La cause des femmes ?
Mary Robinson/Darmesteter/Duclaux est poète, critique et historienne. Française et anglaise. Elle est femme et n’a jamais été une féministe militante dans une société où naît le féminisme politique ? Elle s’est pourtant toujours voulue autonome, s’est assurée par l’écriture une certaine indépendance financière, a beaucoup travaillé, à sa façon, dans le champ historico-littéraire , mais n’a jamais revendiqué une place indépendante comme a pu le faire Violet Paget , dite Vernon Lee. Comment la situer , comment s’est-elle située dans le monde ? Qu’a-t-elle pensé du combat des femmes ?
Elle est aujourd’hui pratiquement inconnue et d’une certaine façon c’est sa faute . A l’ouest de la Manche Mary Robinson est citée par ceux qui s’intéressent aux préraphaélites ou à Vernon Lee. A l’est, la trace de Mary Duclaux n’est pas mentionnée, même très humblement, à coté des poétesses ou romancières dont les noms figurent dans l’histoire littéraire avant 1914. Les articles qu’elle a écrits pour le Times Literary Supplement ne sont pas signés . A-t-elle disparu des deux cotés ? A partir de son départ de Florence elle semble rester en marge du monde.
Elle est restée cachée sous trois noms différents sur lesquels glose Daniel Halévy et n’a jamais pris de nom de plume ! Les critiques de ses œuvres, quand on en rencontre, sont réduits à mettre entre parenthèses , après le nom auquel ils se réfèrent , celui sous lequel ils pensent qu’elle sera reconnue par leurs lecteurs ; les grandes bibliothèques de référence font de même. Ces acrobaties sont anecdotiques , mais significatives. Qui , en France, connaît Mary Robinson ? En Angleterre qui connaît Mary Duclaux ? Et nous ne parlerons pas de Mary Darmesteter.
A-t-elle voulu cette situation ? L’a-telle laissé se créer sans réagir ? Qu’a-t-elle pensé des autres femmes qui, elles, réagissaient ?
Comment vit-on, comment se voit-on, quand on veut à la fois être soi, être un individu autonome, et qu’on porte en public des masques différents, liés aux hommes avec qui on a vécu ? Pourquoi accepte-t-on cette situation, et, si on l’accepte, comment la gère-t-on ?
Le contexte
Identité et liberté ? Le nom du père ? Et du mari ?
Comment être libre quand la loi vous impose de dépendre d’un homme ? Comment être libre quand on est seulement fille, épouse ou veuve de… ? Ce qui est la situation normale dans la bourgeoisie anglaise ou française, au pouvoir entre 1870 et 1940.
La femme n’y a d’existence sociale que par l’intermédiaire de son père, puis de son mari. Ce n’est pas vraiment nouveau, telle a toujours été la situation dans l’ancien régime, aussi bien en Angleterre qu’en France. Au siècle des lumières le « père fondateur » de la liberté individuelle et de la révolution française, Rousseau, considère la liberté comme une donnée pour l’homme , mais pas pour la femme . « Femme, honore ton chef : c’est lui qui travaille pour toi, lui qui te nourrit … En devenant votre époux Émile est devenu votre chef : c’est à vous d’obéir, ainsi l’a voulu la nature ».(1) « L’auteur du Contrat social .., nous rappelle Elisabeth de Fontenay, a expressément rejeté hors du pacte fondateur la moitié de l’humanité, faisant du mariage et de la maternité non pas la condition de la participation à la volonté générale, ce qui aurait été jusqu’à un certain point acceptable , mais le substitut de la citoyenneté … Le plus décisif d’entre les textes majeurs de la littérature politique, le Contrat social, ne se construit que de les expulser. …. La liberté rousseauiste détruit les femmes bien plus sûrement encore que l’ascèse chrétienne ou la courtoisie mondaine contre lesquelles elle s’instituait »
Sur de telles fondations nous étonnerons nous de la position anti-émancipatrice de Proudhon ? Et des hésitations des syndicalistes des métiers du livre ? Faut-il autoriser les femmes à participer à leur travail, à leur syndicats ? Sauf exception remarquable, le refus de la liberté des femmes se lit du haut en bas de la pensée politique, de la gauche à la droite.
Comment, dans ce contexte, une bourgeoise intellectuelle peut-elle assurer sa liberté ? Le plus simple et le plus sûr est de composer avec la situation, ce qui était bien dans la manière de Mary. « Refuser d’être l’autre, refuser la complicité avec l’homme, nous dit Simone de Beauvoir( , ce serait pour [les femmes] renoncer à tous les avantages que l’alliance avec la caste supérieure peut leur conférer ». Car « Outre les pouvoirs concrets qu’ils possèdent, ils [les hommes] sont revêtus d’un prestige dont toute l’éducation de l’enfant maintient la tradition » . Certaines féministes ont osé, comme Louise Michel ; elles l’ont payé fort cher et Mary n’avait pas cette sorte de courage .
Cette acceptation entraîne deux conséquences, l’une symbolique et l’autre culturelle. Un : il faut accepter de ne pas avoir d’identité propre, de n’exister pour le monde que sous le nom d’un autre ! Que se passe-t-il si cet autre change ? Deux : parce que prioritairement en charge aux yeux de tous d’autre chose que d’action publique, il faut accepter d’avoir bien des difficultés à atteindre le niveau supérieur dans sa spécialité : ce que nous appelons aujourd’hui le « mur de verre » . « Si (le) rôle collectif joué par les femmes intellectuelles est important, leurs contributions individuelles sont dans l’ensemble d’un moindre prix., nous rappelle Simone de Beauvoir. C’est parce qu’elle n’est pas engagée dans l’action que la femme a une place privilégiée dans les domaines de la pensée et de l’art ; mais l’art et la pensée ont dans l’action leurs sources vives . Être située en marge du monde, ce n’est pas une situation favorable pour qui prétend le recréer »
La référence au nom renvoie chacun au « nom du père » ; c’est si bien un truisme, une donnée si parfaitement immanente que personne ne semble jamais s’en apercevoir, encore moins la mettre en cause. Il est amusant de lire sous des plumes éminentes des pensées du genre suivant : « La mort du père enlèvera à la littérature beaucoup de plaisir. S’il n’y a plus de père, à quoi bon raconter des histoires ? Tout récit ne se ramène-t-il pas à l’Œdipe ? Raconter, n’est-ce pas toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine ? » . Si nous lisons bien, la mère , qui est tout de même pour quelque chose dans notre origine, n’est aucunement susceptible de créer des « démêlés avec la loi » ni de nous faire « entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine », tous éléments qui peuvent être au départ d’une fiction littéraire forte. Le lecteur, ou plutôt la lectrice, un peu ému(e), a envie de référer M. Barthes à Hervé Bazin ou à François Mauriac.
A l’époque de Mary, rares sont celles qui, loin de revendiquer, posent le problème : peut être parce qu’elles le jugent mineur, ce qui est se tromper sur la place du symbolique . Une de celles qui l’ont fait est Gertrude Stein qui appartient à la génération suivante. Celles qui se la sont posée, ont souvent répondu par un nom de guerre –ou de plume – comme l’a fait Camille Marbo qui en remercie son époux , Emile Borel . Les hommes se choisissent des noms de plume, pour avoir deux existences aussi autonomes l’une que l’autre et non pour affirmer l’autonomie d’une seule . Ce qu’avait fait Marguerite Borel, Mary eut pu le faire, ne fut-ce qu’en reprenant comme nom de plume celui de Robinson sous lequel elle était connue. Elles avaient une génération de différence , soit ! Mais d’autres l’avaient fait avant elles , ne fut-ce que George Sand, George Eliot ou Vernon Lee . Pourquoi n’avoir pas suivi leur exemple ?
