme, le son se propage avec une régularité parfaite et la voix, par exemple, porte à des distances incroyables. Mais que le vent s’élève et tout s’affaiblit et se brouille. La principale raison est que, dans l’air calme, le son issu d’un point se propage en ligne droite et arrive ainsi par une voie unique. Il en serait encore de même si le vent était uniforme dans l’espace avec la même vitesse partout. Mais quiconque s’est amusé avec un cerf volant sait que l’air est parcouru sans cesse par de petits tourbillons. Si nous pouvions les voir, l’atmosphère nous semblerait agitée et trouble comme si nous avions bu un petit coup de trop. Le son peut nous arriver par divers chemins et avec une vitesse inégale, variable d’une seconde à l’autre, tandis que le principe de notre méthode reposait sur sa constance. En fait cet effet est seulement une petite gêne si le vent est faible, mais il devient une calamité s’il souffle en rafales.

La crête des Vosges nous apparut comme le rendez vous des rafales. Notre matériel comprenait un petit anémomètre simple gradué jusqu’à 25 mètres par seconde : ce chiffre a été parfois dépassé. Nous avions alors de la peine à nous tenir debout et le son en avait encore plus à nous parvenir, car ce vent venait immanquablement de l’Ouest, en sens contraire.

Une seconde ennemie fut l’eau. Aucun de nous ne soupçonnait, avant cette aventure, la malice de l’eau sous toutes ses formes. La première fut la neige qui, au mois d’avril, garnissait tous les sommets. Tout autour de notre logis la couche était déjà épaisse et je vois encore P. L. chargé d’un rouleau de câble se faisant un chemin dans soixante centimètres de neige. Plus haut elle était bien plus épaisse. Nous avions remarqué, à notre arrivée, que la couche blanche laissait passer de curieuses brindilles dont nous ne pouvions comprendre la nature. Au dégel nous eûmes la solution : c’était les pointes des sapins. Nous étions dans une véritable forêt de sapins entièrement ensevelie. Quels pauvres arbres ! Ils étaient probablement centenaires et n’atteignaient pas deux mètres : tout tortillés, tout cabossés, tout rachitiques. Exactement ce que nous serions devenus nous-mêmes si nous avions dû faire souche en ce lieu.

Une seconde forme de l’eau était la pluie dont nous avions à revendre. Nous habitions une cabane en planches bâtie pour nous par les troupes du Génie en pleine forêt, mais ici une vraie forêt bien dégouttante ; et évidemment il n’était pas question d’imperméables, c’était notre peau qui en tenait lieu. Après quelques mois cette pluie finit par nous agacer et nous imaginâmes un petit pluviomètre pour essayer de faire peur aux nuages. Ce fut peine perdue : le mois qui suivit, et il ne fut pas des pires, il enregistra 130 millimètres d’eau alors que soixante est un chiffre raisonnable pour une localité décente.

S’il ne pleuvait pas, nous étions dans le brouillard. Il peut être de deux espèces : le sec et l’humide. Le nôtre était trempant. Un jour je dus sortir par un tel brouillard et j’allais loin : il fallut revenir en pleine nature, sans l’ombre d’un sentier : je voyais à peine mes pieds. J’essayai de m’éclairer avec une lampe de poche : ce fut pire. Il est bien vrai que sans lampe je ne voyais rien mais j’avais l’impression d’être sur terre ! Tandis qu’avec la lampe j’errais dans une sorte de halo lumineux irréel et j’étais exposé à confondre ma tête avec mes pieds. Il faut croire que l’homme possède le sens de l’orientation sans s’en rendre compte car je revins au cantonnement tout droit, sans aucune complication.

S’il n’y avait ni pluie ni brouillard, alors c’était la rosée. C’était facile à prévoir : quand le temps est couvert, il pleut ; si le ciel est dégagé, la rosée est inévitable. Le citadin n’y fait guère attention, mais celui dont la journée se passe à marcher dans l’herbe l’envoie au diable.

La quatrième forme était la tourbière. Elle commençait à cent mètres de chez nous et s’étendait malicieusement tout au long des itinéraires que nous devions suivre. Une tourbière c’est la trahison érigée en système. Vous croyez mettre le pied sur quelque chose de résistant et, floc ! Il s’enfonce jusqu’à la cheville dans un magma indéfinissable et suintant.

Le résultat de tout ceci fut que, pendant tout notre séjour d’avril à octobre, nous n’eûmes pas un jour les pieds secs. L’humidité avait des résultats surprenants. Le sucre fondait à l’air, le chocolat devenait poisseux et les timbres poste étaient si collants qu’ils s’aggloméraient entre eux, formant de petits blocs inutilisables.

Je note encore les insectes de nuit qui venaient danser autour de la lampe. Nous croyons volontiers que, pendant la nuit, les animaux dorment. Pas ceux là en tout cas ! Ils nous empêchaient de dormir, mais ils avaient un mérite : ils ne piquaient pas. Nous avons couché aussi sur de la vieille paille infestée de puces : la tourbe est préférable !

Le dernier météore aquatique était l’orage. Alors ce n’était pas l’élément liquide qui nous importunait, c’était le fluide électrique ; je pense que peu de gens l’ont vu d’aussi près. Pour comprendre cela il faut se souvenir que notre installation sur le terrain comprenait un petit nombre de postes avancés formant une ligne parallèle au front, reliés par des câbles électriques à l’appareil enregistreur situé au poste central, non pas des fils mais de vrais câbles isolés au caoutchouc et dont la longueur totale était de plus de cinq kilomètres. Par temps orageux une forte tension s’y formait et, à chaque éclair tombant dans le secteur, il s’échappait de leur extrémité des étincelles longues de dix centimètres, faisant autant de bruit qu’un coup de pistolet. Si l’une de ces décharges avait atteint nos appareils, ils auraient été détruits et nous n’avions rien pour les remplacer. Aussi étions-nous obligés de débrancher les lignes, ce qui avait peu de conséquences, car l’expérience montre que les hommes, si malveillants qu’ils soient les uns envers les autres, déposent toute haine au moment d’un orage et se sentent fraternels en face de plus puissant qu’eux. Mais nous ne pouvions débrancher les lignes téléphoniques qui elles aussi pétaradaient, et l’opérateur n’aimait pas prendre l’écouteur. Il maudissait de tout son cœur Franklin qui, comme on sait, a inventé la foudre.

Avec tous ces genres d’inconfort nous n’eûmes pas un malade. Comment nous n’étions pas couverts de champignons, je ne l’ai jamais compris !

Nous trouvions une petite compensation dans le pittoresque. Cette région, dite des Hautes Chaumes, est fort digne d’attirer l’attention des touristes bien chaussés. Les sommets des Vosges sont en général arrondis : un accident bizarre dont seule la géologie rend compte, fait que si la pente est douce du côté de la France, elle peut être abrupte du côté du Rhin. L’un des points où nous étions le plus souvent appelés, baptisé le Château du Hans, est un découpage de granit aussi raide que les aiguilles de Chamonix. Cette paroi Est enchâsse trois charmants petits lacs : le lac blanc, le lac noir et le lac des truites, qui pouvaient en 1914 passer pour inviolés. Des sommets la vue plongeait sur la plaine du Rhin, avec la forêt Noire au fond : elle était très belle, mais nous n’en profitions guère. Par nécessité nous avions établi un observatoire au château du Hans : il était occupé toute la journée par les mêmes deux hommes obligés de rester immobiles pendant des heures, attendant les coups de canon ; leur principale occupation était de battre la semelle en se mettant à l’abri du vent derrière un gros rocher, et non de contempler le panorama. Rien qui rappelât la vie de château malgré Hans !

L’un des risques que nous courions était de crever de jalousie. Tandis que nous marinions dans toutes les formes imaginables d’eau, nous pouvions voir à l’Est Colmar, les Trois Epis et toute la plaine d’Alsace, inondés de soleil. Là le Riesling, le Traminer, le suave Kirschwasser : autant dire la Terre promise, telle qu’elle apparût aux Hébreux fugitifs. Ils en parlent encore et je suis excusable de les imiter. J’avais d’ailleurs une ressemblance avec Moïse : une longue barbe si apparente qu’un soir à l’Isle Adam le colonel du régiment, me voyant défiler devant lui, s’était écrié : mais quel est cet homme qui va à un exercice de nuit avec une barbe pareille ?

Tentatives de bombardement

Pourquoi avions-nous été envoyés sous ces cieux hostiles ? C’était un secret d’Etat major, c’est-à-dire une malice connue de tous, et en particulier des Allemands : seuls les exécutants n’étaient pas informés. Les stratèges parisiens méditaient une puissante attaque sur le front d’Alsace par-dessus les Vosges, en direction de Colmar. Comme le montrera la suite, c’était une idée aberrante ; nous aurons l’occasion d’en reparler. Mais elle avait mis notre secteur en vedette, et, voyant éclore le repérage par le son, les responsables avaient pensé qu’ils trouveraient là un excellent terrain d’application.

Une conséquence pittoresque de cette conception fut que l’on hissa sur la crête des Vosges une pièce à longue portée, un 100 de marine. Laissant errer leur imagination les stratèges voyaient déjà cette pièce commander la plaine, couper les voies, incendier les casernes et, de manière générale, répandre la terreur. En réalité elle ne pouvait rien faire. Colmar était à 15 kilomètres évidemment, elle pouvait l’atteindre. Et puis après ? Nous avons vu maintes fois une batterie de 155 tirer 100 coups sur un objectif limité sans réussir à le toucher. Ce n’est pas un canon de 100 qu’il aurait fallu avoir mais 1 000. Seulement s’ils avaient été plus d’un les observateurs ennemis les auraient immédiatement remarqués et une bonne batterie d’obusiers en aurait fait de la capilotade.

La mise en place de la pièce de marine fut un bel exploit sportif car il n’existait ni route ni sentier. La manœuvre fut commandée par l’ingénieur Oehmichen, qui fut l’un des créateurs et des apôtres de l’hélicoptère et devint dans la suite professeur au collège de France. Comment il se débrouilla ? Je ne le sais pas. Mais je tire quelque lumière de notre propre aventure. En plus de deux camions nous avions une voiture laboratoire qui renfermait nos appareils. Cette organisation garantissait notre indépendance en cas de retraite précipitée. Un tour de manivelle et nous voici sur la route. Secret militaire absolu sur nos méthodes. En réalité la route nous menait en bas de la montagne, tandis que notre destination était le sommet. La voiture dut être hissée à bras d’hommes tirant des cordes le long d’un vague chemin, à peu près aussi uni qu’un chantier de démolition ; et l’on m’excusera si, employant un langage militaire, je dis qu’ils en bavèrent. L’ascension dura des heures et les pauvres diables étaient si las que, pour s’alléger le plus possible, ils jetèrent sur le bord du chemin leurs paquets de cartouches que nous n’eûmes qu’à ramasser pour notre propre compte. Ce détail donne une idée de ce que dut faire l’équipe d’Oehmichen : car notre voiture pesait peut être 500 kilos et son canon dix fois plus.

Les hommes et les lieux

Nous voici installés dans notre petit nid de planches bien douillet, sur cinquante centimètres de neige fondante, au coin d’un bois. Nous, c’est le personnel de la section D zéro. Elle avait trois têtes : étant le plus ancien j’occupais celle du milieu ; celle de droite était Georges Chavanne, qui devint professeur à l’Université libre de Bruxelles ; et celle de gauche Eugène Darmois, professeur à l’Université libre de Nancy. Tous de vieux amis et tous normaliens. Aucune question de hiérarchie ne se posait entre nous ; étant administrativement le chef, j’avais droit aux ennuis principaux. Celui qui m’a laissé le plus cruel souvenir était l’obligation de téléphoner tous les soirs à notre chef direct à Remiremont. L’heure fixée était neuf heures du soir, je tombais de sommeil et n’avais rien à lui dire. On n’avance pas loin en 24 heures, et Dieu le père seul a pu se dire tous les soirs, en se frottant les mains : aujourd’hui j’ai fait quelque chose.

Au début nous étions une quinzaine ; plus tard notre effectif fut porté autour de trente et nous reçûmes deux autres copains, Angellos et Muxart.

Angellos avait été le héros d’une aventure singulière. Il appartenait à un corps de cavalerie qui occupait un secteur du front ; il fut chargé d’une courte mission : un renseignement à demander ou un papier à porter à une autre unité un peu en arrière. Chemin faisant il croisa un général, accompagné d’une petite escorte, qui tout de suite le regarda de travers et l’accusa d’être un déserteur. Il faut dire qu’à cette époque régnait une maladie épidémique qui frappait beaucoup de Chefs : ils voyaient dans tout soldat un déserteur en puissance qui cherchait à le devenir en fait et à qui il fallait serrer la vis, selon l’expression consacrée, jusqu’à la gauche, l’extrême gauche étant le poteau d’exécution. Dans le cas présent le général tombait mal car il n’y avait pas dans toute l’armée d’homme plus dévoué qu’Angellos et plus conscient de ses devoirs. Complètement dérouté par cette situation imprévue, il essayait de se défendre mais le général ne voulait rien entendre. Son raisonnement était sans réplique. Vous êtes soldat ? Oui – Je vous trouve à cheval sur la route, loin de votre unité ? Oui – Vous marchez vers l’arrière ? Oui – Vous avez un ordre écrit ? Non – Mon gaillard, vous êtes déserteur. Situation dramatique : David contre un Goliath furieux. Finalement on s’arrangea mais Angellos, qui avait le cœur sensible, en resta choqué. Nous aussi ! Tout irait mieux si les Supérieurs pouvaient se rendre compte du nombre immense d’occasions dans lesquelles ils se sont fait mépriser par leurs inférieurs.

Muxart était professeur dans un lycée et il était le seul d’entre nous qui se sentît vraiment malheureux. Il aimait avoir ses aises et paraissait regretter son croissant bien chaud et son bain. Vers la fin il eut des heures de cafard. Ou bien c’était le grand cafard, ou bien le petit. Il était facile de les distinguer : il partait à pied dans la campagne et dans les bois en suivant deux itinéraires immuables et celui du grand était le double de celui du petit. Quel qu’il fût, il n’empêchait pas Muxart de faire son métier de repéreur au mieux ; il était très bien vu de ses camarades qui l’appelaient Monsieur Muxart et n’auraient jamais songé à le tutoyer, bien qu’il fût deuxième classe comme eux.

Notre rôle était assez spécial et nos fonctions civiles nous valurent quelques visiteurs de marque. Je me souviens en particulier du colonel Messimy, qui avait été ministre de la guerre. C’était un brave qui ne craignait pas les coups durs. Son passage dans le secteur se traduisit pour moi par un accident bien militaire : un ordre péremptoire et inexécutable.

Comme je l’ai dit, notre installation comprenait des kilomètres de câbles électriques. Nous les accrochions aux arbres, quand il y avait des arbres. Ailleurs ils étaient posés sur le sol pour la bonne raison qu’il n’existait rien qui pût les porter. A la suite d’un incident – des mulets s’étaient embrouillés dans nos câbles et inversement – je reçus de Messimy l’ordre de les suspendre à hauteur suffisante. Mais à quoi ? A des poteaux ? Il nous en aurait fallu des centaines : qui nous les aurait donnés ? Puis nous étions en tout quinze, dont les trois quarts indisponibles. Nous en avions pour des mois. Nous aurions bien voulu le voir, le colonel, plantant des poteaux dans des rochers de granit.

Cet ordre contenait un volcan. Messimy avait-il le droit de le donner ? Quand j’en référai à mes supérieurs, ils furent formels : il ne l’avait pas. Bon, me dis-je, voilà encore une histoire ! Ces coquins de câbles vont être la cause d’un conflit d’attributions, sans aucun doute insoluble. Il faudra bien que quelqu’un trinque et bien sûr ce sera moi. Je suis sergent et eux colonels, sinon plus. Je suis la petite noisette entre l’enclume et le marteau. Heureusement il y eut un changement dans le commandement et l’ordre fut oublié ; nous n’eûmes même pas à attendre le contre – ordre.

Dans une autre occasion nous eûmes une alerte de la même espèce. Nous étions alors redescendus en plaine et nous reçûmes l’ordre de construire, pour notre propre usage, un abri souterrain « à l’épreuve du 220 ». Je pensai irrévérencieusement  en voyant la signature : toi, mon vieux, tu t’y connais en abris ! Il aurait aussi bien pu me demander de construire une réplique du château de Versailles. Le 220, c’est un obus de 150 kilos qui tombe de 2 000 ou 3 000 mètres ; il creuse dans la terre un entonnoir de 8 mètres de diamètre et 3 de profondeur et emporte une charge d’explosifs de 40 kilos, capable de transformer en comète une maison de cinq étages. Notre abri aurait dû avoir 5 mètres de long, 4 de large et être couvert d’une épaisseur de rondins d’au moins deux mètres, chacun long de six mètres ; et nous aurions dû les véhiculer dans nos poches puisque nous n’avions pas d’autre moyen de transport. La décision fut prise immédiatement : nous ne tiendrions aucun compte de cet ordre. D’ailleurs l’autorité qui nous l’avait infligée ne le désirait pas ; elle était à couvert et n’en demandait pas plus. Nous avions déjà discuté entre nous l’établissement d’un abri et reconnu son inutilité. Notre installation était très vulnérable, en raison de la longueur des câbles ; dès que nous subissions le moindre bombardement, nos lignes étaient coupées, sinon hachées. Notre travail devenait impossible. Alors il était convenu que, si nous étions devenus des cibles, nous disparaîtrions tout simplement dans la campagne. Nous habitions un bois, nous partirions chercher des champignons en attendant que le calme revienne. Si la situation devenait désespérée, nous mettions le feu à la voiture et nous devenions des fantassins.

La pièce folle

La plupart des batteries ennemies que nous tenions à l’œil (en réalité à l’oreille) manquaient de fantaisie et ne sortaient pas d’une ennuyeuse banalité. Elles tiraient sur des objectifs prévus et classiques : des tranchées, des croisements de routes, des observatoires, des emplacements de batteries. L’une me fit l’honneur de tirer sur moi personnellement, alors que je déambulais pacifiquement avec trois hommes sur une route. La route était sans doute bien en vue et l’artilleur responsable de sa surveillance considérait notre présence comme une provocation. Nous ne fûmes pas longs à nous écarter de la ligne de tir. Après quelques coups le protestataire se tut, content de nous avoir mis en fuite.

Une pièce faisait exception par son originalité. Avec elle on n’était jamais sûr. Tout d’un coup, après des jours de silence, elle se mettait à tirer sur des objectifs auxquels aucune personne raisonnable n’aurait pensé, et ceci à des heures indues ou à des distances saugrenues. En plus elle avait de mauvaises manières. Les obus des autres s’annonçaient par un sifflement : on était averti. Si on était leste, on avait le temps de se mettre à l’abri ou de se plaquer par terre ; les réflexes sont en pareil cas d’une vivacité incroyable. Avec cette pièce rien de pareil. On sautait en l’air quand, au lieu d’un profond silence, on entendait une explosion à proximité, assourdissante. En un mot la pièce ne respectait pas la règle du jeu et pour ce motif elle avait été baptisée la pièce folle.

L’un de ses exploits avait été de tirer sur le village du Valtin qui en était séparé par toute l’épaisseur de la montagne. Le projectile devait franchir la crête des Vosges ; c’était un peu comme si, de Chamonix, on avait voulu atteindre Courmayeur. Les Valtinois avaient les meilleures raisons pour se croire à l’abri ; mais ce jour là une maison flamba. La pièce n’était pas si folle !

Nous étions un soir dans notre hutte champêtre quand nous entendîmes un bruit singulier. Il ne venait pas de la terre mais directement du ciel et paraissait s’éloigner vers le Nord Est. De tous les bruits connus celui qui lui ressemblait le plus était celui d’une bouteille qu’on débouche ; il n’avait donc rien de guerrier. Nous étions prêts à donner notre langue au chat. Car enfin les seuls bruits célestes reconnus nous viennent des anges, et les anges ne débouchent pas de bouteille à dix heures du soir. Chavanne eut une inspiration : la direction que le bruit suivait conduisait à une bourgade, Plainfaing, qui était un centre militaire. Il y téléphona : ne recevez-vous pas des obus ? Si, nous en recevons, et nous ne pouvons absolument pas comprendre d’où ils proviennent. Ils provenaient de la pièce folle, à laquelle personne n’aurait pu penser, et devaient monter à quelques 6 000 mètres. Félicitations !

