Entre les deux guerres
“the worst of a green old age is that one has outlived one’s own generation » , (149)
Mary a 47 ans en 1904 [57 ans en 1914, 82 ans en 1939]. Sans qu’elle le sache, elle a encore devant elle quarante ans de vie. Ses deux tentatives pour rentrer dans la norme ont échoué. Si l’on en juge par les hésitations qui ont entouré la deuxième , essayer encore une fois semble impossible .
Comment survivre après 1904, « au milieu du chemin de la vie » ? Sans rien demander à personne ? Quand se sont fermées toutes les voies que l’on a tenté de suivre ?
Dans la vie de Mary, la grande rupture ne se place pas en 1914 mais bien avant, en 1904 à la mort d’Émile. Il lui faut trouver un mode de vie acceptable pour elle et pour les autres. Il faut qu’il soit conforme aux normes de son temps et de sa classe. Ces normes, elle ne les jugeait pas justes , mais elle avait acceptées, elle n’en voyait pas d’autres qui répondissent à son éthique .
En 1904 le monde restait apparemment le même, le changement était seulement intime. Le petit carnet intitulé memoranda expose les chemins que prend sa réflexion. Aucune remise en question n’y figure , il s’agit seulement de rester dans le monde en s’adaptant à la solitude : après quelques moments de flottement, elle va y réussir sans trop de difficultés semble-t-il , jusqu’en 1914.
Mais la guerre lui apporte une autre façon d’être au monde , une raison d’être, une obligation de prendre position aux côtés de ceux qui luttent, un engagement de tous les instants, et comme femme auprès des blessés , et comme intellectuelle , en tant que défenseur de la cause anglo-française. Ce qui est libérateur dans ce genre de situation c’est que l’intéressé n’a plus aucun doute , la voie est tracée , il n’a plus à se demander ce qu’il doit faire .
Il y a donc aussi un avant et un après la guerre :1914 – 1918 est une parenthèse pour elle comme pour toutes les femmes. Vers 1920, lorsque la parenthèse sera en voie de fermeture, bien des femmes auront à se reconstruire une vie autre, plus libre, et tenteront de le faire ; plusieurs y réussiront . Mais pas Mary : elle est – et se sent – trop âgée , elle a dépassé la soixantaine, et pour le coup c’est un peu tard pour changer radicalement le cours de son existence, surtout au début du vingtième siècle . Elle va donc continuer sur sa lancée, et se contentera du rôle de spectateur.
1904 – 1914
Entre 1904 et 1914 , elle est triste , mais pas désespérée et se demande ce qu’elle va pouvoir devenir . Sa solitude est définitive : personne ne va l’aider à trouver sa place dans la société. Femme dans un monde construit par et pour les hommes , elle va devoir se faire une vie sans eux. Pas contre eux , ce n’est pas sa voie comme ce n’était pas celle de Vernon. Les appuis traditionnels ont disparu. Son père et ses deux maris sont morts ; sa mère, Mrs Robinson mourra en 1916 ; Mabel n’est jamais sortie du cocon familial, et, d’après la correspondance que Mary a laissée, toutes deux semblent moralement plus à la charge de Mary que le contraire.
Les questions financières demeurent. Le memoranda de 1904 (150) pose clairement la question sur la dernière page : on y trouve les informations suivantes :
sous le titre : travail (souligné dans le texte)
Une liste de travaux dans l’ordre chronologique
– 1878 : an handful of honeysuckle
– 1880 : The crowned Hipollytus
Manque le roman , Arden .
…. Et la suite jusqu’à
-1894 : Froissart
…
-1905 : ….
et immédiatement à côté de cette liste la note : Mem. : il faut faire 30 ans de travaux .
Cette énumération ne peut avoir qu’un seul motif : savoir comment elle peut avoir une source de revenus fondée sur ces travaux qui lui ont valu une petite notoriété . Difficile de comprendre à quoi elle pense précisément : peut être à ce que peuvent lui valoir ses contributions au Times literary supplement et à quantités d’autres revues anglaises, françaises ou américaines dans lesquelles elle a publié .
Elle a quarante sept ans à la mort d’Émile ; elle est veuve de deux professeurs de haut rang , mais est restée mariée avec eux en tout moins de dix ans, ce qui n’ouvre guère droit à une retraite importante. La famille Robinson avait du bien et c’est sans doute de cela qu’ont vécu Madame Robinson et Mabel après la mort de leur époux et père : qu’en restait-il ? James lui avait légué une petite somme, celle qu’elle propose curieusement de placer sur la tête des deux fils de son second mari, ce que les intéressés ont sûrement refusé. Le malheureux James était issu d’une famille très pauvre, il avait réussi une belle carrière mais était mort bien trop tôt pour avoir pu faire des économies substantielles. Après 4 ans de mariage, sans aucun legs un peu important de son second mari, malgré un don que le docteur Roux lui a fait avoir du conseil de l’Institut Pasteur et dont elle le remercie chaleureusement, ses moyens sont limités : elle devra changer son train de vie , ce que marquera symboliquement le déménagement de l’avenue de Breteuil à la place saint François Xavier, puis rue de Varennes, quand Mabel la rejoindra . .
Une femme désintéressée comme Mary considère les problèmes financiers comme les plus faciles à résoudre ; elle va vivre de ce qu’elle tire des diverses sources familiales (151) , et des résultats de son travail de critique et d’historienne. Ce à quoi elle va occuper le reste de sa vie, en dehors de la poésie , est beaucoup moins évident .
Pourtant la réponse coule de source car inscrite dans la suite des années de mariage avec Émile. Deux rôles demeurent : assumer le rôle de deuxième mère de Jacques et de Pierre , puis de grand-mère de leurs enfants. Elle le fit avec une gentillesse constante , comme elle s’y était engagée . Cette fonction peut certes aider à remplir le cœur , pas l’esprit. Il y a donc une deuxième voie. Pendant les dix ans qui suivent elle va se créer une place, modeste , dans le monde littéraire. Trois choses vont l’y aider : le travail de correspondant du Times Literary Supplement en France, le jury Femina –vie heureuse, et le salon qu’elle tiendra . En 1914, au moment où les hostilités éclatent, elle a, en gros, réussi. La guerre va tout remettre en question mais il faudra du temps pour qu’on s’en aperçoive.
Ce trajet suit un schéma traditionnel au dix neuvième siècle ; une femme qui ne relève pas des classes populaires n’est pas censée s’en sortir seule : les modèles auxquels peut se référer Mary , Taine et Renan, ont, chacun d’entre eux, assuré l’existence de leur sœur, lorsque la nécessité les a obligés à leur donner asile. Mary et Mabel n’ont pas de frère, et leurs diplômes ne leur ont pas donné le droit de se porter sur le marché du travail. Dans la famille Duclaux, les premières femmes à prendre un travail indépendant appartiennent à la génération des enfants d’Émile et ont du se battre durement pour y accéder . Mary et Mabel ont réussi à vivre dans l’indépendance financière , au moins jusqu’en 1939, où la deuxième guerre mondiale les coupa de leurs sources anglaises. C’est là , très certainement , une des raisons pour lesquelles Jacques et Pierre , surtout Jacques qui était le plus proche, ne leur ont jamais refusé leur appui.
Fierté et modestie, orgueil aussi ont conduit Mary sur ce chemin particulier d’indépendance : s’assurer l’ autonomie la plus grande possible , à l’intérieur de la société telle qu’elle fonctionne , non sur ses marges , encore moins en opposition avec elle. Ce parcours répond à une logique certaine . Elle a choisi la voie du mariage, contrairement à son amie Vernon. Contrairement à Séverine, qu’elle rencontre au jury Femina ou dans les suites de l’affaire Dreyfus, elle n’a pas choisi la voie du journalisme ; elle y aurait remporté des succès, si l’on en juge par la fréquence et la qualité des articles du Times . Mais souvenons nous de ce que lui écrivait le docteur Roux, le 11 août 1907, lorsque, pendant une expédition à Londres, elle se rendait à la rédaction du journal et chez son éditeur : « … les bureaux de la rédaction du Times sont malsains pour vous. Restez pour vos confrères du grand journal la critique voilée , vous y gagnerez en prestige et surtout vous éviterez de respirer les horreurs accumulées dans ces antres de journalistes » Tout laisse à penser que Mary partageait ces préjugés.
Pas de vie publique donc , comme celles de Vernon Lee ou de Séverine Il ne restait qu’à s’ « en tenir à [sa] part légale de la succession et ne rien attendre au-delà » ( conseil du docteur Roux, lettre du 17 août 1904 ) . L’ « ordinaire » (social et financier) pouvait être amélioré par des travaux, à condition qu’ils fussent soigneusement cachés . Tel est le destin modeste que Mary s’est choisi. La féministe que je suis le regrette, mais admire la logique du parcours et la vaillance avec laquelle il a été suivi.
La grande guerre
La violence du choc, la brutalité, pour ne pas dire la sauvagerie des faits de guerre, puis rapidement les innombrables destructions et les morts, obligent chacun , surtout les hommes – et les femmes – de culture , à se poser des questions, à suivre les événements et à prendre position. Cette anglo-française , héritière de la culture classique de l’ouest européen , n’a pas un instant d’hésitation : d’abord comprendre ! Puis agir .
Pourquoi la guerre ?
La réaction de Mary devant la guerre est celle de bien des intellectuels du temps : incompréhension et incrédulité d’abord , scandale et révolte ensuite , et pour finir rejet de toute discussion ou hésitation devant cette unique obligation : soutenir les combattants et l’effort de guerre, obligation confortée par la persuasion d’être du côté de la civilisation contre les barbares.
Pourquoi la guerre , et une guerre si acharnée et horrible ? Et qui sont les barbares ?
La question se pose surtout à ceux qui aiment la culture allemande . Mary en fait partie à la suite de Vernon Lee, James Darmesteter ou Renan, ( et plus tardivement Daniel Halévy) . Comment un peuple , célébré pour ses savants, ses philosophes , ses poètes et ses universités, en est-il arrivé à choisir la brutalité de la guerre ? La contradiction cause un choc, chacun sent et comprend qu’il faut répondre à la question s’il veut survivre. Et Mary la première , qui sait depuis ses études sur Ausone et la fin de l’Empire romain, que les civilisations sont mortelles.
Première réponse , factuelle : l’unification de l’Allemagne . En 1915, Mary fait un compte rendu du livre de Mme de Staël sur l’Allemagne, alors réédité, ainsi que de sa correspondance avec Necker. Elle note que l’écrivaine voyait au cœur de la sensibilité allemande le « principe de terreur » et le respect de la force ; elle remarque aussi que Germaine de Staël avait prédit – et souhaité ? -, dès 1804, cette résurrection de l’Empire. « Nous voyons trop bien, conclut-Mary, à quel point les allemands suivirent scrupuleusement cet avis » (152) . C’est l’évidence même ; une poussière de petits états n’aurait jamais eu la puissance nécessaire. La réunification crée la possibilité d’une expansion du pangermanisme , elle n’en est pas la cause.
Mary reprend la question dans le compte rendu d’un livre d’Ernest Denis, L’intoxication d’un peuple (153) , et , cette fois, elle va plus loin et introduit le concept de décadence. Se rappelant son ancien intérêt pour la fin de l’empire romain , elle se réfère à la dégénérescence de la civilisation gréco-latine – attribuée alors aux chrétiens – Le christianisme comme ferment du déclin ? Peut -être ! Et de faire, curieusement, le rapprochement entre l’idéologie des armées allemandes et… les jésuites, en particulier ceux des réductions (154) : « avec leur méthode et leur discipline, leur esprit de sacrifice et leur courage, leur immolation de la conscience individuelle devant ce qu’ils considèrent comme une finalité supérieure, [les jésuites] ont atteint une unité aussi frappante que celle de l’armée allemande » ; pour conclure : « Chaque guerre est pour les allemands une guerre sainte, dont les adeptes conquièrent non seulement un triomphe pour l’État.. mais aussi le bonheur , voire le salut des vaincus. … Ils se battent non seulement pour l’agrandissement {de l’Empire] mais pour organiser l’Europe en une espèce de suprême Paraguay, Ad majorem Alemanniae gloriam » .
« Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles », a dit Valéry. Les chrétiens ont détruit Rome au nom d’un idéal supérieur. C’est une tâche semblable que tentent les allemands en 1914 ; et ils recommenceront en 1939. Les peuples renient les valeurs de leur ancienne culture ; la civilisation tombe en décadence, morale et spirituelle . Il faut donc réagir , et ce sera le rôle du peuple d’élite , chargé – comme ailleurs les représentants de la « vraie » religion – de conduire le reste du monde vers un état supérieur. Mary et ses semblables n’ont pas la même définition de la décadence . Il ne reste plus qu’à se défendre .
Bref elle partage – et tente de faire partager – la thèse d’un conflit idéologique . L’unité allemande une fois réalisée est porteuse d’une culture supérieure : sur ce point elle serait d’accord . Destinée à s’imposer au monde ? Là elle ne suit plus . Pour elle la culture allemande est une parmi les cultures européennes, ni meilleure ni pire que l’anglaise, la française ou l’italienne, toutes porteuses de valeurs qu’elle est bien placée pour connaître- . Elle pense le conflit comme se situant entre les fondements des deux tendances présentes en Europe occidentale. Individualisme et liberté collective , fondement des démocraties et de la France des Lumières ; respect de la tradition et de la race, valeur supérieure aux valeurs individuelles, base d’une certaine pensée allemande depuis Herder et reprise en France par Barrès et Maurras . Les traces de ce conflit se repèrent encore.
En 1914, il y a une Mary , admiratrice de Goethe et de la poésie allemande, amoureuse des traditions poétiques – et religieuses- des peuples germaniques et du legs social et artistique de leurs ancêtres , admiratrice – et pas encore amie – de Barrés. Cette Mary là coexiste avec une autre Mary , fille de la démocratie anglaise célébrée par James Darmesteter, proche de Dante Gabriel Rossetti , lui même fils d’un révolutionnaire italien, disciple d’Elisabeth Barrett Browning, qui célébra la liberté et l’unité italienne (155) . Les deux traditions l’ont formée, elle et bien d’autres, elles coexistent en elles .
Mais la guerre de 1914 modifie tous les repères… Pas plus alors qu’aujourd’hui le conflit entre ces deux idéaux, qui a fait et fait encore des milliers de morts, n’est résolu pour Mary sur le plan intellectuel ; d’après les conversations que nous rapporte Emmanuel Berl , on peut soupçonner qu’elle renvoyait l’explication à la sottise humaine et à l’imbécillité imprévisible du cosmos. Quant aux autres causes, notamment les causes économiques, elle ne les évoque pas . C’est un peu court et cela ne donne pas beaucoup de pistes pour s’en sortir. Cela n’a pas d’importance pour elle : ce qui compte , ce n’est plus la pensée , c’est l’action. Et le problème de l’action est résolu par la guerre elle-même . Entre les deux traditions il faut choisir, il ne peut être question de rester « au dessus de la mêlée ». Elle désapprouve donc vigoureusement Romain Rolland, et choisit son camp, celui de ses deux patries
Gloire aux soldats, l’union sacrée
Une fois résolu –ou plutôt rejeté – le dilemme , on s’engage résolument aux cotés des combattants, pour une juste cause.
Il faut soutenir la lutte : Mary publie dans le Times une de ses rares interventions qui n’a rien à voir avec la critique : un poème daté de Melun , le 9 août 1914 : Belgia Bar –lass (156) . Cette œuvre, ajoute peu à la réputation de la poétesse, il serait sans doute charitable de la passer sous silence . : l’invasion a pour conséquence l’oubli par Mary de son sens de l’humour , pour ne pas dire du ridicule . La légende écossaise évoquée par Mary raconte l’histoire d’un roi assiégé dans son château, trahi par un de ses proches qui a ôté la barre de fermeture de la porte . Une suivante, Catherine , remplace par son bras la barre manquante, ce qui permet au roi et à la reine de fuir . Et Mary de célébrer comme la légende :
….
The poet and Kate the Bar-lass of the western world,
Who, when the treacherous Prussian tyrant hurl’d
His hordes against our peace, thrust a slight hand
So firm, to bolt our portals and withstand. “ (157)
Le poète a choisi son camp et ne variera plus .
Quand elle raconte les événements, elle retrouve, heureusement, son sens de l’humour . En septembre 1914, Mary est à Melun, à 30 kms de Sucy en Brie et de la maison des Halévy (158) . C’est là une situation idéale pour observer et restituer avec verve la mobilisation et les six semaines qui précèdent la bataille de la Marne : réactions des paysans et des bourgeois de Melun, arrivée des troupes anglaises (écossaises), difficultés du repli sur Melun, arrivée des réfugiés du Nord, fuite des bourgeois de Melun et des administrations de la ville (159) : « « Ils tuent leur chien, (nous disait un des leurs, plus courageux), ils tuent leur chat , et ils s’en vont . Ils ne pouvaient guère tuer leurs domestiques , mais, pour la plupart, ils les laissaient » … « Le Préfet lui-même jugea que son devoir l’appelait à Bordeaux. Le maire se volatilisa promptement. La Croix rouge fila sur Orléans. Les Postes étaient toutes emballées, prêtes à partir, et je crois que le haut personnel s’en fut à Montargis. Les trois banques rivales, avec un ensemble touchant, montraient visage de bois »
A l’arrivée des anglais : elle est sur la place de l’église Saint Aspais , « … lorsque je sentis autour de moi comme un frisson général. Mais voilà les femmes qui rentrent en courant dans leurs maisons, avec je ne sais quel regard épouvanté : » Les Allemands ! Ce sont maintenant les Allemands ! … « Je restais donc seule au milieu de la place … Alors je vois s’avancer, tournant le coin de l’église, une troupe d’aspect, en effet , redoutable : des hommes blonds qui marchent avec un rythme libre et sauvage, leurs jambes hâlées nues sous leurs jupes grises : c’étaient les Highlanders en tenue de campagne …La vie reflua dans tout mon être et , à mon indicible étonnement, je m’écoutai chanter le fier chant écossais « Scots wha hae » du haut de ma vieille voix fêlée , et eux , qui appréciaient l’accueil et excusaient l‘exécution musicale, agitaient leurs mains en me dépassant » (160) .
Elle se demande alors si elle doit se replier ( elle a la responsabilité , dit-elle, de sa vieille mère et de « trois jolies jeunes bonnes ») ; elle va donc demander conseil au général anglais (admirons au passage la facilité avec laquelle elle arrive dans le bureau du général ), qui lui conseille de rester , puis à un jeune soldat réparant sa bicyclette : « comme je passais , il me regarda avec de bons yeux si confiants que je m’arrêtai : « Croyez vous, lui dis-je, que nous soyons ici fort exposés ? – Pas tant que ça, Madame. Voyez – vous, la ville ici est toute pleine de généraux et je me suis toujours dit : où il y a beaucoup de généraux, il n’y a jamais beaucoup de casse ! » Je rentrais chez moi, toute réconfortée par cette bonne parole. »
Le lendemain dimanche, les allemands étaient à 40 Kms de Melun et, après le retour de Mabel de la messe, « je quittai ma maison pour aller aux nouvelles ; presque à ma porte je rencontrai un jeune highlander, aussi doux, aussi réservé dans son maintien que s’il sortait du prêche à Glasgow. Aussitôt je recommence mon éternelle antienne : « Croyez-vous que nous allions avoir les Allemands par ici ? » Et lui de répondre, avec le joli accent détaché de sa race : « Je me suis laissé dire, Madame, que les Allemands venaient de subir un petit échec » . Et c’est de cette modeste manière que j’appris la victoire de la Marne. »
Le 7 septembre, les renforts montent au front ;
« Morituri salutabant ! Combien d’entre eux ont laissé leurs os sur cette belle plaine de Brie !
« Que de corps le long des fossés,
L’un sur l’autre tout entassés !
Jamais ne fut telle tuerie
Frappant telle chevalerie ! »
Les vieux vers du Mystère d’Orléans me reviennent à l’esprit … »
Quelle façon détachée, et pourtant sensible, de raconter un épisode de la grande guerre ! La capacité de distanciation et le sang froid apportés par son éducation et sa culture ont vite repris leur pouvoir sur Mary.
Vision de la guerre : la fin d’un monde
Pendant la guerre et dans l’immédiat après guerre, la correspondante du Times s’efforcera de combattre les préjugés de ses compatriotes : oui , les soldats français sont courageux, oui, ils manifestent un esprit de corps et une solidarité qui fait le fond du patriotisme, oui, ils ont une sorte de foi , « l’intuition d’un état qui transcende ce que nous appelons réalité, quelque chose qui est plus vrai que la vérité ( !) (161). Ce sont là les valeurs qui inspirent les écrivains de guerre : Rostand, Claudel , Peguy , etc . Oui, le peuple soutient l’union sacrée prônée par Barrès : « Autour de nous , de manière évidente , les vivants recueillent et prolongent les morts » (162) Ce qu’il y a de plus étonnant , pour le lecteur contemporain non prévenu, c’est que Mary éprouve le besoin d’insister sur ce sujet ; les lecteurs du Times avaient ils à ce point des préjugés contre la fameuse légèreté française ?
Elle préparait au printemps 1914, pour ses lecteurs anglais, un ouvrage présentant les principaux auteurs français contemporains : le livre était sous presse quand la guerre éclata , ce qui en retarda la parution jusqu’en 1919 . L’éditeur lui retourne alors les épreuves pour une ultime révision . Elle le reprend, pour en faire une réflexion sur la littérature avant et après 14 – 18 et sur la nature de la rupture causée par la catastrophe (163) .
Surprise ! Le changement est venu, il porte l’oubli des uns, la gloire des autres. Barrés a pris une dimension nationale, comme « soulevé vers quelque chose de plus vaste, de plus haut, et de plus constant que sa personne ». Romain Rolland, par contre, il est difficile de le défendre, lui qui a laissé sa patrie pour la Suisse afin d’écrire son livre « Au dessus de la mêlée » ; cette œuvre fait de lui, probablement « the most unpopular writer in France . Du coup elle massacre le dernier livre, Colas Breugnon : préciosité (euphuism), prétention intellectuelle, grossières plaisanteries de taverne rapportées dans un style précieux, brutalité du héros . Il ne faut pas confondre rudesse et grossièreté , précise-t-elle . Les épreuves ont transformé la douce Mary , elle a perdu son indulgence.
Restent Claudel et Péguy : le premier est consul au Brésil, homme de « passion et de combat » , on peut lui faire confiance .Quant à Péguy la mort change tout . Mary réécrit le chapitre qui lui est consacré : le style en était plutôt plaisant , ce n’est plus de mise pour un martyr et un héros. Certes elle ne l’aimait pas , pas plus que Claudel ; c’est la faute , pense-t-elle, de son éducation classique, peu portée sur la violence, la réitération , la surabondance et elle se sent coupable. Mais Péguy et Claudel représentent une génération ; elle a donc repris les chapitres et y a joint leurs successeurs dans la guerre, Psichari, Nolly, Barbusse et Duhamel. Comment ne pas
célébrer les héros, même si on n’apprécie guère leur façon d’écrire ?
Son but est clair : défendre à travers eux la morale du contrôle de soi, de l’honneur et du sacrifice : morale qui est la sienne. Il faut d’autant plus la défendre que c’est la seule qui peut justifier tant d’hommes massacrés et tant de destructions : la génération qui avait vécu la guerre ne pouvait accepter que tant de malheurs, subis et observés n’aient aucune justification ? Cette morale exaspéra la génération suivante , celle du refus et de la révolte : Emmanuel Berl qui aima Mary et l’admira, attribuait ce travers à l’éducation victorienne : explication insuffisante qui n’en causa pas moins son éloignement d’elle , qu’il ne se pardonna jamais.