S’agit-il d’une forme de reconnaissance pour les hommes qui l’ont choisie et l’ont aimée : ce n’est pas leur faute si la mort les a empêchés de faire à leur amie la place dont ils la jugeaient digne. D’une certaine façon, elle s’est sentie responsable d’eux après leur disparition ; sa vie et son travail leur assuraient une forme de survie : peut-on penser qu’abandonner leur nom eut été vécu par elle comme une sorte de trahison ? Cette explication affective ne paraît pas suffisante. Simone de Beauvoir a pris en charge l’image et l’œuvre de Sartre après sa mort, cela ne l’a pas empêchée de continuer son œuvre et sa vie personnelle. Le problème se pose de l’image qu’une femme comme Mary a de soi et du rôle qu’elle joue dans la société.
Des contraintes sociales ! une image ! des stéréotypes !
Des deux cotés du channel, la bourgeoisie triomphante partage en gros le même modèle des relations entre hommes et femmes : mariage de convenance, rôle de l’argent dans la décision qui , même si on lui demande son avis, échappe à la jeune fille, relations codifiées et surveillées, etc. La femme arrive « pure » au mariage, ce qui présente de temps à autres quelques inconvénients ; un des points les plus étonnants de cette époque est le silence qu’elle s’impose sur la question des relations intraconjugales . Sur tous ces points , Mary Robinson ne diffère pas de ses contemporaines : rien dans les écrits qu’elle a laissés ne nous permet de dire comment, au plan physique, elle a vécu ses deux mariages
Le rôle de la bourgeoise se borne à la tenue du foyer, il n’est jamais nommé travail ; elle a, comme l’homme, des obligations mondaines : visites, tenue d’un « salon » et d’un « jour » ; obligations charitables vis-à-vis des pauvres et des malades , etc. Dans ce modèle , seules les obligations charitables offrent un espace de liberté et de pouvoir, à condition de s’inscrire dans les institutions existantes qui en assurent évidemment le contrôle . A partir de la guerre de 1914, Mary, comme beaucoup d’autres, utilisera cet espace de liberté . Liberté des « dames d’œuvre » ! C’est un peu court.
Pendant toute la durée de l’existence de Mary les efforts des « féministes » n’obtinrent aucun résultat convaincant, surtout en France ; le mélange des idées reçues, des inquiétudes bien pensantes sur les dangers du libéralisme moral possiblement lié à la séparation de l’église et de l’état, le retour à la tradition fondé sur l’antisémitisme et la peur du socialisme, contribuèrent à faire de l’émancipation des femmes un thème politique sans grand espoir ; la grande guerre justifia la politique nataliste, bâtie sur le maintien de la femme au foyer. Ce sont des tendances de fond de la société française. La première révolte philosophiquement et sociologiquement construite, est celle de Simone de Beauvoir : nous sommes en 1949, cinq ans après la mort de Mary. Face à ces tendances que pouvait elle faire ? Vivre en marge du système comme Violet Paget ? Ou se créer une voie personnelle en s’appuyant sur son bon sens, son horreur du désordre et la conscience de l’inutilité d’une bataille contre le « cosmos », i. e. la nature des choses , composée de contraintes physiques , physiologiques , sociales et morales.
La pensée bourgeoise vit sur des images toutes faites de la « Femme » : Geneviève Fraisse dénombre trois stéréotypes : la madone, la séductrice, la muse. Le premier et le dernier sont des banalités préraphaélites : Mary Robinson a connu sur le tard les muses du mouvement, elle n’était pas mal placée pour juger des contraintes qui se cachaient sous ce poétique idéal. Elle ne s’est pas refusé totalement le rôle de madone, mais ce fut auprès de James Darmesteter, il y avait quelques raisons à cela . Avec Émile Duclaux elle a clairement réglé le problème et choisi le rôle de compagne . Quant à celui de séductrice ? L’idée lui paraissait légèrement ridicule ; elle eut eu horreur d’une telle facilité.
Ne pas se conformer à l’image commune est risqué, Mary le savait, qui prit avec une indignation masquée la défense de Camille Claudel dans les lignes du Times . Elle n’a jamais assumé un tel risque : sa position favorite est le rôle d’associée et de compagne. Ce qui est conforme à la pensée des intellectuels comme Ruskin mais ne met pas en danger l’ordre moral.
Cet ordre connaissait de timides avancées, surtout dans le monde anglo-saxon, qui acceptait une certaine libération des rapports filles – garçons et préconisait leur éducation.
Sur ce point précis, l’histoire est assez différente en Angleterre et en France. La France de Duruy mettra l’accent sur la laïcité, pour libérer les femmes de l’influence religieuse, mais ne fera pas d’effort particulier sur les contenus et les objectifs de l’éducation : il était déjà difficile de s’opposer aux références catholiques, on n’allait pas en plus s’opposer à une morale communément acceptée en admettant qu’on en eut eu l’envie. L’Angleterre libérale a eu une autre réaction. Les premières universités féminines sont fondées en Amérique et en Angleterre dans la seconde moitié du 19 ème siècle ; dès 1865 Cambridge ouvre ses examens aux étudiantes , sans que cela leur donne l’accès aux grades , ce qui ne fut fait qu’en 1875 .Mary Robinson, l’anglaise, profita de cette opportunité et elle en fut fière . Elle reçut de l’université une formation de haut niveau, qui étonnait les dames du Femina, moins favorisées. C’était une formation équivalente à celle qu’aurait eue son frère s’il avait existé, mais pas une qualification, encore moins un titre utilisable sur le marché : éducation, oui, concurrence non . Et cette concurrence, il ne semble pas que Mary l’ait vraiment souhaitée.
A ces contraintes sociales, à ces stéréotypes, s’ajoutent des considérations plus ou moins scientifiques. « La femme du XIX è siècle est une éternelle malade, nous disent les auteurs de l’Histoire des femmes en occident. La médecine des lumières présente les étapes de la vie féminine comme autant de crises redoutables, même indépendamment de toute pathologie. Outre la grossesse et l’accouchement, la puberté et la ménopause constituent aussi désormais des épreuves plus ou moins dangereuses, et les menstrues, blessure des ovaires, ébranlent, dit-on, l’équilibre nerveux. Toutes les statistiques prouvent en effet que les femmes subissent , au XIX è siècle une morbidité et une mortalité supérieure à celle des hommes » (16). Les femmes – dont Mary – avaient bien intégré cette donnée.
Dans les lettres à sa mère Mary spécifie d’innombrables fois qu’elle est retenue à la maison pour tel ou tel malaise ; les missives d’Émile Roux contiennent de nombreuses exhortations à prendre soin de sa santé. Cent ans après, chose curieuse, il y a beaucoup moins de malaises et ils n’empêchent pas les intéressées de participer à une vie publique active. . Dans sa correspondance, non destinée à la publication, Mary nous parle de ses maux avec une parfaite innocence ; les recommandations de Roux sont tout à fait sincères, aucun des deux ne semble soupçonner qu’il y a peut être là matière à se poser des questions. Peut on suggérer que, dans un milieu bourgeois, scientifique et éclairé, l’influence de la médecine est forte : si une autorité vous dit que vous êtes malade, vous finissez par le croire. Les paysannes, elles, qui n’avaient guère accès au médecin , étaient bien moins malades ; pourtant elles aussi mourraient jeunes. Ce qui pourrait conduire à penser, non pas que ces maux étaient imaginaires – la médecine contemporaine a fait des progrès sur les phénomènes psychosomatiques – mais que les femmes les exagéraient parce que c’était un de leurs rares moyens de pression : l’exemple de Mary prouve que tel était parfois le cas
La première rencontre littéraire de Mary Robinson avec la condition féminine s’appelle Maria Branwell, mariée à 21 ans à Patrick Brontë, mère de six enfants sept ans plus tard, enclose dans le vicarage de Haworth, malade et très faible : « pour compagnie elle n’avait que ses enfants » . Quant à leur père, « la femme à qui il avait si chaudement fait l’amour repoussait son impulsive tendresse ; son devoir était [pourtant] d’être disponible quand il avait besoin d’elle » . Belle évocation d’un avenir possible!
Une nature fragile ! Un destin de maladie et de mort ! On comprend qu’ait reculé une jeune femme pourtant favorisée par le sort. La seule conclusion qui s’impose, c’est que, dans le contexte des dernières années du dix neuvième, Mary se sentait handicapée par sa fragilité, réelle ou supposée, et que cela peut jouer un rôle dans son histoire.
