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Mémoires chapitre V

Chapitre V

L’Institut Pasteur

Je suis probablement le dernier survivant de ceux qui ont connu le célèbre laboratoire de Pasteur à l’Ecole Normale. Je ne me le rappelle pas assez bien pour pouvoir le décrire et je me méfie de ma mémoire. Mais quand j’entends dire qu’on y montait par une échelle, je proteste : on y montait par un escalier : il est vrai qu’il était fort raide et ressemblait quelque peu à ceux qui, dans nombre de vieilles maisons, donnent accès au grenier.

Yersin

J’y fis la connaissance de Yersin, qui fut l’un des premiers et des plus ardents pastoriens. Il était suisse et son nom est encore porté au pays de Vaud. Captivé par la doctrine pastorienne il était venu l’étudier de plus près à Paris ; très vite sa valeur devint évidente et il fut envoyé en Extrême Orient où, en même temps que le biologiste japonais Kitasato, il découvrit en 1894 le microbe responsable de la peste.

Cette découverte eut un grand retentissement, même en dehors des milieux médicaux. De toutes les maladies épidémiques la peste était la plus redoutée et il reste beaucoup de cette crainte dans le langage courant. Dire d’un semblable qu’il est une peste est un des pires jugements que l’on puisse formuler sur lui et si, de plus, il empeste, cela n’arrange rien.

Citons encore La Fontaine :

Ce mal qui répand la terreur

Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre

La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom

Faisait aux animaux la guerre

Ce n’était pas tant aux animaux qu’elle en voulait, les rats mis à part, c’était aux hommes. La peste  a été décrite fort exactement par Camus. Cependant il semble que sur plus d’un point il soit resté en deçà de la réalité, et que le mot terreur soit trop faible pour exprimer l’état d’esprit de la population, quand elle voyait que pas un foyer n’était indemne et qu’on en était à ne plus pouvoir ensevelir les morts. Sur un sujet pareil, Edgar Poe a écrit une nouvelle hallucinante : la mort rouge.

En 1894 la science des microbes était bien loin de connaître le développement qu’elle a pris depuis, et l’idée que toute maladie épidémique était attribuable à un certain micro-organisme différent des autres pouvait encore être discutée. Si l’on connaissait le responsable de la peste on pouvait espérer le vaincre.

 

Le travail avait été difficile. Un témoin le décrit ainsi : le jeune pastorien qui avait collaboré avec Roux aux recherches sur la diphtérie, Yersin, que son goût pour les voyages avait éloigné du laboratoire et attiré vers l’Indochine, s’offrit aussitôt pour aller dans la Chine méridionale organiser la défense de nos frontières (contre la peste de Canton). Il se rendit d’abord à Hong-Kong et c’est là que, au prix de difficultés que connaissent seuls ceux qui ont pu recueillir ses confidences, se cachant pour faire l’autopsie de cadavres achetés aux ensevelisseurs chinois, il réussit à découvrir le microbe de la peste.

Plus tard Yersin fut désigné pour fonder et diriger une filiale de l’Institut Pasteur à Nhatrang, petit port de la côte annamite : le but de cette création était l’étude des maladies tropicales. Il est bien connu que les Pastoriens travaillent sans publicité ; mais il est fâcheux que le rôle qu’ils ont joué à l’échelle mondiale soit aussi mal connu. Ils ont été partout des missionnaires, et non sans danger : rappelons ici le nom de Louis Thuillier qui, parti en Egypte avec Emile Roux pour y étudier le choléra, contracta la maladie et en mourut.

A Nhatrang Yersin trouva un deuxième moyen d’exercer son activité en s’intéressant à la mise en valeur du pays. Il fut l’un des premiers, sinon le premier, à y introduire la culture de l’arbre à caoutchouc, l’hevea bresiliensis.