Cette pièce était unique dans notre secteur : fort heureusement ! Une centaine aurait pu empoisonner notre vie. Mais il en existait d’autres, éparses tout au long du front où elles jouaient le même jeu. Elles avaient été remarquées et une légende s’était formée. Elles étaient appelées le 88 autrichien, pour une raison inconnue. En réalité cet Autrichien était une pièce à grande vitesse initiale (696 m) et à longue portée (en plaine 15 kilomètres, en montagne, par suite de la raréfaction de l’air, sensiblement plus). L’obus, de forme très allongée, était du calibre de 130 millimètres (et non 88). La raison de son impolitesse était que son explosion précédait de loin le bruit du départ ; ce n’est qu’à 8 000 mètres que le retard commençait à s’atténuer pour devenir nul à 10 000. Mais alors le son de la bouche ne s’entendait plus.

Nous aurions bien aimé voir la pièce folle, en nous plaçant sur le terrain de l’esthétique : c’était un pur sang.

L’attaque du Linge

J’ai déjà parlé du plan d’offensive vers Colmar, qui avait été une des causes de notre envoi dans l’aquarium vosgien. Il se précisa au cours de l’été, et finalement l’offensive eut lieu. Les Chefs pensaient l’avoir bien préparée : le plus étoilé d’entre eux était venu dans nos nuages, y avait déjeuné au mess des officiers et l’un des assistants l’entendit tenir ce propos qui nous fut rapporté le soir même : Messieurs, tout va très bien et dans huit jours nous serons à Colmar. Huit jours après nous avions avancé de 200 mètres, qu’il fallut plus tard évacuer, et nous y avions laissé vingt mille hommes. Ce n’est pas un chiffre officiel, mais c’est celui auquel crut la troupe, et par suite celui qui importe le plus en raison de l’effet qu’il eut sur le moral. Quand la troupe constate qu’elle a été sacrifiée sans profit, elle est portée à penser. Où va-t-on si le soldat pense ?

Le centre de l’offensive était le Lingekopf que nous appelions le Linge et ce fut l’affaire du Linge. C’est un modeste mamelon, qui, à ce moment là, émergeait de la forêt. Au cours des furieux bombardements qui suivirent, celle-ci fut entièrement rasée ; dix ans après l’accès au Linge était encore interdit en raison du nombre d’obus non éclatés qu’il cachait. Pendant la bataille ce fut un No man’s land battu des deux côtés ; quand un gros obus arrivait, l’on voyait des cadavres sauter en l’air.

Pour un observateur l’échec était à priori inévitable. Mais apparemment pas pour le rédacteur du communiqué quotidien qui parvenait à transformer la défaite en victoire. Il annonça que nous étions désormais en vue de la petite ville de Munster, sur la route de Colmar : ce qui nous assurait un gros avantage. Nous ne fûmes pas d’accord. Si le rédacteur était venu au Linge, il aurait constaté en moins d’une minute que le site était intenable en raison de la violence des bombardements ; observateur et observés auraient été réduits en miettes.

De plus nous avions un observatoire duquel Münster était parfaitement visible. Je peux en témoigner car un hasard m’avait permis d’assister à un tir de destruction sur la petite ville. L’une des maisons était soupçonnée d’abriter un organisme d’Etat major, et une batterie de longue portée fut installée pour la détruire. Elle s’en acquitta fort bien, ou du moins une maison sauta : espérons que c’était la bonne !

Le communiqué relatif à l’attaque du Linge était un sommet d’hypocrisie. L’échec était indiscutable. La vérité, connue de tous, était que cette attaque y était vouée. Nous avions tout contre nous : l’ennemi, prévenu, était ravitaillé tout à son aise par des routes cachées dans la forêt et presque à plat ; nous devions franchir la crête des Vosges, ce qui représentait une montée de 500 mètres sans chemin. Des blessés furent évacués à dos de mule. J’avais un jour rencontré sur la pente une caravane de mulets chargés de torpilles, en pleine vue sur un terrain découvert. Je me disais : il est impossible que les ennemis ne le voient pas. Ils vont nous arroser ; les mulets se débanderont et vous devinez la suite.

Tout était à l’avenant. Cette offensive «si bien préparée » qui devait tout emporter en huit jours avait été combinée par des bureaucrates qui n’avaient aucune idée de la nature du secteur.

Belfort

Notre séjour en altitude dura d’avril à octobre, puis un nouveau terrain d’opérations nous fut assigné dans la plaine, en avant de Belfort ; notre nouvelle patrie était un petit village tranquille, qui avait gardé ses habitants.

Il avait gardé ses habitantes aussi, et pour beaucoup sans doute ce fut une bénédiction. Je ne fus pas tenu au courant, mais il était de notoriété publique que un tel fut vu d’un œil favorable par la fille du maire d’une commune voisine : c’était un avancement. Pour un autre, qui, bien que de nationalité française, était né en Russie, l’accueil fut si favorable qu’il en résulta un poupon. Le père de l’intéressée prit mal l’aventure et il allait partout répétant : si encore c’était un Français, mais c’est un Russe !

Quels étaient mes rapports avec la population locale ? C’est fort difficile à dire et rien que sur une petite partie du front d’Alsace, on observait plusieurs tendances. Je ne parle que de ce que j’ai vu moi-même et de ce qui m’a été raconté par de bons amis.

Georges Darmois et Gustave Ribaud, qui moururent tous deux professeurs à la Sorbonne et membres de l’Académie des sciences, commandaient aussi une section de repérage dans les Vosges, au dessus de la petite ville d’Orbey, tapie dans une vallée profonde au cœur des montagnes. Ils y étaient au moment de l’armistice. Pendant les jours qui suivirent ils furent frappés par le silence qui régnait dans le secteur et résolurent d’y aller voir. Ils se mirent en route à pied et entrèrent dans le village : vide complet, pas un habitant visible bien que leur présence fût évidente. Mes amis erraient dans les rues, interdits et ne sachant que faire, quand une porte s’ouvrit et un cri retentit : des officiers français. Immédiatement les rues se remplirent et tous, hommes, femmes et enfants, tombèrent dans leurs bras. Ils durent les embrasser tous, dans une pieuse émotion. Pour ces braves gens, les deux officiers étaient le signe visible de la délivrance qu’ils attendaient depuis quarante trois ans. Tous parlaient français. Ce fut pour Darmois et Ribaud une de ces journées où le cœur chante et qui fait pardonner ses rigueurs à la vie.

Tous deux sont morts maintenant : ils seraient heureux de savoir que leur témoignage n’est pas perdu. Voici pour la montagne. En plaine il n’en était pas de même. Nous étions aussi sur un territoire jadis français, occupé en 1871. Mais le sentiment avait bien évolué. Des habitants avaient vu défiler un bataillon de chasseurs à pied qui étaient tous de petite taille. Leur appréciation était ironique : comment voulez-vous, disaient-ils, avec de si petits hommes, venir à bout de la garde prussienne ? Vous ne l’avez donc pas vue ?

En plaine, nos lignes électriques étaient portées par des poteaux en bois, hauts de trois mètres, alignés au milieu des champs cultivés. Deux fois je trouvai les poteaux gisant sur le sol, arrachés. Ils gênaient le travail, nous dit-on. Je n’en ai jamais cru un mot. Chacun faisait perdre à peine un mètre carré de terrain. Nous étions tous convaincus qu’il fallait voir là un acte de malveillance. Accompli par quelques isolés ? Peut-être ! L’ordre était de ne molester en rien la population, afin de nous la concilier. Fallait-il pour cela lui donner toujours raison ? Pour le savoir une confiance mutuelle aurait été nécessaire ; et elle n’existait pas.

Artillerie contre fantassins

Bien que nous fussions, du point de vue administratif, des fantassins, nous étions surtout en relation avec l’artillerie. En particulier, nous eûmes les rapports les plus agréables avec le chef d’une batterie voisine : le lieutenant Schmidt. A un point tel qu’ayant été promu capitaine, il offrit un grand festin auquel je fus convié, étant devenu sous lieutenant. Je m’y conduisis fort mal et cela me valut auprès de mes subordonnés une immense popularité. Viens voir, disaient-il, le lieutenant ; il est rond comme un œuf !

J’ai déjà fait l’éloge du matériel d’artillerie. Mais le mode d’emploi ?

La doctrine officielle était que l’artillerie choisissait elle-même ses objectifs, c’est-à-dire tirait sans rien demander à personne. La télégraphie sans fil n’existant pas encore, le commandant de la batterie n’avait pratiquement aucun moyen de savoir ce qui se passait à 300 mètres de lui ; il en résultait qu’il choisissait parfois son objectif, avec les meilleurs intentions… sur les tranchées françaises, dont il ignorait l’emplacement. Le général Percin écrivit à ce sujet un livre qui était intitulé, si j’ai bonne mémoire, « Le massacre de notre infanterie» Il avait recueilli de nombreux témoignages et évaluait nos pertes à un chiffre de l’ordre de 100 000 (1) .

Personnellement je n’ai connu qu’un exemple. Un observateur juché au haut d’un arbre fut tué par un obus venu de l’arrière et l’erreur de tir était flagrante : l’ennemi se trouvait loin. Ce n’était peut être qu’un accident. Mais d’autres cas étaient plus graves. Un récit courait dans notre secteur, dont je ne peux garantir l’exactitude mais auquel tous croyaient : il n’était donc pas invraisemblable. Au fond d’une tranchée, une unité recevait de manière continue des obus venus de toute évidence d’une batterie située un peu en arrière, et subissait des pertes. Un sous-officier fut envoyé pour prévenir. Il fut mal reçu. Le capitaine d’artillerie le prit de haut et dit qu’il connaissait son métier et que l’accusation était absurde. Le ton monta. Finalement le sous officier posa nettement la question : voulez-vous ou ne voulez –vous pas rectifier votre tir ? – Je ne veux pas. Il sortit son revolver et brûla la cervelle du capitaine puis s’en fut tranquillement. Il ne fut pas poursuivi.

Batailles aériennes : avion

 

Une batterie très proche de nous avait pour mission d’interdire le ciel aux avions allemands qui, à toute heure, venaient survoler Belfort. Le scénario se déroulait toujours selon le même rite. Un avion était signalé. Dans quelle direction ? A quelle hauteur ? Faute d’instruments convenables, l’estimation se faisait au pifomètre. Muni des chiffres le préposé au tir se précipitait dans son bureau pour calculer la direction et la hausse. Quand il avait fini, l’avion était déjà loin ; mais il fallait bien qu’il revienne et la batterie le guettait au retour. Pour simplifier elle admettait la même altitude qu’à l’aller. On se hâtait de pointer ; mais les canons étaient d’un vieux modèle (je ne me souviens plus si c’étaient des 90 ou des 95) et l’opération était lente. Des mauvaises langues assuraient que le projectile n’allait pas plus vite que l’avion. Dans les cas heureux il éclatait à un kilomètre du but.

Je me suis souvent demandé si cette comédie n’était pas préméditée et si le commandant n’était pas parfaitement au courant de l’inutilité de cette batterie d’opérette qui rappelait les carabiniers d’Offenbach. Nous ne pouvions pas laisser passer sans protestation les avions provocateurs ; le souci du moral de l’infanterie ne l’aurait pas permis. Quand elle voyait au dessus d’elle le ciel sillonné d’avions ennemis, elle entrait en rage. Qu’attendait-on, gémissait-elle, pour tirer sur eux ? Un avion, c’était un photographe qui espionnait, ou un porteur de bombes, ou un chasseur. Alors on tirait, pour soulager les nerfs, même si l’on savait à n’en pas douter qu’il n’en résulterait que du bruit ; et l’on n’employait à cet usage que des pièces impropres à tout autre.

Au cours de la guerre la lutte contre les avions, qui était dans l’enfance en 1914, changea de caractère par l’augmentation du nombre des pièces et leur spécialisation : le pointage devint rapide et le tir s’accéléra, assurant l’efficacité. Mais dans notre secteur, dont l’activité ne fut jamais intense, cette efficacité resta toute relative. Je n’ai jamais vu un avion touché. Une fois j’en suivis un qui, voyant se former à vingt mètres en avant de lui une boule blanche, exécuta avec précipitation un virage en épingle à cheveu. Mais comme cent mètres plus loin il en fit un autre qui le ramena dans la direction première, nous n’y gagnâmes rien.

Ce tir nous offrait un sous-produit de valeur, les culots d’obus. Quand un obus éclatait il projetait en avant une nappe de boules de plomb entremêlées de petits blocs de fer et le culot restait intact. Il retombait où il pouvait, au besoin sur une maison ; en terrain meuble il s’enfonçait à cinquante centimètres de profondeur. Les fusées retombaient aussi, mais incognito. Nous faisions la chasse aux uns et aux autres. Le culot portait une belle ceinture de cuivre rouge qu’il était facile de détacher et de travailler au marteau, comme le faisaient nos ancêtres il y a dix mille ans. On ne saurait croire le nombre de coupe papiers dont le père fut un obus de 75. Le traitement des fusées était plus raffiné. Certaines étaient faites d’aluminium : le métal était refondu en tube épais et découpé en tranches, dont chacune devenait une bague. Il suffit pour y parvenir d’un couteau de poche : cette industrie était florissante.

Un jour une autre joie nous fut réservée, cette fois assez perverse. Une batterie de 75 était venue s’établir au milieu d’un champ découvert, juste en face de nous. Les Allemands l’aperçurent aussitôt et décidèrent de la faire déménager : ils envoyèrent à cet effet quelques rafales. Le déménagement fut vite fait : les caissons prirent feu et vomirent d’immenses flammes jaunes, et il fallait voir les hommes se sauver à toutes jambes. Nous étions malades de rire, bien à tort car nous apprîmes le lendemain que le cuisinier avait été tué par le premier coup. Mais l’aurions-nous su que notre hilarité n’aurait pas été bien diminuée. Ce qui leur arrivait aujourd’hui pouvait nous arriver demain et il fallait prendre les choses par le bon côté.

L’état de guerre modifie profondément les valeurs. Le récit suivant me fut fait par un témoin. C’était pendant la période finale, nos troupes avançaient. Une petite patrouille s’approchait d’un village quand un petit garçon se porta à sa rencontre. Prenez garde, dit-il, le village est plein d’Allemands qui vous attendent. Les éclaireurs firent demi tour, puis revinrent en force, s’emparèrent du village et firent quelques prisonniers. En visitant les maisons ils trouvèrent le cadavre du petit garçon qui les avait sauvés : les Allemands l’avaient égorgé. Alors, dans un moment de fureur, ils passèrent leurs prisonniers au fil de la baïonnette.

Ce récit nous semble aujourd’hui horrible. Mais que voulez vous ? Le meurtre délibéré du petit était un acte ignoble qui ne pouvait rester impuni. Vous me faites rire avec vos Droits de l’Homme !

Batailles aériennes : ballons et saucisses

Dans la guerre de position il est essentiel de savoir aussi bien que possible où est l’ennemi et quelles sont ses ressources : tous les moyens pour y parvenir sont utilisés simultanément. L’un est fondé sur l’emploi de ballons captifs. Ils n’étaient pas sphériques mais, pour pouvoir s’orienter dans le vent, ils avaient une forme allongée et dépourvue de grâce qui les faisait appeler les saucisses.

Le service à bord était sans agrément. Certains observateurs y souffraient du mal de mer. De plus la saucisse était éminemment vulnérable. Qu’un avion ennemi s’en approche et la situation devenait préoccupante. Le tireur le plus maladroit ne l’aurait pas manquée à un kilomètre. Et puis il y avait les météores ! Nous vîmes un jour une de nos saucisses arrachée par un ouragan qui ne laissa pas le temps de la descendre. Elle passa au dessus de nous à une immense hauteur, en tourbillonnant, et de toute évidence les occupants étaient perdus. En un certain sens les saucisses étaient plus indiscrètes que les observatoires terrestres. Ceux-ci étaient des abris souterrains aussi bien camouflés que possible, ouvrant vers l’extérieur par une fente horizontale large de dix centimètres qui permettait l’inspection de la ligne de front.

Les observateurs se sentaient parfois nerveux parce qu’ils se savaient particulièrement visés par l’artillerie ennemie ; ils détestaient les visites et tout ce qui pouvait attirer l’attention sur eux. Mais je pense que les concurrents d’en face les connaissait parfaitement et les ménageaient pour pouvoir, au jour J., régler leurs comptes sans avertissement. Etant au niveau du sol, ils avaient une visibilité restreinte, tandis que la saucisse, planant à des centaines de mètres, avait un horizon bien dégagé. Tous comptes faits, les deux méthodes étaient complémentaires et toutes deux utilisées ; nous avions en face de nous une belle saucisse jaune dont il était recommandé de se méfier.

Un jour nous vîmes arriver dans notre village une caravane mystérieuse. Suivant un processus normal, notre cuisinier me l’apprit le lendemain au réveil. La caravane escortait un canon de longue portée qui venait nous débarrasser de la saucisse.

Ce fut celle-ci qui nous débarrassa du canon. Il avait été ingénieusement installé au milieu du village. A peine avait-il tiré quelques coups de réglage, qui naturellement manquèrent leur but, qu’il arriva une dégelée d’obus ; il était facile de le prévoir puisque l’emplacement de la pièce se voyait, selon l’expression consacrée, comme le nez au milieu de la figure. Tout le village risquait la destruction. La caravane fit ses bagages et partit sans tambour ni trompette. Les commentaires allèrent bon train et je n’ai pas souvenir qu’ils fussent élogieux. N’importe quel soldat de deuxième classe aurait jugé l’opération absurde. Dans certains cas le pot de fer peut vaincre le pot de fer.

Infanterie contre aviation

L’homme des tranchées qui vivait dans la boue était particulièrement mécontent quand il voyait les avions allemands sillonner le ciel. Certains jours il semblait leur appartenir et nous nous demandions pourquoi. La France avait été le berceau de l’aviation et semblait l’oublier.

Nous avions comme voisin le lieutenant P., charmant camarade plein de fantaisie et d’humour et qui n’avait peur de rien : l’un de ces hommes à qui l’on peut tout demander et à qui on ne demande rien, parce qu’ils ne se mettent pas en avant et mettent leurs supérieurs hiérarchiques dans cette situation désagréable de devoir reconnaître leur valeur. Un jour il était excédé depuis le matin de voir les avions allemands planer au dessus de lui. Il prit le téléphone et attaqua l’aviation. Pourquoi diable ne sortez-vous pas ? Monsieur, lui répondit-on, aujourd’hui l’air ne porte pas. – Il porte bien joliment les Boches, répondit-il. Explosion ! Monsieur, je ne vous permettrai pas …- Vous me le permettrez fort bien, je suis le lieutenant P. de telle formation, à telle adresse, je vous attends. Il faut bien dire que parmi les troupes, dont nous étions, les aviateurs n’étaient pas populaires. Il y avait là un peu d’injustice. Certes nous admirions sans réserve les véritables combattants dont le plus célèbre était Guynemer. Mais un nom glorieux ne peut pas servir d’étiquette à toute une légion et nous pensions que la plupart des autres, comme on dit au régiment, se la coulaient douce. Comparativement à nous ils avaient la vie facile et tous tombaient à leurs pieds, en particulier les belles qui ne leur résistaient guère : bon souper, bon gîte et le reste ! Un fait connu de tous était qu’au cours d’un bombardement, un hôtel d’une ville de l’Est avait été détruit. Les sauveteurs avaient retiré des décombres le cadavre d’un officier aviateur et, tout près de lui, celui d’une dame qui faisait partie de la haute société de la ville : elle était complètement nue. Elle avait tiré un bon numéro puisque avant de mourir elle avait connu le septième ciel.

Le moral des troupes

Le haut commandement se préoccupait fort justement de l’état d’esprit des troupes et des moyens à employer pour le maintenir ; mais il était imprégné d’idées a priori et cherchait en aveugle. Le problème n’était pas facile et le devenait de moins en moins à mesure que les années s’écoulaient.