Un appui ? La pensée des intellectuels
Pourtant la société contemporaine propose des appuis. Voyons, en Angleterre, Ruskin, un des premiers défenseurs des préraphaélites . La femme n’est pas « le serviteur de l’homme » ; elle a été faite pour être sa partenaire et ne devrait pas être considérée comme une esclave (slave : sic) . « Son rôle est guider plutôt que diriger ; le pouvoir de l’homme est activité , défense, progrès . Il est surtout acteur, créateur, découvreur, défenseur ; son intelligence va vers l’invention, son énergie va vers l’aventure, la guerre et la conquête ; la capacité de la femme est tournée vers l’autorité, non vers le combat et son intelligence est faite non pas pour l’invention ou la création mais vers une douce organisation, une régulation, un jugement » .
La femme est donc –à peu près – l’égale de l’homme, à condition que ce soit à côté ou en arrière de lui, en situation passive de non intervention, bref toujours par rapport à lui. L’autonomie n’est pas dans l’air du temps. Pourtant George Eliot , Harriet Martineau ou Elisabeth Barrett-Browning ont mené – comme Mary l’ a fait sans vouloir l’avouer – une carrière d’écrivain professionnel et, remarquons le, deux d’entre elles sont l’objet de l’admiration active de Mary . Dans ces conditions, où diable les femmes peuvent-elles trouver « l’autorité pour parler ? » : il y a en effet contradiction entre autorité et absence d’autonomie. L’ambivalence est latente qui combine résistance et complicité face au pouvoir masculin : le travail des femmes irait aussi loin que le leur permettrait la culture centrée sur le mâle, malgré – ou à cause de – leur résistance à l’asservissement. Cette analyse est intéressante, en y ajoutant , concernant Mary Robinson, que, si elle a jamais ressenti un sentiment d’asservissement, elle l’a soigneusement occulté, sciemment ou non, et a pu le faire à cause de la nature généreuse et libérale des trois hommes qui ont compté dans sa vie , son père et ses deux époux. Toute femme de cette époque qui a voulu exister par elle-même a du se forger sa propre voie contre , à travers ou en tenant compte des préjugés des hommes qui comptaient pour elle.
Que pense-t-on en France ? On n’a que l’embarras du choix . Auguste Comte, vers 1840 ? : les femmes sont « dans un état d’enfance radicale » ; elles sont non les égales, mais les compagnes de l’homme, enfermées dans la sphère privée ; leur nature est affective et la femme est un « ange » pour l’homme (Clotilde de Vaux) , une déesse pour l’humanité . Proudhon ? : « Entre la femme et l’homme il peut exister amour, passion , lien d’habitude et tout ce qu’on voudra, il n’y a pas véritablement société. L’homme et la femme ne vont pas de compagnie. La différence des sexes élève entre eux une séparation de même nature que celle qui s’élève entre les animaux. Aussi, bien loin d’applaudir à ce qu’on appelle aujourd’hui émancipation, inclinerais-je bien plutôt, s’il fallait en venir à cette extrémité, à mettre la femme en réclusion ». N’oublions pas l’église : dans l’encyclique Arcanum Léon XIII écrit : « L’homme est la tête de la femme comme le Christ est la tête de l’église » . Et Anatole France, un des maîtres à penser de la génération suivante, que disait-il ? « Si j’étais de vous ,[femmes], j’aurais en aversion tous les émancipateurs qui veulent faire de vous l’égale de l’homme . Ils vous poussent à déchoir. La belle affaire pour vous que d’égaler un avocat ou un pharmacien ! … Tout n’est pas perdu : on se bat, on se ruine, on se suicide encore pour vous ; mais les jeunes gens assis dans les tramways vous laissent debout sur la plate forme. Votre culte se meurt avec les vieux cultes »On ne saurait être plus galant, ni plus réactionnaire ! Ce dernier type d’attitude n’était pas complètement étranger à Mary ; après tout elle en profitait , imitant en cela beaucoup de ses compagnes.
En face, quelques exceptions, Dieu merci : Stuart Mill en Angleterre, Taine en France. Mary avait été l’élève de Taine, comme James Darmesteter ; elle resta jusqu’à sa mort en relation amicale avec sa famille.
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De Stuart Mill, elle avait lu les textes écrits avec sa compagne, puis épouse, Harriet Taylor, entre 1832 et 1869. Pour eux la condition des femmes dans la société et le mariage est un « assujettissement », voire un « esclavage » ; la liberté individuelle est le droit des femmes comme des hommes. Cette volonté de liberté, si elle n’a jamais été exprimée par Mary, se lit entre les lignes de sa vie avec le refus du mariage , jusqu’à ce qu’ elle rencontre – par deux fois – celui qui la reconnaîtra comme libre et en fera son amante/amie et sa « compagne » : le mot se retrouve dans la correspondance.
Cette liberté dans le mariage, dont les Mill sont un exemple, est plus importante que la liberté politique, elle concerne la vie quotidienne et conditionne le reste. Plus que le couple Mill, le modèle de Mary est le couple Browning qui fut tant admiré. Les deux couples sont féministes, autant qu’on peut l’être à l’époque. On ne sait pas ce que James Darmesteter a pensé d’une telle demande de liberté, il n’a pas eu le temps de répondre à la question. Et ce n’était pas vraiment le style d’Émile Duclaux, qui n’a pas eu le temps non plus. Les époux Browning ou Mill étaient deux pour faire face au monde ; Mary s’est retrouvée seule. Sans aide elle n’était pas prête à mener ouvertement ce combat.
Taine était manifestement plus proche, en tant qu’ami et maître d’abord, en tant que penseur ensuite ; ils avaient en commun cette forme de recul qui s’appelle l’humour et qui permet de supporter l’inadmissible et le ridicule. Lisons Thomas Graindorge, porte parole de Taine, qui veut décharger les parents français de leurs peines à marier leur fille : « C’est avec un profond sentiment de commisération et de regret qu’un observateur impartial contemple aujourd’hui les soucis des familles françaises à propos de la plus grande affaire de la vie, j’entends le mariage. Dans les autres pays, en Allemagne, en Amérique, les jeunes gens choisissent par eux mêmes, on les laisse se promener ensemble et se connaître … » Et de proposer la création d’une agence publique d’échange, une « bourse » qui « publierait le nombre et l’espèce des inscriptions, tant mâles que femelles ; … un cours s’établirait comme pour les autres valeurs » . Taine a peut être une vision un peu idyllique du monde anglo-saxon, mais il est sûr que Mary Robinson, jeune fille anglaise, a profité d’une liberté d’action bien supérieure à celle de ses contemporaines de l’autre côté du channel. Taine était un grand admirateur des mœurs anglaises et de l’éducation qu’elles assuraient ; sur ce point aussi il se rencontrait avec Mary. L’humour de Taine et de son milieu l’a sans doute aidée à prendre du recul par rapport à ces problèmes.
Mary a-t-elle rêvé d’être un écrivain professionnel ? Ce qui est sûr c’est qu’elle était plutôt fière d’avoir pu le devenir. Le journalisme devient un gagne pain après la mort d’Émile : un gagne pain seulement. Elle ne se voit pas en Marguerite Durand, encore moins en Séverine, et ce n’est pas seulement une question de classe sociale. Elle ne veut pas se battre pour une reconnaissance extérieure. Dans le milieu intellectuel qui est le sien, elle se sent reconnue, apparemment cela lui suffit.
Intellectuelles dans le champ français. Participation de Mary Duclaux
Les femmes apparaissent timidement dans la vie littéraire « officielle » du vingtième siècle : trois exemples : le salon de Daniel Halévy – qui n’était pas uniquement littéraire , ce qui fausse sans doute la perspective , les femmes ne faisant pas de politique « au grand jour» ; les décades de Pontigny ; le prix Femina , qui doit son existence au refus des Goncourt .