Tout aussi indéfendables sont pour Mary la plupart des écrivaines de l’époque. Elles ont persisté à écrire, mais pas sur la guerre : leurs romans et leurs poèmes sont les « reflets de miroirs occupés par leur image » ; en d’autres mots il s’agit de jouir de soi même. Cet égocentrisme est inadmissible . Face à Mme de Noailles , Marcelle Tinayre (164) ou Colette, dont les premiers livres paraissent alors, seule Marie Lenéru trouve grâce à ses yeux (165) : impliquée, brodant des drapeaux, marraine de douzaine de fusiliers marins, écrivant contre la guerre ( La Paix) , sortant La triomphatrice au Théâtre Français en 1918 . La grosse Bertha bombarde, on ferme le théâtre et Marie Lenéru se réfugie en Bretagne. Elle mourra à Lorient en septembre 1918 , victime de la grippe espagnole: « Péguy excepté , nous dit Mary, la France n’a perdu dans la guerre aucun autre écrivain dont nous pouvions espérer une plus riche récolte » ! Comparer Marie Lenéru à Péguy ! jusqu’où peut aller l’amitié – et le sens du devoir – joints au patriotisme ?
Jusqu’à sa mort Mary restera adepte de cette morale sévère ; tous les jeunes gens qui la fréquenteront pour son intelligence et sa bonté , le remarqueront et le déploreront . Entre les deux guerres elle est la représentante d’une génération en voie de disparaître et , si elle se sent obligée de rendre compte au Times des nouveaux écrivains du refus, la lecture de ces textes montrent qu’elle ne les comprend guère. Conséquence : les lecteurs du journal ne prendront conscience de l’importance ni de Dada , ni de Breton ou du surréalisme. En France les lecteurs de la presse bourgeoise avaient – ils un meilleur sort ?
Après la parenthèse guerrière, la vie semble pouvoir reprendre là où Mary l’avait laissée : la famille , le salon de la place saint François Xavier puis de la rue de Varennes, les réunions du jury Femina auxquelles vient s’ajouter le salon de Daniel Halévy, quai de l’horloge. La semaine est rythmée par des repères fixes : mercredi, réception pour le thé rue de Varenne ; samedi réception quai de l’horloge ; enfin dimanche matin , jusqu’à sa mort, la visite du docteur Roux. Quelques vieux amis à dîner, venus d’Angleterre , d’Italie et de France, la famille à déjeuner ou à dîner, et enfin le travail : les livres à écrire, et surtout l’article à envoyer régulièrement au Times à Londres . Ce n’est pas seulement une existence bien remplie, et de façon intéressante, c’est aussi une existence justifiée par l’intérêt porté aux autres , proches et lointains , connus ou inconnus. Elle ne changera plus jusqu’à la deuxième guerre , à quoi Mary ne survivra pas.
L’exaltation due à la guerre tombe, le siècle qui commence sera autre , une nouvelle ère débute . la conclusion est claire, mais difficile à accepter. Et la poétesse se souvient de Virgile :
“Ultima cumaei venit jam carminis aetas /
Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo (166)
, dit Mary après la sybille de Cumes. Les temps à venir ne seront pas ceux de Mary, elle le sait et le regrette . C’est la fin du classicisme auquel elle a appartenu , de la tradition poétique qui remonte à Ronsard . Le nouvel ordre qui naît , elle aura bien du mal à le comprendre , pour ne pas dire qu’elle ne le comprendra pas .
Le salon de la rue de Varennes
Après la mort de Mrs Robinson, Mabel , restée seule , vient vivre aux côtés de sa sœur. L’appartement de la place saint François Xavier ne convenant plus, les deux femmes s’installent rue de Varennes, chacune dans un appartement donnant sur le même palier.
Il y avait « deux appartements vacants , nous dit Emmanuel Berl, juste en dessous des mansardes où je logeais , l’un [celui de Mary] donnant sur l’hôtel Biron ( l’actuel musée Rodin ) , l’autre [celui de Mabel] sur une cour, un peu triste mais vaste et silencieuse. » (167)
Au début de la guerre, quand Berl fut réformé pour cause de tuberculose, Mary se fait « du souci pour [lui], malade, triste et irrité dans [son] logis de garçon » . « Elle me permit de la voir tous les jours. Je descendais après dîner les quelques marches qui nous séparaient (168) ; je la trouvais dans son fauteuil beige , au coin de son feu qui pétillait toujours … C’était une oasis merveilleuse : les cuivres des chenets, des statuettes hindoues , trophées de James Darmesteter, luisaient d’un éclat que n’amortissait jamais aucune ternissure, … Ces deux femmes , dont l’une avait passé et l’autre allait atteindre la soixantaine, qui faisaient tant de choses – Miss Mabel soignait aux Invalides les pires blessés , ceux de la colonne vertébrale , et Mary Duclaux , sans renoncer à aucune de ses activités, assumait celle d’infirmière à l’hôpital de Rohan – n’étaient jamais fatiguées ni maussades mais inlassablement disponibles et gaies. Dans leur île enchantée elles semblaient défendues par des génies contre tous les embarras auxquels je croyais chacun condamné. Elles n’étaient pas riches et ne manquaient jamais de rien ; le temps n’avait de pouvoir ni sur leurs personnes , ni sur leurs besoins . J’ai revu Miss Mabel en 1952 ; les rideaux et les papiers que j’avais vu poser avant 1914, avaient gardé toute leur fraîcheur . Miss Mabel , mourante et sourde, n’avait pas changé ; elle gardait son visage de faune rieur. »
Le salon de Mary , le fauteuil beige au coin du feu, les fenêtres qui donnent sur le jardin de l’hôtel Biron, le décor victorien, les souvenirs de Darmesteter et de Duclaux , tel est le décor qui , entre les deux guerres , verra passer tant d’hommes et de femmes , anglais et français surtout mais pas seulement ; la famille d’Émile et les amis de jeunesse, écrivains plus ou moins célèbres, savants aussi , surtout les pastoriens, etc. On a du mal à se représenter de nos jours ce Paris mondain de l’entre deux guerres, organisé autour de salons divers, à travers lesquels la haute bourgeoisie et la noblesse, les femmes surtout qui n’en avaient guère d’autre, cherchaient le moyen d’influencer une vie intellectuelle, voire politique qui se déroulait sans elles. Elles donnaient des dîners, auxquels il fallait être prié si l’on voulait rencontrer les hommes d’influence et on faisait des pieds et des mains pour en être . Elles (ils, aussi) avaient leur jour , où ceux qui étaient déjà introduits pouvaient se présenter sans avertir et sans recommandations, et ceux qui ne l’étaient pas encore se faisaient présenter par quelqu’un qui était déjà introduit . Les deux salons qui nous intéressent ici, celui de Daniel Halévy , dont Mary était un pilier, et celui de Mary , que la famille Halévy fréquentait bien sûr mais dont Daniel ne pensait pas grand bien, n’avaient pas la notoriété de ceux où se rendait la « vieille amie » de Mary, Anna de Noailles (169) , et dont Catherine Pozzi (170) nous donne des descriptions vengeresses. Celui de Daniel avait des visées politiques, celui de Mary n’avait que celles de permettre à l’hôtesse de rencontrer les gens qui lui plaisaient et lui faisaient l’amitié de venir sans en attendre le moindre avantage. Moyennant quoi ces derniers ne manquaient pas d’intérêt ; à part l’avis mitigé de Daniel Halévy je n’ai nulle part rencontré d’appréciations négatives.
Depuis le dix septième siècle et les précieuses, les salons français perpétuent une tradition dont beaucoup se moquent, mais où beaucoup aussi, parfois les mêmes, font des pieds et des mains pour être reçus. ; chacun a sa spécialité, chacun a ses vedettes, plus ou moins célèbres .La réception y est plus ou moins somptueuse , selon les moyens de celles qui les gèrent Tous ont un point commun : ils ont l’intérêt qu’ont ceux qu’on y rencontre. D’où les rivalités entre celles/ceux qui les tiennent .
Mary Duclaux a un appartement plutôt petit selon les critères bourgeois de l’époque et très peu de moyens. Mais depuis sa jeunesse un des plaisirs de sa vie consiste à rencontrer des hommes et des femmes intelligents, brillants de préférence , et surtout qui aient quelque chose à dire. La continuité est totale entre Earl’s terrace, la casa Paget et la rue de Varennes. Rencontrer et faire se rencontrer les arts et les lettres, la réflexion et la science, les cultures et les nationalités ; permettre à chacun de se frotter à des modes différents de sentir et de penser ; ouvrir ainsi le monde… Ce n’est pas chez Mary que l’on nouera des relations utiles et que l’on tirera des avantages matériels, elle n’en a pas les moyens .. et probablement pas l’envie. Daniel Halévy l’accuse de n’avoir pas assez de sévérité dans ses choix (171) , il se trompe ; les invités du salon du quai de l’horloge et ceux de la rue de Varennes sont tout aussi sévèrement triés ; mais les critères ne sont pas les mêmes : Halévy voulait avoir de l’influence, c’était un homme et un politique. Contrairement à ses rivales beaucoup plus connues, Mary n’avait jamais cru à une possible influence personnelle, surtout après la mort de ses deux maris. Elle cherchait le pur agrément de réunir chez elle des gens qui lui plaisaient et à qui elle plaisait, même s’ils formaient « un puzzle tiré du Larousse » (172) . Ils ne sont pas sur la même longueur d’ondes.
Ce qui ne l’empêche pas d’aimer rendre de petits services et de prendre la défense de ceux qu’elle aime. De tous niveaux , et pas seulement des intellectuels qui fréquentent son salon. La correspondance avec Barrés contient plusieurs demandes d’intervention adressées au député de Lorraine, dont un bureau de tabac qui n’est évidemment pas destiné aux amis proches Plus intéressants sont les comptes rendus dans le Times, où la correspondante de l’éminent journal ne manque jamais l’occasion de signaler telle ou telle œuvre de quelqu’un qui lui est cher. Plusieurs fois elle prend la défense de Renan, avec une énergie telle qu’on a l’impression qu’elle se sent comptable de son image , comme elle l’a fait pour Darmesteter et pour Duclaux . A propos du livre La grande pitié des églises de France, elle fait se rejoindre Renan et Barrés dans une critique (173) , intitulée What is faith ? « Barrès nous a donné , un siècle plus tard, la deuxième partie du Génie du Christianisme. La pompe torrentueuse [de Chateaubriand] rencontre ici la grâce subtile, la variété d’expression, l’imagination enchantée d’un autre magicien celte , le sage de Tréguier [Renan] . Dans ce livre Barrès est proche de Renan et pourtant si différent.. à cause de l’agressivité sauvage du sarcasme » Mis à part le style en effet, le lecteur d’aujourd’hui voit peu de ressemblance entre les trois auteurs, et rapprocher Renan de Chateaubriand et surtout de Barrès laisse perplexe , surtout celui qui se rappelle les relations difficiles entre le vieux « magicien celte » et le jeune étudiant irrespectueux , ami des canulars. (174) Autant Mary est sceptique quant aux attitudes littéraires ou politiques, autant elle est sensible à la beauté de l’écriture et surtout aux devoirs de l’amitié.
Parmi les visiteurs de la rue de Varennes, le plus cher et le plus proche fut Daniel Halévy, à la suite de son père et de sa mère. En retour leur maison de Sucy en Brie fut toujours ouverte à Mary comme leur salon du quai de l’horloge . Fut aussi ouverte, dan un autre genre, la Commanderie de Ballan qui appartenait aux Rothschild , où Mary fit de fréquents séjours et dont elle tira un sujet d’études dans « The fields of France » . Les amitiés françaises de Mary étaient éclectiques et allaient de la famille auvergnate – étendue – de son mari aux grands noms de la bourgeoisie juive et aux descendants des plus illustres familles de France , par exemple « ma bonne voisine , la duchesse de Rohan » (175) . Elles s’attachaient aussi aux petites gens, aux servantes qui vivaient auprès d’elle, aux jeunes paysans du cantal pour qui elle organisait des sauteries dans la maison d’Olmet, aux fermiers et tenanciers du coin qui lui enseignaient la vie des taillis et des bois. Rien de ce qui est humain ne lui était étranger : au delà de la fameuse « rigidité » victorienne elle savait se rendre disponible, donc se faire aimer.
Elle avait choisi de ne pas / plus (?) intervenir directement dans la marche du monde. Elle participait par l’intermédiaire de ses livres , ou en aidant les blessés et les pauvres, les handicapés et les invalides, tous ceux qui ont du mal à s’en sortir seuls. Cela dans la discrétion la plus absolue, … et quelquefois à tort. Mais dans ce dernier cas , la seule réaction est le rire .. et l’on continue.