Le premier soin du médecin, mis en présence du malade, est d’éviter que le mal ne s’aggrave. Vous avez une bronchite : restez au chaud. Vous souffrez de l’entérite : ne mangez pas de bouillabaisse. La même technique est applicable à la guerre : si vous craignez que le soldat ne soit mécontent, faites le possible pour ne pas accroître son mécontentement. Rien ne l’indispose autant que l’insuccès. Verdun avait été un enfer mais c’était une victoire puisque toute la force allemande s’y était brisée Nos troupes avaient montré que leur élan était intact en reprenant en quelques jours, sous le commandement de Mangin, presque tout le terrain perdu en plusieurs mois ; Mangin, d’ailleurs, – et ceci a bien son importance – inspirait confiance à tous. Une légende courait qu’au jour de l’attaque, il marchait en tête de ses hommes. C’était sans doute une exagération car son entourage ne l’aurait pas laissé commettre cette folie ; mais il suffisait qu’on l’en crût capable. Je ne l’ai jamais rencontré mais un de mes confrères du repérage avait reçu sa visite et avait été frappé par son extrême courtoisie. Ce n’était pas un chef glorieux qu’il avait devant lui mais un curieux désireux de s’instruire.

Le premier devoir du commandement était donc d’éviter un insuccès. Nous l’avions bien vu au Linge ; mais c’était une affaire locale qui avait eu peu de conséquence. La situation devint autrement plus grave après l’offensive d’avril 1917 : mal préparée, si lamentable, qu’elle aboutit à des mutineries et qu’on vit renaître le peloton d’exécution.

Ne pas commettre de grandes sottises était une technique réservée aux grands chefs. Mais les petites unités, que pouvaient-elles imaginer pour soutenir le moral ? Elles auraient gagné à suivre un petit cours de psychologie populaire.

Nous eûmes comme voisin un bataillon de chasseurs. Ils publiaient un petit journal qui s’appelait : le diable au cor. Nous le jetions au panier sans l’ouvrir. C’était du plus mauvais Déroulède : honneur et patrie, les plis du drapeau, la beauté du sacrifice, la gloire du soldat … Un motif surtout nous mettait en boule : vengeons nos morts. Le bons sens populaire reprenait ses droits : oui, en en faisant tuer d’autres !

De temps à autre un officier était invité, le plus souvent contre son gré, à donner une leçon sur le moral. Je n’y ai jamais assisté mais la rumeur publique m’en a rapporté quelques échos. Après l’une de ces leçons, l’orateur, soucieux de savoir s’il avait été compris, demanda à ses auditeurs ce que c’était que le moral.

J’ai retenu deux réponses :

Le moral, c’est quand tout va mal, il faut dire que tout va bien.

Le moral, c’est quand on n’a pas le cafard.

Pas si bête !

Le meilleur réconfort les hommes le trouvèrent, de la manière la plus imprévue, dans une chanson : la Madelon qui eut un succès prodigieux. Au début personne ne la connaissait ; elle n’avait pas été remarquée. Puis rapidement, quand elle apparaissait dans un secteur elle était en 24 heures adoptée par tous. Les paroles étaient naïves et apaisantes : c’était l’histoire d’une fille d’auberge.

La servante est jeune et jolie

Nous l’appelons la Madelon.

Elle est aimée de tous et, un jour, un caporal vient demander sa main.

La Madelon, pas bête en somme,

Lui répondit en souriant :

Et pourquoi prendrai-je un seul homme,

Quand j’aime tout un régiment ?

Si une troupe était en marche et bien lasse, rien ne la remettait d’aplomb comme une Madelon chantée à tue tête. L’armée italienne subit un sérieux revers à Caporetto et des troupes françaises furent envoyées en Italie, plutôt comme témoignage de solidarité que pour venir réellement en aide ; car, à leur arrivée, la situation était déjà rétablie. Les villageois étaient charmés de les voir défiler gaiement, chantant la Madelon et paraissant n’avoir nul autre souci. Cette chanson c’était la joie de vivre qui leur était rendue.

L’âme a des replis que la psychologie des livres ne connaît pas mais qui sont évidents pour celle du cœur. La Marine n’a pas oublié le naufrage du paquebot italien Andrea Doria, à proximité de New York. La nuit était tombée, le navire s’enfonçait et dans la solitude, le désespoir s’était emparé de tous. Un navire français qui passait à proximité accourut mais il était encore loin. Son commandant donna l’ordre : allumez toutes les lumières, toutes sans exception. Le navire s’approcha des naufragés, tout étincelant, et la confiance revint.

Belfort , suite

Le viaduc de Ballersdorf

La voie ferrée qui traverse la trouée de Belfort était portée aux environs de Dannemarie par un long viaduc près du village de Ballersdorf. Dans les premiers jours de la guerre une avance rapide de nos troupes avait permis d’occuper le terrain jusqu’à Mulhouse ; puis il avait fallu reculer et au cours des combats le viaduc avait été détruit. Nous l’avions reconstruit pour bien montrer que nous étions chez nous. C’était un magnifique ouvrage, en belles briques rouges. Les autorités décidèrent qu’il méritait une inauguration solennelle, pour laquelle on prit date. Au jour fixé, tout était prêt et de hautes personnalités étaient arrivées pour un grand banquet avec un bon contingent de discours.

Les Allemands qui, mieux que tout le monde, étaient au courant avaient décidé de troubler la fête. Le matin même du jour de l’inauguration, alors que les cuisiniers étaient déjà à l’œuvre, on entendit, venant de l’Est, un sifflement qui alla se renforçant et se termina au pied du viaduc par une terrible explosion. D’autres coups suivirent et il devint évident que l’artillerie lourde, officiellement hors de portée, bombardait notre beau viaduc avec l’intention d’en faire de la poussière. Ils voulaient nous rabattre le caquet : à midi c’était chose faite, et bien faite.

Ils avaient confié l’exécution de leur programme à un de leurs obusiers de 40 centimètres, qui furent connus sous le nom de grosse Bertha ; ils envoyaient à peut être 10 kilomètres un projectile de mille kilos avec une précision redoutable. Je n’ai pas assisté au tir mais il me fut décrit par des témoins comme un spectacle magnifique qui tenait le spectateur haletant. Il entendait venir le sifflement en se demandant : que va-t-il faire cette fois ? Un immense nuage de poussière rouge cachait toute la scène ; quand il se levait, le viaduc comptait une arche en moins. Cependant l’une des voûtes était simplement percée d’un énorme trou au travers duquel on voyait le ciel.

Ce ne fut pas pour nous un jour de triomphe et le ton des discours dut s’en ressentir ; une fois de plus le coq gaulois avait chanté trop clair. Mais la plaisanterie était fort bonne et nous amusait. Nous ne pouvions songer sans rire à la tête que durent faire les autorités. Pour notre petit groupe ce fut une bénédiction. Les ruines du viaduc de Ballersdorf furent un dépôt inépuisable de briques dont nous eûmes toute satisfaction.

Tirs sur Belfort

L’artillerie allemande s’avisa un jour de tirer sur la ville de Belfort. C’était un programme ambitieux, en raison de la distance : environ 40 kilomètres. Elle y réussit fort bien, sans doute par l’emploi d’une pièce de marine. Mais ce ne fut pas une pluie qui tomba, seulement de grosses gouttes. Le Lion ne fut pas ému. Il aurait fallu une série de coups heureux et, à notre connaissance, aucun ne le fut. Un Belfortain me montra l’un des points d’impact sur le bord d’une grande route : un gros rocher avait été écorné. Mobiliser une pièce de marine pour casser des cailloux, c’est du luxe !

Comme notre pièce folle celle-ci était plutôt agaçante et nous aurions désiré la connaître. Mais elle était à l’extrême limite de notre secteur ; et d’ailleurs nos méthodes étaient inefficaces pour un canon dont la vitesse initiale ne pouvait être que très grande. C’était un problème nouveau, somme toute d’importance secondaire.

Les autres méthodes de détection n’étaient pas plus favorisées. Des avions avaient été envoyés au dessus des zones suspectes pour en rapporter la photographie ; ils avaient été accueillis par un tir anti-aérien si dense qu’ils n’avaient pas insisté, et d’ailleurs la pièce était certainement camouflée. L’observation directe ne donnait rien ; la pièce tirait parfois la nuit ; une immense lueur illuminait le secteur. L’opinion générale voyait son origine non pas dans la flamme à la bouche du canon, mais dans une pyrotechnie facile à imaginer et destinée à nous tromper.

Le mathématicien Jacques Hadamard nous donna une idée. Nos appareils récepteurs étaient déposés sur le terrain en ligne approximativement droite, parallèle au front. En installant un appareil supplémentaire à quelques centaines de mètres en arrière, nous pouvions espérer avoir des données sur la trajectoire de l’obus, sur le calibre et, qui sait, sur la position de la pièce. Nous réalisâmes l’installation, espérant nous couvrir de gloire. Mais ce fut un fiasco ! La pièce tira la nuit ; je dormais ainsi que presque tout le personnel. Personne ne me réveilla. De toutes façons je n’eus pas trop lieu de le regretter, car il n’y eut pas d’autre coup. Il était clair que nous serions toujours pris par surprise. Nous ne pouvions pas demander à notre opérateur de veiller toute la nuit avec un espoir aussi problématique. Nous n’avions qu’un opérateur, il était irremplaçable et le travail de jour était autrement plus important que le travail de nuit.

Notre section chercha à se rendre utile d’une manière qui fut jugée originale. En raison de la grande distance, l’obus restait longtemps en route, d’autant plus qu’il devait monter à une hauteur de peut être 12 kilomètres en suivant une trajectoire très courbe. La ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre : la durée du trajet devait être de l’ordre de vingt secondes. Si nous notions le départ, nous avions le temps de téléphoner à Belfort et un clairon avait le temps de sonner quelques notes convenues qui diraient aux Belfortains : attention, l’ennemi est en route, gardez-vous ! Si tout allait bien, il leur restait vingt secondes pour se mettre à l’abri.

C’était de l’acrobatie. Pourtant notre proposition plut. Une défaillance de ma mémoire fait que je ne me souviens pas si elle fut mise à exécution.

Le microtélémètre

Notre procédé de repérage Dufour comportait un enregistrement photographique sur un ruban de papier sensible ; il fallait le développer dans une chambre noire, puis faire la lecture du tracé à la lumière du jour. Nous avions trouvé des moyens pour rendre ces opérations rapides, mais elles ne l’étaient jamais assez.

Un physicien du plus grand mérite, Henri Abraham, aussi connu par les milieux industriels que par les savants, avait étudié la question et trouvé un moyen pour supprimer l’enregistrement photographique. Je note en passant qu’Abraham fut l’une des plus pitoyables victimes de la barbarie hitlérienne. Agé de 77 ans il fut arrêté comme Juif, avec la bénédiction de Vichy. Sa fille demanda à ne pas le quitter. Personne n’en entendit plus parler. Un vieillard de 77 ans représentait évidemment un danger sérieux pour le glorieux Reich. Le système d’Abraham représentait un progrès évident. Complètement mécanique, il comportait des cadrans divisés devant lesquels tournait une aiguille et chacune était reliée à un appareil. Quand l’onde y arrivait un signal était transmis au poste central et l’aiguille correspondante s’arrêtait sur une division qui donnait le temps au centième de seconde.

Ce système que son inventeur avait appelé, si j’ai bonne mémoire, le microtélémètre, nous avait été envoyé pour essai. Il avait été décidé que cet essai aurait lieu aux environs de Belfort, sur un champ de tir qui s’appelait quelque chose comme Les Fougerais ; je ne peux pas retrouver le nom exact.

Cette installation nous avait coûté bien de la peine ; il fallait partir du cantonnement de bon matin, en camion, installer le microtélémètre dans une casemate désaffectée et tendre sur le terrain des kilomètres de câbles. Il avait fallu exécuter au théodolite une triangulation du polygone. Je note comme une curiosité que le théodolite ne faisait pas partie de notre matériel. Heureusement au départ j’avais prévu qu’il serait nécessaire et l’Institut Pasteur m’en avait offert un. Au retour il devait lui revenir et fut effectivement remis aux chemins de fer. Mais il était emballé dans une caisse étiquetée Épicerie et n’arriva jamais. Entre nous nous l’appelions Théodule ; il nous fut très utile et je dus en apprendre le maniement à un des hommes, mécanicien de son état. Je fus surpris de voir avec quelle rapidité il se mit au courant. Il mesurait les angles comme un vrai géodésien et lisait le vernier avec le sourire.

Nous avions trouvé le meilleur accueil auprès du commandant du polygone, le colonel X. ; je dis X. parce que je ne voudrais pas risquer une confusion. J’ai connu à Belfort deux colonels dont je garde un souvenir ému ; tous deux étaient des hommes de bien. L’un était le colonel Milleret. Lequel ? Les premiers essais faits en sa présence donnèrent des résultats très favorables ; il apparut même dans plusieurs cas qu’ils étaient meilleurs que ceux de l’observation directe à la lunette. Le colonel était enchanté et nous aussi ; nous ne regrettions pas nos peines bien que la boue du polygone fût particulièrement collante. Mais dans l’armée l’opinion d’un colonel a peu de poids. Tout change s’il devient général !

Je me trouvais un jour dans un train qui allait vers Metz et j’avais comme voisin de compartiment des officiers supérieurs qui faisaient escorte à un maréchal, bien reconnaissable aux détails de son uniforme. Il raconta la fable suivante : Napoléon avait une grande affection pour un certain colonel. Apprenant qu’il avait été blessé à la tête, il lui envoya son propre chirurgien. Ce n’est rien, dit celui-ci, je vais vous enlever la cervelle, je la nettoierai et la remettrai en place. Au cours de l’opération un message urgent arriva : l’empereur avait promus le colonel général. Aussitôt le colonel bondit, sauta en selle et partit au galop en criant : vive l’empereur. Général, fit observer le praticien, vous oubliez votre cervelle ! Apprenez, mon ami, fit le héros en se retournant sur sa selle, qu’un colonel peut à l’occasion avoir besoin de sa cervelle, un général, jamais !

Il fut donc décidé que les essais seraient recommencés en présence d’un Dieu. Il ne demanda pas à nous voir.

Au jour fixé nous étions pleins de confiance ; mais des ennuis survinrent à la file. On nous annonça au dernier moment que les tirs seraient effectués non pas avec les 75 mais avec des pièces anciennes à charge moindre ; c’était nous mettre en état d’infériorité. Comme je manifestais des craintes, on me dit que ces petits obus faisaient autant de bruit que les autres. Du bruit ! Nous enregistrions des ondes et non du bruit. Il est vrai que l’un accompagne l’autre mais ils ne sont pas proportionnels. Nous avions demandé un coup d’essai pour vérifier le bon fonctionnement des appareils qui étaient restés sans surveillance toute la nuit. Il fut tiré. Les quatre aiguilles se mirent en mouvement et s’arrêtèrent sagement. Il semblait donc que tout fût en ordre : restait à faire les calculs. Quelques officiers attirés par la curiosité étaient entrés dans notre casemate. Avant que j’aie pu noter les indications des cadrans, l’un d’eux appuya sur un bouton de l’appareil et les quatre aiguilles revinrent instantanément à zéro. Notre coup d’essai était perdu.

Alors que faire ? Demander un autre coup ? Nous n’avions pas de téléphone, il aurait fallu envoyer un messager, nous ne savions pas où ; l’heure avait été fixée et le général attendait. Le mieux était de s’en remettre à la grâce de Dieu. Nous le fîmes avec confiance mais Dieu ne nous accorda pas sa grâce.

L’examen de nos appareils écouteurs, fait à loisir quand tout fut fini et la sentence prononcée, montra que l’un d’eux s’était déréglé. Il retardait de quelques centièmes de seconde. Sur la carte le lieu de l’explosion était le point de rencontre de trois lignes droites. Dans un monde parfait elles auraient dû passer rigoureusement par le même point. Dans le monde réel elles formaient un petit triangle qui était nommé le chapeau et dont nous prenions le centre. S’il était petit nous passions outre ; autrement il fallait aviser. Tout le long du tir le triangle fut tristement trop grand. Il nous aurait fallu une heure pour aller régler les écouteurs et il ne pouvait en être question. Le général s’aperçut facilement que nos résultats étaient mauvais et manifesta sa désapprobation ; il partit sans nous dire un mot. Le colonel était contrarié au plus haut point et fut très net. Il est inutile d’insister, nous dit-il, il a son opinion faite et n’en démordra point.

S’il avait eu vraiment le désir d’être juste, il m’aurait convoqué pour me dire : jeune homme, on me dit qu’il y a quelques jours votre truc marchait très bien ; aujourd’hui il bafouille. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi ? En dix minutes tout aurait été éclairci. Il dut faire un rapport foudroyant car jamais plus nous n’entendîmes parler du microtélémètre. C’est dommage car c’était un excellent instrument. Et le plus curieux est qu’il n’était pour rien dans l’insuccès ; c’étaient les écouteurs qui avaient flanché et non pas lui. Il ne fut que le bouc émissaire.

Nous eûmes un autre exemple de ce manque d’objectivité. Un inventeur avait présenté un projectile qui, à son dire, donnait en éclatant un gros nuage de fumée ; il avait obtenu qu’un essai fût fait. Des obus furent tirés et les observateurs furent priés de dire ce qu’ils avaient remarqué, sans autre indication relative à la fumée. Ils ne remarquèrent rien pour la bonne raison qu’un obus fait toujours de la fumée, plus ou moins suivant la nature du point d’impact. S’il tombe dans un bois un peu touffu, ce qui fut le cas, il faut un certain temps pour que la fumée se dégage des branches ; pendant ce temps elle se dissipe en partie et n’attire pas l’attention. Les observateurs n’avaient rien remarqué d’anormal parce qu’ils ne savaient pas ce qui devait être anormal et parce que l’irrégularité était la loi. Mais apparemment les Bureaux l’ignoraient. Des pancrates, pour employer l’expres-sion d’Etienne Wollf.

Poser les conditions pour qu’une expérience soit probante n’est pas, malgré l’apparence, à la portée de tout le monde et les essais de ce genre devraient être confiés à des spécialistes formés au raisonnement et non à de hauts gradés.

Les chefs : visites aux armées

Poincaré

Les troupes du front (ou plus exactement voisines du front) recevaient parfois la visite de hauts personnages, par exemple du chef de l’Etat, Raymond Poincaré. Je n’ai rien contre Poincaré ; il eut en particulier le très grand mérite de confier le pouvoir à Clemenceau avec lequel il était en mauvais termes. Une autre fois il sauva notre monnaie qui s’en allait à la dérive. C’était surtout un avocat et un légiste ; un malicieux avait dit de lui, le comparant à un rival ; Briand ne sait rien et comprend tout ; Poincaré sait tout et ne comprend rien.

Parmi les troupes Poincaré avait fort peu d’admirateurs et je n’exagérerai pas beaucoup en disant qu’il faisait un peu le Polichinelle. Il arrivait accompagné d’une troupe de petites filles qui devaient représenter l’Alsace. On ne savait pas où il les prenait mais c’étaient toujours les mêmes : à notre idée, elles faisaient partie de ce qui était appelé la brigade des acclamations. Elles nous faisaient simplement hausser les épaules. Quand l’homme est exposé tous les jours à voir la mort en face, il ne se laisse pas prendre à des singeries. Il ne faut pas lui demander non plus une grande admiration pour les hommes politiques. L’expérience nous a montré plus d’une fois, qu’au jour où nous tombons dans le pétrin, nous ne pouvons pas compter sur eux pour nous en tirer. Ils sont portés à se glorifier de nous y avoir mis.

Painlevé

 

Le dernier que nous avons dû subir était Paul Painlevé : très bon mathématicien, parfait honnête homme, d’une vive intelligence et le cœur plein d’aspirations angéliques. Mais souffrant de trois défauts qui peuvent être décrits par ordre d’importance et qui le rendaient aussi propre à diriger la guerre qu’il l’aurait été à servir la messe.

En premier lieu, péché bénin, il était d’une distraction proverbiale et toujours dans la lune. Ses amis racontaient qu’il était un jour assis dans l’autobus qui s’appelait alors Montrouge – Gare de l’Est. Il se dirigeait vers la gare. Le conducteur lui demanda familièrement : où donc allez-vous ? – A l’observatoire -Mais vous lui tournez le dos ! – Pas possible, fit Painlevé. Et, se levant, il alla s’asseoir sur le siège d’en face. Un autre jour, devant sortir, il accrocha à la porte une pancarte : M. Painlevé a été obligé de sortir et reviendra plus tard. Il revint plus tôt qu’il n’avait pensé et, voyant la pancarte, hocha tristement la tête et s’assit sur une marche de l’escalier pour s’attendre lui-même.

