Une autre société ?
Refus de la civilisation occidentale, de la société française contemporaine
La démarche de l’armée dans les ex colonies ou assimilées est un des signes les plus clairs de l’inadaptation des interventions françaises Tous les usages de la démocratie, déjà ridicules en France, le sont particulièrement, imposés à des sociétés qui vivent dans un équilibre différent :
« Le 11 novembre chez les arabes est quelque chose d’encore plus surprenant qu’à Recey-sur-Ource, et l’inattendu fait presque oublier le grotesque inhérent à ce genre de manifestation. Mais hélas il a fallu [aller] au cimetière. Ennui général, sonneries de trompettes, le curé se dépensant follement à droite et à gauche, tout noir et hideux au milieu des tombes blanches et des burnous. Les arabes impassibles au milieu des européens suant dans leurs complets veston. Un léger écœurement, physiquement inévitable pour moi, quand il s’agit de manifestations de ce genre. J’oubliais une messe, qui remonte à plus loin, je crois, vivante illustration de l’union indestructible du sabre et du goupillon. L’écœurement touchait à la nausée. » Pierre, automne 1952
Nos 3 jeunes gens ne voient plus d ’idéologie, mythes ou espérances, qui puissent unir le peuple français ; la culture marocaine prouve pourtant qu’une telle unité est possible, comme le prouvait -aux yeux surtout de Pierre et de Jacqueline, la culture grecque antique – fantasmée – :
« Le spectacle (la tragédie antique) satisfaisait tout un peuple, dont le régime n’était sans doute pas meilleur que le nôtre… Il le satisfaisait parce qu’il y retrouvait son angoisse, ses mythes, ses amours… Nous, nous n’avons plus de mythes, plus d’amour, et même, surtout, plus d’angoisse. Il n’y a plus que l’angoisse d’un peuple mal à l’aise, qui cherche à assurer une conscience douteuse et indéfendable… » Pierre, été 1952
Aucun des trois n’a trouvé refuge dans le communisme, ce qu’ont fait beaucoup de leurs proches et de leurs amis. Il n’en faut pas moins, pensent-ils, détruire ce monde qu’ils exècrent :
« Voilà déjà pas mal de temps que le cher Occident me sort par les oreilles. Les militaires n’avaient en général jusqu’à maintenant qu’une opinion officieuse sur la question. Maintenant, demain peut-être, ces vieux machins nous parleront du péril rouge. Et j’ai de plus en plus le sentiment que moi je n’ai rien à défendre. Je ne suis pas communiste, mais je m’en voudrais de défendre « ça » et toute notre pourriture. Ce n’est pas d’être ici qui me tarabuste, au contraire même parce qu’avec tous ces imbéciles, j’aurai peut-être à me servir utilement, pour les gens avec qui je serai, de l’instruction que l’on me donne, ne serait-ce que pour limiter les dégâts… » Pierre, été 1952
Ils en concluent qu’il faut changer le régime … et la société française : curer ce que A. Peyrefitte a appelé le « Mal français »[1]
« Mais aussi d’une certaine façon j’appelle la catastrophe, la défaite de nos ennemis, aussi bien les barbares des maquis d’Algérie qui brulent, violent, torturent sous prétexte d’une hypocrite philosophie, la défaite de ceux qui nous gouvernent aux parlements ne protégeant que leurs ils intérêts particuliers, mais aussi la défaite de ceux qui veulent régenter nos esprits du fond des cafés du quartier latin, troupeau de moutons crachant une bave contagieuse qu’ils lèchent entre eux. Mais tout cela ne sont que souhaits, qui ne se réaliseront jamais car l’histoire va à l’encontre des peuples endormis dans une confortable civilisation, et il y a une amère satisfaction à faire, tel le légionnaire romain dans un bois de Pannonie tombait sous les coups des barbares sans cesse renouvelés, pour une Rome oublieuse et inconsciente, front à un désastre que l’on sait inévitable et que notre action ne fait que retarder. Mais retarder l’histoire n’est-ce pas faire son métier d’homme, car seule la bête accepte l’inéluctable. » Olivier, Temara, avril 1958