Elle se contente d’observer le théâtre du cosmos , et a renoncé définitivement à y intervenir, soit ! Reste que ces contacts ne sont pas seulement le résultat d’une bonté indulgente , ouverte à tous . Ils constituent une vraie richesse, bien supérieure à la vaine gloriole d’inscrire un nom célèbre au tableau de chasse de son salon, et une vraie contribution -modeste – à la marche du monde.
Les enfants , adoptés , proches ou lointains
Il y avait d’abord les enfants : ceux qu’elles n’avait pas eus et qu’elle adopta , ceux d’Émile , bien sur . Mais aussi ceux que lui valurent sa bonté et la réputation de son accueil , les enfants perdus de la société contemporaine, ceux qui cherchaient leur voie et qu’elle aida à la trouver , sans parfois y réussir. Trois exemples, dont deux assez connus par ailleurs : Emmanuel Berl, Marie Lenéru, et Catherine Pozzi.
Que nous dit le premier (en date), Emmanuel Berl. Mary Duclaux, selon lui, était intimidante ; « Jamais, nous dit-il je n’ai été aussi intimidé que devant cette petite fée toute droite dans sa robe noire éclairée par une guimpe blanche » ; car elle « représentait une accumulation , tout à fait accablante , de cultures superposées » ; elle faisait partie « de ces personnes dont le nom , la vie , inspirent le respect et dont la figure échappe aux photographes » (et à la notoriété) . Son salon, rappelle-t-il, était fréquenté par une bonne partie du gratin de l’époque , mais seulement ceux qui y cherchaient autre chose que la publicité . La descendance des philologues chez qui l’avait conduite James : « J’ai vu chez elle, sinon Renan , Taine et Michel Bréal, du moins leurs enfants ; ils lui marquaient la révérence qu’inspire un grand caractère, un grand esprit, un grand amour » . Les pastoriens : leur « piété faisait que , après la mort de Duclaux, les pastoriens gardaient envers elle la déférence qu’on aurait eue à Port Royal pour la veuve de Saint Cyran , s’il en avait existé une » ; cette référence est très significative -. Des hommes de lettres , anglais , comme Henri James , et français, parmi lesquels le plus célèbre , Maurice Barrés ; et enfin les descendants d’Emile . « Les biologistes, nous dit Berl, s’étaient donc ajoutés chez elle aux philologues, aux savants et aux poètes anglais et français . Son salon semblait un puzzle tiré du Larousse ». Elle avait un « jour », comme la comtesse de Noailles et quelques autres ; elle en parlait avec détachement , mais le considérait comme une obligation qu’elle se donnait à elle-même. (176)
En 1965, lorsque Emmanuel Berl publie ces lignes , il pare évidemment son héroïne de tous les charmes de la mémoire. Mais bien d’autres témoignages s’accordent sur l’oasis , et l’accueil de l’île enchantée. Elle accueillait les jeunes de façon quasi maternelle ; elle les comprenait, les écoutait , tout en restant elle-même, cette vieille fée victorienne que décrit Emmanuel Berl avec le puritanisme « consubstantiel » qu’elle partageait avec Vernon Lee . Mary « réussissait à naviguer miraculeusement entre le Charybde de l’imposture conformiste et le Sylla du nihilisme défaitiste. L’humour la sauvait » . Et la distance que l’humour permet de prendre vis-à-vis de toutes les catastrophes, toutes les cruautés, toutes les injustices : ce qu’en résumé elle appelle le « cosmos » , c’est à dire l’ordre du monde . « C’est drôle, dit elle un jour à Berl, qui évoquait devant elle la possibilité d’une seconde guerre mondiale, que le cosmos excite tant de colère » Cette attitude fondait une armature morale qui lui permit de faire face à tous les malheurs de sa vie ; elle n’excluait pas la compréhension et la pitié, bien au contraire , et c’est là sans doute que ses jeunes commensaux puisaient leur réconfort.
Deux jeunes femmes viennent ensuite : Marie Lenéru et Catherine Pozzi. La première n’a pas laissé de relation personnelle de cette amitié, ses amis , nombreux , s’en sont chargés à sa place. La seconde parle chaleureusement de Mary dans le journal intime qu’elle a laissé. A travers ce qui est dit de la façon dont Mary les accueille, se précise la belle image d’une femme âgée qui a renoncé au bonheur pour elle même et se consacre aux autres .
Deux jeunes femmes caractéristiques de leur époque ! Elles fréquentèrent le salon , peu longtemps, à des dates différentes, et, sans doute , ne se rencontrèrent jamais. Marie Lenéru mourut en 1918 de la grippe espagnole ; Catherine Pozzi vécut jusqu’en 1934. Elles n’avaient pratiquement aucun point commun, sauf un : toutes deux étaient malheureuses, toutes deux tentèrent une carrière littéraire avec un succès limité, toutes deux trouvèrent chez Mary aide et consolation. La relation qu’elles entretinrent avec Mary, comme celle d’Emmanuel Berl, est exemplaire, car elle traduit parfaitement ce que Mary voulait être.
Marie Lenéru, écrivaine et auteur dramatique, fut jouée à l‘Odéon ; elle a joui d’une certaine notoriété et est totalement oubliée aujourd’hui : son œuvre ne mérite sans doute pas plus. Maurice Barrés , à qui Mary avait demandé une préface pour la biographie de Saint Just, parue dans les Cahiers verts en 1922 , avait raison en disant : « la pauvre Marie Lenéru me laisse bien sec et maussade ; je me rappelle que, l’ayant vue chez vous, elle me parut une ébauche, une maquette, un bloc mal dégrossi auprès de son sculpteur ». Ce qui était peu aimable pour la française et gracieux pour l’anglaise, mais ne l’empêcha pas de fournir le texte demandé : pas plus que d’autres, Barrès ne savait résister à Mary (177) .
Marie Lenéru est devenue sourde et quasiment aveugle à treize ans ; elle fit preuve d’une volonté farouche pour écrire et prendre part à la vie de son temps, agissant pour la paix et la promotion des femmes (178) . En 1926 une nécrologie paraît dans Le Gaulois (179) sur François de Curel, autre dramaturge bien oublié. François de Curel est un ami très proche de Marie Lenéru , le journaliste se sent donc obligé de parler de la morte : « Elle n’est plus là, hélas, pour se réjouir avec nous , … Nous avons de leurs mutuels entretiens le témoignage de ces grandes feuilles de papier conservées par Mme Lenéru … Et puis l’incomparable amie que fut pour cette infortunée Mme Mary Duclaux, les réunit dans ce salon où il n’était plus question d’être « la borne vivante » marquant la place vide mais une vivante qui se retrouvait chez Marie avec d’autant plus d’éclat qu’elle se savait là vraiment au milieu de ses pairs. Et les doigts de Mme Duclaux s’agitaient , parlant la langue des muets pour retranscrire les paroles du maître, tandis que ses yeux, ces yeux où se liquéfie une bonté que l’on devine présente à toutes les détresses, souriaient , encourageants ». A travers cette écriture quelque peu journalistique, s’exprime l’expérience vécue de quelqu’un qui fut surpris de rencontrer cette générosité, rare dans le monde littéraire . Nous serons moins surpris, nous qui connaissons Mary depuis que, dans le salon de son père, elle s’efforçait d’apporter son aide à un jeune poète aveugle, à l’admiration des autres commensaux.
A quelques trente ans d’intervalle , c’est toujours la même Mary , prête constamment à aider et à soutenir.
Catherine Pozzi (180) est surtout connue dans l’histoire littéraire par quelques très beaux poèmes publiés après sa mort, et ses amours malheureuses avec Paul Valéry. C’était une femme isolée et triste, qui souffrit toute sa vie d’ennui et d’un sentiment d’ inutilité foncière , et chercha sa voie sans la trouver jamais. Elle hanta les salons littéraires tout en les méprisant, fréquenta la Sorbonne et le collège de France sans jamais aller assez loin pour faire une carrière scientifique .
Frappée jeune par la tuberculose, elle passa sa vie dans la hantise de la mort . Jeune femme riche et intelligente, issue d’une famille de la haute bourgeoisie, dotée de grandes possibilités littéraires, elle n’eut jamais à lutter pour vivre, et n’eut donc pas à s’obstiner pour faire une carrière : échec exemplaire !
En 1928 , le mercredi 14 juin , jour officiel de réception, elle va « chez Madame Duclaux » (181) . On ne sait pas ce qui l’y a poussé ; elles avaient des amis communs, notamment Anna de Noailles et Daniel Halévy , chez qui elle a pu la rencontrer ou qui lui en ont parlé . Le 14 juin, elle se présente rue de Varennes, après toute une préparation : « Avant d’aller chez elle , j’avais pendant trois heures lu ses vers à la [bibliothèque] Nationale, lu du Browning, lu un livre de son mari (lequel ?). Je ne crois pas que les autres gens entendent l’amitié comme je le fais et se donnent tant de peine pour approcher d’une âme »
Elle y retourne le 5 juillet , « à la fin du jour » … « Madame Duclaux , comme un oiseau céleste , gazouille et me fixe de ce grand regard clair. Il y a là des dames , vieilles et anglaises. Que peut-elle me dire ? Elle ne sait rien de moi. Et moi je ne dirai rien ainsi. Quelque sens , quelqu’habitude (sic) des régions qui sont au dessus ou à côté de la vie fait qu’elle me regarde et que sa voix parle , au hasard, comme cherchant en moi une autre qui l’écoute. Mais ni l’une ni l’autre n’avons trouvé le mot par lequel surgit l’être et répond… »
Toutes deux se sentent proches, mais la communication ne passe pas . « J’ai passé très proche du refuge de grâce que j’avais été chercher, mais il est sous le passé , inaccessible » (Catherine sait que Mary a connu des morts qu’elle a aimés).
Elle y est de nouveau en novembre 1928 ; à ce moment là elle suit des cours à l’Institut Pasteur et sa maladie a repris . Elle rencontre chez Mary son beau-fils [Jacques Duclaux] et tente d’obtenir de lui des conseils, qui d’ailleurs « ne [lui] ont pas servi à grand-chose » . C’était prévisible, mais ce qu’elle a obtenu dans « l’exquis petit jardin de paix [de]cet appartement perché » et de la « petite vieille dame aux yeux clairs », plutôt que de l’information, relève de la douceur et de l’apaisement.
A compter de ce moment elles échangent des lettres , à propos des œuvres que Catherine fait paraître . Elles se rencontrent souvent chez les Halévy , ce qui permet l’amusante description de la prestation de Malraux , un samedi, quai de l’horloge, et de la réaction de Mary . Halévy a prévenu : « c’est un garçon étonnant , mais il a un peu volé » . Catherine n’apprécie pas cette « éloquence » préfabriquée qui cherche l’effet : « ce Malraux pue le mensonge et je n’aime pas le genre enfer » Mais elle note l’attitude de Mary : « Madame Duclaux , tous yeux bleu allumés et mince robe de soie noire Reine Victoria, béante devant André Malraux » . Cet ahurissement admiratif auquel Catherine Pozzi refuse de céder , traduit la reconnaissance d’un style nouveau et fort… et la consternation devant le personnage . Les deux femmes appartiennent à l’ancien monde, toutes deux comprennent la révolte devant le monde qui s’annonce, elles peuvent l’éprouver elles mêmes. Mais si toutes deux sont sensibles à l’intérêt de l’œuvre, aucune ne peut accepter cette attitude particulière de refus, ce déni du « cosmos », qui poussent la révolte jusqu’au délit et à la cruauté. .
On peut comprendre le monde qui vient et ne pas pouvoir l’accueillir !Il s’agit ici de bien plus que d’une sensibilité inhérente à leur commune classe sociale : toutes deux prévoient (182) , sans en faire la théorie ni en prévoir la force, la violence généralisée à venir , la perversion morale qu’elle suppose et la disparition d’une éthique, tout ce qui va permettre la shoah , acmé d’une culture en dégénérescence, dont toutes deux sont issues et qu’elles ont aimée.