Il est amusant – et instructif – de compulser l’étude exhaustive de Sébastien Laurent sur Daniel Halévy. ou tout simplement d’y consulter l’index des noms propres. Sur les 897 personnes citées, chiffre impressionnant, 840 sont des hommes et 57 des femmes, soit grosso modo entre 6 et 7 % ! Cela veut-il dire que Daniel Halévy connaissait une seule personne du sexe dit faible contre dix du sexe dit fort ? Que nenni, évidemment ! Il n’y a pas de raison non plus de taxer M. Sébastien Laurent d’aucune forme de sexisme. Tout simplement, pour celui qui étudie – oh combien sérieusement ! – la vie d’un homme public entre 1900 et 1960, les faits significatifs sont liés à des rencontres d’hommes, non de femmes . C’est un constat bêtement mathématique, sur lequel chacun peut porter un jugement de valeur. L’apparition d’une femme, autre qu’ornementale, est exceptionnelle et Mary n’a jamais revendiqué d’exception pour elle-même : elle eut jugé cela de mauvais goût !
L’ « Union pour l’action morale et la vérité », qui précéda les décades de Pontigny, organisait avant la guerre de 1914 des réunions autour des problèmes de l’université populaire, auxquelles participaient activement le mari et le beau fils de Mary ; en 1892 aucune femme n’y figure ; en 1910 l’entrée des femmes fut l’objet de discussion entre les organisateurs des rencontres ; entre 1919 et 1939 seules trois femmes participent . Quant à Pontigny, deux femmes jouent un grand rôle dans les « décades » organisées par Paul Desjardins : sa femme et sa fille. Autant dire qu’elles s’occupent surtout de l’intendance. Entre les deux guerres nous y rencontrons quelques femmes : des anglaises traductrices d’œuvres françaises, et deux qui nous sont mieux connues : Violet Paget (Vernon Lee) et sa vieille amie , Mary Duclaux, elle même assez amie avec les Desjardins pour les recevoir à sa table. Des américaines parmi lesquelles Edith Wharton et Elisabeth Shepley Sergeant, sociologue et journaliste . Cette dernière décrit l’atmosphère de la décade de 1912 , dont le thème était « philosophie, religion , histoire » : « les dames, autant que je pusse en juger par le regard que je jetai autour de moi, semblaient être plutôt en majorité, comme l’avait été l’autre sexe à la décade sociologique deux ans plus tôt. Les femmes, avait suggéré M. Desjardins, recherchent davantage les consolations de la philosophie que ne le font les hommes »(28) Les raisons de leur présence, selon Desjardins, étaient donc plus affectives que scientifiques!
Petit à petit, entre les deux guerres, l’habitude de la mixité est prise et la participation de plus en plus active. Cela reste marginal et concerne surtout la génération qui suivit celle de Mary Duclaux ; à son époque, avant et juste après la grande guerre, Mary a fait partie des « happy few » qui participent. Elle n’en tira aucun bénéfice et n’en parla presque jamais , ce qui est caractéristique de son attitude, « du haut de son balcon » comme elle l’a dit ailleurs.
Le jury Femina est un tout autre cas . Par définition il est composé des femmes qui fondèrent un prix car les Goncourt refusaient de les considérer ni comme lauréats possibles, ni comme membres du jury. Camille Marbo, qui fut lauréate et membre du jury Femina, était bien connue de Mary car elle était la belle sœur de Jacques Duclaux ; elle fait dans ses mémoires une amusante présentation du jury : « Caroline de Broutelles, créatrice et directrice de trois revues féminines, s’occupait avec ferveur du prix Femina – dénommé en 1904 Prix Vie heureuse – du nom de l’une des publications Hachette. Elle en avait été l’instigatrice, voulant protester contre la décision du jury Goncourt de ne couronner aucune femme. Au début, vingt femmes avaient été choisies par elle : la comtesse de Noailles présidait ce cocktail qui comprenaient une douzaine d’écrivains authentiques, quelques dames titrées ayant écrit un ou deux romans dans une revue lue par les gens du monde, et des femmes ou veuves d’époux glorieux. Il convient de citer l’ « exploratrice » à propos de laquelle on chantait dans une revue de Rip :
« Et un p’tit, vieux, j ’sais pas pourquoi
Qu’chez nous on nomme Mame Dieulafoy »
connue dans tout Paris, plus que par ses écrits, par sa vêture. Elle portait un petit toupet masculin et s’habillait rigoureusement en homme, en veston ou en habit, avec pantalons rayés ou noirs, ce qui nécessitait, au début de ce siècle, une autorisation préfectorale. … »
Camille Marbo [Marguerite Appell, épouse d’Émile Borel) écrit évidemment pour amuser son public ; d’où le caractère anecdotique et le ton d’ironie sous-jacente. Le lecteur d’aujourd’hui est tout de même porté à se demander si ce ton n’a pas aussi pour but , volontairement ou non, de prendre ses distances vis-à-vis d’une institution considérablement brocardée à l’époque : de quoi se mêlaient ces bonnes femmes ? On retrouve un style semblable dans les comptes rendus faits au T. L.S. par Mary , mais là l’ironie porte sur l’institution des jurys littéraires et leur fonctionnement, non sur un seul jury.
On trouve peu d’études sur le jury Femina – Vie heureuse, dont les archives antérieures à la fin de la deuxième guerre mondiale auraient été perdues . Mary Duclaux faisait partie du jury depuis sa fondation en 1904 , avec Anna de Noailles, Juliette Adam, Julia (Alphonse) Daudet, Lucie Delarue Mardrus, , Lucie Félix Faure –Goyau, Claude Ferval, Séverine, Marcelle Tinayre, et, enfin, Jane Dieulafoy. Le jugement ironique de Camille Marbo est un peu injuste, du moins pour ce groupe de départ, sauf peut être pour Julia A. Daudet dont la célébrité littéraire se borne à avoir été accusée d’être parfois le porte plume de son époux . Toutes les femmes qui composent la liste ci-dessus écrivaient, certaines vivaient plus ou moins de leur plume ; et après tout si on consulte la composition du jury Goncourt à la même époque, combien de membres sont encore lus, y compris les Goncourt eux-mêmes , dont la célébrité tient aujourd’hui plus au prix qu’ils ont fondé qu’à leurs ouvrages , ce qui est sans doute injuste ?
Mary Duclaux aurait été membre du jury dès le début en 1904 ; on retrouve ses traces en 1935 : à cette date elle avait 77 ans ; elle pouvait prendre sa retraite . Elle prit sa tâche au sérieux et fournit un gros effort de lecture, à l’instar de ses consœurs. Les lecteurs du Times en profitaient . En 1936 elle leur présente son travail : chaque membre d’un jury – c’est pareil pour le Goncourt – reçoit une centaine de livres ; « naturellement il est parfaitement impossible de porter en moins d’un mois un jugement adéquat sur le mérite d’un tel nombre d’ouvrages qui tentent de marier l’Art et la Nature (Intéressante définition du roman !). Au mieux si on en lit vingt ou trente, et qu’on survole le reste, on peut en tirer une idée sur les tendances du roman contemporain… et en sortir, non pas meilleur, mais l’esprit un peu terni par l’impression d’avoir commis une injustice involontaire, car peut être le chef d’œuvre était-il le volume – très mal imprimé – que nous avons laissé de côté : habent sua fata libelli » En 1910 elle avait déjà gémi sur l’arrivée de la saison des prix alors que personne ne lit plus. Ils tombent sur les rayons des librairies comme les « feuilles jaunes de l’automne » . Ce qui ne l’empêche pas, et ne l’empêchera jamais de faire une recension documentée des premiers livres de la saison et de tenter d’éclairer son lectorat sur les tendances littéraires en France.
Si quelqu’un prenait au sérieux le rôle du jury Femina, ce qui est rarement le cas, sauf à l’automne où l’attribution du prix est garante d’un tirage conséquent et de la somme qui va avec, ne serait-il pas amené à penser qu’une présence aussi constante sur une trentaine d’années n’a pas été sans avoir une certaine influence sur la vie littéraire ? Sauf à penser qu’un jury composé de femmes peut servir à distribuer des enveloppes , certainement pas des jugements de valeur .
Agir ? Modèles et contre modèles
Depuis sa jeunesse Mary a rêvé d’action . Mais comment agir ?