« [ce] contre quoi je me révolte c’est d’être le jouet de tyrans instables et incapables qui se succèdent à la tête de la nation, et pour qui nous ne sommes que des jouets sur le plan d’une bataille électorale ou le maintien d’un ministère… Quand tu as une équipe de prospecteurs, tu leur fais rendre le maximum pour trouver du pétrole et non point pour faire du point de chainette ; quand tu as une armée tu lui fais pareillement rendre le maximum pour gagner la guerre, et non pour faire des concours hippiques et des plantations de géraniums au fond de monotones et inutiles garnisons marocaines. C’est cette absence de de cohérence, cette pagaïe, cette stupidité pour laquelle chaque jour je paie de 24 heures d’ennui, de chaleur, de séparation des miens, de mes amis et de mon pays, d’heures passées à vieillir pour rien et à oublier tout ce qui sera plus tard utile, qui m’écœure et me dégoute. » Olivier, Temara, avril 1958
« En trois jours j’ai appris la sécession d’Alger, les frontières bloquées, l’état d’urgence, puis 27 mois de service décrétés par le gouvernement Pflimlin. C’en est trop,… . Ici dans l’armée du Maroc, je peux quand même en parler en connaissance de cause, car j’ai vécu dans de très nombreuses unités dépendant des trois armes ; l’exaspération anti-gouvernementale a atteint un comble avec la crise du gouvernement Gaillard, et les mots que j’ai cités en tête étaient le leitmotiv des quartiers. Isolé, soumis à la propagande, c’est un fait, de jeunes hommes qui n’ont pas appris à penser sur les bancs de l’Université, ni dans les cellules communistes, surent peu à peu instinctivement se rendre compte qu’ils éraient bafoués par un gouvernement incapable, qui ne considérait la république que comme une affaire d’intérêt personnel et par voie de conséquence l’armée comme jouet de leur ambition, ou plutôt jouet dont ne connaissant pas le mécanisme ils se servaient à tort et à travers sans tenir compte de l’usage des rouages… Les soldats actuellement sous les drapeaux avaient dix ans en 46 ; et, depuis cet âge où on commence à se rappeler, n’ont jamais vu que la France tomber de défaite en défaite, de renoncements en renoncements. Ils n’ont jamais entendu leurs parents leur parler d’autre chose que de parlementaires vendus, de scandales, de Gouin Félix, de piastres, de régime pourri, d’incapacité totale du gouvernement. Avec de tels antécédents comment veux-tu qu’ils aiment le régime ? Mais dès lors que vont-ils choisir, ces jeunes qui ne pensent pas, qui lisent « nous deux », qui sont l’énorme majorité de l’armée ? En dehors de ceux qui sortent des jeunesses communistes ou qui ont de la culture. Ce qu’ils vont faire : ils vont comparer. N’oublie pas qu’ils sont militaires, donc soumis à une autorité très forte. Ils voient tous les jours les avantages de la discipline : à l’extérieur le bordel. La vision du sauveur chassant les marchands du temple et châtiant les mauvais bergers a toujours séduit les nations. Et maintenant nous en sommes là parce que les états-majors ont toujours rejeté sur le gouvernement de Paris les torts causés à la troupe : réduction de solde, suppression de prime, service militaire augmenté. Et cela prend chez les gens simples… Soudain à Alger la foule crie : » Vive de Gaulle ». Immédiatement de la gauche à la droite on porte Pflimlin au pouvoir, on parle de sauver la République, en moins de 3 jours des arrestations sont opérées, l’état d’urgence est voté. (Quand je pense qu’il a fallu des mois pour voter l’état d’urgence en Algérie !). Messieurs les députés sentent qu’ils sont sur un siège branlant, que bientôt tous ceux qu’ils ont lésé de leur jeunesse, de leurs ambitions légitimes, leur demanderont des comptes ; ils ont peur. Immédiatement une large union est faite, nul ne se dérobe devant des ministères, le gouvernement se montre capable de gouverner, d’agir, de prendre des initiatives. Délibérément il vote 80 millions d’impôts nouveaux et le service militaire à 27 mois… En 4 jours !