En 1929 , le 31 janvier Catherine retourne rue de Varennes ; « A propos de je ne sais quoi, le nom de Valéry .. Elle dit : « Valéry, ce sont des serpents qui chantent » ; j’oublie alors qu’il y a si peu de temps que je la connais, et je lui dis tout. Et l’histoire des Browning et de leur amour qui, par préfiguration m’avait brûlé l’âme. [Catherine a rêvé d’avoir le même type de liaison avec Valéry] . Je lui ai fait entendre que c’était ma seule histoire, la volonté de l’amour-esprit. Et le reste, qui finit ici . [les deux amants viennent de rompre] . Elle m’a prise dans ses bras. Une telle horreur et une si grande pitié étaient sur son beau visage, que j’ai un instant mesuré l’épouvante de mon destin.. » Mary en reparlera, après avoir reçu un texte de Catherine accompagné d’une lettre que la jeune femme dit « avoir pleuré en l’écrivant ». Elle reçoit de Mary en retour une lettre de 4 pages avec « des effusions » , des considérations psychologiques ; « elle me compare .. à Rossetti, à Valéry aussi (avec ce nom fatal en a- t- on donc fini ?) et parle de garder les grains d’or du passé, fussent-ils mêlés de remords » . Bref Mary essaie de l’aider à dépasser, par l’écriture, la douleur de la rupture. Il ne semble pas qu’elle y ait réussi ; mais manifestement Catherine lui est reconnaissante.
Deux ou trois semaines plus tard , la maladie de Catherine empire et elle croit que la mort approche ; « mais ce n’est pas moi, c’est Hélène de Chimay qui est morte » (183) . Elle écrit à Anna de Noailles une lettre qu’elle n’enverra pas ; car elle sait qu’Anna ne s’intéresse pas à elle. Ce qui la conduit à se demander qui va se soucier de la perdre ? Et de citer quelques noms parmi lesquels : « Jouve [Pierre Jean Jouve], Mary Duclaux,.., à peine Halévy, pas du tout Claude »[Claude Bourdet, son fils]
Catherine continuera de fréquenter la rue de Varennes ; elle y rencontrera George Moore, Julien Benda, Tristan Derême et bien d’autres. La dernière mention de Mary Duclaux dans le journal date du 8 novembre 1930 et nous la montre bavardant avec André Malraux « dans le haut petit salon du quai de l’horloge » où « les cigarettes et les discours distribuaient un brouillard égal ». Halévy parlait « avec intérêt » de « ce garçon au visage de noceur … L’ennemi des lois en Malraux lui était évidemment sympathique. A moi, c’est l’ennemi de la mort » . C’était certainement aussi la position de Mary. Les deux femmes avaient le même sens des valeurs ! L’une eut pu être la mère de l’autre, elles ont tenté de se rencontrer dans ces admirations littéraires qu’elles avaient en commun. Mais parce que tentées dans le champ artistique, peut être aussi à cause de la différence d’âge, les relations ont rarement pu dépasser ce stade . Catherine était-elle prête au renoncement de Mary ? Probablement pas , pas plus qu’Emmanuel Berl qui a tant regretté de l’avoir abandonnée. La mort les a séparés avant qu’ils puissent se retrouver.
Les amis de l’âge mûr
Il y avait les amis, très nombreux. Ceux de la jeunesse : Vernon Lee quand elle passait par Paris, Henri James, Georges Moore … Et ceux de l’âge mûr , parmi lesquels deux se distinguent particulièrement : Maurice Barrés , pour lequel l’amitié prend quelque forme amoureuse, et le Docteur Roux , directeur de l’institut Pasteur.
Maurice Barrés
Sous le titre « Les trois Mary » , édité chez Grasset en 1959, Daniel Halévy a publié la correspondance entre Mary Duclaux et Maurice Barrès, de septembre 1909 au 23 août 1922, date à laquelle Mary exprime ses condoléances à la veuve de Barrès .
Le point de départ est une réponse de Mary à une missive de l’écrivain , « bonne et charmante » . Elle a remercié Barrès d’avoir parlé favorablement de James Darmesteter. Or, dans le premier chapitre du Voyage à Sparte, chapitre intitulé Le dernier apôtre de l’hellénisme , Barrés fait l’apologie d’un philosophe –poète- helléniste, Ménard, admirateur du polythéisme, qui défendait la thèse suivant laquelle « un peuple qui a renié ses dieux est un peuple mort » . En cela , qui plaisait fort à Barrès , Ménard prenait le contrepied de « ces grands travailleurs attristés et attristant ( ils sont cités : Burnouf, Renan, Taine , Littré) [qui] nous font voir les dieux incessamment créés puis détruits par nous autres, misérables hommes imaginatifs » (sic ! ) Et Barrés de poursuivre : « Ménard n’a pas jeté le cri blasphémateur de James Darmesteter, âpre prophète d’Israël, [qui] a vu dans un songe le Christ tombé du ciel et assailli par les huées de tous les dieux qu’il avait détrônés » (184)
L’essayiste n’est pas d’accord avec « l’âpre prophète d’Israël » ; il n’admet pas que « toute splendeur s’éteigne » et admire la « communion universelle des vivants et des morts dans la grande paix des dieux » . La veuve du prophète, elle , n’a retenu qu’une chose : un grand écrivain , un homme qu’elle admire, a ramené au jour le souvenir de James ; elle lui a donc écrit pour l’en remercier . Ainsi débute leur relation, sous les auspices d’un mort de la perte duquel , elle le dit à Barrès, elle « ne s’est jamais consolée » . Et de l’inviter à la venir voir place Saint François Xavier. Nous noterons qu’il s’agit là d’une démarche très semblable à celle qui aboutit à son mariage avec Duclaux ; mais Mary avait quelques dix ans de plus et Barrés était dûment marié. Rien de commun donc ! Voire !
A première lecture , on pense à une banale correspondance entre gensdelettres. Demande d’appui au député et au publiciste, remerciements réciproques pour l’envoi des œuvres, etc… Puis on passe aux échanges d’impressions de lecture . Le ton , d’abord compassé, devient plus familier. En 1920 Barrés s’intéresse au couple Browning, elle répond et ose des conseils nettement plus intimes : il devrait se reposer et ne pas trop travailler (8 août 1921) .
Cette fois Barrès ne laisse pas passer et relève , sur le ton de la plaisanterie : c’est bien féminin, c’est habile et cela rappelle chez beaucoup d’êtres ( dont l’écrivain fait manifestement partie) « les minutes d’angoisse, ces minutes de leur existence où ils se disaient, à propos d’une brune ou d’une blonde : « Elle qui est si vraie, est-elle en outre habile ? » Et ils commençaient à souffrir » Parvenu là, il a un petit recul : « Naturellement vous allez me dire que je suis fou » Et de passer dans la foulée à Grégoire de Tours et Marie Lenéru , pour conclure : « daignez , madame , me pardonner cette lettre un peu à l’étourdi ».
La relation n’est plus uniquement littéraire , quoique Mary ait pu en dire ; on en est à l‘amitié assumée , le mot apparaît en 1922. La dernière lettre envoyée par Barrès, en janvier 1923, se termine par « permettez moi , Madame , de baiser vos doigts et de me dire votre respectueux admirateur », ce qui peut passer. Mais dans le corps de la missive figure la phrase suivante à propos d’ Images et méditations, le recueil de poèmes qu’elle vient de lui envoyer : « J’aime ces portraits , ces trop rapides crayons que vous me donnez du temps où vous étiez une Juliette de Vérone , ou plus exactement une Mary Robinson de Florence, et qui s’accordent avec cette invincible jeunesse intérieure qui transparaît sur votre charmante figure respectée et l’illumine de sympathie, de grâce, de tout ce qui se fait désirer »
On est en plein marivaudage et le ton monte . 18 mois après, la mort de Maurice Barrés met fin à ce petit jeu.
Ils ont tous deux atteint le troisième âge, ils s‘amusent, cela ne va guère plus loin , quoique … Maurice Barrés semble s’être un peu répandu auprès de ses amis sur le thème qu’il eut pu devenir amoureux de Mary Duclaux ; parmi eux , son amie officielle, Anna de Noailles ! Et Mary de raconter , dans une lettre à son beau fils Pierre, , une anecdote savoureuse, qui fait suite à des considérations sur les cadeaux de Noël et les mesures anglo-saxonnes. Elle participait, raconte-t-elle, au « déjeuner du Prix » (le Femina) ; « Nous étions au dessert et en train de voter ; je mangeais pensivement mes raisins en méditant mon bulletin quand la porte s’est ouverte avec fracas . Et dans un tournoiement de voiles, d’ailes , de cris, une sorte de colombe effarée s’est précipitée dans mes bras , m’embrassant sur les deux joues, s’écriant très haut : « Ah , que j’embrasse ce visage ravissant ( !) » C’était Madame de Noailles , que je n’avais pas vue depuis six ans ! Puis , pour expliquer ce mouvement, elle s’écrie à qui veut bien l’entendre : « Barrés m’a souvent dit : « Si je n’étais pas amoureux de vous, je le serais d’elle » !!! …Vous pouvez juger de ma confusion.. » L’histoire est drôle et vivement enlevée. Mais pourquoi raconter cela à Pierre, qui n’était guère porté sur les mondanités ? Et pourquoi Pierre a-t-il conservé la lettre ? (185)
Reste qu’il y avait entre Maurice Barrés et Mary Duclaux bien des convergences : entre autres , avec le goût de la langue, l’amour de la terre et des hommes qui l’habitent ; Mary la dreyfusarde ne pouvait suivre Barrés dans ses réflexions antisémites , mais elle le comprenait fort bien dans sa peur des barbares et dans son désir de transmettre la culture dont elle aussi se sentait héritière et comptable .
« Ce [livre] (186) est l’œuvre d’un homme pour qui seul le monde intérieur existe – ce qui est aussi, par certains cotés, le cas de Mary – Le héros de Sous l’œil des barbares n’a pas de patrie , pas de profession , pas de famille , pas de maison et pas de nom. Seul existe , seul est réel , à ses yeux, l’Ego – autrement dit son propre esprit” . Ce repli sur soi ne peut que déplaire à Mary qui a toujours voulu maintenir l’équilibre entre ce qu’elle estime devoir aux autres, tous les autres , et sa liberté intérieure qu’elle veut totale et ne livre qu’à ceux qu’elle aime – ou à ses poèmes. La clé d’un tel égoïsme est peut être , selon elle, dans l’enfance barrésienne : avoir vu les uhlans prendre en otages la petite ville de Charmes (187) ( Lorraine) et ses habitants, dont son père, L’expérience peut être aussi à l’origine de la peur des barbares, de l’idée de précarité des civilisations, … et du nationalisme. Là il est plus difficile de le suivre . Heureusement (pour notre critique ! ) Barrés découvre bientôt qu’en plongeant profondément dans l’âme d’un être on y trouve tous les autres ( Les déracinés) : l’âme commune , celle de la « race » , « la cohorte mystérieuse des morts et des âmes à naître qui prolonge l’importance de la vie la plus humble » . Entre l’Ennemi des lois ( 1895 ) et Les Déracinés (1897), il y a un abîme (a chasm) , que Mary attribue au « sens de la continuité, au désir de maintenir et de préserver ”. Duclaux aussi , le dreyfusard , retrouvait dans le pays auvergnat qu’il foulait, le souvenir et l’exemple de ceux qui l’avaient construit. L’amour de la liberté n’est pas incompatible avec l’admiration due aux morts. Si on laisse de côté les considérations politiques , auxquelles Mary ne s’intéressait guère, il y a en effet des points communs entre Barrès, le Darmesteter de l’histoire de France racontée aux enfants, , et le Duclaux du laboratoire du Fau qui voulait promouvoir la culture et les produits du cantal.
Barrès est parvenu à la marge de la seconde partie de la vie, sur « la route qui ne va nulle part » . Reste à « construire au dessus de l’abîme un pont étroit avec l’espoir de voir survivre la race et l’idéal ; alors la tristesse de notre inévitable destruction est tempérée par la sérénité et l’espérance» . Sur cette même route Mary éprouve la continuité, rassurante , entre elle, le dernier maillon de la chaîne, et les hommes et femmes de culture qui la précèdent : les tenants de la civilisation classique et de la morale du devoir, anglais , français ou autres, de Dante à Pascal, d’ Emily Brontë à Victor Hugo, tous ceux avec qui elle a longuement vécu et travaillé dans l’intimité de « la chambre aux livres » . Elle a des devoirs envers les vivants, les descendants d’Émile et les jeunes gens qu’elle reçoit et rassure ; son sens de l’éthique et de la continuité familiale l’y oblige. Elle est pourtant plus proche des écrivains morts dont elle se sent héritière. Les deux lignées, familiale et culturelle, assureront la survie de ce à quoi elle tient . Il n’y a en effet pas très loin de Mary Duclaux à Maurice Barrès.