La jeunesse italienne de Mary eut un modèle, combien prégnant. Or la position de Vernon Lee vis-à-vis du féminisme est ambiguë . Elle est exposée dans Gospels of Anarchy and Other Contemporary Studies. Vernon a horreur du militantisme et du prosélytisme, fussent ils en faveur d’une cause qu’elle soutient ; et ce pour des raisons esthétiques : « une très faible connaissance de l’humanité et un très bas degré de compétence historique suffisent pour constater que ce ne sont pas les humains les plus équilibrés, lucides, élégants et aimables que la Providence utilise pour attaquer et peut être détruire les maux sociaux depuis longtemps installés [dont le machisme évidemment]… Les premiers saints, si l’on en croit Saint Augustin et la Légende dorée, ont dû être d’épouvantables cuistres, indifférents à toute affection familiale, à la grande littérature [et] à l’hygiène ; les prophètes hébreux étaient dépourvus de l’intelligente indulgence de M. Renan pour …disons les attendrissants plaisirs de la reine Jézabel » ; la situation des femmes est certes un « mal social » mais le féminisme est soutenu par des individus « confus et coupés de leur héritage, qu’attire tout mot terminé en ism » Bref les féministes contemporains sont incultes et ridicules.
Pour Vernon la question des femmes doit être pensée dans un contexte plus large, à partir d’une réflexion sur les autres civilisations, sur la nécessaire empathie avec tout être vivant (comme le François d’Assise des Laudes omnium creaturarum), et sur l’évolution, au sens darwinien du terme, ce qui est une position assez moderne, et la conduit à penser que les différences entres les « races » sont plus importantes que celles entre hommes et femmes d’une même race : la condition de la femme est plus liée aux conditions économiques de l’époque et du lieu qu’à une différence d’ « essence » . « La Femme est une survivance de l’âge prédarwinien …, une relique de la philosophie médiévale : il n’y a pas d’essence de la Femme .. plus que de « virtus dormitiva” dans l’opium » Donc ne pas parler de « la Femme » mais « des femmes » , et toujours dans un contexte donné. Mary a la même confiance que Vernon en une évolution –lente – des sociétés, position qui permet de supporter la bêtise ambiante et d’éviter une révolte –inesthétique et inefficace – contre le la pensée commune et le « cosmos ».
Évolution à favoriser : Vernon fait remarquer queles femmes ont toujours travaillé, non pas pour la consommation au sens large, évaluée par les jugements du marché mais pour la consommation d’un seul homme, évaluée par les préférences de cet homme : elles ont donc travaillé sans développer les qualités que la compétition a construites chez le travailleur mâle et ne peuvent atteindre le degré d’efficacité qui résulte de la compétition et de l’ éducation professionnelle, elle-même un résultat de la compétition. Ici nous rejoignons Simone de Beauvoir. Pour conclure avec Vernon que « la seule chose certaine pour l’avenir des femmes est qu’il faut les débarrasser de leurs incapacités légales et professionnelles et leur donner une chance , non pas de devenir différentes de ce qu’elles étaient , mais au moins de montrer ce qu’elles sont en réalité ». Comme Vernon, Mary a toujours travaillé : le mot travail est une des clefs de sa correspondance, cela ressort non d’une position théorique, qu ‘elle n’a jamais prise publiquement, mais de son admiration pour celles qui ont réussi à « montrer ce qu’elles sont » malgré les difficultés. Vernon, pas plus que Mary, n’est prête à prendre dans ce but d’autres risques que celui d’y travailler par ses ouvrages. Ni l’une ni l’autre ne sont des révolutionnaires, elles auraient eu horreur d’une telle idée !
Le contre modèle peut prendre la forme d’une vieille amie/ennemie de Mary, Anna de Noailles . Catherine Pozzi, qui l’oppose dans ses mémoires à Mary Duclaux, la nommait la « dame des exagérations éblouissantes » ou « Anna de Nouille » , se référant à la médiocrité de la quête incessante du succès , littéraire et mondain , qui est celle d’Anna de Noailles. Envieuse et peu intelligente, tel est le portrait que Catherine fait d’elle. Mary est-elle plus indulgente ? Elle la considère avec un détachement ironique :“Madame de Noailles a répandu une vingtaine de poèmes , comme des bouquets de roses et de bourgeons de cyprès, sur les pages de douzaines de revues, mais sa préoccupation la plus grande est la terrible énigme : vais-je vieillir comme les autres , et si non , dois-je mourir ? Préoccupation qui brouille devant ses yeux le grand spectacle de la guerre », écrit Mary dans Twentieth century French writers , juste après 1918. Bref Anna serait une ravissante sotte arriviste, même si douée d’un sens certain du langage poétique : précisément ce que Mary n’a jamais voulu être.
Le rôle d’épouse et de mère au foyer a été rejeté par Mary dès le départ ; la révolte n’a jamais été pensée. La littérature s’est imposée à l’adolescence. Mais ni Vernon, malgré la tentation de l’amour, ni Anna de Noailles, malgré ou à cause de ses succès, ne pouvaient être des références . Pas vraiment de modèle ! Il faudra donc à Mary trouver sa propre voie en tant que femme et en tant qu’écrivain.
Ce que dit l’histoire
Mary s’est intéressée à des hommes, certes . Mais surtout à des femmes. Lesquelles ? Des poétesses : Emily Brontë, Elisabeth Barrett Browning en Angleterre, Marguerite d’Angoulême en France. Des écrivaines : Madame de Sévigné, Henriette Renan .. Une femme d’action : Florence Nightingale. Avec quel succès ? Six éditions d’Emily Brontë, dont une récente ; quatre éditions de Marguerite d’Angoulême plus une traduction anglaise des Nouvelles ; deux éditions de Sévigné. Les deux autres femmes ont inspiré des préfaces , dont deux différentes pour Renan . Ces choix de travail situent des préférences, ils ne peuvent être confondus avec les critiques parues dans les revues, qui relèvent de la littérature de circonstance, parfois de la littérature alimentaire. Pourquoi ces femmes ? Qu’est-ce que Mary admire dans leur histoire ?
D’abord, curieusement, leur action. Nous admirons le plus ce qui nous est impossible ! L’action et le sens politique qui va avec. Aussi bien en Angleterre qu’en France, pour peu qu’elles n’aient d’autre ambition que de servir, les femmes, filles et sœurs de roi, se sont mêlées de politique et souvent de façon fort utile. C’est le cas de Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, épouse d’Henri II d’Albret et grand-mère de Henri IV, qui en eut souvent l’occasion avec sa mère Louise de Savoie, ne fut-ce que lorsque toutes deux se trouvèrent à la tête du royaume quand leur fils et frère François fut fait prisonnier à Pavie.
Mary admire Marguerite et le soutien qu’elle apporte aux artistes et intellectuels du temps, à Paris à la cour de son frère d’abord, puis à la cour de Nérac. Cette action relève plus de l’influence que d’une activité personnelle, elle passe par son frère bien aimé, les ministres de son frère et le collège de France dont la fondation lui doit beaucoup . Mary se retrouvait en elle, lorsqu’elle pensait pouvoir aider l’Institut Pasteur à travers Émile Duclaux ; elle fait elle-même le rapprochement dans sa biographie de Marguerite : le collège devait « abattre les cloisons, briser les barrières, ouvrir son pays à tout ce qui est noble, vrai ou généreux … , non comme le collège de France tel que nous le connaissons, mais plutôt comme l’Institut Pasteur. Tout ce qu’on voulait pour le moment (1530) était créer l’éducation laïque, imprimer la bible en français, enseigner le grec et les mathématiques, soutenir le catholicisme gallican… » . Mutatis mutandis la comparaison n’est pas sans fondement, ne fut-ce que par la volonté d’autonomie vis-à-vis des autorités constituées, en 1530 l’église et l’université, en 1887 l’université et les autorités administratives. Pendant trois ans Mary a cru pouvoir jouer un rôle analogue à celui de Marguerite, elle s’y était activement préparée, c’était peut être une des raisons de son deuxième mariage ; le premier aussi elle l’avait pensé ouvrant sur la politique dont James Darmesteter avait toujours rêvé, via une carrière de journaliste que la mort arrêta . Agir pour une femme comme Mary, oui, mais seulement à travers l’action d’un homme . Le destin en a décidé autrement et elle se résigna au domaine qui restait lui ouvert, l’écriture.