En ce temps là Nhatrang était à la limite de la forêt vierge et Yersin, parti pour se battre avec les infiniment petits, avait des difficultés avec de très gros voisins indiscrets. Il n’en aimait aucun mais il en voulait surtout aux rhinocéros qui, avec leur damnée corne, saccageait ses plantations. Un savant armé de son micros-cope ne peut rien contre un rhinocéros, qui ne parle pas le même langage et se flatte d’être le denier rejeton d’une espèce préhistorique dont il a gardé la vigueur et la brutalité.

Monsieur Roux

Si l’on parle de l’Institut Pasteur on se trouve naturellement amené à penser à son directeur, Monsieur Roux ; c’est bien à dessein que j’écris Monsieur Roux car c’est ainsi que nous l’appelions tous, de même que Pasteur avait été Monsieur Pasteur : c’était un titre analogue à celui de Lord anglais, mais bien au dessus.

Monsieur Roux était connu dans le monde entier comme le vainqueur de la diphtérie ; ce terme n’éveille pas d’écho à l’heure actuelle ; c’est d’ailleurs un mot savant et le terme courant était le croup : terreur des mères qui voyaient leur bébé étouffer sous leurs yeux sans que rien ne put être fait pour le soulager ni le guérir : la médecine ne connaissait pas de remède et devait avouer son impuissance. Le croup s’attaquait aux tout-petits, innocents dans leur berceau. Des obsèques nationales furent faites à Emile Roux et, lorsque le long cortège s’étendit dans les rues, bien des mères pensèrent à leur sauveur.

Si quelqu’un était digne de prendre la succession de Pasteur, c’était bien Monsieur Roux avec sa personnalité puissante. Son regard était dominateur, bien qu’il ne cherchât à dominer personne. Il pouvait arriver qu’on ne fût pas entièrement d’accord avec lui et que l’on pensât à aller lui présenter quelque objection : il écoutait et, sans rien dire, regardait bien en face le contradicteur. C’était fini.

Sa vie se résumait en quelques mots dont le principal était : simplicité. Il avait droit à un bureau quelque part dans la maison mais personne ne savait où. Ayant horreur des bureaux et de toute espèce de faste et de représentation, il était toute la journée accessible, sans aucune cérémonie, dans le bureau de l’économe, au rez de chaussée, première porte à gauche en entrant. Il y recevait un nombre immense de publications scientifiques, qu’il avait bien rarement le temps de lire et qui allaient s’empilant sans limite sur la table. Celle-ci était le bien personnel de l’économe, Monsieur Fontête, qui souffrait le martyre. Comment tenir des comptes, quand le personnel ou les visiteurs tenaient la place et jacassaient toute la sainte journée ? Fontête n’avait trouvé qu’une solution : il venait à cinq heures du matin.

Monsieur Roux vivait à l’hôpital Pasteur, à cent mètres de son bureau. Il était magnifiquement soigné par la sœur Laure qui le considérait comme un Dieu, pour autant qu’une sœur peut le faire. Elle eut un jour un mot charmant : comme on lui demandait si elle connaissait depuis longtemps son nourrisson, elle répondit : nous sommes ensemble depuis bien des années. Elle aurai été horrifiée si elle avait connu le sens usuel de la locution : nous sommes ensemble.

L’hôpital n’était pas des plus confortables et demandait une âme spartiate. Monsieur Roux, qui dormait mal, y lisait la nuit pendant des heures, éclairé par un lumignon qui existait alors dans tous les ménages, la lampe Pigeon, que l’on peut retrouver au cimetière Montparnasse et qui équivaut à une demie bougie. Il s’en déclarait parfaitement satisfait.

Les infirmières de l’hôpital étaient des religieuses qui observaient une discipline stricte. Il était en principe réservé aux malades atteints d’une maladie hautement contagieuse : diphtérie, scarlatine, typhoïde… Pour éviter toute contagion chaque malade occupait une chambre à part. L’infirmière passant d’une chambre à la voisine aurait pu y introduire des microbes. Pour éviter ce risque, elle enlevait sa blouse en quittant la chambre et se lavait les mains à un robinet commandé par le coude. En entrant chez le voisin, elle passait une nouvelle blouse laissée suspendue au mur, et ainsi aucune contagion n’était possible. Je me suis souvent demandé si une telle discipline aurait été possible avec des laïques. La Mère supérieure l’obtenait, si l’on peut dire, religieusement.