Deux esprits se sont rencontrés dans les obligations de la morale et de l’histoire, même si les activités politiques de l’un sont loin des préoccupations d e l’autre. Deux artistes aussi se sont rencontrés, la poétesse du Jardin italien et l’auteur du Jardin de Bérénice et de Du sang, de la volupté et de la mort . Ils le refusent , certes , mais ne peuvent s’empêcher de se vivre comme fruit d’une culture décadente. Cette culture du confort et du plaisir a éliminé – ou croit qu’elle a éliminé – le risque, le danger, la présence quotidienne de la violence , et donc repoussé la mort, devenue invisible . « Être périssable, c’est la qualité exquise, écrit Barrés, … Il n’est point d’intensité véritable où ne se mêle l’idée de la mort » La mort, continuellement présente dans la pensée de Mary. Pour Barrès l’époque vit une culture de la médiocrité qui lie les hommes par des règles intangibles et les enferment dans un espace protégé ; par là elle leur interdit tout ce qui fait le sel de la vie. Il faut en sortir, retrouver les extrêmes, seuls capables de créer la volupté et de donner un sens à la vie. C’est ce que l’écrivain va chercher à l’extrémité de l‘Europe, dans l’Espagne de Charles Quint , exemple parfait de celui qui passa de l’extrême du pouvoir à celui de la pauvreté et y trouva, selon lui, une forme de volupté . Mary peut comprendre cette quête, elle qui s’intéressa de si près à Pascal et au Racine de Port Royal.
Dans l’esprit de Mary luttent deux tendances contradictoires : un très fort élan vers la révolte et la liberté ( le choix de Vernon Lee et de Darmesteter en est le signe ) et la renonciation à cette même liberté, par acceptation des contraintes sociales. Ce qui seul compte c’est la liberté de l’âme . Cette contradiction a quelque chose de fascinant qui a sûrement attiré Barrés . A-t-il senti en elle ce qu’il aima en Bérénice : « Ta poésie [celle de Bérénice] , ton enseignement, c’est d’être une petite bête de joie, de liberté, durement froissée par les règles » A-t-il découvert en Mary cette petite bête , soigneusement cachée ? (188)
Émile Roux
Le second homme présent auprès de Mary dans cette période , bien plus présent que Barrés, est Emile Roux , le successeur de Duclaux à l’Institut Pasteur. Ses relations avec Mary, alors Darmesteter, remontent à sa rencontre avec Duclaux, les fiançailles et l’introduction que chacun des deux assure à l’autre dans le monde auquel il appartient. Pour Duclaux c’est simple , tout tourne autour de l’institut Pasteur et des pastoriens, qu’elle cite dans les lettres à sa mère : Salimbeni, Metchnikof, etc. Parmi eux Émile Roux qui succéda à Duclaux, son maître , écrit-il . En 1904, Mary avait 47 ans et Roux 51, il avait été le préparateur et l’élève de Duclaux à Clermont Ferrand ; Duclaux l’a présenté à Pasteur et depuis lors Roux n’ a vécu que pour la recherche et l’institut Pasteur . Tout naturellement une correspondance (189) s’établit avec Mary quand Duclaux a sa première attaque, autour des soins qu’elle assure et des nouvelles qu’elle en donne. La mort de Duclaux ne rompt pas le lien , bien au contraire ; elle tourne d’abord autour de la biographie de son mari dans laquelle Mary s’est lancée et pour quoi elle a besoin de conseils, à propos d’un milieu et de travaux qu’elle ignore . Roux répondra avec une gentillesse touchante, non dépourvue d’humour . La relation devient vite plus proche . Prenons à témoin la lettre envoyée par Émile Roux à Olmet le 15 juillet 1906
« Chère , [sic],ce mot quittera Paris par le même train que vous .. Il arrivera presque en même temps que vous à la maison et avec lui quelque chose de moi entrera sous votre toit. » « Au milieu des chers et douloureux souvenirs que vous allez trouver il vous dira que , même après un passé inoubliable, le présent peut n’être pas sans douceur » « Enfin il vous apportera les tendres sentiments de votre ami »
Cela va peut être au-delà de ce qu’eut souhaité Mary ! Nous ne saurons jamais ce que ces deux là se sont dit . Émile Roux vivait en célibataire et Mary était veuve, de nos jours une liaison ouverte serait possible ; en 1906 c’était autre chose. Si liaison il y eut, il n’en demeure que 30 ans de lettres (190) et les témoignages contemporains , à commencer par ceux de la famille , selon lesquels, quand tous deux étaient à Paris, Émile Roux et Mary Duclaux se retrouvaient tous les dimanches matins chez Mary dans la « chambre aux livres » (Dr Roux, sic) ; et quand ils étaient séparés ( en général pendant les vacances) ils s’écrivaient. Mais Mary était passée maîtresse dans l’art d’attirer les hommes – les femmes aussi – et de ne leur donner que ce qu’elle voulait bien offrir.
Les lettres d’Émile Roux sont charmantes, écrites dans l’intention d’amuser et de plaire. On peut y lire , en transparence , l’histoire de l’institut , à travers les anecdotes et les réactions du directeur. On y découvre aussi , avec amusement , des préoccupations plus personnelles, autour des problèmes de santé de l’un et de l’autre . Ces difficultés, pourtant graves quand il s’agit de lui , sont toujours évoquées avec la distance convenable (191). C’est un problème de tenue morale, non de décence : pour lui comme pour elle parler de soi, se mettre en avant , est preuve de mauvaise éducation. S’agissant d’elle on découvre en souriant quelque peu , qu’elle est pour lui « la plus imprudente des femmes »(sic) car elle sort par tous les temps ( !!!) , qu’il pleuve ,vente ou neige ; les lettres sont pleines de recommandations d’être prudente ( !) , souvent répétées deux fois. Le lecteur en sort amusé mais perplexe : à lire Roux, qu’on sent animé d’un fort instinct de protection, heureusement tempéré par le ton humoristique avec lequel il le fait passer , on croirait que Mary jouissait d’une santé plutôt faible , et ce fait serait corroboré par la correspondance avec sa mère, remplie de considérations sur des accidents de santé . Or Mary est morte à 87 ans ce qui pour l’époque est un âge honorable ! En conclurons nous que nos rapports avec les problèmes de santé ne sont plus les mêmes qu’il y a cent ans . Il manque pour ce faire une histoire intime de la santé.
Emile Roux fut le dernier compagnon de Mary ; après sa mort en 1933, il restait à Mary quelques dix ans à vivre , et plus personne pour partager , avec le thé de cinq heures, ces échanges complices qui ne sont possibles qu’entre gens de la même génération . Restait la solitude , affectueusement soutenue bien sûr par la génération suivante : mais Mary avait toujours su que ce n’était pas la même chose.
Ce qu’il y a de pire dans la vieillesse c’est de vivre au-delà de sa propre génération .
Travaux professionnels
A coté des rencontres auxquelles Mary consacre une bonne partie de sa vie, il y a aussi , Dieu merci, des occupations de nature professionnelle, que Mary , bien entendu , n’aurait jamais ouvertement appelé de ce nom. Elles tournaient autour des livres , ceux qu’elle écrivait et ceux des autres , dont elle rendait compte et qu’elle avait , parfois, à juger . Ceux qu’elle écrivait seront étudié dans la deuxième partie de ce livre. Les jugements portés sur ceux des autres l’étaient à travers deux instances , le Times literary supplement et le jury du prix Femina.
Le jury Femina
Selon la plus récente étude sur le jury du prix Femina , qui propose la liste des jurys depuis la fondation du prix en 1904 jusqu’à nos jours (192) , Mary Duclaux aurait été membre du jury depuis le début ; on retrouve ses traces jusqu’en 1935 (193) .
Pour avoir une idée de l’atmosphère du jury alors, adressons nous à Camille Marbo , qui entre parenthèses était alliée aux Duclaux par le mariage de sa sœur avec Jacques , donc bien connue de Mary (194) . Lorsque Camille obtient le prix, Mary, soutenue par Marcelle Tinayre , parle d’elle pour le jury : on reste en famille ! Pas de succès immédiat, il vint plus tard. A la fondation du prix, nous dit Marbo, « vingt femmes avaient été choisies par [Caroline de Broutelles], créatrice et directrice de trois revues féminines, qui voulait protester contre la décision du jury Goncourt de ne couronner aucune femme: la comtesse de Noailles présidait ce cocktail qui comprenait une douzaine d’écrivains authentiques, quelques dames titrées ayant écrit un ou deux romans dans une revue lue par les gens du monde, et des femmes ou veuves d’époux glorieux. Il convient de citer l’ « exploratrice » à propos de laquelle on chantait dans une revue de Rip :
« Et un p’tit, vieux, j ’sais pas pourquoi
Qu’chez nous on nomme Mame Dieulafoy »,
connue dans tout Paris, plus que par ses écrits, par sa vêture. Elle portait un petit toupet masculin et s’habillait rigoureusement en homme, en veston ou en habit, avec pantalons rayés ou noirs, ce qui nécessitait, au début de ce siècle, une autorisation préfectorale. … »
Cette présentation , quelque peu ironique, permet de supposer une des raisons pour lesquelles Mary ne parle guère du jury dans ses livres ou ses articles , sauf par référence aux prix littéraires en général. Outre son habitude de ne pas se mettre en avant, pour elle toutes ces dames n’étaient pas fréquentables, ni socialement , ni intellectuellement . Il y avait certes de vraies écrivaines , comme dit Camille Marbo : Marcelle Tinayre, Lucie Delarue–Mardrus, Anna de Noailles… et la critique du Times remplit son devoir en rendant compte fidèlement de leurs parutions . Les femmes –ou veuves – d’hommes glorieux, comme Julia (Alphonse) Daudet ou Harlette (Fernand) Gregh , n’étaient pas passionnantes, sauf si elles s’efforçaient d’écrire (Lucie Félix Faure Goyau) . Séverine ne s’intéressait pas aux mêmes choses que Mary, pas plus que madame Dieulafoy : elles ne pouvaient compter parmi les ornements du salon de la rue de Varennes . » (195)
Les réunions du jury sont pour Mary une obligation professionnelle, elle en parle aux lecteurs du Times avec un recul amusé : à « l’arrivée de la saison des prix, alors que personne ne lit plus, [les livres] tombent sur les rayons des librairies comme les feuilles jaunies [de l’automne] » (196). Un peu plus tard (197) elle signale à l’anglais intéressé par les curieuses mœurs françaises que chaque critique , surtout les membres du Goncourt et du Femina , reçoit une centaine de livres : « Naturellement il est à peu près impossible de porter en moins d’un mois un jugement correct sur le mérite de quelque cent vingt essais de marier nature et art (Curieuse définition du roman!). Au mieux , si on en lit vingt ou trente et si on renifle l’odeur du reste, on peut avoir une idée des tendances du roman contemporain et se tirer de cette rude tâche avec l’impression d’être meilleur et plus savant, mais l’âme froissée par la sensation d’avoir peut être commis une injustice involontaire » Je doute que plus de soixante ans après les choses aient beaucoup changé !
Quelque soient ses doutes sur la valeur de ce travail , Mary l’assume honnêtement.
Times Literary Supplement : T.L.S
Pour le Times aussi Mary est une collaboratrice d’un genre particulier : elle assure une critique régulière, des articles de fond en première page mais ne se met jamais en avant et suit les recommandations du docteur Roux : « Les bureaux de la rédaction du Times… sont malsains pour vous. Restez pour vos confrères du grand journal la critique voilée , vous y gagnerez en prestige et surtout vous éviterez de respirer les horreurs accumulées dans ces antres de journalistes » (198) . Mary devait avoir une opinion proche de celle de Roux sur les « antres des journalistes » : ce n’était pas un lieu pour une femme convenable ! Il fallait donc faire le même travail , c’était une nécessité pratique, pour ne pas dire financière, et ne pas apparaître au grand jour .Trente cinq ans de contributions anonymes, plusieurs centaines d’articles divers , et il a fallu la compilation faite par les documentalistes du Times en vue d’une publication informatisée, pour apprécier l’effort fourni ! De temps en temps on est ahuri par l’ apparente modestie de l’auteur !