Une autre forme d’action demeure : le dévouement ! En Florence Nightingale elle retrouvait la générosité qui, à l’hôpital des Invalides après celui de Rohan, l’a conduite au chevet des blessés pendant et après la grande guerre. Générosité qui s’accompagne d’une certaine forme de morale féminine : Florence a écrit : « Je voudrais dire à toutes les jeunes femmes qui sont appelées à une vocation spéciale : préparez vous à cette vocation comme le ferait un homme » Et aussi : « Les trois quart de tous les ennuis dans la vie des femmes viennent de ce qu’elles se soustraient aux exigences de la discipline considérée si utile aux hommes ». Cela ressemble assez bien à Mary de vouloir travailler comme un homme, et de ne pas réclamer les avantages qui vont avec le statut masculin. Tout en étant consciente que c’est là « marcher au bord du gouffre » ! » .
Ces trois femmes partagent la même exigence : être aussi solide et organisée qu’un homme, (idéal , bien sur !), être utile dans la mesure où on le peut, là où l’on est, dans le temps et l’espace , ne rien réclamer que ce que permet cette discipline et surtout n’attendre aucune récompense autre que la satisfaction d’avoir agi selon sa conscience. Beau modèle de femme !
Agir directement sur le monde ! Ailleurs que dans les domaines réservés ! Pour elles, c’est impossible. Alors, comment vivre en admirant l’action sans pouvoir – ou croire pouvoir – se donner une véritable possibilité d’agir ? Celles à qui leur statut social permet d’interférer dans le monde des hommes ne le font que par substitution ; c’est ce que pense le plus ancien modèle de Mary, Christine de Pisan, cette ancêtre du féminisme ( !) dans la Cité des dames : le livre a essentiellement pour objectif de montrer, que, le cas échéant – en général celui des veuves, – définitives ou provisoires à la suite d’absences guerrières –, les femmes peuvent prendre la place des hommes et faire aussi bien qu’eux ; quitte à leur rendre la place à leur retour ! Les hommes peuvent donc leur faire confiance , tente de démontrer Christine de Pisan. On reconnaîtra qu’ il existe des revendications féministes plus percutantes.
Christine a besoin de ses protecteurs pour vivre : pouvait-elle plus ? Mary aussi a besoin sinon d’un homme, au moins de ses lecteurs pour vivre ! Si un jour, pour une des ces femmes, à quatre cents ans d’intervalle, la question s’est posée, le choix est clair : soit vivre à la marge, avec tout ce que cela implique de dévalorisation aux yeux des autres comme aux siens propres ; ou conserver sa liberté de jugement – intime – et rester « honorable » dans la société, donc y être acceptée, ce qui implique de se conformer un minimum à la morale courante, quelque hypocrite qu’elle soit. Tout le monde n‘a pas la vocation du martyre. Les termes du choix resteront les mêmes jusqu’à la seconde moitié du vingtième siècle.
Agir au nom de quoi ?
Ces femmes agissent au nom d’un idéal : pour Florence et Marguerite il était de nature d’abord religieuse, puis morale, et pour Mary surtout morale : ce sens moral qu’elle nomme « moral earnestness », ce qu’elle traduit curieusement par « l’enthousiasme sérieux »
La religion : pour Marguerite et Florence Nightingale, il s’agit d’un idéal religieux. Chez Marguerite un catholicisme purifié de ses côtés mondains, autoritaires et institutionnels, qui laisse les croyants chercher et trouver Dieu eux-mêmes, à travers l’Amour , celui que préconisa Briçonnet, son directeur de conscience, celui, plus tard, des amies de Fénelon, auxquelles Mary s’intéressa . Chez Florence, l’éthique anglicane des années 1850 qui, selon Mary, dégageait « un esprit nouveau, un sentiment d’enthousiasme, de sacrifice, où frémissait encore une sensibilité religieuse, – la plus vive, la plus exquise » : le « mouvement d’Oxford » qui rejoint les idées issues de 1848 . Nous ne sommes pas loin, ici, de l’idéal de liberté.
L’amour : toutes les femmes citées – et aimées – par Mary , sont des amoureuses . Amante et amant : Elisabeth Barrett et Robert Browning . Amie et amie : Madame de Sévigné et Madame de Lafayette. Sœur et frère : Marguerite d’Angoulême et François premier , Henriette et Ernest Renan . Mère et fille : Madame de Sévigné et Madame de Grignan. Cet amour se veut désintéressé, même si il n’y réussit pas toujours. Il se veut d’abord spirituel , même s’il ne l’est pas toujours ; mais qui va sonder les cœurs et les reins ? « L’amour humain, variable et fugitif comme le temps de nos climats terrestres, et pourtant l’unique souffle qui nous parvienne des rives éternelles. » dit Robert Browning, cité par Mary dans son étude sur le poète. L’amour comme union des âmes : « Nous savions qu’une barrière s’effondrait entre vie et vie; nous étions mêlés enfin… » .« A ces sentiments là, nous dit Mary, citant Descartes, il ne faut pas résister car ils sont faits d’une substance divine et éternelle »
Pour Mary, chez qui la vie spirituelle est centrale mais ne s’inscrit pas dans les croyances d’une religion : « ce qui est grave, c’est la lampe non allumée, ce sont les reins non ceints, la course non courue,… »( citation de R. Browning). Ce qui fait la valeur de l’amour, quelle qu’en soit la forme, c’est la spiritualité. Et à sa suite, le dévouement , qui peut aller jusqu’au sacrifice.
Mary connaît les difficultés de l’amour-sacrifice face aux insuffisances de l’être aimé et aux contingences de la vie quotidiennes. Amour de Marguerite pour François, accepté par lui sans équivalence en retour : homme à succès, admiré de tous, le Roi avait une certaine tendance à l’égoïsme ! Et Ernest et Henriette Renan ? Cornélie Renan a raconté à Mary Darmesteter ces nuits où elle se réveillait seule, Ernest s’employant dans la pièce à côté à rassurer sa sœur sur l’amour qu’il lui portait ; Henriette y pleurait, bruyamment en apparence, si bien que madame Renan devait parfois intervenir elle-même pour rassurer sa belle sœur . Curieux mode de vie qui ne manqua pas d’alimenter les ragots des bonnes langues parisiennes !
Récompense : le voyage au Liban dont elle ne revint pas. Remords du frère : « L’ai-je trahie ? Ai-je eu tort ? » Quelle est cette trahison ? Entre ses deux mariages la commande du livre sur Renan donne à Mary Darmesteter l’occasion de réfléchir sur les diverses sortes d’amour. Et d’évoquer à son propos la Béatrice de Dante ! Encore elle ! Si Henriette était Béatrice, c’est-à-dire la « conscience austère » des vingt ans de son frère, si elle s’était voulue l’inspiratrice et le guide, le sacrifice, accepté par Henriette, d’une relation exclusive n’est pas moins générateur de regrets qu’un amour rejeté. Et la trahison ne serait-elle pas d’avoir accepté le sacrifice et renoncé à la présence quotidienne et unique de celle qui a inspiré l’idéal de sa vie? Béatrice a eu le bon goût de mourir avant d’avoir eu à consentir à un tel choix, ce qui permit à Dante de la garder comme guide sans que sa présence quotidienne lui rappelle constamment ses insuffisances.
Si Mary connaît la trahison, c’est elle qui l’a commise ; et Vernon a réagi avec élégance. Quant à ses deux maris, aucun n’était vraiment en situation de poser ce problème . Mary peut donc sans gros effort conserver jusqu’à sa mort une vision relativement idyllique de l’amour, dans et hors mariage Si on y ajoute cette volonté, rencontrée ailleurs, d’accepter les faiblesses humaines et le monde comme ils sont, on peut comprendre que, pour elle, l’amour, si difficile à vivre, est pourtant la seule valeur qui justifie de supporter la vie.