Ces infirmières, souvent jeunes, profitaient de récréations dans les cours. Elles devaient les passer gaiement, car les malades entendaient d’interminables éclats de rire très réconfortants. C’est encore un signe de l’époque : dans l’hôpital actuel personne ne rit. D’où venaient ces jeunes filles ? Leur identité n’était connue que de la Mère supérieure qui était la noblesse et la discrétion même. Un jour Monsieur Roux avait demandé à l’une d’elles pourquoi elle était entrée dans les ordres. Sa physionomie était devenue grave et après un moment, elle avait répondu : Monsieur, si vous aviez vu ce que j’ai vu, vous ne me poseriez pas la question : Ave crux, spes unica !

L’hôpital profitait aussi des services d’un aumônier qui était plein d’onction et estimé de tous. Mais il ne fallait pas y regarder de trop près. Un jour il entreprit de confesser une toute jeune femme, récemment mariée et d’un extérieur agréable ; elle revint hors d’elle, ayant perdu sa foi et disant qu’elle ne pouvait pas croire que le prêtre d’une religion honnête puisse poser à une femme des questions pareilles.

L’Institut Pasteur n’était pas riche et les questions financières préoccupaient plus d’un des membres du personnel. M. Roux avait sur ce point des opinions très arrêtées. Etant indifférent aux questions d’argent et dorloté par la sœur Laure qui ne lui rendait pas de comptes, il ne pouvait pas concevoir qu’un autre pût être différent et son principe directeur était que, un homme pouvant vivre avec 5 francs par jour, il n’y avait pas d’excuse à lui donner plus. Le plus curieux est qu’il avait raison : on pouvait vivre en se passant de tout.

Un déjeuner ou dîner convenables coûtaient 1 franc 25, si l’on évitait les plats chers. Le petit déjeuner du matin : 0.30 ; total : 2.80, si l’on n’était pas généreux avec les pourboire. Quant au logement ? J’en ai habité un pendant un an pour 1.10 par jour et il devait être bien confortable, pour les punaises du moins, à en juger par l’effectif qu’elles y maintenaient. Je dus entreprendre une lutte dont les frais n’étaient pas compris dans les devis de M. Roux et dont le succès fut moyen ; mais la description de cette guerre de Troie est du domaine de l’historien. Revenons à notre addition : le total des dépenses pour un jour ne dépassait pas 4.50 et la théorie monétaire était exacte ; à condition de n’avoir aucune dépense somptuaire telle que médecin, pharmacien, tailleur, bottier, ni aucune dépense répréhensible telle que café, promenade du dimanche, théâtre et autres concessions à la Bête.

Si l’on supprime tout, on peut se contenter du reste. Je me souviens du malheureux S… qui ne se plaignait pas de ce régime : c’était un jeune juif, peut- être d’origine russe, passionné par la science au point d’en être le martyr. Nous avions découvert son secret : à l’heure du déjeuner il achetait un croissant qu’il mangeait en faisant à pied le tour du square de Vaugirard, puis il revenait au laboratoire. Quand il avait une économie – il n’était pas question de dire des économies – il allait au concert et trouvait l’oubli.

Pour adoucir le sort des travailleurs l’administration avait favorisé, sinon organisé, un restaurant à prix réduits, qui fut célèbre sous le nom de Microbe d’or. J’assistai au baptême. La création du restaurant étant décidée, il fallait lui donner un nom et la question fut posée au cours d’une conversation mondaine. C’est bien simple, fit un assistant, il existe partout des auberges du lion d’or, du soleil d’or, de l’écu d’or et autres dorures. Pour affirmer votre originalité, faites le Microbe d’or.

