Les dernières années en Auvergne – La mort
En septembre 1939 , la France et l’Angleterre entraient en guerre contre le troisième Reich. Les vacances scolaires étaient en cours et les Duclaux vivaient à Olmet. Les jeunes hommes attendaient la mobilisation ; il était entendu que les femmes resteraient en Auvergne pour la durée du conflit et protégeraient les enfants . Le 3 septembre 1939, les cloches de Vic sur Cère se mirent à sonner sur une mode rythmé et lent , bientôt repris par les autres clochers de la vallée. Les arrière petits fils d’Émile, réunis dans la vieille maison familiale, comprirent que quelque chose finissait : le monde stable laissait place à l’inconnu . L’histoire se reproduisait, semblable à celle qui, quelque trente années auparavant, avait vu Jacques Duclaux laisser là sa femme et ses enfants en sûreté loin de Paris, à quelques kilomètres de la maison de Pierre . Le Cantal était le refuge de tous et la famille s’y retrouva, repliée sur elle-même . Repliée , c’était un mot dont elle ignorait encore la valeur… et la durée.
Lors du conflit précédent Mary et sa sœur , toutes deux anglaises, avaient fui Paris et trouvé protection non loin des Halévy ; la victoire de la Marne les avait dispensées de descendre plus au sud. En 1940 l’invasion les conduisit jusqu’en Auvergne , où les filles de Jacques et de Pierre les accueillirent . Pour Mary ce fut le dernier voyage . A Olmet la vieille maison dont les parties les plus anciennes datent du 17 è siècle, était un séjour de vacances dans un hameau isolé ; aucun équipement n’ avait été prévu pour y passer l’hiver. Bien qu’assez grande , elle n’offrait pas un séjour confortable pour trois dames âgées , les deux sœurs Robinson et leur fidèle dame de compagnie et amie, la dévouée Irma Riffard . Quand la famille vit que la guerre s’éternisait avec l’occupation , elle décida que les trois vieilles dames s’installeraient à Aurillac. On leur loua un petit appartement dans un vieil immeuble de pierre noire qui donnait sur une rue étroite et sombre (208) , non loin de la préfecture. Elles survécurent là, entourées de leurs petits enfants et des vieux amis auvergnats, avec la complicité des autorités locales qui veillaient sur la veuve et la belle sœur d’Émile Duclaux ; elles évitèrent ainsi les camps de concentration auxquels étaient voués les étrangers ennemis du Reich. Et c’est là que Mary rejoignit enfin l’éternité à laquelle depuis longtemps elle aspirait.
Qu’a pensé Mary Duclaux, enfermée dans une petite ville de province, loin de ses anciens amis, protégée contre les barbares par le nom de son époux ? Elle était presque aveugle, les livres dont elle s’était nourrie étaient inaccessibles, les arbres et les fleurs qu’elle avait tant aimés trop loin pour elle . Elle ne laisserait derrière elle que ses œuvres, en quoi elle avait peu de confiance, sa vieille sœur et les enfants de son mari . Quelle vie s’est elle construite au fond de la province, sachant que l’issue en serait probablement la mort, avant une victoire qu’elle ne verrait pas ? Quel espoir et quelle sérénité?
La mort était depuis toujours une présence. L’image hante les poèmes de sa jeunesse. Mais pour la jeunesse, la mort n’évoque pas autre chose que l’absence, l’absence de ce qui vous peine , l’absence de soi même au Monde qui vous refuse : elle est l’évocation d’une libération imaginaire dont la réalité tangible est inconnue. Pour la vieillesse c’est bien autre chose , il faut franchir un seuil , et qu’y a-t-il au delà ? Plus on s’éloigne de l’origine et plus la question se pose.