En second lieu il était perpétuellement en retard, à un point tel et avec une régularité telle que les Normaliens, ses victimes, avaient inventé une unité de retard : le painlevé. On était en retard de un ou deux painlevés. Ce qu’il a pu faire perdre de temps à ses collaborateurs est inimaginable.

En troisième lieu, il n‘avait aucune autorité et ne savait pas vouloir. Son collègue à la Chambre, Marcel Sembat, avait tracé de lui un portrait cruel à la suite d’une séance orageuse. Il le représentait irrésolu, hagard, tournant sans cesse la tête vers la droite puis vers la gauche, donnant raison à tous et tort à tous, donnant exactement l’impression d’un homme qui se noie. Il était ministre au moment de l’offensive en Champagne d’avril 1917, offensive qui fut désastreuse, et ses ennemis lui reprochèrent de l’avoir interrompue. Il se défendit par un long mémoire qui était plus exactement un acte d’accusation. Ce que l’on pouvait lui reprocher n’était pas d’avoir interrompu les opérations, mais de les avoir autorisées. Voyant les choses de loin, il avait cru aux affirmations de l’Etat major : tout est préparé à fond et nous allons les reconduire jusqu’au Rhin.

Clemenceau

Clemenceau était d’une tout autre carrure. Il détestait les militaires en tant qu’espèce, et nous lui devons un aphorisme qui est devenu célèbre : la guerre est une chose trop sérieuse pour qu’on la confie aux militaires. Il était bien plus favorable aux civils qui, d’ailleurs, le lui rendaient. Un éminent physiologiste, André Mayer, s’occupait de coordonner toutes les recherches qui, dans le domaine de la physiologie et de la médecine, pouvaient contribuer à l’effort commun. Il le faisait principalement en s’appuyant sur les civils et, de ce fait, ne manquait pas d’adversaires. Car si la solidarité régnait au front, l’intrigue la remplaçait progressivement quand on se rapprochait de Paris. Une caricature de 1918 représentait deux soldats parlant entre eux de la mentalité de l’arrière et disant : pourvu qu’ils tiennent !

Un jour André Mayer fut convoqué par Clemenceau. Il n’était pas sans inquiétude à l’idée d’affronter le terrible Tigre mais fut tout de suite rassuré en s’entendant dire en quelques mots : je sais que vous faites du bon travail. Continuez et je vous soutiendrai.

Clemenceau descendait de Gavroche et rien ne l’amusait autant que de mystifier un pédant ou un raseur. Ses bons mots sont innombrables et ne sont pas toujours très bons. Le plus souvent ils ont un caractère d’imprévu. Les journalistes bourdonnaient autour de lui avec l’espoir d’obtenir des confidences de portée internationale. Traversant une prairie au milieu de laquelle paissaient des vaches, il parut réfléchir profondément et les journalistes tirèrent leur carnet, pleins d’espoir. Messieurs, dit-il, nous devrions planter des caféiers dans ces pâturages. – Mais pourquoi, Monsieur le président ? – Parce que les vaches donneraient directement du café au lait.

Pétain

Celui qui écrit ses mémoires ne parle en principe que de ce qu’il a vu des ses propres yeux, mais il peut se faire qu’il recueille une information dans des conditions telles qu’il peut en garantir l’exactitude ; tout dépend de la personnalité de l’informateur. Ici c’est un ancien ambassadeur, membre de l’Académie Française, dont le nom est connu de tous.

Au sortir de la guerre Pétain s’était senti un peu las et avait résolu d’aller consulter un médecin pour connaître son état général. Le médecin ne le connaissait pas et n’avait fait aucune attention à son nom. Après l’avoir bien examiné il lui dit : vous n’êtes plus tout jeune, mais je vous trouve en très bon état. Vous n’avez pas dû faire grand-chose pendant la guerre. La première partie du diagnostic était exacte mais que dire de la seconde ? L’unanimité des Français voyait en Pétain le sauveur de Verdun ; c’était lui qui avait lancé l’ordre du jour : ils ne passeront pas ! Et ils n’étaient pas passé. Une légende s’était formée autour de son nom, appuyée par des témoignages toujours indirects dont la valeur matérielle est incertaine, mais dont l’ensemble forme un chapitre de l’histoire.

Le premier paragraphe des instructions est relatif aux permissions. Au début il n’en était pas question : le soldat était rayé du monde. Pétain voyait son moral s’affaiblir et en était préoccupé, pensant que le soldat avait droit de temps à autre à une détente. Muni des pouvoirs nécessaires il alla trouver un général et lui dit : il faut donner des permissions aux hommes pour qu’ils puissent reprendre contact avec les leurs. Y pensez-vous, gémit le général, ce serait détruire la discipline et introduire le désordre. De plus pensez aux effectifs. Très froidement Pétain réplique : général, faites bien attention, ce n’est pas un conseil que je vous demande, c’est un ordre que je vous donne.

Les permissions n’altérèrent en rien la discipline ; elles eurent un effet inattendu, qui aurait pu intéresser un psychologue. Je ne parle que de ce que j’ai vu et il faut tenir compte de ce que notre petite troupe était dans une situation très favorisée : ne vivant pas dans les tranchées et ne prenant pas part aux attaques. Mais le fait est que souvent la permission fut une déception. Le Poilu en attendait le Paradis et ce fut au plus le Purgatoire. Il revenait en disant : j’ai manqué ma permission ; la prochaine fois je ferai mieux. Il était incapable de préciser d’où provenait son désarroi. A l’arrière le combattant ne rencontrait plus que l’indifférence. Tu souffres et tu risques ta vie. Mais, mon ami, tu es là pour cela. Et d’ailleurs tu ne fais pas grand-chose. Qu’est-ce que tu attends pour les reconduire à la frontière ? A l’arrière et à l’avant on ne parlait pas la même langue.

Au front la vie était dure et la mort n’était jamais loin : pourtant on s’y sentait en famille, chacun était prêt à venir au secours de son voisin. Ce sentiment semblait inconnu à l’arrière et y devenait chacun pour soi. La chaleur humaine est l’élément dont le combattant a le plus besoin ; et cela Pétain l’avait compris.

Au mois d’avril 1917 l’armée engagea en Champagne une grande offensive dont nous avons déjà parlé et qui se termina très mal. La troupe en rendit les chefs responsables, non sans raison. Des unités se débandèrent et des hommes rentrèrent chez eux sans permission. Ils y furent souvent mal reçus : légalement ils étaient déserteurs et plus d’une mère pensait : je ne veux pas avoir pour fils un déserteur. L’état-major était aux abois : que faire ? Certains recommandaient la manière forte : des exécutions à titre d’exemple. Une autre solution, humaine et généreuse, fut trouvée, grâce à Pétain, disait-on. Tous ceux qui étaient partis illégalement reçurent chez eux une permission régulière ; et au terme ils revinrent tous.

Le repérage : histoire et réflexions

Techniques diverses

Nos appareils enregistraient toutes les ondes suffisamment fortes, quelle qu’en fût l’origine, aussi bien les explosions de nos propres obus que les coups de départ de l’adversaire en face. Il était donc possible d’en tirer parti pour régler nos tirs de destruction.

Certaines batteries ennemies étaient réellement intolérables ; elles tiraient continuellement et empoisonnaient notre existence. Nous les connaissions par leur nom, qui correspondait à leur position sur la carte à grande échelle, divisée en bandes numérotées, les unes verticales et les autres horizontales. Je me souviens de la batterie 37 / 13, à l’intersection des bandes 37 et 13. Une autre nous donnait bien du souci : mettons que ce fût 31 / 45 : son commandant était un excité, un buveur de sang. Quand une batterie aussi irascible était bien connue et bien localisée, elle devait être détruite. On concentrait sur elle le tir d’une batterie de 155 et on lui envoyait de 200 à 400 coups. C’était une opération fort coûteuse : il était admis que le prix de revient d’un obus en francs était égal à son poids en kilos. Celui de 155 revenait donc à 40 francs et le tir à 8 000 francs or.

Ce n’est pas tout de couvrir l’ennemi d’or, il faut qu’il lui parvienne et ne tombe pas à côté ; et c’est là que nos appareils interviennent. Nous étions reliés par téléphone à la batterie. Elle annonçait : « coup parti » et nos appareils fixaient le point de chute. Le premier coup pouvait atterrir loin du but ; le réglage l’y ramenait. Sur le papier c’était parfait ; mais le règlement avait été rédigé par des Bureaux qui sans doute n’avaient jamais pris part à aucun tir. Ils avaient fixé tous les détails et en particulier la cadence de tir qui était souvent trop rapide. Alors les coups s’embrouillaient les uns dans les autres. On voyait bien qu’un obus était tombé quelque part, mais de façon anonyme. Était-ce le quatrième ou le cinquième ? De quelle pièce venait-il ? Chacun avait ses idées. Il arrivait aussi, exceptionnellement, des accidents presque incroyables : un jour, le premier obus tomba à 1800 mètres du but. Nous étions souvent en face d’un rébus.

Notre tension d’esprit était largement augmentée par la nécessité de faire vite : il fallait gagner des secondes. Aucune erreur n’était admise ; nous n’avions pas le droit de nous tromper puisque tout reposait sur nous. Quand le tir était enfin réglé, quel soupir de soulagement ! Notre enquiquineuse 31 / 45 fut ainsi contrebattue plusieurs fois : au moins trois fois à ma connaissance. Chaque fois le Bureau sortait sa carte et faisait une croix sur la batterie. Et chaque fois, le lendemain de bon matin, elle recommençait sa balistique sans tenir compte de la croix.

De notre côté on riait jaune, et un jour il fut décidé d’en finir par recours aux grands moyens. Un gros obusier plus persuasif fut mis en place et arrosa 31 / 45 de projectiles de 150 ou 200 kilos. Sa voix se tut. Après l’armistice des curieux allèrent voir pourquoi. La batterie avait été éventrée et devait avoir été abandonnée en quelques minutes : la croix sur la carte était cette fois définitive. Nos mille 155 de 40 kilos n’y étaient pour rien mais avaient cependant obtenu un résultat utile : tout autour de la batterie il ne restait pas une branche aux arbres et les troncs mêmes étaient déchiquetés. Ils pouvaient fournir du bois de chauffage à tous les villages d’alentour.

Histoire du repérage : civils et militaires

Le repérage au son faisait partie de l’art militaire, mais son origine n’était pas militaire : sa création fut presque exclusivement l’œuvre de civils. Bien plus il rencontra à sa naissance l’hostilité de quelques grands Chefs. Ernest Esclangon, qui fut plus tard directeur de l’Observatoire de Paris, était allé parler à l’un d’eux : il ne fut même pas écouté. Monsieur, lui dit son interlocuteur, avez-vous jamais été sur un champ de bataille ? – Non, Esclangon n’y avait jamais été. Mais le guerrier pas davantage. Il ne concevait pas d’autre forme de guerre que la forme napoléonienne. « L’empereur ordonna à Murat de charger à fond ! »

Le manque de curiosité et d’intérêt, que l’on put quelquefois taxer de malveillance, ne se dissipa que lentement. Je fus chargé de donner quelques conférences sur le repérage à une école d’artillerie près de Belfort ; pas une question ne me fut posée. Il faut dire que j’étais sous-lieutenant d’infanterie et que mes auditeurs étaient artilleurs ; l’idée de se voir donner des leçons par un fantassin devait leur sembler une hérésie.

Cette indifférence polie n’était heureusement pas universelle. Je serais bien ingrat si je ne rappelais pas le souvenir du général Maurin qui nous vint en aide de tout son pouvoir. Nous eûmes avec lui de longues relations qui furent empreintes de confiance. Il organisa deux petites expéditions destinées à faire l’essai, dans les conditions de la pratique, des appareils de Dufour : la première à Méharicourt en Picardie, l’autre à Rodern en Alsace. La seconde m’a laissé un souvenir presque riant. Maurin nous traitait en amis et, quand le travail de la journée était terminé, la conversation ne portait pas nécessairement sur des problèmes de technique. Bien que n’étant pas Marseillais, il connaissait toutes les aventures de Marius et d’Olive et était le grand animateur de nos repas pris en commun.

Sans des hommes comme lui le repérage n’aurait jamais vu le jour. Que peuvent des civils contre la machine de guerre ?

Je serais plus ingrat encore si je passais sous silence la sympathie que nous montra, lorsque nous occupions notre tourbière, un officier de grade moins élevé mais de grand cœur, le capitaine Pellion. Voyant que nous faisions tout notre possible sans épargner notre peine, il nous avait pris en amitié pour nous aider et nous réconforter aux heures difficiles. Car nous en eûmes de dures dont je préfère ne pas parler. En échange de sa bonté, il eut notre affection sans limite, et j’espère qu’il l’a bien compris.

Nous avons toujours eu les meilleurs rapports avec les officiers qui nous entouraient. Je ne citerai qu’une exception qui mérite une mention en raison de son absurdité. Nos chefs étaient à l’arrière et nous correspondions par téléphone. Pour certains documents nous avions des formulaires officiels imprimés. Un jour où j’en manquais j’en demandai directement à Paris. Il apparut que j’avais gravement offensé la discipline, car je reçus une réponse brutale. Nous étions en guerre et aucun de nous n’était certain d’être encore vivant le lendemain. La solidarité de tous s’imposait et l’un de nous était menacé de PUNITION si, pour gagner du temps, il commandait un papier insignifiant sans passer par la voie hiérarchique, que d’ailleurs personne ne lui avait indiquée.

Mais revenons à notre efficacité. j’en donnerai deux exemples, l’un petit et l’autre plus grand.

Dans notre secteur, la première ligne de tranchées comprenait un poste avancé que nous appelions le poste A2 et qui, pour des raisons de tactique, était considéré comme essentiel. Il recevait souvent des coups mais, si l’on peut ainsi dire, sans mauvaise intention ; une routine pour empêcher les canons de rouiller ou les servants de dormir. Les batteries actives étaient toujours les mêmes. Pourtant un jour la situation devint préoccupante ; le tir vers le poste A2 s’accéléra et nous découvrîmes des batteries nouvelles qui venaient évidemment de s’installer et réglaient leur tir. Tout ceci était inquiétant et nous nous empressâmes de le signaler. Le soir même l’ennemi lança une attaque en force sur le poste A2. Je ne sais pas si des mesures avaient été prises pour lui faire face, ce n’était pas notre affaire. Nous avions fourni des éléments pour la prévoir : comme dit le proverbe, un bon averti en vaut deux.

Le sentiment général à notre égard évolua peu à peu. On nous prit au sérieux et même il arriva que notre succès allât trop loin à notre goût. Normalement nous transmettions nos résultats chaque soir à nos chefs par la voie hiérarchique ; mais les troupes d’infanterie qui recevaient les obus prirent l’habitude de nous demander directement leur provenance et leur curiosité était bien naturelle : le renseignement pouvait leur permettre de demander à notre propre artillerie de museler le mauvais plaisant d’en face.

Nous étions donc convoqués au téléphone, juste au moment où nous étions en plein travail. L’opérateur Richard était aux appareils et Angelloz, Muxart et moi à l’interprétation et aux calculs, tous l’esprit tendu. Si l’un devait aller au téléphone toute la chaîne s’arrêtait. Nous ne pouvions refuser de répondre puisque des vies étaient en jeu, et ne pouvions pas répondre puisque nous n’avions aucune certitude. Un jour j’eus une petite difficulté avec un officier d’infanterie qui, bien involontairement, tombait aussi mal que possible. Je lui répondis en termes un peu brefs qui ne lui plurent pas. Quelques minutes plus tard je profitai d’une accalmie provisoire pour lui expliquer la situation dans laquelle je m’étais trouvé ; il la comprit fort bien.

Au cours de la guerre les sections de repérage continuèrent à se développer. Elles ont pris une importance assez grande pour que leurs chefs aient senti le besoin de se grouper au sein d’une association qui, pour rappeler leur perspicacité, est celle des Sioux : patrons historiques : Fenimore Cooper, les Mohicans et Bas de Cuir.

L’histoire du repérage ne sera sans doute jamais écrite. Je suis probablement le dernier témoin de sa mise au monde. Pourtant ce serait un beau rappel de l’esprit de 1914 et l’on y verrait des civils de tout rang accourir et se mettre au service du pays ; disons mieux, de la Patrie.

Le peuple souverain s’avance

Tyrans, descendez au cercueil.

A Dien Bien Phu par exemple, une organisation de repérage aurait permis de localiser les batteries et de les contrebattre. En admettant qu’il fût difficile de les détruire nous pouvions les obliger à se retirer assez loin pour que leur tir devint inefficace comme celui de la pièce qui bombardait Belfort. Il n’était même pas nécessaire de disposer d’instruments de précision comme les nôtres. Un petit mémoire adressé à nos chefs en 1918 montrait qu’il était possible d’avoir des résultats moins précis mais utilisables simplement avec cinq compteurs à secondes semblables à ceux qui enregistrent les exploits sportifs. Mais ce mémoire, adressé par la voie hiérarchique, n’avait sans doute été lu par personne

Espoirs et pertes

Durant les premières semaines de la guerre le sentiment universel était une confiance illimitée. La bataille serait courte et se terminerait par la victoire. Un journal avait publié la photographie d’un train de chemin de fer sur les wagons duquel était peinte en grosses lettres l’inscription : train de plaisir pour Berlin. Tout serait fini en décembre au plus tard. Un jour je voulus faire une bonne plaisanterie en prévenant mes camarades que, étant né le 14 mai, je les inviterais ce jour là à dîner. Ce fut un grand éclat de rire auquel je participai moi-même de bon cœur. Six mois ! Pourquoi pas un an ?

Les nouvelles les plus invraisemblables circulaient. Un jour 100 000 Allemands avaient été encerclés et détruits dans une forêt : c’était une nouvelle officielle, affichée à la mairie. Quand j’exprimai un doute, je fus accusé de vouloir répandre le découragement et dans la suite je me tins coi. Comme l’a dit un poète allemand, – je ne sais pas si c’est Goethe ou Schiller – : contre la bêtise les dieux mêmes ne peuvent rien. La défaite de Charleroi, la chute de Maubeuge, furent à peine sanctionnées par les communiqués quotidiens. Nous avions perdu un peu de terrain dans le Nord. Et puis après ? Je ne sais pas ce que pensait la troupe sur le front, mais à l’arrière ce fut un rude coup quand le communiqué annonça que la bataille faisait rage des Vosges à la Somme. La Somme ? Mais c’était en France, la Somme, chef lieu Amiens, beaucoup plus près de Paris que de Berlin.

Les communiqués suivants nous rassurèrent. Paris était défendu par une ceinture de forts qui, plusieurs jours de suite, nous furent énumérés. Montrouge défendait ceci et Vanves cela ; et nous avions le Mont Valérien. Pourquoi tous ces mensonges ? Si les artilleurs allemands s’étaient approchés à dix kilomètres, il leur aurait suffi d’une journée pour détruire tous ces forts en tas de décombres et de cendres ; ce que leurs occupants auraient pu faire de mieux eût été de se répandre dans la campagne tout autour. Nous n’étions plus au temps de Vauban.

Les chefs le savaient –ils ? Ce n’est pas sûr. Leurs facultés d’illusion paraissent illimitées. Je pus m’en rendre compte plus tard, ayant un ami d’enfance diplômé de l’Ecole de guerre, devenu général et bien vu en haut lieu ; comme tel il avait fait longtemps partie en 1914 du personnel du Grand Quartier général. Comme nous parlions au début de1940 des chars blindés allemands, il me rassura : nous ne les craignons pas, car nous avons des canons anti-chars qui les détruiront. Ce qu’il ne disait pas c’est que nous en avions un quand il en aurait fallu dix et que de plus nous ne savions pas nous en servir.

Combien était plus noble, le langage de Churchill : je n’ai à vous offrir que de la sueur, des larmes et du sang.