Face à cet amour, celui de la Vita nuova de Dante, que valent les petites considérations d’intérêt ? Se sacrifier pour un autre, frère, enfant , compagnon ou amant, c’est parvenir à l’idéal le plus proche de l’amour divin . Cet idéal quasi platonicien permet de donner sa juste valeur à la comédie humaine. Il n’y a qu’une chose qui vaille d’être poursuivie dans ce monde trompeur, c’est le dépassement de soi que permet l’amour. Mary a vécu sur cette idée depuis sa jeunesse et elle n’y a jamais failli.
La Liberté et la résistance ?
Ce dépassement de soi peut prendre une dimension politique, sans aller bien sûr jusqu’au socialisme, horresco referens ! Voyons Elisabeth Browning, chantre de la liberté républicaine. Le peuple a droit à la liberté, à condition qu’elle soit fondée sur une instruction solide et une culture morale que l’éducation lui donnera peut être un jour. En attendant, les faibles, les pauvres, les esclaves – et les femmes – ont droit à la liberté de penser, dans les limites d’un contrôle qui contiendra les risques d’anarchie : ma pensée est libre si ma vie ne l’est pas . Telle est la liberté d’Emily Brontë . Telle est aussi celle de Mary.
Que reste-t-il en effet lorsque l’amour vous quitte ? Sur quoi peut s’appuyer une femme quand disparaît l’aimé(e) et qu’elle est réduite à soi même ? L’indépendance, l ’esprit de liberté, l’insoumission de l’esprit sont- ils des raisons – ou des moyens – de vivre ? Peut-être , en s’aidant du détachement et l’humour ? Liberté, sainte déesse, fière et dangereuse, Dieu sait combien je te vénère … Tu es l’espoir des générations, le signal ; à travers bourbiers et marais, tu guides vers les étoiles les descendants de ta race, toujours invaincue. » A cette race appartient Mary. C’est cette liberté , qu’a défendue Elisabeth Browning dans la Florence de Garibaldi. C’est aussi celle de Marguerite de Navarre , et celle d’Emily Brontë .
Cet esprit est particulièrement bien incarné dans la première héroïne et/ou modèle de Mary, Emily Brontë . Le mot utilisé à propos d’Emily est Dissenters, ce qui ne signifie pas révoltés au sens lutte du terme , mais dissidents , insoumis ; la tentation de la révolte ouverte et publique est aussi étrangère à Emily qu’à sa biographe ; il s’agit du droit de n’être pas d’accord. Emily a vécu « dans un triste vieux presbytère au milieu des bois, loin du monde, en haut de sa colline battue des vents, entouré de marécages et de sommets sauvages »: bref un endroit sinistre et solitaire . « Pourtant cette paisible fille de prêtre, qui n’entendait dire que du mal des dissidents, a eu le courage d’en devenir un elle-même : un dissident à plusieurs titres. … Il n’y eut jamais nature plus sensible à la bêtise et à l’étroitesse de la convention, une nature qu’on s’attendrait plutôt à rencontrer dans les rangs de l’opposition – et dans ces natures l’indignation est la force qui souvent ouvre les portes de la parole » .. Mary admire – et pratique – l’insoumission intérieure qui ouvre sur l’écriture . Pas plus qu’Emily, elle n’a pu, ou su, ou voulu porter cette insoumission à son terme, qui est la révolte ouverte.
Cette insoumission se vit dans le malheur . En lui vivent Mary ( !) et ses héroïnes . C’est le malheur, nous dit Mary, qui a fait d’Emily l’auteur de Wuthering Heights . « Emily est comme la bruyère, la fleur qui toujours fut sienne, la bruyère sèche et sauvage ! Le vent froid et la terre sauvage la font pousser, elle ne croîtrait pas dans les marais protégés. Si votre destin, Emily, avait pu choisir l’amour, vous non plus n’auriez pas atteint votre pleine floraison : une matrone prospère serait morte dans les contrées du nord. .. Mais maintenant vous vivez, chantant la liberté, âme immortelle pétrie de courage et de solitude, une autre voix dans le vent, une autre gloire sur le sommet des montagnes , Emily Brontë , l’auteur de Wuthering Heights.”. Mary a-t-elle eu la tentation première de l’accès à la Liberté via le malheur ? Mises à part de courtes périodes, a-t-elle été vraiment heureuse ? Et qu’aurait pensé Beauvoir de cette impossibilité féminine de vivre en même temps comme épouse et mère comblée et comme auteur glorieux d’une œuvre immortelle .
Le malheur est présent : Mary a vécu dans l’attente, l‘expérience ou les suites de deux guerres. Elle se retrouve en Madame de Sévigné, qui a du mal à accepter l’esprit de [son] époque, (the new spirit of the age) : trop de « victoires glorieuses » dont on sait la sauvagerie qu’elles cachent : répression de la révolte en Bretagne, affaire des poisons, souffrance des pauvres : un monde de superstition et de cruauté qui la fait frissonner, comme Mary frissonne devant les tranchées de la guerre de 1914 , comme Marguerite d’Angoulême a frissonné devant les bûchers que son frère n’a pas pu –ou voulu – empêcher. Le malheur collectif fait partie de la vie de ces femmes ; il n’est que rarement compensé par un bonheur individuel !
Les héroïnes de Mary résistent : elles résistent dans leur for intérieur et si possible dans leur vie quotidienne, dans leur écriture en tout cas ; elles résistent à la pensée tout faite, au politiquement correct : Florence Nightingale n’acceptera jamais l’abandon des blessés et des faibles ; Sévigné s’indigne de la brutalité avec laquelle le régime traite les pauvres ; Marguerite elle aussi s’indigne mais sa position dans le monde lui rendra possible – pas toujours – la protection des dissidents. Que peut faire une femme contre ces horreurs, dans un monde qu’elle ne dirige pas ? Que faire, sinon garder sa distance et rester libre ! Comment leur en vouloir, elles n’ont pas de prise sur le monde : elles ont une vie passive, et cette passivité handicape leur écriture. Comment écrire sa révolte avec la force nécessaire, lorsqu’on sait que cet écrit sera dévalorisé parce que produit par une femme ?
Ce sont des femmes : à part l’action en faveur des malheureux oubliés , les blessés de la Crimée ou du premier conflit mondial, elles ne peuvent , – ou ne croient pouvoir – agir que dans les champs qui leur sont ouverts : compassion et charité . Elles y ajoutent la protestation et le refus de l’hypocrisie exprimés dans le milieu où elles vivent, ce qui ne gêne personne ; elles utilisent surtout l’écriture , dont elles savent pourtant qu’elle sera considérée comme secondaire par rapport à la parole des hommes.
Protester mais comment ?
L’humour ? La protestation contre la sottise et la méchanceté du monde prend souvent pour Mary et Marguerite la forme de l’humour : « ce qui étonne dans l’Heptaméron, c’est précisément l’idéal de religion et de vertu qui fait un contraste si étrange avec la bonne grosse joie sensuelle qui s’y étale.. Elle (Marguerite) ne possède pas un idéal de justice, non plus que certaines qualités plus artificielles : honneur, convenances, décence même, toutes qualités inventées pour la plus grande sécurité de la société. Elle n’est sévère que pour l’hypocrisie, l’orgueil, la cruauté, l’avarice, et elle garde une certaine sympathie pour des fautes plus douces, sans désirer les pratiquer elle-même. » Mis à part la « bonne grosse joie sensuelle » et le refus de « la décence », Marguerite et Mary se ressemblent. Et Mary la victorienne n’est pas du tout gênée, semble-t-il, par « l’originalité de l’Heptaméron [ qui consiste] dans l’union de la chevalerie, de l’honneur et de la religion avec une absence totale de sens moral [dans les relations sexuelles] ». Le monde est ce qu’il est, nul ne m’oblige à partager sa morale que je réprouve pour moi mais tolère chez les autres . La tolérance est la compagne de la liberté.