Mary n’était plus chrétienne depuis longtemps ; l’idée d’un salut individuel , suite à une vie exemplaire , lui paraissait ridicule , bien qu’elle la respectât chez sa mère où sa sœur. Si elle avait jamais eu la tentation d’y croire , les hommes – et les femmes – qu’elle avait aimés et admirés, maîtres , amis proches, époux ou amants , l’en auraient vite guérie . Pourtant le pur matérialisme ne pouvait lui convenir. Elle avait été formée dans le culte platonicien de la Beauté et de l’Idéal : impossible de penser que cet idéal n’existe pas ailleurs que dans l’esprit de l’homme, dans un autre-part inaccessible . Y accédait-on au delà des portes de la Nuit ? (209)
Comme tant d’autres à son époque , Mary rêvait d’un monde de l’esprit, englobant le nôtre , assez proche de vagues croyances bouddhistes auxquelles James l’avait initiée . Elle attendait, avec curiosité plutôt qu’avec une vraie confiance , le moment où, peut être elle retrouverait ses amours, où , en tout cas, elle serait délivrée du fardeau qu’était devenue sa vie. Emily Brontë, reprise par Mary, disait dans Wuthering heights « Ce qui m’irrite le plus est cette prison dévastée [ le corps] : je suis fatiguée d’être enfermée ici, je rêve de m’enfuir vers ce monde glorieux pour y demeurer, non pas de l’entrevoir dans un brouillard de larmes, d’en rêver au delà des murs d’un cœur qui souffre, mais d’ être vraiment avec lui et en lui. » . Pour l’esprit qui ne se sent pas vieillir, enfermé dans la « prison dévastée » d’un corps qui ne répond plus, la mort est une délivrance . Qu’espérer d’autre qu’un ailleurs ? Si cet ailleurs n’est pas chrétien , quel peut-il être ?
Mary tolérait les faiblesses chrétiennes de sa sœur, Émile était agnostique et James classait le Christ au rang des autres dieux. Le mythe chrétien était un parmi d’autres . Et les autres ne sont pas beaucoup plus crédibles (210) . Peut-il y avoir autre chose que ce « cosmos » inexorable auquel elle se soumettait mais à quoi elle ne faisait pas confiance.
:« .. l’infini bouillonne autour de moi, bien loin de moi scintillent le temps et l’espace, allons , en route, vieux cœur !..
Oh comment n’aspirerai-je pas à l’éternité, au nuptial anneau des anneaux, à l’anneau du devenir et du retour ? Car je t’aime , ô éternité » (211)
Le soleil tombe,
Bientôt tu ne seras plus altéré,
Cœur brûlé !
Une fraîcheur est dans l’air,
J’aspire le souffle de bouches inconnues,
Le grand froid vient ..
Reste fort , mon brave cœur,
Ne me demande pas : pourquoi ?
Soir de ma vie !
Le soleil tombe. » (212)
dit Nietzsche
« Tout avance , tout recule , rien ne disparaît / et mourir est différent de ce que chacun suppose , et plus heureux » (213)
« Je croyais le jour splendide , jusqu’à ce que je vois le non-jour / Je croyais notre globe suffisant jusqu’à ce que surgissent autour de moi sans bruit des myriades d’autres globes… Maintenant … m’emplit la pensée immense de l’éternité.. » (214)
La génération des poètes d’occident qui fleurit à la fin du XIX ème et au tournant du XX ème siècle a eu du mal à refuser tout forme de spiritualisme ; elle avait rejeté la religion mais voulait croire qu’il existe autre chose que les apparences, seules accessibles. Ainsi pensait – voulait penser ! – Mary comme Nietzsche et Whitman dont les œuvres lui furent proches. La vitre qui la séparait du monde réel quand elle avait vingt ans est toujours devant elle (215) ; mais ce dont elle est séparée est au delà de tout ce qui peut être vu ou senti. S’il y a là quelque chose , c’est à jamais hors de notre portée ici, sinon par fulgurances imprévisibles : tenter de les évoquer ne peut se faire que par la poésie ou l’art, qui les conduisent ainsi à une forme d’existence.