La France fut traitée par ses gouvernants comme une volière de poules mouillées. Pourtant elle fit face avec un courage que le monde entier reconnaît. Pour rappeler ce que furent ses pertes je reproduis ici une page de l’Annuaire de l’Association des anciens élèves de l’Ecole Normale Supérieure pour la promotion de 1914 ( Sciences )

Badien Tué à l’ennemi

Bain Tué à l’ennemi

Bertin

Bizos

Bourrard

Cau

Danchaud

Derosières Tué à l’ennemi

Duchemin

Durand Tué à l’ennemi

Ferrieu

Gaberel Tué à l’ennemi

Guimbal

Jacquemard

Lagrange

Lalande

Lecat

Leroy

Long

Maix Tué à l’ennemi

Mane Mort de guerre

Maury Tué à l’ennemi

Millot Tué à l’ennemi

Molina Tué à l’ennemi

Morel

Neveu

Piaud

Poumier Tué à l’ennemi

Roubaud Tué à l’ennemi

J’évoquerai en particulier la mémoire de Fernand Lebeau qui avait été mobilisé comme lieutenant d’infanterie. Après quelques semaines un ordre le désigna pour aller commander une section de repérage ; il obtint ainsi la fonction qui lui convenait puisqu’il était physicien. Mais ce poste trop tranquille ne lui plut pas : il voulait se battre et demanda à être envoyé à sa famille du front, au milieu de laquelle il fut tué peu après.

C’était un socialiste convaincu. Aurait-il ri ou aurait-il pleuré s’il avait pu savoir que ses successeurs, normaliens dégénérés de 1968, l’accuseraient de s’être battu «au bénéfice des marchands de canons » ?

(1) Aucune référence de la B.N.F. ne correspond à ce titre ; les plus proches sont : PERCIN, Général Alexandre, Les erreurs du haut commandement, Albin Michel, Paris, 1920 ; du même, Le désarmement moral, A. Delpeuch, Paris, 1925.

Mémoires chapitre VII

Chapitre VII

Expériences et contacts humains

Echapper à la monotonie de la recherche

La vie au laboratoire n’expose pas aux aventures et peut être qualifiée de désespérément monotone. Il y a bien le jour auquel vous faites une grande découverte : alors vous revenez chez vous bien fier. Mais ce jour est toujours demain, et en attendant vous devez vous contenter du menu fretin. Si vous parvenez à vous persuader qu’il vaut la peine qu’il vous a donnée, tout est pour le mieux. Se sentir utile est un sentiment enivrant, le difficile étant de faire partager cette ivresse aux autres.

La monotonie est donc la règle. Le hasard a fait que j’ai pu lui échapper en grande partie. J’ai dû en effet, pour des raisons de fin de mois, pratiquer une douzaine de métiers dans des milieux différents et c’est pourquoi ce chapitre est intitulé contacts humains. J’ai acquis par cette voie expérimentale, parfois ardue, quelque connaissance de l’homme et de ses réactions. De la femme aussi mais cela ne vous regarde pas. Je ne me donne pas comme un connaisseur mais j’en sais plus qu’un psychiatre, et bien assez pour ne jamais donner de conseils.

Tout cela étant dû au hasard, il n’y a dans ce qui suit aucun souci de chronologie ni aucun ordre. Les personnages sont très divers et vont du gangster au prix Nobel. J’ai même eu comme voisin de table à Bruxelles un très aimable jeune homme qui, quelques années plus tard, est devenu roi. Il ne manque à mon tableau qu’un président de la République et un pape ; mais je suis très réservé pour les relations.

C’est un hasard qui me fit rencontrer dans un train aux environs de Rome un authentique homme de génie. Au cours de notre conversation je fus frappé par l’originalité de sa pensée et l’aisance avec laquelle il traitait les sujets les plus divers, sans aucune concession à un conformisme. Je n’ai pas eu souvent l’occasion de parler familièrement avec un interlocuteur de ce niveau : je citerai comme exemple le chirurgien René Leriche et Paul Valéry. Ce n’est pas gai de penser que des hommes de cette trempe sont peut-être plus nombreux que nous ne l’imaginons mais que nous n’en tirons aucun parti. Quelle chance avons-nous de les mettre en lumière ?

Une autre rencontre m’ouvrit un petit coin de l’horizon dans une direction tout opposée, car elle concerne le corps et non l’esprit. Partant par le train à Argentan pour une période d’instruction militaire, je me trouvai dans le compartiment avec quatre beaux jeunes hommes qui paraissaient débordants de santé et avec qui je fus heureux d’entrer en conversation. « Nous sommes dockers, me dirent-ils, et nous déchargeons les bateaux sur le port de Paris. Nous sommes connus comme capables de vider un bateau ou de le remplir deux fois plus vite que nos concurrents et, comme l’entretien d’un bateau coûte cher, nous sommes très recherchés. Comment travaillons – nous ? En ne perdant pas une minute ni un effort. Pas question de fatigue ou d’horaire : les cales doivent être vidées en tant d’heures et elles le seront, dussions nous tirer la langue. Nous nous faisons bien payer mais chacun y trouve son compte. Et quand nous avons l’argent en poche, nous le dépensons gaiement, avec le concours gracieux des belles. »

A moitié chemin l’un des quatre suggéra qu’il était temps de casser la croûte et il fut approuvé à l’unanimité. Des paquets furent ouverts et il en sortit des pains de quatre livres, avec de nombreux accessoires parmi lesquels des litres auxquels la guerre fut aussitôt déclarée : tout disparut sans laisser de traces. Comme je complimentais les quatre pour leur appétit, ils protestèrent : ce n’est rien. Si vous pouviez nous voir quand nous sommes au travail ! Et mon cœur fut serré par la jalousie. Elle ne me travaille jamais autant que lorsque je vois des terrassiers établis à la devanture d’un marchand de vins, en été, devant une salade verte, une entrecôte et un ou plusieurs litres de rouge.

Comme contraste avec mes gaillards d’Argentan, je citerai une autre rencontre. Un maçon était chargé d’une réparation dans le laboratoire et transportait les matériaux, plâtre et briques, avec une lenteur telle qu’un témoin apitoyé lui demanda s’il souffrait d’une blessure à la jambe. Mais non, répondit-il, c’est le pas syndical.

Expériences industrielles

 

La manufacture des gobelins

 

La Manufacture royale des Gobelins, ainsi nommée du nom de ses premiers artisans, a été fondée en 1662 par Colbert pour introduire en France un art réservé jusqu’alors aux Flandres. Il l’avait installée sur les bords de la Bièvre, charmante petite rivière à l’onde claire, qui descendait des riantes campagnes de Fresnes et de Bagneux et avait été, disait-on, peuplée de castors. La pureté de ses eaux était favorable à la teinture en 1662. En 1920 ce n’était plus qu’un souvenir. Mais la Manufacture n’avait pas bougé ; elle avait seulement changé d’eau, en s’adressant à un affluent de la Bièvre, la Seine.

Il restait encore bien des traces de son passé. Les bâtiments en façade sur l’avenue des Gobelins sont relativement modernes. C’est surtout quand on les traverse qu’on note un changement. En 1920 on arrivait à une petite rue parfaitement déserte qui partait de nulle part et aboutissait de même. La rue Berbier de Metz longe la Manufacture des Gobelins. Celui qui la traversait en 1920 pouvait bien se croire revenu au temps de Colbert, car elle bordait un immense potager attribué aux artistes des Gobelins, dont chacun avait son petit lot ; il y disposait aussi à sa convenance d’une horde de chats abandonnés par les riverains. A l’occasion ces chats savaient se rendre utiles : chaque fois qu’une chatte donnait des signes d’agitation, ses responsables partaient dans le potager à la recherche d’un matou : la race n’était pas garantie, mais je peux témoigner que le résultat était satisfaisant.

Les tapissiers travaillaient dans de grands ateliers sur des métiers dont beaucoup dataient sans doute de 1662 ; il n’y avait pas de raison pour les moderniser. La tapisserie se déroulait verticalement en face d’eux en leur montrant son envers, mais ils voyaient l’endroit dans un petit miroir. Ce qui faisait le mérite des Gobelins, c’était la qualité inégalée du travail. Le prix de revient n’importait pas. Le personnel ne comprenait que des artistes : bien souvent l’un d’eux, mécontent de son œuvre, la détruisait pour la recommencer. Ils organisaient tous les ans une exposition publique et ils y montraient des chefs d’œuvre. Je me souviens encore d’une pièce qui représentait des nénuphars sur un étang : le modelé, les reflets de l’eau étaient rendus de manière à rendre jaloux n’importe quel peintre.

Le triomphe était le fondu, qui n’existait pas dans les tapisseries de moindre niveau. Là les transitions étaient brusques, du clair au foncé, et cette brutalité déplaisait à un œil sensible. Pour l’éviter, il fallait intercaler entre le foncé et le clair des intermédiaires qui, dans le langage du métier, étaient appelés des entres. Combien ? Le chiffre dépendait de la sensibilité de l’oeil : vingt était un nombre raisonnable. C’est ici qu’intervient l’atelier de peinture dont j’étais le chef.

L’élément de la tapisserie est un fil de laine teint en diverses couleurs : exceptionnellement un fil de soie pour obtenir en certaines places des effets particuliers, par exemple des taches brillantes.

La Manufacture ne composait pas elle-même ses sujets. Elle reproduisait en tapisserie, sur commande, les tableaux qui lui étaient montrés comme modèle, en respectant le mieux possible les couleurs et nous verrons tout à l’heure que cette exigence était à l’origine de sérieuses difficultés. Le matériel de teinture consistait en quelques cuves de cent litres environ pleines d’eau presque bouillante chauffée par un courant de vapeur, dans lesquelles le teinturier plongeait les écheveaux soutenus par des bâtons de bois. Tout son art consistait dans le choix et le dosage des matières colorantes nécessaires à l’obtention des teintes voulues. Les compagnons faisaient preuve d’une habileté professionnelle magnifique : jamais d’accident, et la teinte désirée était fournie sans que l’œil le plus délicat pût apercevoir de différence. Notez que la collection des bobines teintes et conservées en magasin en comportait 22 000, toutes différentes. Cependant il arrivait souvent que ce nombre fût insuffisant et que l’on nous demande une nuance intermédiaire, un entre : nous fournissions l’entre sans rechigner. Pourtant il y eut un jour un accrochage. Un client exigeant nous demanda non pas un entre, mais trois, gradués progressivement d’une nuance à une autre qui en différait à peine. Les trois compagnons se réunirent et déclarèrent que cela n’avait pas de sens. La mémoire visuelle des couleurs atteignait une perfection incroyable. Quand l’artiste devait reproduire une nuance, il montait au magasin sans emporter aucun échantillon, se fiant à sa mémoire.

Le service de teinturerie comprenait aussi un petit laboratoire, dans lequel j’avais l’honneur de succéder au chimiste Chevreul qui l’avait dirigé un siècle auparavant. Il avait été un brillant chimiste et nous lui devons la bougie stéarique qui a remplacé l’antique chandelle. Il signala son passage aux Gobelins par des recherches sur les contrastes des couleurs et mourut à 103 ans. L’un des ses enfants ayant disparu avant lui, à près de 80 ans, la légende courait selon laquelle il aurait dit en l’apprenant : « j’avais toujours pensé que je n’élèverai pas cet enfant » . (1)

Quelle était l’utilité de ce laboratoire ? Naturellement je ne me mêlais en rien aux opérations de teinture : les trois compagnons connaissaient leur métier à fond. Mais un point essentiel dépassait leur compétence et demandait un chimiste : le choix des matières colorantes. Les catalogues des fabricants nous les offraient par centaines : pourquoi l’une plutôt que l’autre ?

Le mode de travail des Gobelins et l’usage qui était fait de sa production exigeaient avant tout la solidité des couleurs. Un tapissier tissait un mètre carré par an ; certaines pièces avaient plusieurs mètres, aussi bien en largeur qu’en longueur. Il pouvait donc s’écouler plusieurs années entre la mise en chantier et la fin. On racontait – mais je ne l’ai jamais vu moi-même – qu’une grande tapisserie était restée si longtemps sur le métier que ses couleurs s’étaient à moitié effacées et qu’il avait fallu la recommencer.

Si elle subissait avec succès ce premier examen, elle n’était pas pour cela tirée d’affaire. Son sort était d’aller orner un mur historique, devant lequel devaient défiler des rois ou l’équivalent ; et comme elle avait coûté fort cher, il était nécessaire qu’elle dure beaucoup plus longtemps que ses admirateurs ; c’est-à-dire que ses couleurs ne s’effacent pas, non pas en quelques mois mais durant des centaines d’années. Il est courant de voir exposer aujourd’hui des tapisseries des Flandres qui datent du seizième siècle.

Il est donc nécessaire de n’employer que les colorants les plus solides. Ce problème n’a jamais été complètement résolu et ne pouvait pas l’être puisque l’industrie chimique proposait sans cesse des produits nouveaux, de mieux en mieux élaborés. Les temps anciens n’avaient légué qu’un très petit nombre de couleurs utilisables. En tête venait l’indigo, fourni par une plante indienne. Il était tellement estimé et tellement indispensable que les chimistes allemands avaient fait des efforts réellement gigantesques pour l’obtenir artificiellement par la voie synthétique, à partir du goudron de houille, avec l’espoir de se rendre indépendants du monopole indien. Ils y avaient réussi parce que lorsque les chimistes se sont mis quelque chose en tête, il est difficile de l’en déloger. Pour la teinture l’indigo tenait la vedette dans le monde entier et réalisait un chiffre d’affaire énorme. L’armée française en était cliente pour les capotes bleues et les mauvaises langues affirmaient qu’en pleine guerre de 1914 elle continuait ses achats en Allemagne, par l’intermédiaire de la Suisse.

Un autre produit, très connu aussi, était la garance qui chez nous provenait d’une plante cultivée sur les bords du Rhône. Convenablement traitée elle donnait des rouges brillants remarquablement solides. Il était courant à cette époque de voir les devantures de teinturerie signalées par un rideau d’étoffe colorée, étalé en plein soleil : c’était ce qu’on appelait le rouge d’Andrinople. Son mode de préparation était souvent tenu secret, se léguant par transmission orale : il pouvait comporter une douzaine d’opérations qui faisaient intervenir des ingrédients imprévus tels que le crottin de mouton et la bouse de vache. La couleur était solide et l’armée l’employait pour les pantalons rouges qui en voyaient de dures. On n’a jamais vu un soldat mettre sa culotte à l’ombre pour l’abriter des rayons du soleil.

Un troisième produit était la cochenille : petit insecte qui vit au Mexique sur un cactus. Il donne un rouge aussi résistant que la garance auquel les gens de métier accordent plus de feu. Par respect de la hiérarchie, la cochenille était réservée aux culottes réglementaires des officiers, qu’elles aidaient dans leurs conquêtes. Pour les jaunes le choix était plus large mais aucun produit n’était aussi satisfaisant. Aux Gobelins on s’était longtemps servi de la gaude qui est aussi une plante méridionale. Dans le langage actuel on peut dire que nous étions colonisés par le midi. Le jaune de la gaude était d’une résistance moyenne mais se faisait pardonner en évoluant vers une nuance dorée agréable à l’œil, ce qui est très perceptible sur les vieilles tapisseries. Nous voici donc en possession d’un embryon de palette dont il a bien fallu se contenter pendant des siècles. Mais nous sommes devenus plus exigeants. L’indigo donne des bleus ternes, rabattus selon le terme du métier. Il est très voisin chimiquement de la pourpre antique qui, malgré sa gloire, est une vilaine couleur dont personne ne voudrait plus. Mélangé à la gaude l’indigo donne des verts mais nous pourrions dire des verts conventionnels, car ils n’ont rien de commun avec les celui des feuilles du printemps. La garance et l’indigo refusent de se marier pour engendrer des violets acceptables. C’est la misère ! Il ne faudrait pas penser à reproduire un arc en ciel.

Les Gobelins avaient renoncé aux couleurs naturelles, n’en déplaise à Rousseau qui ne voit dans l’œuvre humaine que décadence et perdition. Nous ne connaissions que les produits chimiques, le plus souvent fournis par l’industrie allemande, alors au faîte de sa gloire. Nous nous tirions d’affaire, dans la plupart des cas avec trois couleurs principales qui portaient des noms poétiques ou évocateurs :

le rubinol pour les rouges

le saphirol pour les bleus

l’irisol pour les violets

et pour les jaunes, le jaune solide qui était sans prétention littéraire.

Avec ces quatre ingrédients convenablement dosés nous parvenions à satisfaire toutes les demandes. Mais il se présentait des exceptions, qui nous mettaient en conflit avec la Direction.

Le Directeur de la Manufacture était Gustave Geffroy, bien connu comme critique d’art. Il n’était pas surchargé de travail, car à cette époque la Manufacture était une mer d’huile. Chacun faisait son petit boulot de son mieux et s’y intéressait. A vrai dire il y avait des ombres. Quand le temps était gris les tapissiers disaient que le travail aux ateliers était impossible et revenaient chez eux  ; ils y trouvaient un petit métier qui leur appartenait en propre et la lumière devenait suffisante. Le directeur ayant des loisirs, la logique administrative avait exigé la nomination d’un directeur en second, chargé de les partager, et celle d’un chef du service intérieur qui, lui, avait réellement une fonction active.

C’était apparemment le Directeur qui décidait du choix des sujets à reproduire. Il était bien entendu que la Manufacture était un établissement commercial et que tout amateur pouvait lui faire commande, comme aux Galeries La Fayette, et afficher dans ses salons la signature des Gobelins. Mais il fallait d’abord qu’il eût les reins solides car la signature n’était pas donnée. Il fallait en plus qu’il ne fût pas pointilleux sur les délais de livraison et ce second obstacle écartait plus de clients que le premier. Aussi le premier d’entre eux était-il l’Etat, c’est-à-dire le Ministère qui, peut-être, n’était pas uniquement guidé par des considérations esthétiques.

Dans notre petit atelier nous n’en avions cure. Pourtant nous aurions souhaité pouvoir jouer un rôle de conseil quand il s’agissait de questions que nous connaissions mieux que personne.

La Direction avait un faible pour les nuances éthérées : des roses ou des violets très pâles et diaphanes, à tomber en syncope. Assurément nous pouvions les reproduire mais nous le faisions la mort dans l’âme. Ils nous obligeaient d’abord à blanchir la laine à l’eau oxygénée. C’est une opération facile mais il est bien connu que la laine blanchie redevient jaune en vieillissant. Ensuite, les seuls colorants capables de réaliser ces nuances étaient des crocéines, les plus fugitives de toutes et les plus opposées à l’esprit Gobelins. Nous bâtissions des palais avec des briques de sable.

En arrivant, j’avais trouvé solidement installés, comme je l’ai dit, le rubis, le saphir et l’iris, messagère des Dieux. Mais je ne savais pas si ce choix était le meilleur que l’on pût faire ou s’il reposait seulement sur une tradition ; et personne ne le savait mieux que moi. Le laboratoire pouvait se rendre utile en répondant à la question. Pour le travail journalier il ne servait absolument à rien et, comme il arrive dans plus d’un organisme de l’Etat, cette situation paraissait parfaitement normale. Le budget de l’établissement comportait un laboratoire avec un directeur et était reconduit tous les ans : tout ce que l’on demandait était qu’il ne donne pas d’ennuis. Pour le reste, voyez Courteline.

Un impardonnable mouvement d’humeur, qui fut puni comme on le verra, me fit sortir de la ligne droite. J’essayai de remplir le dossier que j’avais trouvé vide. 102 colorants furent mis à l’essai, formant 250 petits écheveaux enroulés sur autant de cartons. La collection fut exposée à la lumière du jour pendant deux mois pour une première série, quatre mois pour une seconde, sur un toit exposé au midi en été, et la quantité de lumière reçue fut à peu près équivalente au total reçu pendant un siècle dans un musée éclairé normalement : les couleurs qui avaient résisté pouvaient être dites, selon l’expression consacrée : de grand teint. Il s’en trouva fort peu.