Je me souviens d’avoir imprimé ce nom, avec un timbre en caoutchouc, sur de petits jetons de carton qui donnaient droit au festin. Ainsi le directeur de l’Institut se trouva un jour maître d’hôtel. L’un des piliers du Microbe d’or était Edouard Pozerski, jeune savant polonais qui travaillait au laboratoire de physiologie et était toujours de bonne humeur. Il se serait fait hacher pour la Pologne, pour la France, pour l’Institut Pasteur et pour M. Roux. A ces quatre passions il ajoutait une cinquième : le culte de la bonne cuisine, qu’il a exprimé dans plusieurs livres destinés aux gourmets et signés de l’un de ses noms polonais : Edouard de Pomiane. De cette manière, l’Institut ne pouvait être compromis. Les conseils et recettes de Pomiane étaient très appréciés en France ; mais lui-même n’en profitait pas car il suivait un régime spartiate : le supplice de Tantale.

Sa fin fut assombrie par une désillusion. Ayant deux patries, la Pologne et la France, il veillait sur une Société fraternelle qui visait à resserrer le lien entre les deux et il voyait avec un profond chagrin cette société dépérir. Pas d’adhésions nouvelles et tant de morts !

Metchnikoff

Si M. Roux était à tous points de vue, administratif et scientifique, le directeur de l’Institut, la maison s’enorgueillissait aussi de la présence d’un incomparable animateur, Elie Metchnikoff.

Metchnikoff venait d’Odessa ; il était déjà célèbre par la découverte de la phagocytose. La médecine savait depuis Pasteur que le sang des malades atteints d’une maladie infectieuse pouvait contenir des microorganismes qui disparaissaient après la guérison. Mais que devenaient–ils ? Metchnikoff avait montré qu’ils étaient dissous ou digérés, de toute manière neutralisés, par certains éléments normaux du sang : les phagocytes. Si l’infection était localisée, les phagocytes affluaient au point menacé, exactement comme font aujourd’hui les Compagnies Républicaines de Sécurité (C. R. S.) mais sans tumulte. La nature a trouvé, pour panser ses plaies, des méthodes plus fines que nous. Il est vrai que nous sommes obligés de confier à des hommes l’application des nôtres, ce qui explique leur inefficacité. Très attiré par les doctrines de Pasteur, Metchnikoff avait désiré venir à Paris et les archives de l’Institut contiennent une lettre de recommandation, signée d’un grand physiologiste russe. Assez curieusement des questions matérielles s’étaient posées. Disposant de ressources personnelles limitées, Metchnikoff voulut savoir s’il lui serait possible de vivre décemment avec 25 000 francs par an. Mais bien sûr ! Un professeur à la Sorbonne, du rang le plus élevé, gagnait 15 000 francs, qui lui étaient régulièrement portés en argent liquide à son domicile. Tous les mois il voyait apparaître le préposé, M. Desclefs, qui tirait de sa serviette une enveloppe contenant 1 187 francs, la remettait au bénéficiaire et passait au suivant. Personne ne pensait, à cette époque qui nous est présentée comme primitive, que M. Desclefs courût un danger quelconque en transportant ostensiblement une fortune.

Le cerveau de Metchnikoff était un volcan en état permanent d’éruption. Il bouillonnait d’idées, quelquefois contestables, qui toutes portaient sa marque. Il poussait chacune jusqu’à ses dernières conséquences sans se soucier des objections ou critiques, donnant ainsi l’exemple à la fois de ce qu’il faut avoir des idées personnelles et de ce qu’il faut éviter de s’y cramponner. Il faut bien dire que la pratique lui donnait souvent raison.