Alors grande sœur, de qui se moque-t-on ? De nous les militaires que l’on jette en pâture à l’émeute d’Alger, parce que les parlementaires pourris ont peur de perdre leur place, de vous les contribuables à qui ils demandent 30 milliards à coup d’état d’urgence. Gouverner c’est beau, la fermeté c’est beau, mais il y a 3 ans qu’il fallait le faire. Mais il y a 3 ans le pays était calme, et i faisait beau jeu jouer au petit parlementaire, aider les betteraviers, les viticulteurs, les tisseurs, pour préparer sa réélection, faire tomber les ministères, faire un savant dosage pour les suivants. Déjà des jeunes hommes de vingt ans tombaient dans le rif, pour RIEN, mais cela n’intéressait pas le gouvernement. Mais la plaisanterie a assez duré, et je refuse de gaspiller trois mois de mon existence pour maintenir sur leur trône branlant les parasites de la France. Quant à moi je suis prêt à suivre les chefs que le hasard m’a donné, quitte à men débarrasser plus tard, car je ne crois pas aux chefs militaires. Mais il faut nettoyer la pourriture et construire du neuf. Le hasard veut que ce soit des militaires qui se proposent. Tant pis, entre deux maux il faut choisir le moindre ; le milieu politique étant entièrement corrompu il faut choisir la force … L’homme dont on parle beaucoup c’est de Gaulle, c’est un homme intègre, sage, dont l’âge a dû atténuer les excès. Son brillant passé est capable d’en imposer suffisamment à la nation pour entrainer pendant un certain temps l’unité nationale et la stabilité de la France, stabilité sans laquelle il n’y a pas de victoire possible… Il faut aussi un gouvernement fort pour frapper aussi bien à droite qu’à gauche, obligeant les sordides intérêts privés et la mafia politique à se démettre devant l’intérêt national., ce qui a nom réforme, égalité des droits entre les races, vaste communauté franco-musulmane dans l’esprit le plus libéral. C’est notre seule chance, il ne fut pas que le gouvernement l’oublie, pas plus qu’il ne faut oublier qu’il n’est protégé que par 170 000 gendarmes, ce qui est peu devant 500 000 hommes. ». Olivier, Temara, mai 1958
Aussi bien Pierre qu’Olivier songent à utiliser leurs armes pour agir ; je ne pense pas qu’ils l’auraient fait, et d’ailleurs ils n’en ont jamais eu l’occasion, l’affaire s’étant réglée avec De Gaulle. Mais cette tentation, qui ne fait que les effleurer, prouve à quel niveau se monte leur exaspération.
VI
Etre un autre, dans une autre société
En notre année de grâce 2018, le « mal français » est toujours présent, si on en croit du moins les dernières évolutions politiques. Le retour de nos jeunes officiers et sous-officiers n’a pas eu l’effet qu’ils souhaitaient, du moins pas suffisamment. Par contre il est évident qu’ils sont revenus autres qu’ils n’étaient partis. La force des événements qu’ils ont vécus a entrainé une remise en question de soi ; ils ont muri.
Remise en question de soi = devenir adulte : trouver un sens à sa vie
« Dans le car de Meknès, après avoir relu ta lettre, je me demandais ce que j’aurais appris en revenant en France. Je pensais que j’aurai connu des gens que j’ignorais presque totalement jusqu’alors, avec leurs misères, et les surprises agréables ou désagréables qu’ils peuvent vous réserver. Appris aussi à connaître certaines choses sur moi-même, et, pour l’instant, plus de méfiance qu’autre chose, à l’égard de moi-même comme à l’égard des autres. Cette méfiance n’est d’ailleurs pas, je l’espère perte d’assurance ou de confiance en soi. J’ai seulement appris, (je commence à peine) à modifier mon attitude instinctive en face de gens divers, dont les réactions peuvent vous décevoir et vous surprendre, parfois douloureusement. Au total peut être plus de poids, comment dire, (ne ris pas) plus de gravité assurément, pas moins d’inquiétude. » Pierre, Souk el Arba, hiver 1952 – 53
« Aujourd’hui tous les miracles se réalisent. Ceux d’ordre général car l’arrivée tant désirée du général de Gaulle au pouvoir s’est faite sans heurt et maintenant tout semble rentrer dans l’ordre. Et peut-être que la paix intérieure et extérieure va se précipiter, précipitant notre retour dans nos foyers. Mais sans me berner de telles illusions, peut-être qu’au moins la notion de service correspondra avec celle de but bien défini à atteindre. » Olivier, Temara, juin 1958
L’inquiétude demeure, l’insécurité aussi. Mais ils ont mesuré les risques, ont appris à connaitre les hommes et à les juger sur ce qu’ils sont ou font, et non sur leurs apparences, leur image ou leurs titres. Ils croient que ce qu’ils ont appris leur permettra de trouver une voie utile dans une société que, par-là, ils contribueront à transformer, et ils ont confiance dans les forces qu’ils ont acquises pour y réussir.
Bref ils sont devenus adultes, et si ces mois de « service africain » n’avaient servi qu’à cela, pour eux et pour tant de leurs semblables, ils n’auraient pas été tout à fait inutiles. Mais fallait-il tant de morts et de destructions pour qu’une génération parvienne à l’âge adulte ?
[1] Voir Alain Peyrefitte, Le mal français, (Paris, Plon) notamment les premiers chapitres ; le livre date de 1976. Nos héros auraient souscrit à ses conclusions