Voilées ou pas, trente cinq ans d’interventions ne peuvent pas manquer d’avoir joué un rôle dans les relations franco-anglaises : la bourgeoisie d’ outre-manche va peut être modifier la représentation qu’elle se fait de la France, ! La moyenne bourgeoisie, celle qui lit the Times , n’a pas les moyens d’un voyage régulier en Europe et s’appuie donc sur ce qu’on lui en dit.
Depuis le milieu des années 1840 la France et l’Angleterre recherchent une entente fondée sur des intérêts communs, entente concrétisée par le traité de 1904 (199). Les intellectuels des deux pays s’efforcent de consolider des liens que l’histoire des deux nations ne rendent pas évidents et d’éviter qu’ils se bornent aux fantaisies du prince du Galles et de quelques autres autour des « petites femmes » du Paris d’Offenbach . Quelques uns de ceux qui furent les pôles successifs de la vie de Mary, Vernon Lee, James Darmesteter , puis Daniel Halévy étaient eux-mêmes liés d’une façon ou d’une autre aux deux nations . Vernon publiait surtout en Angleterre mais avait passé une bonne partie de sa jeunesse en France et y a fait des séjours jusqu’à la fin de sa vie – dont celui chez Emile à Olmet – . James s’intéressait à la culture anglaise – c’est par là , on le sait , qu’il a rencontré Mary – et travailla à Oxford . Et Daniel Halévy , après une jeunesse franco anglaise sur la côte dieppoise (« colonie britannique » l’été selon Jacques Emile blanche (200) était ami de Georges Moore et de Henri James, eux mêmes amis de la famille Robinson. Le maître de James et de Mary, Taine , son neveu, André Chevrillon , ami proche et agrégé d’anglais, ont écrit de nombreux ouvrages autour des relations franco-anglaises . Quant à Henri James on sait qu’il fut l’auteur d’ articles et de livres charmants pour faire comprendre la France aux anglophones. Une absence dans ce concert : Emile Duclaux, qui ne parlait pas anglais mais dont la sympathie sans nul doute était acquise à sa « fantasque » épouse britannique. Tel est le milieu où s’insère la collaboratrice du Times à Paris.
Faire connaître la France , ses peuples et ses provinces, telle est la première tâche que se donne Mary, comme le fait d’ailleurs Henry James. En dehors des séjours bien connus, Paris, la cote d’opale , la côte d’azur , le touriste curieux y rencontrera, affirme Mary, des paysages divers dont beaucoup sont proches de ceux que l’anglais aime dans son pays . Il rencontrera des français solides, travailleurs et fiables, peu portés sur la légèreté qui leur est traditionnellement attribuée outre manche, mais aussi pleins d’humour et de gaieté (201) :
La France ne se réduit pas à Paris et Paris ne se résume pas au Moulin de la Galette . Mary prend à cœur de faire connaître les régions, via les nombreux comptes rendus des livres géographiques et/ou descriptifs qu’elle recommande à ses lecteurs . Gaston Roupnel , Vidal de la Blache, les références sont solides, et son cher Cantal y tient une place éminente. C’est d’autant plus intéressant que , hier comme aujourd’hui, peu de ses compatriotes y mettent les pieds. Le gentleman qui ouvrira ces livres aura une idée plus précise et plus juste de ses voisins de l’autre côté du channel . Il pourra aussi connaître le Paris des quartiers et des métiers artisanaux, le vieux Paris dont on peut lire l’histoire à travers ses monuments, en remontant à la Lutèce de Julien l’apostat . Même s’il sourit de la gloriole française que Mary rappelle avec une indulgence amusée , il en aura une vision plus vaste et plus précise. (202)
Il faut détruire les idées reçues et rétablir l’équilibre.
Les idées reçues ? Il y a celle du « gay Paris », la plus courante Mary ne peut s’empêcher de se moquer de ses compatriotes qui voient le monde à travers le prisme du puritanisme. Elle rend compte par exemple de la publication chez Champion du Journal d’un voyage à Paris de Thomas Jessop (sept-oct. 1820) (203) . « Il ne pourrait y avoir de meilleur spécimen de John Bull outre-manche » . Le révérend ne s’étend pas sur les plaisirs de la capitale ( !!!) mais remarque que « Paris n’était pas dépourvu de plaisirs raisonnables : il y avait le cimetière du père Lachaise » , et , « lorsque le temps vint de quitter ces hauts lieux de l’iniquité [le palais royal], notre vertueux compatriote put revenir chez lui vers la religion et la liberté ».. Heureusement il avait légèrement modifié son jugement sur les français : « C’est vrai qu’ils ont peu de morale et de religion , … ; mais , avec tous leurs défauts , ce sont toujours des hommes » !!! Les Français, aussi bizarres puissent-ils paraître, étaient tout de même des hommes, eh oui ! Etait-il à ce point nécessaire de le rappeler aux lecteurs du Times ?
Les opinions toutes faites ? La société en regorge , des deux côtés de la Manche. Paris , dit un auteur anglais, admiratif celui-là, est « en même temps la plus ancienne et la plus moderne cité d’Europe » Étonnement -feint – de Mary : « Nous aurions supposé que Berlin était plus moderne et , sûrement , Athènes, Trèves , Marseille , Lyon et Bordeaux étaient de splendides cités florissantes quand Lutetia Parisiorum était un village sur une île au milieu de la Seine » (204) . Les Français ne sont pas en reste : ainsi Pierre Loti, dans la mort de Philae. Elle en admire les descriptions poétiques, mais regrette les attaques contre « the maleficent power of Britain » ( le maléfique pouvoir des anglais ) : ils osent ( déjà !) prévoir sur le Nil un barrage qui va noyer le temple, ! Et pire ! Ils envahissent la région de « cooks et de cookesses » (sic) , qui « représentent sans grâce [l’Angleterre] » (205)
Il ne s’agit pas seulement , on le voit , de présenter aux anglais , les derniers courants intellectuels et les succès de librairie en France , il s’agit aussi de mettre les pendules à l’heure et de corriger – tenter de.. – les vieilles représentations qui fleurissent des deux côtés Trente ans de travail pour combler –métaphoriquement – le channel … Le gentleman , lecteur assidu du Times , ne pouvait , en 1939 , se contenter de l’image , étriquée et fabriquée par les siècles de conflit, d’une France peu fiable, portée aux révolutions de rue, étrangère et hostile . Petit à petit elle est devenue celle d’une alliée dans les deux guerres .
Même si elle ne fut pas la seule à le faire , nous pouvons être reconnaissants à Mary de cet effort . Pendant les dures années de la deuxième guerre. elle put de son perchoir d’Aurillac , en voir les effets ; elle en fut certainement réconfortée des souffrances qu’elle partageait avec ses compatriotes des deux pays, et , si elle ne connut pas l’issue définitive , elle put en mourant , être sûre que son travail n’avait pas été vain. Ce qu’elle avait toujours voulu .
Entre les deux guerres, environ vingt ans de vie. Autant qu’entre la rencontre avec Violet Paget et le mariage avec Émile Duclaux. La période qui va de 1888 à 1914 correspond à l’apogée de sa carrière littéraire, celle où Mary occupe une petite place dans la vie intellectuelle parisienne et où son nom (ses noms !) dit encore quelque chose à ceux qui en occupent le sommet . Or Gaston Paris meurt en 1903 après Renan et Taine : ainsi se ferme la parenthèse Darmesteter (206) ! Le second mariage apportera peu de changements, Émile lui ouvre des portes , elle lui en ouvre aussi , inattendues pour lui et qui l’amusent. Sur le plan artistique Anatole France et quelques autres tiennent haut la barre du classicisme auquel elle veut appartenir, le symbolisme ne la gêne pas, elle y a participé avec les derniers préraphaélites. Jusqu’en 1914 elle est en terrain connu.
A partir des années 20 disparaissent petit à petit les derniers tenants de la tradition littéraire classique , le dernier est probablement Barrés et c’ est sans doute un des faits qui les a rapprochés : se sentir parmi les derniers défenseurs d’un mode d’écriture qui s’éteint. Quant aux arts plastiques , il y a longtemps que c’est fait . Il reviendra à Gertrude Stein de défendre Picasso et Matisse , à Adrienne Monnier et Sylvia Beach de lutter pour Valéry et James Joyce . Mary Duclaux ne fait pas partie du groupe de femmes qui font les beaux jours – et les belles nuits – du Paris des années 20 . Elle ne pouvait en être . Ce n’est pas seulement une question d’éthique victorienne, comme le pense Emmanuel Berl . C’est l’impression – fondée – que personne ne croit plus à tout ce en quoi on a eu confiance, que prennent le dessus – avec raison – les valeurs de refus contre quoi on a toujours lutté . Elle comprend mais ne peut pas suivre .
Vernon Lee , morte en 1935 après avoir perdu avec la guerre le peu d’influence qu’elle avait pu avoir, écrit : « les illusions les plus communes et les plus durables de toutes concernent ce que nous chérissons ( avec raison ) plus que n’importe quel amant, ce que nous détestons ( et très justement) plus que n’importe quel ennemi : la bonne ou mauvaise opinion que nous avons de nous même » (207) Perdre ses illusions est le propre de l’âge ; mais cette perte ne correspond pas obligatoirement au sentiment de la fin d’un monde et de la possible inutilité de sa vie. Vernon Lee , toujours elle , écrit : « Je me retrouve dehors , abandonnée dans le froid» . Mary eut pu écrire la même chose.
– (149) – Mary Duclaux , parlant de madame de Sévigné. :« Ce qu’il y a de pire dans la vieillesse, c’est d’avoir survécu à sa propre génération » . Son beau fils , Jacques , à plus de 90 ans, disait aller à l’académie des sciences parce que « c’était là seulement qu’il rencontrait des petits camarades de son âge » !
– (150) – Archives de l’institut Pasteur, carton Mary D.
– (151) – et amicales . Emily Sargent, sœur du peintre , par exemple, lui avait assuré une petite rente, mentionnée dans une lettre à Jacques.
– (152) -T.L.S., 20 mai 1915, p. 169
– (153) – Delagrave, Paris , 1915
– (154) – Réduction » (des indiens) : on donne ce nom aux missions d’Amérique latine où les missionnaires , surtout les jésuites, regroupaient les indiens convertis.
– (155) – Casa guidi’s windows , poème pour lequel Mary écrira une préface
– (156) – Poème publié dans le T.L S. , 20 août 1914, p. 393
– (157) – Le poète et Catherine , la fille-verrou du monde occidental, qui, lorsque le tyran prussien lance ses hordes contre notre paix , oppose une main, légère mais si ferme, pour clore nos portes et résister .
– (158) – Au début de la guerre elle s’est réfugiée chez les Halévy avec sa mère et sa sœur ; les Halévy ayant du quitter leur maison , classée en zone militaire , elles allèrent à Melun, auprès de la famille Mengin ( R. Mengin , Monsieur Urbain.. , ch. XLII)
– (159) – The book of France , collectif, publié “in aid of the French parliamentary committee’s fund for the relief of the invaded departments”, Mac Millan & Co, London, E.Champion, Paris, 1915, Paris, 2è ed ( 1ère ed : 1913) ; l’ouvrage, un recueil, très inégal, de contributions d’auteurs anglais et français, est cité et commenté dans Prochasson Christophe, Rasmussen Anne, Au nom de la Patrie, Paris, La découverte, 1996, p. 174. The book of France est publié dans les deux langues et Mary en profite pour utiliser les deux . Les contributions en général donnent dans le discours patriotique de base sur lequel l’humour de Mary tranche agréablement.