Il avait lu dans des statistiques que les paysans bulgares atteignaient souvent un âge avancé, et on savait d’autre part qu’un élément essentiel de leur alimentation était ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de yaourt ou yoghourt. Ce rapprochement avait conduit Metchnikoff à penser que ces émules de Mathusalem devaient tout au lait caillé et particulièrement à un ferment isolé du yoghourt, le ferment bulgare. Et le volcan avait fait éruption en l’honneur de ce ferment. Le résultat fut surprenant : tout de suite le yoghourt fut à la mode. Je me souviens avoir eu entre les mains un petit pot fermé par une bande de papier sur laquelle l’acheteur pouvait lire : seul fournisseur du professeur Metchnikoff. Etait-ce vrai ? En tout cas cette bande était la preuve de l’influence de son nom. Peut-être ne l’a–t-il jamais su car les questions commerciales n’existaient pas pour lui. Mais il aurait été heureux en tant que savant s’il avait pu prévoir que le produit qu’il recommandait serait vendu, cinquante années plus tard, par centaines de millions d’unités.

Une autre campagne, aussi sonore, fut dirigée contre le gros intestin que Metchnikoff rendait responsable de tous nos maux, notamment de la constipation et de la fermentation intestinales qui nous menaient au trépas. Si nous refusions de vivre sous sa tyrannie, nous devions nous en séparer par opération chirurgicale, et sans doute aurait-il rendu cette opération obligatoire pour tous s’il en avait eu le pouvoir, car, s’il y avait quelque chose qu’il détestait c’était de rester à moitié chemin.

L’un de ses arguments principaux était que les animaux privés de gros intestin gardaient leur vitalité plus longtemps que les autres. Il fit un soir une conférence publique à ce sujet et nous présenta comme témoin un vieux chien affligé d’un gros intestin et un perroquet qui s’en passait. Le chien, à vrai dire, paraissait bien fatigué ; mais il avait à peine vu le perroquet qu’il sortit de sa torpeur et se jeta sur lui en aboyant, tandis que le perroquet s’enfuyait en poussant une bordée de ces glapissements que seul un représentant de sa race peut imaginer. Le gros intestin avait gagné !

Metchnikoff avait grand’peur des microbes et sa présence dans une maison qui en possédait la collection la plus riche du monde avait un côté paradoxal. Il ne mangeait pas de fruits et surtout pas de cerises, parce que les petits oiseaux avaient mis leurs pattes dessus ; et on sait que les oiseaux ne se lavent pas les mains. Seules les bananes étaient tolérables parce qu’elles pouvaient être épluchées aseptiquement. Il les aurait condamnées aussi s’il avait connu le fait qui a été révélé plus tard : certaines véhiculent des amibes.

Etant poète, volcan et indifférent aux contingence, Metchnikoff était bien à l’aise dans le désordre et, comme tel, faisait le désespoir du bibliothécaire, M. Roussel, qui, comme tous ceux de sa race, était passionné d’ordre. Son tourmenteur lisait beaucoup et dans bien des langues : anglais, allemand, russe, espagnol. Il empruntait sans cesse des livres à la bibliothèque et ne les rendait pas ; bien plus, il les prêtait au premier venu et les oubliait aussitôt. Quand Roussel venait les lui redemander il répondait avec candeur : je ne sais pas où ils sont ; et il s’indignait que cette réponse ne satisfît pas. Peu à peu Roussel devenait enragé, mais la maison ne soignait pas ce genre de rage. Un jour il y eut une altercation violente et Metchnikoff demanda des excuses : je ne suis pas assuré qu’il les obtint.

On pourrait penser que ces pittoresques écarts de Metchnikoff lui aliénaient quelque peu la sympathie générale. Pas le moins du monde ! Son désintéressement, sa droiture, sa sincérité, sa flamme, sa puissance attiraient l’affection. Roux était Monsieur Roux, lui était le père Metch. et quand il dépassait un peu la limite nous disions seulement : c’est une idée du père Metch. Des légendes couraient sur lui et il était soupçonné de les entretenir lui-même. Il gardait ses cheveux très longs et racontait qu’un jour, dans la rue, un gamin s’était campé en face de lui et lui avait dit : toi, si tu veux aller chez le coiffeur, je te donne deux sous.

On racontait aussi qu’un jour son collègue Albert Calmette, l’inventeur du B.C.G. était tombé malade et que Metchnikoff, le jugeant perdu, avait proposé de lui soutirer tout son sang pour en faire un sujet d’étude : de cette manière, disait-il, sa mort serait utile. Mais Calmette avait guéri et, mis au courant, avait estimé la proposition discourtoise, venant d’un ami.