Celles qui n’avaient pas résisté pouvaient être divisées en deux classes. Les unes disparaissaient purement et simplement ; les autres changeaient de gamme, ce qui était à peu près aussi fâcheux. Je n’entrerai dans aucun détail mais je dois dire que la chimie fut nettement battue. Parmi les couleurs les plus résistantes se trouvaient l’indigo, la garance et la cochenille. Ce qui me consola un peu c’est que nos colorants usuels étaient parmi les meilleurs, quoiqu’au second rang. Cependant un colorant chimique, le violet thioindigo, s’était montré un peu supérieur à notre irisol.

Ce travail me prit beaucoup de temps. Quand il fut terminé, je rédigeai un rapport que je portai au Directeur. Il le prit, ne l’ouvrit pas et le rangea immédiatement derrière lui dans un carton vert. Je compris qu’il y était pour longtemps : c’était une manière polie de me mettre à la porte et notre conversation fut brève. Je sortis réellement blessé. Dans ma naïveté j’avais pensé qu’une question aussi importante que la durée d’une tapisserie devait intéresser un directeur responsable et je ne trouvai que dédain. La recherche ne fut pas poursuivie et si un acheteur constate que sa tapisserie devient brouillard, ils saura à qui s’en prendre.

Pour finir, je mentionnerai un autre problème, d’ordre esthétique, qui est peu connu et mérite d’être signalé car il met l’impression artistique en rapport avec le travail de laboratoire. L’art du teinturier consiste à reproduire aussi exactement que possible la nuance de l’échantillon qui lui est donné comme modèle. Souvent il peut y parvenir de plusieurs manières qui font intervenir des colorants différents. L’ennui c’est que si pour certains éclairages (la lumière de midi, par exemple) l’identité semble parfaite, aucune différence n’étant perceptible à l’œil le plus exercé, il peut se faire qu’elle soit manifeste avec un autre éclairage, la lumière du crépuscule par exemple, ou celle de l’ampoule électrique. Il a été déjà question plus haut des fondus ; si le fonds est commencé avec un fil teint d’un certain colorant, il faut qu’il soit fini avec le même, sinon il pourra apparaître une marche au beau milieu. Certaines des 22 000 bobines du magasin ne sont plus jeunes et personne ne sait comment elles ont été faites : les artistes ne les aiment pas parce qu’ils les soupçonnent de vouloir leur jouer des tours.

 

Ainsi le vieux fil est-il mal vu. Que peut-on faire ? Il serait possible de le vendre à des artisans travaillant pour leur propre compte et pouvant tirer parti de quelques mètres. Mais nous parlons des années 1928 et alors la loi était formelle : les bobines étaient la propriété de l’Etat et ne pouvaient être vendues que par l’Administration des domaines. Celle-ci se serait volontiers dérangée s’il s’était agi de vendre le dôme du Panthéon, mais nos bouts de fil ne la passionnaient pas. Aussi étaient-ils portés dans un grenier et pris en charge par l’Administration des mites, qui a les dents longues.

La soie artificielle : Tubize

 

Une amitié personnelle me valut d’être choisi comme directeur du laboratoire de recherche de la Société de soie artificielle de Tubize, petite ville de la banlieue Sud de Bruxelles qui marque la limite entre le pays flamand et le pays de langue française : elle est Tubize pour les uns et Tweebeek pour les autres. Le terme « soie artificielle » a disparu de notre langage et comme les chimistes ont créé un grand nombre de textiles de nature diverse, chacun a son nom à lui : nylon, perlon, tergal et bien d’autres.

 

Ma soie était l’aînée de toutes : elle avait été inventée par le comte Hilaire de Chardonnet en 1884. Le mode de fabrication était décrit dans un pli cacheté déposé à l’Académie des Sciences, qui ne fut ouvert qu’en novembre 1887. Ce pli est l’acte de naissance de l’une des plus puissantes industries du monde. Le comte de Chardonnet a eu pour obligés des milliards d’hommes qui ne semblent pas lui en avoir une grande gratitude, car on chercherait en vain une rue de Chardonnet ou une fondation portant son nom.

 

Il est possible que la politique en soit cause. J’ai été pendant quelques semaines en relations suivies avec de Chardonnet pour une expertise et j’ai vu fonctionner le petit laboratoire très sommaire dans une pièce de son appartement. Notre conversation n’abordait aucun sujet politique mais il fut amené à me dire qu’il était légitimiste. Je n’en fus pas autrement ému car je ne savais pas par quoi se caractérisait un légitimiste : un dictionnaire m’apprit qu’il n’acceptait pas l’usurpation de la Royauté par la branche des Orléans et s’en tenait aux Bourbons. Cette fidélité ne pouvait pas être bien vue par un gouvernement républicain, bien qu’il fut enclin à penser que ni les uns ni les autres n’avaient beaucoup de chances et que, avant de disputer à qui ira l’os, il faut d’abord qu’il y ait un os.

 

 

La soie artificielle avait ainsi un père royaliste et ce caractère s’est encore accentué dans la suite. La société de Tubize comptait parmi ses dirigeants le marquis de Baudry d’Asson qui appartenait à une grande famille vendéenne et avait été député, beaucoup plus proche des blancs que des rouges. Quand ma candidature fut posée, il me convoqua et nous eûmes une agréable conversation. Il ne se préoccupa nullement de mes opinions et croyances, et voulut seulement s’assurer que je paraissais sérieux et compétent. Rassuré sur ces points il m’accorda un contrat qui me parut très avantageux : je devais être à Tubize une semaine sur trois et pendant le reste du temps j’étais parisien. Peu de sociétés se sont montrées aussi libérales et je me sentais devenir légitimiste.

 

Pour réaliser ce programme j’ai fait 87 fois le voyage de Bruxelles à Paris et je me suis aperçu un jour que j’étais connu à la gare du Nord. Pas du chef mais du préposé à la location des places. J’avais coutume de retenir la mienne plusieurs jours à l’avance, mais il arriva que je tardai jusqu’à la veille. Le préposé me regarda au travers de son grillage et observa : aujourd’hui vous êtes en retard ! Quelle mémoire ! Je me sentis plein de tendresse pour le réseau du Nord.

 

Cette tendresse augmenta encore un jour d’hiver. Le train que je prenais, l’ Étoile du Nord, était à l’époque l’un des plus rapides : il couvrait la distance de 313 kilomètres en trois heures et quart, à une vitesse moyenne de 96 kilomètres à l’heure : chiffre inusité vers 1920. Sur le parcours belge la vitesse était un peu moindre en raison de nombreux aiguillages dans la région de Mons ; mais sur certains points du parcours français, la locomotive se déchaînait et la traversée à toute vitesse de la gare de Compiègne faisait peur. Peu de créations humaines donnent, à mon sens, une impression de puissance et de domination comparable à celle que fournit un train lourd lancé à toute allure.

 

Nous partîmes un jour de Bruxelles sous un brouillard épais : on ne voyait rien à la distance de cinquante mètres, que le train parcourait en deux secondes. Ce brouillard nous accompagna jusqu’à Paris où nous arrivâmes à l’heure exacte. Pendant trois heures le train avait foncé dans l’invisible, confiant dans la discipline de la Compagnie qui lui garantissait à chaque instant la voie libre.

 

Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais à cette époque le service sur le réseau du Nord approchait la perfection. Sur les quais de départ, une grande horloge donnait les secondes ; quand l’aiguille arrivait à 60 le train partait. Cette régularité ne régnait pas partout dans le monde. Aux Etats-Unis les trains avaient une solide réputation de fantaisie. Un voyageur arrive à une petite gare perdue et demande au chef : je prends le trains d’aujourd’hui, ai-je le temps d’aller au village ? – Bien sûr ! Le voyageur s’éloigne et quand il est à deux cents mètres il voit un train s’arrêter et repartir. Furieux il sort son revolver et le braque sur le chef. Fils du diable, lui dit-il, vous m’aviez dit que j’avais le temps. Mais bien sûr, Monsieur, vous demandiez le train d’aujourd’hui ; celui que vous venez de manquer est celui d’hier.

Si le Nord tenait la tête, d’autres régions étaient moins favorisées. Cinq compagnies indépendantes veillaient sur elles : Nord, Est, P.L.M., Orléans, Ouest – État. Ce dernier était célèbre comme modèle du désordre ou de l’incurie et ne trouvait guère de défenseurs. Il m’est arrivé souvent d’avoir recours à lui pour me rendre à Trouville. Du voisinage de certaine station qui s’appelait, sauf erreur, St Mard de France, la voie suivait une pente descendante et le train prenait de la vitesse. Malheureusement il perdait en même temps son équilibre. Les voyageurs étaient violemment jetés de droite à gauche et de gauche à droite et plus d’un pensait sa dernière heure arrivée. Tous les usagers de la ligne le savaient, les journaux en avaient parlé maintes fois, mais l’Ouest- Etat restait impavide. Jusqu’au jour où le train dérailla, comme il était facile de le prévoir depuis des années.

La grande vitesse de l’Etoile du Nord était plaisante, car le trajet de Paris à Bruxelles manque de variété et de piquant : il est bien orné d’un tunnel mais tout le monde sait qu’il est là pour une opération de prestige. Une longue voie sans travail d’art fait pauvre. Un grand pont aurait fait l’affaire, mais il n’y avait pas de rivière acceptable à proximité. Tout bien pesé, le tunnel était plus rentable.

 

Tubize produisait donc de la soie artificielle ; si j’ai bonne mémoire, 6 000 kilos par jour. Elle était appelée soie de Chardonnet ; nous étions en rapport avec deux autres fabriques qui travaillaient suivant les mêmes méthodes, l’une à Servar en Hongrie et l’autre à Tomaschof en Pologne.

 Mes contemporains se souviennent de l’apparition de la soie de Chardonnet à l’exposition universelle de Paris en 1889. Aucun textile connu ne pouvait fournir ce brillant et cette richesse de coloris : le stand était une splendeur. Les gros capitaux, jusque là réticents, s’émurent et Tubize fut fondée l’année suivante. Chardonnet tint la corde pendant longtemps mais des concurrents apparurent bien vite et il y eut de terribles combats, notamment avec la viscose de Cross et Bevan, d’origine anglaise. Une devanture de l’Avenue de l’Opéra offrit pendant des années des tissus de verre filé d’un éclat magnifique, de plus incombustibles et inaltérables, donc éternels. Offrir aux dames un tissu éternel est, à notre époque, un manque de psychologie. Le verre filé existe toujours mais il est descendu au rang d’isolant thermique.

 

Il faut bien le dire, la soie de Chardonnet a inauguré l’ère de la camelote. En effet son seul mérite était son prix réduit. A tous les autres points de vue elle était bien inférieure à la soie naturelle du ver ; par exemple elle ne supportait pas l’eau. Mouillée, elle perdait les trois quarts de sa résistance mécanique, déjà faible à l’état sec. Les pêcheurs à la ligne avaient recours pour ramener le poisson à un fil obtenu en étirant une glande de ver à soie : un fil artificiel n’aurait pas retenu une ablette.

 

Au début tous les autres textiles artificiels souffraient du même défaut, ou, bien plus, ils se teignaient mal. La première fibre comparable à la soie naturelle a été le nylon de l’Américain Carothers, né en 1937. Il n’en profita pas longtemps et le bruit courut qu’il s’était suicidé malgré son extraordinaire succès. Le nylon fut une révélation pour les chimistes comme pour les autres, et l’histoire du textile est divisée en deux périodes, avant et après Carothers.

 

Les 87 semaines passées à Bruxelles me permirent d’y connaître des familles et d’entrer en relation avec des Belges de toute classe, depuis les conducteurs de tramway jusqu’aux professeurs de faculté et aux hommes politiques. J’en ai gardé une profonde affection pour la Belgique. D’abord j’y ai trouvé un pays de bonne humeur, et pour un Français habitué au contact d’oursins de toute espèce, c’est une vertu bien apaisante. J’allais souvent voir un ami qui habitait dans la banlieue, avenue Van Becelaere à Boitsfort lès Bruxelles, et je devais me renseigner auprès du receveur. La première fois je lui demandai à quelle station je devais descendre. Je vous préviendrai. Et en effet il ne m’oublia pas ; il se dérangea pour venir à ma place m’avertir. Faites la même expérience à Paris et le mieux qu’il puisse vous arriver est d’être traité de ballot.

 

Le tempérament du Français peut l’entraîner à se rendre ridicule ou odieux. Je revenais un jour à Paris avec un groupe de parisiens qui avaient passé quelques jours en Belgique. Ils ne cessèrent pas de s’en moquer à haute voix, alors même que nous étions sur le territoire belge et que leur conversation fût entendue par des Belges ; d’ailleurs ils n’avaient rien compris à ce qu’ils avaient vu. On est parfois obligé de rougir de ses compatriotes : dis moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es.

 

Les Belges de 1920 étaient de bons vivants : espérons qu’ils le sont restés. Etant bien équilibrés, ils appréciaient les bonnes tables et se réunissaient volontiers autour. Il m’est arrivé plus d’une fois de prendre part à un dîner qui rassemblait une dizaine de convives. La maîtresse de maison aurait-elle invité l’Eternel et ses apôtres qu’elle n’aurait pas mieux fait. Je me souviens encore d’un poulet à la crème que je me damnerais pour revoir ; et il fut suivi d’un reblochon venu en ligne droite d’Annecy et choisi entre dix. Je devrais aussi parler des vins dont les Belges passaient pour être de fins connaisseurs, portés surtout sur le Bourgogne. Même pour le vin de table ordinaire ils suivaient un rite. Lorsque chez l’un d’eux la provision s’épuisait, il alertait deux ou trois bons amis qui se réunissaient un après midi pour une dégustation. Le négociant envoyait des échantillons qui étaient appréciés avec recueillement, puis on passait au vote. C’était une procédure démocratique et logique aussi : celui qui commande son vin d’après son propre goût est un égoïste ; il devrait penser que, le nectar étant destiné à des amis, c’est leur plaisir qui doit décider.

 

Vers 1942, les bons crus connurent un autre sort. La ville était alors occupée et l’occupant avait soif. Il décida de réquisitionner les bonnes bouteilles qui peuplaient les caves en grand nombre. Que faire ? Se soumettre, impossible ! Tout vider dans le ruisseau, c’était dur ! Alors beaucoup décidèrent de boire eux-mêmes leurs vins avec recueillement, et les réunions de l’après midi devinrent plus fréquentes. Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que les gens de la société eussent un penchant désordonné pour les bonnes choses. Les dîners étaient gais et les dames apportaient une aimable contribution à la bonne humeur générale, sans pruderie. L’essentiel était d’en rapporter un bon souvenir. Et voyez ! Après 50 ans je me rappelle le poulet à la crème et le reblochon.

 

Avec des étrangers des surprises étaient possibles. Un ami invita un soir un illustre savant anglais de classe internationale, qui était de passage et qu’il ne connaissait que de réputation. Il se révéla sous un autre aspect et son verre ne connut pas de repos. S’il était vide, l’inviteur le remplissait par politesse : il n’aurait pas été convenable que son convive souffrît de la soif. Et dès qu’il était plein, le convive le vidait, par politesse aussi ; autrement il aurait paru mépriser ce qui lui était offert. Ce combat de bonnes manières se poursuivit sans faiblesse jusqu’au dessert.. Alors arrivèrent les flacons et chacun conserva sa tactique. On aurait pu penser que le buveur devenait de plus en plus souriant et communicatif : pas du tout. Il devenait au contraire de plus en plus renfrogné, comme si il avait eu les poumons submergés au lieu de l’estomac. Quand le moment du départ fut venu, il se remit sur ses pieds mais se montra malhabile à suivre une ligne droite ; il traçait une de ces courbes inventées par les mathématiciens qui n’ont de tangente en aucun point. Les deux convives les plus costauds l’encadrèrent et le ramenèrent à son hôtel où son entrée ne fut pas glorieuse.

 

Nous apprîmes plus tard qu’il était récidiviste. Il enseignait à Cambridge mais n’aimait pas cette ville où il était trop connu. Quand il se sentait à sec, il prenait le train pour Londres où il connaissait un abri discret. Pour apaiser la susceptibilité britannique je dirai que j’ai connu chez nous dans le haut personnel universitaire, trois ivrognes authentiques. Trois seulement : les deux premiers étaient de l’espèce gaie et leur exubérance plaisait ; mais le troisième appartenait au rebut de l’humanité : le buveur triste.

 

La mise au point de la soie de Chardonnet avait été laborieuse et fort coûteuse. Aucune théorie ne venait aider le praticien qui suivait une voie purement empirique. Il fallait ajouter 20 % d’eau, mais pourquoi ? Des difficultés inexplicables apparaissaient chaque jour. La direction se rendait compte de la nécessité d’avoir quelques principes de base, mais la Science dite désintéressée était en retard de dix ans et n’en fournissait aucun. Un grand industriel m’expliqua un jour la situation dans laquelle il se trouvait : quand je tombe sur un pépin, me dit-il, j’alerte en même temps le contremaître et le laboratoire de recherches. Si tout va bien, tous deux m’apportent la solution ; le contremaître arrive toujours le premier.

 

Ces difficultés démoralisantes expliquent une conversation que j’eus un jour avec le directeur de la Manufacture avec lequel j’avais les relations les plus confiantes, au point qu’il me consulta un jour pour l’éducation de ses enfants. Les travaux du laboratoire avaient suggéré un perfectionnement des méthodes qui paraissait intéressant. La Direction m’en fit compliment pour avoir trouvé un élément nouveau dans un problème si longtemps débattu. Mais elle ajouta : quel que soit l’intérêt de votre procédé nous sommes fermement résolus à ne pas l’employer. Parce que, voyez-vous, nous avons eu trop de mal à mettre au point notre procédé actuel ; nous en avons encore la bouche amère. Pour rien au monde nous ne voudrions revoir cette période d’incertitude, de déboires et d’anxiété : nous n’aurions plus la force ni les moyens de la supporter.

 

Cependant ils avaient un laboratoire de recherches qui, selon les papiers officiels, était qualifié de très important et dont ils traitaient les chefs dans un esprit qu’on aurait pu qualifier d’affectueux. Je les quittai avec une véritable peine. Ils se trouvaient dans la situation d’un égrotant auquel son médecin viendrait dire : j’ai une chance de vous guérir. Mais vous pouvez continuer à vivre comme vous êtes. D’autre part, je ne peux pas vous garantir absolument que mon traitement réussira. Le malade répondra par un proverbe : le mieux est l’ennemi du bien.

 

Le verre Triplex

 

Le verre Triplex, bien connu des automobilistes, n’est pas né chez des industriels. Il doit sa naissance à un peintre décorateur, Edouard Benedictus, qui de nature était curieux.

 

La circulation des automobilistes n’était en 1910 qu’une très faible fraction de ce qu’elle est aujourd’hui. En ce temps le possesseur d’une automobile était un richard ; actuellement le non-possesseur est un purotin, économiquement faible, dira-t-on. Le nombre des victimes d’accidents était dérisoire, si l’on peut ainsi dire quand il s’agit de vies humaines. Un accident singulier, auquel personne ne ferait attention aujourd’hui mais qui fit sensation à une époque à laquelle tous les cas étaient décrits un à un, avait eu lieu à Paris : au cours d’une collision un pare brise s’était brisé en longues aiguilles dont l’une avait percé le cœur de la conductrice. Le verre était l’ennemi.

 

Benedictus avait pensé que, si le verre était renforcé par une feuille de plastique telle que le celluloïd, il ne pourrait pas donner d’éclats dangereux ; il se casserait sans pouvoir blesser. Etant entré en rapport avec un industriel qui possédait une presse hydraulique, il lui avait proposé l’expérience suivante : je mettrai une feuille de celluloïd entre deux carreaux de verre et pour les souder je passerai le tout à la presse. L’industriel lui avait ri au nez : mais, Monsieur, si vous passez un verre à la presse, il se brisera infailliblement – Nous verrons, avait riposté Benedictus qui se méfiait des jugements a priori. L’essai fut fait et le verre résista ; il sortit de la presse une belle feuille transparente – le verre Triplex – d’un aspect tout à fait satisfaisant, et l’inventeur se pensa autorisé à se frotter les mains.

L’ennui c’est que les trois feuilles n’étaient nullement soudées. Dès le lendemain elles commençaient à se décoller aux bords ; après quelques jours la séparation était totale. Mais l’idée de Benedictus avait séduit des financiers et des relations de famille firent que j’entrai en relation avec eux. Ils me proposèrent de mettre au point l’invention. M’étant déjà occupé de celluloïd j’acceptai bien volontiers, d’autant plus que le travail semblait devoir être intéressant et que ma bourse était fort plate.