« la réalité reste à connaître » écrit Whitman .Devant le « froid qui vient » lorsque « le soleil tombe » Mary peut « rester forte » ; devant elle il y a , peut être, une « réalité » autre que les « apparences » , cachée dans « l’éternité »
« le miroir brisé de ce monde reflète un esprit aussi universel que la lumière. » (216)
Cet « esprit aussi universel que la lumière » elle le célèbre dans le recueil de 1904 , A return to Nature , dont les poèmes renvoient à son second mariage et à ses séjours dans le cantal. Elle est alors au plein cœur de sa maturité, croit qu’elle s’est forgé enfin une vie utile et une tâche à accomplir, et retrouve, après ses années d’errance en Toscane ou sur les sentiers de la vieille Angleterre, un pays accueillant , une nature inchangée depuis la fin du moyen âge . Ce monde est le sien, elle est en lui : « je sens une vaste Présence ici. » (217)
« Je tire la source de ma vie des plus profondes profondeurs, je flotte sans dommage à travers les tempêtes, fleur au dessus de l’abîme. Mes racines ne viennent pas des champs de la terre, mais flottent libres à travers les ombres vertes des eaux . Comme toi, reine des fleurs, je peux flotter au gré des marées, nourrie et soutenue par les pouvoirs cachés qui m’aident bien qu’ils se cachent . Le royaume de l’espace est un monde de lieux saints dont les fontaines de baumes calmants gonflent ma poitrine. » Lys d’eau (218)
Les temps et les lieux se télescopent, l’esprit flotte hors du temps :
« Écoute ! une merveille s’est produite, un miracle , soudain , auguste … Quelque chose remua dans mon esprit, et les siècles remuèrent dans la poussière . Soudain je reconnus cette heure, ancienne, dans le pays semblable à lui-même. Tout, j’ai tout connu auparavant ( si le moi non né était moi ) . Tout ! Et tout inchangé – jusqu’à l’étoile qui rit là haut – l’odeur du chèvrefeuille, la course de la lune dans le ciel, le bruit faible de la fontaine, l’appel d’une nuit infinie » (219)
Ce n’est pas l’éternel retour mais l’éternel recommencement : la mort est espoir
« Turn, turn thy wheel, O round and rolling earth ! (220) … Je sens ta sève enfermée dans mon sang, et tes chants dans ma voix, ô désert ! … Une ride passe d’une vie à l’autre, le minerai ravi par le vent tombe dans la plaine labourée, grossit dans le grain et devient notre pain ; avant de se mêler aux cendres des morts, se crée un cerveau immortel qui monte jusqu’aux étoiles, à travers des siècles de naissances. Turn, turn thy wheel, O round and rolling earth !…Le chêne des forêts jaillira de ce flocon qui fut une perle l’été, sera terreau et de nouveau vert. . O mort, où est ta morsure ? N’es-tu pas changement et espoir ? O rolling Earth, Turn, turn thy wheel, revolving joy and death.”
Reste à se laisser porter par l’immensité du mouvement qui tout emporte . Et à attendre avec confiance le moment de la dernière liberté.
« Je cherchais à fuir le ciel de juin ; les portes de la grange baillaient, offrant l’ombre , la fraîcheur, le repos et l’odeur du foin ; j’y suis restée tout l’après midi. J’ai clos les portes moussues, j’ai laissé s’écouler le jour, épiant le monde à travers les trous du mur : comme il était gai et vaste ! Je voyais les montagnes, la rivière, les bois à travers une fente : comme il est vaste et vivant, ce monde qui est mien . Ainsi dans les cavernes crépusculaires de notre âme, nous épions la glorieuse vision du Tout, proche, réel, mais incomplet et étranger … O Vie mouvante, o monde immense et libre qui tourne en rond mystérieusement, quand mes murs enfin crouleront-ils ? Sois sûr que je ferai front sans peur, pour regarder. » (221)
Le recueil A return to nature a été publié à Londres en 1904 . Il restait à Mary quarante ans de vie . Rien n’indique qu ‘elle ait changé d’avis . L’intuition de l’infini est une présence, même et surtout pour un agnostique , qui n’en attend rien . Le « divin » , si divin il y a , est dans les choses , où l’homme peut le percevoir, non l’atteindre. Après la mort ? Il faut passer le seuil.
Faire front sans peur pour regarder .
Dans cette attente , qu’elle ne pensait pas devoir être si longue, elle demeura fidèle à elle-même, à cette morale qui toujours fut la sienne, du contrôle de soi, de l’attention aux autres et du refus d’inélégantes plaintes.
Plus le passage se rapproche , plus il est nécessaire de l’attendre avec courage , fierté et surtout une gaieté sans regrets. Elle avait des modèles . Emily Brontë n’avait pas eu la gloire ni l’amour mais avait eu la chance de partir avant le déclin « Il valait bien mieux pour cette âme aimante et fidèle, mourir quand sa vie lui était encore chère, quand il y avait encore de l’espoir en ce monde, que de décliner quelques années de plus, faible et seule, pour finir par abandonner dans la gloire et la misère une vie sans illusions» (222) Mary n’a pas eu cette chance . Elle avait eu une « petite » réputation et surtout l’amour : cela compensait-il une si longue fin « sans illusions » ? Elle aurait certainement préféré disparaître avec James , puis avec Émile ! Mais elle fit face, comme elle l’avait toujours fait. Avec courage … et peut être une certaine forme de bonheur. « Dans certaines circonstances, le bonheur est une vertu, sœur du courage. Je loue mon vieil ami,[Ernest Renan], malade, mourant, d’avoir été gai. » (223)
Était-elle gaie dans ces heures sombres de la guerre où il était si difficile de l’être ? Je n’en sais rien, il est possible que non, j’étais bien trop jeune pour lire les attitudes d’une très vieille dame qui nous recevait avec une parfaite gentillesse mais était si loin de moi. Éprouvait-elle une forme de bonheur ? Peut être ! Si oui, c’était celui que l’on éprouve à se sentir toujours capable de faire face, donc bien « cette vertu, sœur du courage » . Ce dont je suis sure , parce que tous les adultes qui l’ont côtoyée à cette époque me l’on dit , c’est qu’elle ne fut jamais à charge et que tous les descendants d’Émile n’ont jamais cessé de l’aimer.