Salimbeni

Salimbeni appartenait à une grande famille italienne ; les Salimbeni ou Salimbene avaient à plusieurs reprises joué un rôle à Florence au cours des siècles et il en était le digne descendant. Il aurait pu être Laurent le Magnifique. Il fallait le connaître pour savoir à quel point peuvent être poussés la courtoisie, l’aisance et la finesse, caractéristiques d’une haute civilisation en voie de disparition. A l’Institut Pasteur son rôle était facile à définir : il était l’esclave parfaitement conscient et consentant de M. Roux qui allait le trouver en disant : Salimbeni, j’ai besoin de vous. La réponse était immédiate : mais bien entendu, Monsieur.

Il avait la charge du service de production des vaccins, avec une responsabilité écrasante. Une erreur dans la fabrication et le vaccin devenait mortel. L’Institut avait des ennemis qui auraient été enchantés d’un accident ; ils l’ont bien montré plus tard quand le B.C.G. a été attaqué à Lübeck. Salimbeni partait rarement en vacances et les écourtait toujours. Peut être en son absence avait-on oublié le phosphate ? Ou ajouté trop de glycérine ? Et si l’étuve s’était déréglée ? Il n’en dormait plus.

Il disposait, croyait-on, de ressources personnelles, mais elles se tarissaient peu à peu car il ne pouvait vivre en régime Roux ; et il disait : je peux tenir encore quelque temps, mais je vois venir le jour où je devrai renoncer. Ce jour n’est pas venu : une mort prématurée l’en a empêché ; il s’est bien vu mourir, avec l’élégance des grandes âmes.

Legroux

Un autre exemple de dévouement total était donné par René Legroux, qui avait la charge de deux services en dehors de tous les conseils qui lui étaient demandés ; c’était un excellent organisateur et M. Roux lui faisait confiance. En premier lieu il avait la charge du Cours. Du Cours tout court ! Il était inutile de demander cours de quoi ?

La science des microbes n’était pas enseignée par les Universités : elle touchait de trop près la médecine. Elle ne l’était pas davantage par les écoles de médecine, car elle touchait de trop près aux sciences naturelles. J’ai entendu un botaniste soutenir qu’elle faisait partie de la botanique puisque les micro-organismes appartiennent au règne végétal. De tout ceci il résultait que Pasteur n’avait jamais existé en tant que savant puisqu’il ne pouvait se réclamer d’aucune science acceptable : il était une sorte de rebouteux.

L’Institut Pasteur avait fondé un cours qui était devenu international : les auditeurs y venaient du monde entier et devaient s’inscrire longtemps à l’avance, car le nombre des places était limité. Roux et Metchnikoff y enseignaient ainsi que bien d’autres de renommée universelle. Le Cours a beaucoup fait pour répandre dans le monde l’influence de l’école française et Legroux, qui en était l’organisateur, en a assuré le succès.

En second lieu Legroux avait la charge de la collection de microbes : c’était l’équivalent de l’herbier du Museum, avec cette différence que les plantes de l’herbier sont sèches, mortes et ne demandent plus rien, tandis que les microbes n’ont d’intérêt que s’ils sont gaillards et prêts à agir. Il faut donc les nourrir et les empêcher de dégénérer.

Chacun a son caractère, souvent mauvais, mais quelquefois bienveillant. Personne ne peut affirmer qu’un microbe particulier ne se rendra pas utile un jour. Depuis quelques années les spécialistes en ont découvert qui digèrent les pétroles et les transforment en produits alimentaires : on nous laisse espérer le jambon de pétrole. Déjà dans le passé des fabrications industrielles, celles de l’acétone et de l’alcool butylique s’opèrent par l’action des microbes appropriés. Une collection est donc nécessaire ; car il ne faut pas oublier que l’homme est incapable d’en créer aucun.