 

Il le fut en effet. Je ne pouvais pas lui consacrer tout mon temps mais je passais toutes mes matinées au laboratoire qui avait été aménagé rue Olier, dans le quinzième arrondissement. Peu à peu nous fîmes des progrès et finalement nous arrivâmes à des procédés qui autorisaient un lancement commercial. Je ne les décrirai pas, me contentant de dire que le verre Triplex était devenu Heptex : deux verres, un celluloïd, deux couches de gélatine et deux d’un produit intermédiaire que nous appelions l’émail et qui, au dire des ouvrières, sentait la punaise. Je n’ai aucun doute que les pauvres femmes connaissaient à fond l’odeur des punaises, mais je ne peux pas confirmer leur jugement. L’émail était à base d’acétate d’amyle, produit employé en parfumerie : je dois dire en parfumerie bon marché. Dans une autre occasion encore la voix du peuple ne fut pas celle de Dieu, malgré le proverbe. Le fournisseur collait sur ses bouteilles une étiquette : acétate d’amyle. Un jour le libellé changea : éther amylacétique. Grand drame à l’atelier qui déclara le produit inutilisable : de l’avis unanime il sentait l’éther. Et pourtant ces deux noms ne sont que des applications différentes du même produit.

 

Le métier des ouvrières avait en 1911 des côtés pénibles qui ne seraient pas admis aujourd’hui. Elles devaient plonger les mains nues dans des cuves remplies d’alcool coloré par un produit chimique rouge, l’éosine. Les gants de caoutchouc étant inconnus, la couleur se fixait sur la peau, et après quelques jours les ouvrières avaient les mains d’un rouge vif qui résistait au lavage. Elles ne se plaignaient pas, trop heureuses d’avoir un travail. A un autre stade de la fabrication elles devaient mettre la main dans un bain de sulfure qui ramollissait les ongles au point qu’ils tombaient en morceaux. La situation de ces ouvrières dépendait surtout de leur état civil : les jeunes filles qui vivaient avec leurs parents étaient de loin les plus heureuses ; les autres pouvaient avoisiner la misère. L’une d’elles eut une syncope causée sans doute par la faiblesse ; une autre déclara que le rêve de sa vie était de pouvoir un jour manger du gigot.

 

Nous n’avions qu’un ouvrier que nous appelions le père Basset. Bien qu’il fût grisonnant, il était encore vigoureux et les travaux de force lui étaient confiés ainsi que la surveillance. Il était incorruptible et c’est en vain que les jeunesses lui auraient envoyé des œillades le jour où elles arrivaient en retard. J’avais avec lui des relations cordiales et c’est de lui que j’ai reçu le seul compliment qui m’ait réellement fait plaisir au cours de mon existence. Je l’avais rencontré à l’heure de la fermeture de l’usine ; il surveillait le départ du personnel. Il me tendit la main mais j’étais en plein travail. Excusez moi, Monsieur Basset, lui dis-je, je n’ai pas les mains propres. Monsieur, répondit-il, vos mains à vous ne sont jamais sales.

 

Le seul compliment ? Ce n’est pas tout à fait exact. Pendant l’occupation, en 1941, je reçus la visite d’un collègue accompagné d’une jeune fille. Elle a besoin d’aide, me dit-il, et elle vous dira pourquoi. Je ne peux rien, pouvez vous quelque chose pour elle ? Et la jeune fille expliqua : je suis juive. Je fus extrêmement touché de voir que mon collègue avait assez confiance en moi pour me confier une juive, assuré que je lui ferais bon accueil. Ce n’était pas, à ce moment, un cadeau à faire à n’importe qui. J’ajoute ce détail caractéristique que mon collègue était professeur à l’Institut catholique de Paris.

 

 Le verre Triplex fut un jour à l’honneur. En plus du verre ordinaire destiné aux automobiles, nous fabriquions pour des applications spéciales un bi-triplex particulièrement résistant qui était formé de deux feuilles de celluloïd entre trois de verre. L’automobile de Clemenceau en était garnie. Il fut l’objet d’un attentat et, étant assis à l’arrière, il reçut une balle dans le dos. Avant de l’atteindre elle avait dû traverser un bi-triplex qui l’avait amortie et Clemenceau en fut quitte pour quelques jours de repos. Le carreau cassé servit donc comme réclame et fut exposé à un salon.

 

J’ai dit que Benedictus avait eu l’audace de passer une vitre sous la presse hydraulique et qu’il en avait été récompensé. Audentes fortuna juvat, disait-on. Si un accident s’était produit il aurait été possible qu’il se décourage et que Triplex ne voit jamais le jour. En tout cas les financiers seraient devenus réticents. J’en ai connu assez pour savoir que, si un procédé nouveau leur est offert, ils s’attardent aux défauts – possibles ou imaginaires – bien plus qu’aux avantages. Benedictus avait eu de la chance.

 

La fabrication de Triplex à partir du verre à vitre ordinaire était impossible. L’épaisseur variait d’un point à l’autre et il n’était que creux et bosses. Il fallait se servir de glace mince, taillée sur les deux faces. Elle n’était pas d’usage courant et il fallait aller la chercher en Tchécoslovaquie. Les Tchèques étaient depuis des siècles passés maîtres dans cette industrie et le verre de Bohème était célèbre dans le monde entier. Il l’était particulièrement dans les laboratoires et pour n’en citer qu’un exemple, les entonnoirs étaient tchèques. Le public ne se rendait pas compte de cette supériorité parce qu’il ne se soucie guère de savoir qui a fabriqué ce qu’il achète, mais des circonstances imprévues peuvent le sortir de son ignorance. Après la guerre de 1914, les communications avec la Bohème furent un moment difficiles, ou leurs verreries en sommeil. Nous nous aperçûmes de la qualité déplorable des entonnoirs : ceux qui nous étaient offerts par notre propre industrie faisaient rire tant leur forme était biscornue. Si vous voulez vous rendre compte, lisez L’île mystérieuse de Jules Verne. Vous y verrez que des naufragés de l’île s’improvisent verriers, sous la direction de l’ingénieur Cyrus Smith ; il n’était pas tchèque et les produits avaient des formes réjouissantes(2).

Grâce à ce peuple laborieux nous n’avions pas de difficultés du côté des glaces, mais bien du côté du celluloïd qui, tout à fait incolore à son arrivée, prenait par exposition à la lumière une teinte jaune désagréable. Une enquête menée dans le monde entier ne nous permit pas de découvrir un produit à l’abri de cette altération : tout ce que nous pûmes faire fut de choisir celui qui jaunissait le moins : il venait d’Allemagne.

 

Malgré toutes les enquêtes et recherches, et la plus diligente attention, nous ne pûmes jamais parvenir à un mode de fabrication rigoureusement sûr. De temps à autre, sans raison apparente, les verres ne collaient pas. Étant en vacances je reçus un jour une lettre éplorée du Directeur qui me priait de revenir au plus vite pour essayer d’enrayer l’épidémie de décollage. Mais je ne la comprenais pas mieux que lui. Il me semble me souvenir que la situation redevint normale d’elle-même, toujours sans raison apparente. On attribue, je crois, à Ambroise Paré la formule : je le soignai, Dieu le guérit. L’existence de l’industriel est faite d’une série de points d’interrogation et on se prend à l’excuser si, dans son désespoir, il fait dire une messe pour le salut de sa boutique. Le savant dans son laboratoire a un autre refuge avec lequel il est familier : si l’expérience ne confirme pas ses vues, il n’en parle pas, bien assuré que personne ne s’en apercevra. Il n’a pas juré de dire toute la vérité mais seulement celle qui lui convient.

Autres interventions industrielles

 

Le goudron

 

Un hasard voulut que j’eus à m’occuper d’autres problèmes industriels dont je ne tirai pas grand avantage, et mes employeurs moins encore.

 

L’une de mes aventures malheureuses fut le goudronnage des routes : elle fut interrompue pour un motif réellement imprévisible. Cette opération, aujourd’hui si banale et qui semble n’offrir aucune difficulté, en était à ce moment hérissée. Il s’agissait de répandre le goudron sur les routes et il avait été reconnu que la meilleure méthode consistait à le verser à l’état pur, mais émulsionné dans l’eau comme le beurre dans le lait ou le caoutchouc dans le latex d’hévéa. Si l’émulsion était versée sur la chaussée, l’eau s’évaporait et le goudron s’incorporait à la surface. Mais vous aurez beau agiter le goudron et l’eau, il ne s’émulsionnera pas le moins du monde : il faut ajouter des substances appropriées, dites tensio-actives, qui doivent être accessibles et de prix très bas. D’ailleurs il n’y a pas un seul goudron mais une multitude : goudrons de houille, de pétroles ou naturels ; et celui du Mexique n’est pas celui du Venezuela ; chacun a ses petites manies et demande à être traité diplomatiquement. Sinon il refuse de collaborer sans jamais dire pourquoi ; et il ne se conforme à aucune théorie.

 

Je me mis donc courageusement au travail, ayant à ma disposition un arsenal de goudrons noirâtres et répugnants. Et c’est là que survint l’imprévu.Tous les essais de ce genre se font dans des vases de verre dont le chimiste possède une variété étonnante. Chacun est désigné par le nom du premier qui en a répandu l’usage : c’est ainsi que nous connaissons le Becher, le Kjeldahl, l’Erlenmayer, plus communément appelé l’Erlen, avoisinant des ancêtres tels que la fiole, le ballon ou le matras N’en déplaise aux traditions nous ne nous servons pas de cornue. Quand l’émulsion se faisait sagement c’était le paradis. Il suffisait pour passer à l’essai suivant de verser l’erlen dans l’évier et de le rincer sous le robinet. L’ennui était que, dans la majorité des cas – autrement il n’y aurait pas eu de problème – l’émulsion ne se formait pas ; le goudron pâteux ou demi-solide restait insensible et adhérait au verre si fort que le Niagara ne l’en aurait pas détaché.

 

J’essayai tous les moyens offerts par la technique des laboratoires, plus quelques autres ; je n’étais pas sans compétence car toute ma vie j’ai été au laboratoire ma propre femme de ménage. Aucun ne réussit. Vous me direz que j’aurais pu laver à l’essence ou à la benzine ; mais il m’en aurait fallu des bidons entiers. J’essayai des moyens chimiques et dans une crise de désespoir j’arrosai mon goudron d’acide nitrique fumant, qui est un réactif énergique. Il le fut tellement que le mélange s’enflamma et vomit des torrents de vapeurs rouges, tandis que l’acide était projeté de tous côtés : Charybde et Scylla !

La conclusion de cette lutte héroïque devint inévitable : quand j’avais travaillé dix minutes, la journée était finie avant que j’en ai fini avec la vaisselle. Toutes les ménagères me comprendront. Si elles devaient rester jour et nuit devant leur bassine elles rendraient leur tablier. J’écrivis donc à mes employeurs que, malgré mes efforts, je ne voyais aucune chance de leur donner satisfaction dans un délai raisonnable et qu’il valait mieux que nous en restions là.

 

Les vernis à cuir

 

La même conclusion me fut imposée par une tout autre étude sur les cuirs vernis. Le vernis était un mélange d’une solution de nitrocellulose (coton -poudre) et d’huile de lin cuite. Pour la cuisson l’huile était additionnée de bleu de Prusse et chauffée plusieurs heures à haute température. Pourquoi du bleu de Prusse ? Ce produit est une énigme pour les chimistes. Si vous mélangez deux solutions, l’une de ferrocyanure de potassium, jaune pâle, l’autre de chlorure ferrique, jaune aussi, vous obtenez une magnifique couleur bleue qui a été autrefois utilisée comme encre, mais n’a pu l’être en teinture en raison de sa faible solidité à la lumière. Elle a été découverte à Berlin en 1704 et c’est pourquoi son nom allemand est bleu de Berlin.

 

Le fait est que l’huile cuite avec ce produit germanique devient siccative, c’est-à-dire se solidifie avec le temps au contact de l’air en donnant un enduit brillant. Mais vers 1920 son mélange avec la nitrocellulose donnait des inquiétudes. Si tout se passait bien, il se faisait sans histoires et il suffisait de le verser sur le cuir. Là aussi le diable veillait et de temps à autre les deux liquides refusaient de se mélanger et devaient être détruits : ils tournaient comme parfois la mayonnaise.

 

 

Le problème était extrêmement intéressant, aussi bien pour le théoricien que pour le praticien. Malheureusement après peu de temps il apparut qu’il était fort difficile et dépassait de loin mes ressources. Je demandai à résilier mon contrat. Je n’ai jamais regretté cette détermination bien qu’elle ait rompu le contact avec des industriels très bien disposés et d’une amabilité parfaite. Les principes qui auraient pu guider les recherches n’ont été découverts que vingt cinq ans plus tard par Alma Dobry(3).

 

Cloisons étanches

 

Les évènements de mai 1968 sont encore gravés dans nos mémoires. L’un de leurs aspects les plus curieux fut que chacun se découvrit une compétence universelle et se mit à juger de tout et à vouloir réformer tout. A croire les beaux parleurs, nous vivions depuis des siècles une vie comprimée, mais grâce à quelques sauvageons et clown-bandits, nous allions être remis d’aplomb et connaître l’âge d’or.

Mon propos n’est pas de rappeler les faits dans leur généralité, mais de rester dans ma spécialité. Mon expérience me permet un mot sur une notion dont nos réformateurs firent grand cas : la soi disant cloison étanche entre la science et l’industrie. Des gens bien intentionnés mais sans compétence spéciale d’un côté ni de l’autre, le plus souvent fruits secs ou politiciens ou les deux ensemble, découvrirent que, si tout allait mal, c’était par l’influence de cette cloison qui empêchait les contacts normaux entre les savants et les industriels. C’était pure niaiserie. Cette cloison n’a jamais existé que dans leur esprit infantile et, d’ailleurs, si la cordialité n’a pas été parfaite toujours et partout, d’après mon expérience personnelle la responsabilité en incombe plutôt aux savants.

D’après ce que l’on a vu plus haut, j’ai été en contact journalier avec plusieurs industries : verre armé, soie artificielle, goudronnage, cuir verni, matières plastiques. Je pourrais ajouter le caoutchouc mais je n’eus avec lui qu’un simple contact épisodique ; il suffit cependant pour que je fasse partie de l’un des comités de l’Institut Français du Caoutchouc.

Je suis dans mon rôle de mémorialiste si j’affirme que je n’ai jamais rencontré chez les industriels la moindre réserve vis-à-vis de la science pure. Je n’en finirai pas si je voulais citer toutes les occasions dans lesquelles elle a pu profiter de la bienveillance et à l’occasion de leur générosité. J’ai promis de parler le moins possible de moi et j’espère n’avoir pas forcé la dose ; mais je ne peux pas récuser un témoignage pour l’unique raison que j’étais en cause. Un jour je me rendis au magasin de vente d’une grande Société qui fabriquait des feuilles transparentes analogues à la cellophane. J’expliquai mes problèmes au vendeur et, revenu au laboratoire, j’écrivis une lettre pour confirmer quelques points. Je reçus une réponse du Directeur me disant qu’il m’aurait bien volontiers donné toutes les explications nécessaires si je m’étais fait connaître. Où était la cloison étanche ?

Par contre, dans les laboratoires des Facultés l’atmosphère était mauvaise. Elle était révélée par une expression courante : un tel, il fait de l’industrie : c’était une mauvaise note. Celui à qui elle était donnée était un traître et n’avait droit à rien. Dans les usines évidemment, un chef de laboratoire de recherches qui aurait ostensiblement abordé des sujets complètement en dehors des préoccupations de l’usine, aurait été prié de rentrer dans le rang. Nous ne vous payons pas pour vous amuser. Que l’ État le fasse, c’est son affaire. Mais nous devons vivre avant de philosopher.

C’était d’ailleurs chaque fois une question de dimension. Quand les frais engagés par le laboratoire étaient négligeables par rapport au chiffre d’affaires, la discipline était moins stricte et la valeur intellectuelle entrait en considération. Lorsque le grand physicien américain Irving Langmuir, prix Nobel de 1932, entra au service d’une très puissante société, le patron lui dit : faites absolument ce que vous voulez sans penser à nous. La General Electric ou Dupont de Nemours pouvaient se laisser aller à l’idéalisme américain : dans les bilans annuels, Langmuir restait invisible.

 (1) l’histoire est aussi attribuée à Fontenelle

(2) : p. 336 de l’édition Hetzel

(3) :  Alma DOBRY – DUCLAUX, deuxième épouse de Jacques Duclaux et chimiste distinguée.

Mémoires chapitre IX

chapitre IX

 

Les années 1940

 

 

 

Moral et ambiance

 

 

Les souvenirs des années 1940-1944 sont encore présents à bien des mémoires et si je voulais parler de manière générale je ne ferais que répéter ce qui a déjà été dit cent fois. Tout ce que je peux faire est de rappeler en désordre quelques souvenirs personnels pour essayer de définir l’ambiance dans laquelle vécurent les Parisiens.

 

Je dis les Parisiens parce que, semblable à une carte météorologique, l’ambiance varie beaucoup d’une région à l’autre. Dans le Nord la dépression était profonde ; à mesure que l’on descendait elle se comblait. Quelques jours après l’armistice qui conclut la défaite, un de mes collègues de passage à Toulouse, entra dans un magasin dont la propriétaire était toute souriante. Elle disait avec une satisfaction visible : « eh bien, nous ne nous en sommes pas trop mal tirés, de cette guerre ! »

 

Nous pouvons bien penser qu’il y avait dans cette manière d’apprécier les évènements autant d’irréflexion que d’égoïsme. Mais il ne servirait à rien de nier que, chez une partie notable de la population, l’esprit de résistance était au plus bas.

 

J’entrai un jour au restaurant en conversation avec un voisin de table qui paraissait bien renseigné. Comme je lui exprimais ma surprise d’une défaite aussi rapide, il me dit : « croyez-vous que l’état major tenait tant à la victoire ? » Sur le moment je trouvai la question impie : comment aurait-il pu ne pas souhaiter un succès qui aurait été le sien ? Mais plus tard je fus amené à me la poser moi-même.

 

Un ami d’enfance appartenait à une famille de militaires ; son père avait été général et il était général lui-même. Son avancement rapide montrait qu’il était estimé en haut lieu, comme le fait qu’il avait longtemps appartenu au G.Q.G., le Grand Quartier Général des Armées pendant la guerre de 1914. Je connaissais bien sa sœur qui ne se serait jamais permis d’émettre une opinion différente de la sienne. Il est mort, n’ayant jamais voulu reconnaître l’innocence de Dreyfus. Les anglais subirent au cours des opérations trois revers auxquels ils furent particulièrement sensibles : la perte de plusieurs cuirassiers tout neufs coulés dans la mer de Chine, la prise de Singapour et celle de Tobrouk. J’étais en visite chez la sœur de mon ami au moment de la capitulation de Tobrouk ; elle était rayonnante : les anglais avaient reçu une bonne pile, tous les espoirs étaient permis. De se réjouir de la défaite d’un allié à souhaiter sa propre défaite il n’y a qu’un pas.

 

Un mécanicien se considérait comme assez malin pour avoir échangé contre quelques litres de vin des déchets de cuivre dont les allemands étaient friands. Si on lui faisait remarquer que ce cuivre était pris pour l’effort de guerre allemand, on ne trouvait aucun écho. « C’est le gouvernement qui le demande », répondait-il. Celui de Vichy, bien sûr !