– (160 ) – at the top of my old cracked voice , and they (appreciating the welcome and excusing the minstrelsy) waved their hands to me as they passed »
– (161) – T.L.S., 13 janvier 1916
– (162) – Citation de Maurice Barrès, ,l’union sacrée, Paris , Emile Paul , 1915 ; dans T.L.S. 2 septembre 1915, p. 20
– (163) – Twentieth Century French Writers , Collins,London, 1919
– (164) – 1870 – 1948 ; Romancière fort connue de l’époque ; elle aussi membre du jury Femina
– (165) – Sur Marie Lenéru, voir le chapitre suivant
– (166 ) – Virgile , églogue IV ; é » Il vient enfin le dernier siècle prédit par la Sybille ; voici qu’éclot un grand ordre de siècles nouveaux »
– (167) – Emmanuel Berl, Rachel et autres grâces , Grasset, Paris, 1965 : journaliste, historien et essayiste, époux de la chanteuse Mireille ; (1892 – 1976)
– (168) – Emmanuel Berl était alors en froid avec sa famille ; Mary lui avait donc permis de loger dans une chambre de bonne , à l’étage au dessus
– (169 ) – Mary connaissait les sœurs Brancovan depuis leur jeunesse, alors qu’elles n’étaient pas encore devenues Anna de Noailles et Hélène de Caraman-Chimay : Xxth century Frenchwritiers, pp. 178 – 192
– (170) – Voir plus bas
– (171) – Un exemple de la façon dont Mary comprenait son « salon » : lettre à Maurice Barrés le 24 avril 1922 : « je convie une douzaine d’amis le 7 mai, dimanche à cinq heures, pour rencontrer Georges Goyau, de retour à Paris après vingt-cinq mois de studieux exil. Viendrez vous ? Que vous me feriez plaisir ! J’aurai Daniel Halévy et sa femme, ma bonne voisine la duchesse de Rohan et sa fille, si vive et si gaie, et j’invite les Tharaud . Mes pièces sont si petites que je n’ose guère aller plus loin, car je reste toujours chez moi le dimanche et d’autres personnes peuvent venir me demander une tasse de thé » Commentaire de Daniel Halévy : « Ces mots là expliquent le fait que Mme Duclaux n’a jamais pu avoir un salon agréable : pour avoir un salon il faut de la sévérité dans le choix, et madame Duclaux n’était capable d’en avoir aucune. Un jour que je lui en faisais l’observation, elle me répondit par un regard indigné » En effet ! Ils n’avaient sans doute pas la même idée de l’ « agréable » !
– (172) – Emmanuel Berl , Rachel et autres grâces, Grasset, Paris,1965.
– (173) – T.L.S., 1914, 23 avril, p. 199 ; M. Barrès, la grande pitié des églises de France, Paris, E. Paul, 1914
– (174) – Voir Huit jours chez M. Renan, Plon , Paris, 1923 ; la première édition est de 1896, dans une revue ; le séjour est inventé de toutes pièces , Renan joue un rôle un peu ridicule . Barrès fait un pastiche qui tient du canular d’école normale, Renan ne pouvait s’en émouvoir 4 ans après sa mort ; mais Barrès eut la chance que le fils d’Ernest, Ary Renan, le prenne mal et cherche à interdire la publication , ce qui était le meilleur moyen pour que le public s’y intéresse ; Barrès prétendit même , dans un dîner auquel assistait l’abbé Mugnier, qu’Ary le provoqua en duel, lequel n’eut bien entendu pas lieu ; mais quelle confiance accorder à ce pilier de salon , sinon de sacristie ?
– (175) – Lettres à Barrès , 24 avril 1922
– (176) – « Mercredi était une journée très chargée : le Prix [Femina], mon « jour », la rentrée de Mabel. Le déjeuner du Prix était amusant » : lettre à Pierre Duclaux , 12 décembre 1927
– (177) – 1er mai 1910 : Mary Duclaux .à M. Barrès : première lettre de recommandation pour Les Affranchis de Marie Lenéru, « une des plus chères de mes jeunes amies. Marie Lenéru est, depuis sa douzième année, complètement sourde ; elle voit fort mal, trop mal pour lire sur les lèvres. Elle vit dans un monde où il y a peu de distractions… etc. ». Elle lui signale ce livre « où vous reconnaîtrez, Monsieur, j’imagine, la trace, l’empreinte, mais non l’imitation ni le pastiche de votre esprit »
– (178) -: articles dans divers journaux , pièces de théâtre (Les affranchis , 1910) ,obtint une critique élogieuse de Léon Blum, qui, lui aussi, fréquentait la rue de Varennes) ; La paix fut montée après sa mort en 1921, reprise partiellement en 1922 pour la section féminine de la société des nations.. ) . On parle encore d’elle en 1926 (conférence de Funck Brentano pour le conseil national des femmes françaises le 7 mars 1926) et en 1946 (Robert Kemp, à propos de la réédition de son journal)
– (179) – Le Gaulois, 22/05/1926
– (180) – Catherine Pozzi, (1882 – 1934) fille d’un chirurgien connu , femme du dramaturge Edouard Bourdet dont elle eut un fils, Claude, a été élevée et a vécu dans un milieu brillant et cultivé , parmi les artistes et les écrivains . Son journal , publié , présente une femme malheureuse et malade , qui a rêvé d’une carrière , mais a passé son baccalauréat à 37 ans , flirté avec la chimie autant qu’avec l’écriture poétique , et n’a jamais rien réalisé de vraiment solide . Elle mourra seule, déçue, épuisée par la tuberculose, la morphine et le laudanum.
– (181) – Extraits du journal, Paris, Ramsay, 1987
– (182) – La même gêne apparait dans le compte rendu de La condition humaine : T.L.S. , 22 février 1934 , p . 113 Le roman, qui vient d’obtenir le prix Goncourt, fait partie , dit Mary à ses lecteurs, d’une série de livres qui ont “plus ou moins la même tendance : le refus de la société telle qu’elle est actuellement, le désir de refaire le monde, la révolte contre le formalisme, la concussion, l’hypocrisie , tous les vices d’un monde sénile. M. André Malraux , tout spécialement, montre une révolte non ignoble qui révèle souvent une cruauté pire que celle des Jacobins … Ses œuvres font penser à un ciel bleu divinement pur qui dominerait une scène remplie de déchets nauséeux et de fumées malodorantes.. » Difficile de dire mieux une réaction d’admiration et de rejet : bel exemple de différence culturelle.
– (183) – Hélène de Caraman-Chimay, sœur de Mme de Noailles]
– (184) – James Darmesteter, La légende divine, A. Lemerre, Paris, 1890, in 12°, ded : mariae sacrum
– (185) – 12 décembre 1927
– (186) – Sous l’oeil des barbares, in XXth century french writers, article sur Maurice Barrès , pp. 1 – 33 . Elle y cite un autre article publié par elle sur le Barrès d’avant 14 dans Qquaterly Revieuw )
– (187) – Charmes se trouve entre Nancy et Épinal, au pied d’une colline des Côtes de Moselle nommée le Haut du Mont et près d’une vaste forêt, la forêt de Ternes. En 1870, Charmes est occupée par les Prussiens, avec incendies, assassinats d’habitants, exactions de toutes sortes, jusqu’à la libération en 1873. Quarante ans après, au début de la Grande Guerre de 1914-1918, la sauve la ville et contribue à la victoire de la Marne (200 enfants de Charmes sont morts pour la France au cours de cette Bataille de la trouée de Charmes guerre).
– (188) -Du sang , de la volupté et de la mort , ed Emile Paul, 1910, p. 173, 188, 209 & sq
– (189) – Elle est conservée aux archives de l’Institut Pasteur, carton DMY , et va de 1904 à 1932 ; Roux est mort en 1933 et le carton des archives conserve pieusement l’invitation de Mary aux cérémonies officielles des obsèques nationales à Notre Dame de Paris .
– (190) – L’institut Pasteur ne possède que les lettres du docteur Roux, les réponses de Mary manquent ; ont-elles été conservées , et si oui , où ?
– (191) – Emile Roux était probablement tuberculeux ; il rapporte dans certaines lettres comment il est alité et crache le sang ; comme il ne veut pas que Mary s’inquiète , cela donne l’aveu suivant : ne vous faites pas d’inquiétudes chimériques à mon endroit » … « Je passerai l’après midi, comme vous le prescrivez, à lire et à écrire . A bientôt . Soyez sage ! Soyez sage ! (bis) . … Vous devez me regarder comme un faux malade qui a un truc pour cracher le sang lorsqu’il a envie de paresser » 8 mars 1908
– (192) – Etude canadienne : Sylvie Ducas, Le prix Femina : la consécration littéraire au féminin , in Recherches féministes, vol 16, n° 1, 2003, p. 43 – 95 ; publié sur le net : [ www.erudit.org] . Les archives du jury auraient disparu pendant la dernière guerre.
– ( 193) – Connue de l’auteur de la façon suivante : « connue sous le nom de plume de Mme Darmesteter, épouse de James Darmesteter »( note n° 80, annexe 1.
– (194) – Camille Marbo, Souvenirs, Grasset, Paris,1967 : Marguerite Borel, (1883 – 1969 ) née Appell, fille ainée de Paul Appell, recteur de l’académie de Paris, avait épousé le savant Emile Borel ; elle était la sœur ainée de Germaine Appell-Duclaux , épouse de Jacques Duclaux que Mary considérait comme son petit fils . Prix Femina en 1913, elle rejoignit le jury femina après la guerre et en devint présidente
– (195) – Mary a vis-à-vis de Madame Dieulafoy la même attitude que Camille Marbo ; elle la décrit ainsi dans une lettre à sa mère : lors d’un dîner chez « la baronne James de Rotschild – vraiment un autre monde ! chacun se fait valoir ! [ eh oui ! c’était cela le rôle des dîners en ville et c’est pourquoi Mary ne s’y intéressait pas !] … Une des dames était madame Dieulafoy, habillée en homme, bien sûr. Dieu sait pourquoi, une certaine froideur a surgi entre moi et les Dieulafoy. ; pourtant il y eut un moment où je vis M. Dieulafoy assis à côté de moi. De toute façon nous avons fait face à la situation, pressentant que notre hôtesse avait fait cela pour nous faire plaisir et nous avons réussi à être si agréables l’un pour l’autre que nous n’avons jamais eu à moitié autant de plaisir à une conversation, et nous avons continué après le dîner… Toujours cet humour détaché qui a pour but de ne pas paraître accorder trop d’importance à ce que l’on raconte , ce qui ne veut pas dire qu’on n’y attache aucune valeur, c’est une question d’élégance vis-à-vis de soi et des autres. Mai 1901 :
– (196) – T.L.S., 1910, 24 novembre , p. 460
– (197) – T.L.S., 1936, 15 février 1936 , p . 121
– (198 )- 11 aout 1907
– (199) – rapprochement entre les deux pays, sous le nom d’entente cordiale : la France et le Royaume-Uni signent en 1904 une série d’accords bilatéraux désignés sous ce nom.
– (200) – Blanche J. E., Dieppe, Emile Paul, Paris, 1927 ; sur le snobisme des côtes normandes, Carrassus Emilien, le snobisme et les lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust, 1884 – 1914, A. Colin, Paris, 1966
– (201) – voir le compte rendu de la pièce d’Edmond Rostand , Chantecler, où il faut passer, dit-elle, sur le côté cocardier pour voir sa vaillance et son optimisme, « as French as French can be » ; voir aussi par exemple le compte rendu d’un roman d’Henri Bordeaux, qu’elle n’aime pas trop –elle n’a pas tort ! – mais qui met en valeur un certain « French ideal : family, economy, tradition , patriotism, life eternal and especially that word so eminently French ; « l’esprit de sacrifice ». T.L.S. , 10 mars 1910, p. 77
– (202) – T.L.S., 1929, 25 juillet , p. 581 : The city of Paris, leading article, sur 6 colonnes : entre autres
– (203) – T.L.S ., 1929, 17 janvier, p . 38,
– (204) – T.L.S., 1933, 7 décembre 1933 , p. 871
– (205) – T. L. S. , 1909, 4 février , p. 40 Calmann L. 1909 . C’est le début de Cook et du tourisme de masse , contre lequel Mary et ses amis, les Vernon Lee , les James …, ne cesseront de pester
– ( 206) – Renan disparaît en 1892 et Taine en 1893, soit juste avant James Darmesteter. Lorsqu’elle reviendra beaucoup plus tard sur les noms qu’elle a portés, Mary dira : « Mary Darmesteter n’a plus de raison d’être » . Une parenthèse , soit , mais celle du bonheur , d’autant mieux gardée au plus profond de soi qu’elle plus précieuse .
– (207) Vineta Colby, Vernon Lee, citation p. 301