Ainsi le laboratoire de Legroux était-il devenu, par nécessité et pour le bien de tous, une pouponnière pour microbes. Ce rôle entraînait son directeur quelquefois plus loin qu’il n’aurait aimé. Une certaine année l’attention fut particulièrement attirée sur le rôle possible des poux dans la transmission de je ne sais plus quelle maladie : un exemple avait déjà été donné par Nicolle. Il fallut élever des poux, mais comment les nourrir ? Ils ont leurs petites habitudes auxquelles ils sont fermement attachés.

Vous ne pouvez demander à un travailleur salarié de se faire dévorer par des poux, son syndicat s’y opposerait. Il fallut que le directeur s’y mette lui-même ! Je l’ai vu retrousser sa manche et mettre son avant bras à nu ; puis ouvrir une petite boite qui contenait ses pensionnaires et les verser sur sa peau. Ils se mirent immédiatement à l’œuvre avec appétit. Quand ils furent satisfaits, il les reprit un par un avec une petite spatule et les remit dans leur boite. Voilà un tableau de la vie du bactériologiste !

L’esprit de la Maison

J’ai donné deux exemples du dévouement à la Maison qui caractérisait cette époque et j’aurais pu en donner bien d’autres. L’un me revient à l’esprit. Souvent et surtout le dimanche l’Institut recevait des groupes de visiteurs. Il fallait les guider et leur expliquer le pourquoi de ce qu’ils voyaient. Qui était le guide ? Souvent Pozerski dont j’ai déjà parlé et dont la gentillesse faisait merveille. A l’occasion et sur la demande de M. Roux, un autre travailleur, agrégé de philosophie, docteur en médecine, auteur de nombreux travaux scientifiques et de plusieurs romans de haute tenue littéraire, grand ami d’Anatole France et ancien directeur de la filiale de Tunis, venait y perdre la moitié de son dimanche(1).

Les visiteurs défilaient devant la tombe de Pasteur qui est une merveille de simplicité et, pour l’humanité entière, un lieu saint. Ici repose celui qui déclara la guerre à la souffrance et la fit reculer. Un savant étranger qui était venu visiter la tombe dit en souriant : heureux le pays qui sait ainsi honorer ses fils.

Et maintenant quelle était la raison profonde de l’amour des pastoriens pour leur Maison ? Tous ceux qui se posaient la question répondaient de même : nous ne sommes que les reflets lointains du maître et c’est son rayonnement qui nous rend visibles. Pour nous montrer dignes de porter son nom, nous devons être ses serviteurs.

Quand, venant de la rue Dutot, on entre dans le jardin de l’Institut Pasteur, le premier monument que l’on aperçoit est une statue de bronze, un jeune garçon aux prises avec un chien : c’est la statue du berger Jupille.

Jupille était un enfant qui accompagnait aux champs une troupe de tout petits. Ils furent attaqués par un chien enragé ; le petit garçon se porta à leur secours et parvint à l’étrangler. Mais il avait été cruellement mordu. La vaccination le sauva. Meister et lui en furent les premiers bénéficiaires ; tous deux devinrent concierges de l’Institut Pasteur, se faisant face, l’un du côté droit de la rue Dutot, l’autre du côté gauche. Tous deux pouvaient se dire, dans un certain sens, fondateurs de la Maison ; car leur aventure a été connue de tous et l’émotion qu’elle avait provoquée entrait pour une grande part dans le succès de la souscription publique qui permit la création de l’Institut Pasteur.

Ainsi Jupille avait ce privilège rare de se trouver tous les matins en face de sa propre statue. Ce privilège fut accordée aussi à un autre disciple, le grand biologiste belge, Jules Bordet, né en 1870 à Soignies dans la grande banlieue de Bruxelles, titulaire du prix Nobel de médecine en 1919. Des compatriotes lui élevèrent une statue de son vivant et il put la voir pendant des années encore. Étant fort enclin à l’humour, il devait s’en amuser beaucoup.

(1)  Je n’ai pu trouver de qui il s’agissait ! (JBP)