 

 

Au contraire de l’autre côté du front le moral était au plus haut : pour certaines troupes, jusqu’à la fin quand les hommes de bon sens jugeaient la partie perdue. Un propriétaire rural du Calvados m’a fait le récit suivant : « Ma propriété était à l’intérieur de ce qui a été appelé la poche de Falaise, où des troupes allemandes étaient encerclées. Connaissant leur langue, j’étais entré nécessairement en rapport avec eux. Un matin je vis avec surprise qu’ils accordaient à leur tenue une attention inhabituelle. Tout était brossé, ciré, astiqué comme pour une importante cérémonie. Je demandai quelques explications.  « Voici, me dirent-ils. Nous sommes l’une des troupes d’élite du Führer et nous sommes commandés pour exécuter une opération impossible : ce soir nous serons morts. Aujourd’hui c’est le jour de notre mariage avec la mort et nous tenons à nous y présenter aussi beaux que possible. »

 

 

Nourritures

 

 

Pendant cinq ans notre grande préoccupation fut de trouver à manger. La nourriture de toute espèce était rationnée ; nous avions des tickets de pain, d’huile, de beurre, de savon et d’autres encore. Il n’y eut jamais de famine : les tickets étaient régulièrement honorés. Mais les queues étaient longues à la porte des boulangeries. Les clients se plaignaient parfois de la qualité du pain : comme chacun sait les délicats sont malheureux. Pour la grande majorité c’était surtout la quantité qui importait : elle était juste suffisante pour maintenir l’existence, pour la maintenir en mauvais état. Un de mes amis perdit 18 kilos de son poids : il faut dire qu’il en avait de trop.

 

A Lyon, ville de la bonne chère, le restaurant de l’hôtel nous offrit souvent, comme plat de viande, six escargots. Il n’y avait rien à dire : l’escargot est un animal mais il est douteux que sa consommation puisse conduire à une grande vivacité de corps ou d’esprit. Nous vîmes apparaître, et pas à titre exceptionnel, des nourritures inaccoutumées, telles que le millet et surtout le rutabaga. Qu’on puisse en être réduit à se repaître de rutabagas est une chose digne d’admiration. Tous ces produits, en bon français, sont des succédanés ; la guerre nous conduisit à les appeler des ersatzs, de triste mémoire. L’un de nous nous consola en nous disant que nous n’avions aucune plainte à formuler tant que nous n’en serions pas réduits aux ersatz  de rutabaga.

 

 

 

La pénurie variait beaucoup d’une province à l’autre. Les vignerons du Gard ou de l’Hérault, pratiquant la monoculture, souffrirent le plus ; souvent ils n’avaient même pas de potager. Dans certaines régions de Normandie ou du Massif Central, la vie reposant au contraire sur le potager et l’étable, l’estomac put toujours être garni. Les journaux parlèrent de la surprise des troupes américaines débarquées dans le Calvados, à qui leur presse avait affirmé que les habitants souffraient cruellement de la faim. Ils trouvèrent table garnie avec une motte de beurre au milieu.

 

Les Intellectuels étaient considérés comme des travailleurs de force et avaient droit à un supplément. Pour résumer on peut dire qu’ils ne souffrirent jamais réellement de la faim ; mais tous les jours, en sortant de table, ils pensaient : je recommencerais bien, et tout de suite.

 

 

Le gouvernement prenait des mesures incompréhensibles : impossible de savoir si elles avaient pour but de diminuer la gêne ou de l’augmenter. A la campagne, nous avions récolté beaucoup de noix, environ trente kilos. Comme elles tombent à l’arrière-saison, et toutes le même jour, il n’avait pas été possible de les manger immédiatement. Le transport par voie ferrée était interdit ; tout ce que nous pouvions faire était de les conserver pour les vacances de l’année suivante. Mais il fallait les mettre à l’abri des rats. Nous prîmes un de ces récipients désignés improprement sous le nom anglais de tubs et nous y versâmes nos noix ; puis nous le plaçâmes sur une caisse de bois qu’il dépassait de tous côtés de vingt centimètres. De cette manière, pensions-nous, les rats ne pourraient y accéder, à moins qu’il ne leur pousse des ailes, car il n’y a pas de chauve-rats. Il faut croire qu’il en existe puisque, l’année suivante il ne restait pas une noix dans le tub : elles étaient éparpillées dans toutes les pièces de la maison. Et on entend dire que les animaux n’ont pas d’intelligence.

 

Dans sa sollicitude, le gouvernement nous avait rappelé que le fruit du hêtre, la faîne, pouvait fournir une huile de table excellente ; il nous invitait à les recueillir. Il faut croire que l’auteur de cette circulaire n’avait jamais vu un hêtre, car il nous conseillait, au cas où il donnerait une quantité insuffisante, de le secouer vigoureusement. Nous aurions aimé voir cet expert aux prises avec un hêtre de deux mètres de tour. Autant secouer les tours de Notre Dame pour en faire tomber les nids de pigeons.

 

 

 

Un Parisien suit la guerre

 

 

 

Depuis la bataille de Stalingrad nous suivions avec passion l’avance des troupes russes. Dans une salle de l’Institut où je travaillais, nous avions accroché au mur une grande carte et, chaque jour, nous marquions par de petits drapeaux la situation du front. A notre profonde joie, il reculait presque régulièrement vers l’Ouest.

 

Nous avions parmi nous un éminent physiologiste russe qui vivait apatride en France depuis de longues années, son pays l’ayant renié, comme tant d’autres, suspects d’intelligence. Le sentiment de ces sans patrie était unanime. Certes ils n’éprouvaient aucune sympathie pour le régime soviétique, mais ils étaient russes avant tout et l’avance de leurs armées les réjouissait autant que nous, bien qu’elle ne pût que consolider le régime de l’oncle Joseph. En plus ils étaient très fiers de voir la part capitale que leur nation assumait dans la lutte. Par là ils se montraient bien différents des émigrés de notre Révolution qui souhaitaient ouvertement la victoire des alliés.

 

L’un d’eux me marqua son déplaisir quand, après la victoire, les fenêtres se garnirent de drapeaux : un nombre insignifiant étaient des drapeaux russes. Mais cela ne signifiait nullement que la population fût ingrate. D’abord les seuls emblèmes que nous pouvions avoir en notre possession dataient du temps des tzars et n’étaient plus de mise ; ensuite on ne pouvait pas nous demander d’oublier que les soviets, pendant la guerre précédente, avaient conclu un accord avec l’Allemagne sans se soucier aucunement de nous. Ils avaient été trompés, bien entendu, mais nous ne nous sentions pas d’une sympathie débordante pour les amis de nos ennemis ; et d’ailleurs nous étions convaincus que, si la France avait été finalement écrasée, les soviets n’en auraient pas été le moins du monde affectés.

 

Dans ce qui précède je dis souvent nous au lieu de je. C’est parce que, dans le milieu dont je faisais partie, on aurait trouvé fort peu de collaborateurs : sous-entendu de collaborateurs avec les allemands de Hitler. Parmi le personnel nous n’en comptions qu’un et il était roumain de naissance. Il se mit ouvertement au service de la Wehrmacht et après la victoire il fut prié d’aller se faire pendre ailleurs. Je ne sais s’il y réussit mais jamais plus nous n’entendîmes parler de lui.

 

Notre état d’esprit, pour ce qui concerne l’Allemagne, était bien complexe. Nous n’arrivions pas à identifier le pays des nazis avec le pays réel. Le général De Gaulle l’avait senti le jour où, s’adressant à la foule venue le voir, il lui avait dit : « vous êtes une grande nation. Mais vous n’êtes pas les seuls. »

 

 

La victoire d’Afrique, l’avance en Italie, le débarquement si bien réussi dans la région de Toulon nous avaient remplis d’espoir. Mais l’évènement militaire qui monta notre moral au plus haut point fut celui qui a été appelé la percée d’Avranches L’avance en Normandie avait été presque continue mais lente. Pour libérer la superficie d’un département les alliés avaient dû se battre pendant un mois et il en restait cinquante. L’armée allemande paraissait terriblement forte ; elle était commandée par des chefs du niveau le plus élevé comme Von Rundstedt et Rommel.

 

En vingt quatre heures le sort du monde changea. Avranches est une gentille petite ville, pacifique par vocation. Actuellement elle s’enorgueillit d’un ravissant jardin public où tout respire le calme et la beauté, et d’une grande promenade qui offre une belle vue sur la mer, notamment sur le Mont Saint Michel. Plus bas coule, quand elle coule, une petite rivière que franchit un vieux pont. La position était occupée par les troupes américaines, commandées par le général Patton.

 

Patton eut une idée comme en ont seuls les grands stratèges : revenir à la guerre de mouvements. Ce n’était pas un théoricien, pour qui son projet eût été irréalisable. Il avait de l’imagination, de l’audace et du bon sens. Il commença par s’emparer du pont qui, par suite d’une erreur providentielle, n’était pas miné et il déchaîna ses troupes, toutes motorisées, avec ce simple programme : en avant quoi qu’il arrive. Si vous rencontrez des îlots de résistance, ne perdez pas votre temps à les réduire, passez à côté à toute vitesse ; d’autres nettoieront. Une heure gagnée c’est cinquante kilomètres.

 

On a dit que Patton espérait arriver dès le premier jour devant Brest, et ses moyens le lui permettaient. Mais la résistance fut plus forte qu’il n’avait pensé. Il put cependant creuser en quelques jours une grande poche dans la France occupée et retourner la situation. Désormais ses adversaires étaient encerclés, partout isolés et réduits à la défensive : ils ne l’avaient jamais été. En signe de reconnaissance la ville d’Avranches a élevé sur une de ses places un monument à Patton ; je pense que cet hommage local est insuffisant et qu’un autre, national, doit être rendu à l’homme qui a remporté une si belle victoire, à la fois matérielle et morale.

 

 

Libération de Paris

 

 

Comment se fit la libération de Paris ? J‘y ai assisté et je serais incapable de la décrire : nous fûmes libérés sans comprendre. Peut-être le problème serait-il plus clair si j’avais, tous les jours, pris note des observations faites. Les évènements se précipitèrent et je serais incapable de dire dans quel ordre. Mais est-ce si important ? Un témoin n’est pas un historien. Je rapporterai seulement en qualité de témoin un certain nombre de faits mineurs qui peuvent aider à comprendre l’état d’esprit des Parisiens dans les lieux que je fréquentais, pendant les quelques jours qui précédèrent la libération totale.

 

Il y eut la journée des barricades. Paris les a toujours aimées. Deux furent constituées dans mon voisinage immédiat : l’une dans le haut de la rue Claude Bernard, la deuxième sur le boulevard de Port Royal ; elles barraient complètement le passage aux voitures. Une autre était plus lointaine, près de Saint Étienne du Mont ; elle était double, celle des adultes et celle qu’avaient bâtie les enfants et qui ne barrait rien, ne dépassant pas 50 centimètres de hauteur. Pour les enfants, grande ou petite cela ne faisait aucune différence : il n’y a que l’intention qui compte.

 

De quoi étaient-elles faites ? Pour le soubassement de pavés entassés. Au dessus un bric-à-brac rappelant le marché aux puces : des vieux lits de fer, par exemple, ou des fourneaux de cuisine morts de vieillesse. Quand elle était achevée personne ne l’occupait. Celle du boulevard de Port Royal reçut des honneurs : un char allemand l’attaqua au canon, sans résultat bien évident. Il est probable qu’elles n’eurent qu’un effet moral. Malgré leur force les occupants ne pouvaient pas se sentir bien à l’aise dans cette immense ville manifestement hostile.

J’eus un jour un témoignage de ce malaise en voyant une patrouille descendre la rue Claude Bernard. Non seulement ils n’avaient pas l’air glorieux mais ils se sauvaient à toutes jambes, poursuivis par un garçon d’une vingtaine d’années, porteur d’un petit revolver.

 

 

Il y eut beaucoup d’actes de courage individuel. Un ami me raconta avoir vu, près du Luxembourg, des jeunes gens attaquer avec des bombes, à dix mètres de distance, un convoi allemand en armes. Bien des maisons portent encore une petite plaque : ici est mort notre fils, à vingt et un ans. Nous pourrions répéter les vers de Victor Hugo :

 

 

Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie

 

Ont droit qu’à leurs cercueils la foule vienne et prie

 

Parmi les plus beaux noms leur nom est le plus beau

 

Toute gloire près d’eux passe et tombe, éphémère,

 

Et comme ferait une mère,

 

La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau

 

 

 

Maintenant voici un petit épisode d’un genre bien différent, qui touche au comique. Un lundi je me mis en route pour aller assister, quai Conti, à une séance de l’Académie des Sciences. Arrivé place du Panthéon, je fus charitablement arrêté par un poste médical de secours, installé à la mairie du cinquième arrondissement en vue d’un grabuge éventuel. Il me conseilla vivement de ne pas traverser la rue Soufflot en pleine vue : les occupants avaient installé un blockhaus au bas de la rue, vraisemblablement bien garni de mitrailleuses, et j’aurais fait une bonne cible. Bon ! Je passai derrière le Panthéon et pour être mieux en sûreté encore je descendis par la rue Cujas. Arrivé au boulevard Saint Michel je fus bien surpris de voir que j’y étais seul, absolument seul ; sur toute la longueur du boulevard il n’y avait personne : pas la moindre trace de vie. Tous les magasins fermés, pas une voiture en mouvement, un silence absolu et impressionnant. Je n’en ai jamais compris la cause : il n’y avait de danger pour personne !

 

J’arrivai à la salle des séances, espérant la trouver garnie. Là aussi le vide était total et j’étais seul. Quelque peu désorienté j’attendis un bon moment sans trouver d’autre société qu’une rangée de bustes de marbre à qui je n’avais rien à dire. Personne ne vint.

 

Je m’accuse d’avoir manqué de présence d’esprit. Le règlement exigeait que la séance eut lieu comme d’habitude. Les bisbilles entre Staline, Churchill et autres, qui n’appartenaient pas à l’Académie ne nous regardaient pas. Je devais prendre la présidence, à laquelle j’avais droit par ordre d’ancienneté. Déclarer la séance ouverte, demander si quelqu’un avait une communication à présenter, constater un mutisme général, bien souvent enviable en ce lieu, et me retirer la tête haute. D’après le règlement j’avais droit à la totalité des jetons de présence et cela aurait fait une jolie somme. Mais je rentrai stupidement chez moi, toujours sans voir personne.

 

 

 

Nous ne nous sommes pas battus pour rien

 

 

Un savant iranien, avec qui je parlais un jour des sévices subis par la population française et par les déportés politiques, affirma, non sans quelque dédain, qu’ils avaient été très exagérés par la propagande et qu’il n’y croyait guère. Il n‘avait jamais entendu parler du massacre d’Oradour où plus de six cents cultivateurs furent mis à mort avec femmes et enfants, sans que personne pût rien leur reprocher. Mais il y eut pire qu’Oradour et, pour s’en convaincre, il est bon de lire le beau livre de Georges Wellers, L‘étoile jaune à l’heure de Vichy 1.(1) Il y montre jusqu’à quel point l’homme peut s’avilir quand il y est encouragé de haut.

 

Nous savions tous que, dans les villes, des hommes et des femmes disparaissaient, on peut bien dire sans laisser de traces, car personne n’en entendait plus parler et il était impossible d’en obtenir des nouvelles. Ce qu’ils étaient devenus, on ne le savait pas. Les camps d’extermination d’Auschwitz et de Buchenwald étaient ignorés et même l’idée qu’ils pussent exister n’aurait été prise au sérieux par personne.

 

C’était supposer que l’humanité occidentale en était revenue à l’époque du mongol Gengis Khan, mort en 1224. Elle est fort bien caractérisée par une anecdote qui court encore en Orient : un chef mongol avait dit à ses soldats : « quoi qu’il arrive et quoi qu’on vous ordonne, vous ne devez pas avoir pitié ; celui qui aura eu pitié sera mis à mort ». Un de ses soldats rentra au cantonnement : – je suis entré dans une maison et j’y ai trouvé un bébé endormi. Je lui ai mis la pointe de ma lance entre les lèvres ; il s’y est trompé et s’est mis à téter. J’ai enfoncé ma lame plus avant et je l’ai tué. A ce moment j’ai eu pitié. – Tuez cet homme, dit le chef. Il ne devait pas avoir pitié ».

 

 

Il n’est pas question de gémir ni d’accuser, après trente ans. Mais il n’est pas question non plus d’oublier ou d’absoudre au nom d’un prétendu apaisement. Ce n’est pas au peuple allemand que nous en voulons mais à l’esprit du mal qui s’était identifié avec le führer et aurait aussi bien pu dominer ailleurs. Pour éviter autant que possible son retour, chacun de nous a le devoir de témoigner de ce qu’il a vu.

 

Fernand Holveck était un jeune physicien de haute valeur. Étant dans la résistance il fut dénoncé et arrêté. Nous restâmes plusieurs jours sans nouvelles ; puis il réapparut à l’hôpital, dans le coma et mourut après quelques jours sans avoir repris connaissance. Il avait été battu à mort et n’avait pas parlé.

 

Rémi F… était un garçon plein de vie. Il fut envoyé dans un camp de concentration et par miracle il résista. Les américains le libérèrent et le soignèrent de leur mieux, mais il avait dépassé la limite au-delà de laquelle le retour à la vie est impossible. Une nuit son cœur cessa de battre.

 

Un jeune belge, fils d’un excellent ami, fut transporté en Allemagne, dans un de ces trains où les prisonniers entassés à ne pouvoir bouger restaient jusqu’à cinq jours, sans nourriture et sans eau. Il n’arriva pas vivant.

 

ÉlieWollman était chef de laboratoire à l’Institut Pasteur ; il était en traitement à l’hôpital. Un ordre péremptoire arriva : il devait être remis à la police, malade ou non, et avec lui sa femme. Personne n’eut de nouvelles d’aucun des deux.

 

Un physicien de 77 ans, Henri Abraham, bien connu à la fois dans les milieux scientifiques et parmi les électriciens industriels, disparut de la même manière.

 

Gompel entra dans la résistance et fut capturé. Ayant refusé de parler il fut plongé dans une baignoire pleine d’eau bouillante. Il était tellement brûlé qu’il mourut le lendemain.

 

 

 

 

Un matin le bruit courut que la Préfecture de police était entrée en insurrection et que nous devions pavoiser ; les balcons se couvrirent de drapeaux ; nous en improvisâmes un, qui n’avait pas trop bonne mine. Mais les trois couleurs y étaient en ordre : bleu, blanc, rouge. Avant midi nous eûmes le contre ordre : il fallait enlever tout. Nous le fîmes sans comprendre et ce qui se passa ensuite fut tout aussi inexplicable. C’était le règne du « il paraît » et du « on dit ». Pourtant nous pûmes constater des résultats qui se passaient d’explication, par exemple l’entrée à Paris d’une colonne de l’armée Leclerc, la plus aimée de toutes. Elle descendait la rue Denfert-Rochereau et avait pu saluer au passage le lion de Belfort ; nous l’attendîmes devant l’Observatoire et la foule était compacte, très digne d’ailleurs, sans vociférations. Des cris de bon accueil, qui étaient des cris d’amour. Venaient-ils pour combattre ou pour occuper le terrain reconquis ? Nous n’en savions rien ! Mais ils étaient là.

 

 

Toute l’histoire de Paris, pendant cette courte période, semble avoir consisté plutôt en négociations d’état major qu’en combats et le simple citoyen n’en sut rien. Ce n’est que bien plus tard que nous sûmes que le Führer avait donné l’ordre formel de brûler la ville et que le général allemand commandant la place avait en fait refusé d’obéir. Il y eut des combats locaux mais Paris échappa par une sorte de miracle aux maux qui accablèrent les autres capitales.

 

 

 

Je terminerai en contant un tout petit fait qui fut, pour une vingtaine de spectateurs, profondément émouvant et qui dut se reproduire en bien d’autres points. Une voiture occupée par plusieurs soldats s’était arrêtée le long d’un trottoir : elle fut rapidement entourée par un groupe de ménagères accompagnées de leurs petits enfants et la conversation s’engagea, pleine de chaleur. Que pouvaient imaginer ces mères pour faire comprendre aux hommes leur émotion et leur gratitude ? Leur confier un moment ce qu’elles avaient de plus cher. L’un près l‘autre les bambins furent hissés à bout de bras dans la voiture et embrassés. Puis les mères montèrent à leur tour pour remercier de la même manière ces hommes qu’elles ne reverraient jamais. Mais il restait sur le trottoir une pauvre vieille trop percluse pour pouvoir monter. Il fallait pourtant qu’elle eût son tour. Alors un soldat descendit pour l’embrasser. Elle pleurait. Peut être avait-elle quelque part un fils ou petit fils qui, au même moment embrassait une maman. Et de leur côté les soldats pensaient : nous ne nous sommes pas battus pour rien.

 

 

 

29/12/1975

 

(1) Fayard, Paris, 1973