Sa petite fille , Fanny Heyman-Duclaux , fait à André Chevrillon , le récit de cette fin : « Je l’ai souvent entendue parler de vous dans la solitude d’Aurillac, où elle remplaçait les présences chères et impossibles par des évocations du passé ; et telles étaient sa mémoire, sa pénétration, sa vivacité, que tous ceux dont elle parlait semblaient assis près de nous, Oscar Wilde et Marcel Proust, Browning et Georges Moore, France et Renan, et votre oncle, M. Taine »… « Elle est morte le jour le plus noir et le plus froid de l’hiver 1944. Je me souviens du vent, de la tempête, de l’épaisse neige tourbillonnante, qui faisait à son cortège funèbre un décor des Hauts de Hurlevent » (224)
Grâce à Fanny , elle aussi disparue, laissons le dernier mot à Mary dans un poème trouvé dans le tiroir de sa table de nuit après sa mort :
Ce que j’ai eu, ce que j’ai su
Me semble aujourd’hui peu de choses
Et j’aime autant cet arbre nu
Que juin tout odorant de roses.
Qui sait ? Mourir peut valoir mieux
Que notre fièvre fugitive
Adieu. Je me dissous. Adieu
Je sombre
Et j’atteins l’autre rive
– (208) – Rue Transparot ; la rue existe encore ainsi que la maison .
– (209) – Elle ne pouvait s’empêcher de vivre dans un univers spiritualiste, et non pas mystique comme le dit sa biographe, Sylvaine Marandon,
mot qui dans la culture littéraire française porte un jugement rédhibitoire qui dispense d’aller plus loin.
– (210) – « J’appelle méchant et antihumain tout cet enseignement d’un être unique, absolu, immuable, satisfait et impérissable… Tout ce qui est impérissable n’est qu’image » ( Nietzsche , Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard , Paris, 1947, pp . 93 sq),
– (211) – Nietzsche, ibid. p.212)
– (212 ) – Daniel Halévy, Nietzsche, Grasset,Paris, 1944, p. 563 (citation)
– (213) – Walt Whitman, leaves of grass ,sélection W. Michael Rossetti, publié par John Camden Hotten, Londres, 1868, p. 267 “ O I see now that life cannot exhibit all to me as the day cannot,/ I see that I am to wait for what will be exhibited by death” … “All goes onward and outward, nothingollapses,/ And to die is different from what anyone supposed, and luckier.”
– (214) – “May – be the things I perceive , the animals, plants, men, hills, shining and flowing waters,/ The sky of day and night, colors, densities, forms, may-be these are ( as doubtless they are) only apparitions, and the real something has yet to be known (ibid). I was thinking the day most splendid, till I saw the not-day exhibited, / I was thinking this globe’s enough, till there sprang so noiselessly around me myriads of other globes”.. “Now while the great thought of space and eternity fill me, I will measure myself by them” (ibid)
– (215) – Voir infra p. 81
– (216) – a return to nature, Semailles : I
– (217) – bid. , Toussaint
– (218) – A return to Nature , Lys d’eau , 3 è partie , l’un et le tout
– (219) – Ibid , Récurrences
– (220) – Laisse tourner ta roue , ô rond monde qui roule ! Ibid. , Tout est âme.
– (221) – Ibid., Dans la grange.
– (222) – Emily Brontë, p.233
– (223 ) – Article sur la mort d’Ernest Renan , dans Revue de Paris, 1898, 15 mai, p. 341
– (224) – Lettre de Fanny Heyman à André chevrillon , 17 mai 1952, archives familiales