Hypocrisie, orgueil, cruauté, avarice …. ! Il faut les moquer, car ils sont intolérables ! Mais le sont aussi aussi l’étalage de l’autorité, partage des hommes, et la vanité qui va avec ! Une autorité qui n’a d’autre fondement que leur sexe: le Brocklehurst de Jane Eyre qui, nous dit Mary, « a certainement été un adepte zélé du sacrifice de soi, dont toute la bonté était polluée par un amour impérieux de l’autorité et une invraisemblable vanité » Et d’un autre personnage de Jane Eyre , Mary nous précise que « Il souhaitait aider ; il ne souhaitait pas moins que soit connu le fait qu’il aidait » Cette analyse du mâle victorien de base n’est pas mauvaise pour une fille de 26 ans. Avec moins de virulence la même réaction se trouve chez les sœurs Brontë et Marguerite d’Angoulême . Ce recul critique, – et souvent drôle – , est la seule révolte qu’elles se permettent ; avec, quand elles le peuvent ( ce n’était pas le cas de Marguerite, ni de madame de Sévigné) le refus du mariage, sauf à rencontrer l’homme assez libre lui-même pour reconnaître leur liberté, ce qui fut deux fois la chance de Mary ; elle reconnaît cette chance, ce qui lui permet de sympathiser avec celles qui l’ont précédée et ne l’ont pas eue.
Le rêve ? Pourquoi écrire ? En premier lieu , pour créer un monde où il est possible de vivre, face à l’insupportable monde réel : le monde de la poésie et de l’imaginaire . Emily, Marguerite et Mary ont créé ce monde : pour elles mêmes d’abord, pour leurs sœurs ensuite et les lecteurs qui les auront aimées.
Pour braver ensuite le destin de soumission qui les menace : le mode de l’écriture est celui de la liberté . Elles pensent ne pouvoir avoir aucun autre moyen d’être libres ; dans la création elles le sont , personne ne peut les priver de cette liberté.
Enfin pour se donner, au fur et à mesure d’une existence où les joies sont rares, de plus en plus rares quand avance la vieillesse, le courage de vivre. Lorsque la beauté vous a fui, cette beauté qui seule, avec l’argent qu’elle apporte, crée la valeur des femmes, créer de la beauté permet de supporter la décadence, l’incapacité physique, surtout le regard de l’autre : je ne suis pas celle que tu vois, je suis une autre, dans un autre monde . Ce monde sera mien jusqu’à la fin, ma richesse et ma vie. « Chacun de nous, dit Mary, parlant de François Ier, crée en lui-même , pendant sa jeunesse, l’être qui doit survivre à cette jeunesse, alors qu’elle sera évanouie » . Cet être se maintiendra intact jusqu’à la mort, et, peut être, au-delà, par les hasards de l’écriture : c’est le modeste espoir de Mary , mais pour elle ce n’est pas l’essentiel . « Pour une pauvre âme dépaysée, esseulée, qui, de désillusion en désillusion, n’est plus sure de rien, (Il s’agit de Marguerite d’Angoulême) il n’y a pas d’ami plus précieux que la plume, que la page muette qui reçoit le trop plein d’un cœur inoccupé ». Si ce « trop plein » est beau, tant mieux ! S’il ne l’est pas, tant pis ! A celles qui n’ont pas ou plus de place dans le monde des hommes, – et à celles qui les lisent – , il donne une raison de vivre.
« Laisse de moi tous ces charnels records
Lui seul la force était de mon courage
Lui seul était mon audace et prudence
Lui seul donnait la joie à mon visage »
Marguerite parle ici du dieu qu’elle aime ; Mary, qui la cite, pourrait utiliser ces mêmes mots à propos de l’idéal pour lequel elle a vécu , et qui s’incarne dans la parole.
L’extrémité du rêve : un autre monde ! La parole peut créer un monde imaginaire … et consolant. Dans les moments où elles se sentent mal à l’aise dans le machisme ambiant, beaucoup de femmes ont rêvé d’une société dans laquelle le pouvoir masculin ne se ferait pas sentir par sa pesante présence quotidienne, ne serait qu’une référence lointaine, ou demeurerait totalement absent. Monde féminin organisé sur le mode du monde ordinaire, mais où, pour les femmes, régnerait la liberté : la Féminie !
C’est un vieux rêve médiéval , qui relève d’une inversion semblable à celle, bien connue, du carnaval, où les faibles et les « fous » sont rois pour un jour, où le pouvoir est inversé : le monde marche sur la tête , mais n’en fonctionne pas moins suivant les mêmes codes, à l’envers. Le royaume des femmes ? Les géographies médiévales le situe aux marges du monde connu, au terme des conquêtes d’Alexandre le grand, aux frontières de l’Europe et de l’Asie, du côté de l’Inde, et un peu plus tard dans les contrées impénétrables du nouveau monde à découvrir , en Amazonie. Le pays n’a d’existence que par les légendes transmises par l’antiquité ou les géographes qui se copient l’un l’autre ; ses caractéristiques sont les mêmes : clôture sur soi, refus du sexe mâle, défense par les armes, et, quand une armée normale, d’un roi normal, apparaît, leur défaite est sûre : dans le meilleur des cas, le roi victorieux se conduit de façon courtoise envers les vaincues, selon les codes de la fine amour . Toute transgression est fascinante et dangereuse, toute transgression doit être vaincue si elle s’avère durable. Le carnaval ne dure qu’un temps, c’est pourquoi la société masculine le tolère, de même que, dans les vieilles ystoires, le royaume de fémenie .
Si Mary en a rêvé, c’est avec amusement, et cette forme de regret qui est accordée à ce qui est considéré comme impossible. Ainsi décrit elle le microcosme féminin dans lequel Thackeray fut élevé par sa grand-mère, à Fareham, petit village du sud de l’Angleterre, peuplé de femmes, mères, sœurs, épouses des officiers de la Navy : « Il n’y avait presque pas d’hommes à Fareham : le « vicar », le médecin , le notaire et quelques jardiniers. Mais il y avait toute une hiérarchie de femmes » Et le climat était celui du snobisme le plus étroit : pas vraiment la libérale féminie mythique ! La loi du cosmos fait que ces femmes qui eussent pu être libres ne l’étaient pas. Ce fait n’indigne pas Mary, il ne fait que confirmer sa conception du monde : la liberté est une victoire individuelle, il est rare, difficile, de pouvoir vaincre le poids du « socialement correct ». Les braves dames bourgeoises de la province anglaise n’ont ni possibilité, ni envie de la conquérir. Il n’y a pas de quoi s’étonner, l’utopie ne peut exister en ce monde, cette évidence ne peut susciter qu’un soupir.
La femenie n’est qu’un rêve, d’autant plus beau qu’il est inaccessible ; il revient par ci par là dans les écrits de Mary . Curieusement par exemple à propos du Japon de Pierre Loti « Le Japon tel qu’il [Loti] le vit, est cette “Isle of Feminie” que les auteurs médiévaux aimaient à imaginer ». Cette remarque paraît plus caractéristique des regrets de Mary que d ‘une évaluation réaliste des mœurs japonaises.
Plus réaliste , parce que ayant abouti à une œuvre, est le rêve de Christine de Pisan incarné dans la Cité des dames. Mary lui a consacré un très long article en 1936 , un des derniers qu’elle ait écrit. Comme elle Christine était une femme de lettres , la première professionnelle peut être, que Mary admire pour avoir réussi « par sa plume à gagner son pain et à soutenir sa famille » ! Italienne d’origine , elle « s’est toujours sentie étrangère en France … en pèlerinage toujours » Entre la France, l’Angleterre et l’Italie, « elle avait une tente dans chaque camp » et s’efforçait d’utiliser toutes les relations qu’elle avait dans chaque pays pour survivre, elle et ceux qu’elle avait en charge . Bien que « terriblement bavarde, moralisatrice et tournée vers le passé », elle était « remarquable par sa noblesse d’esprit : toujours du côté des anges, pacifiste, féministe » Ce descriptif rappelle quelque chose. Mary se retrouve évidemment en Christine, dont d’ailleurs elle lisait Le livre des vrais amants qui figurait dans sa bibliothèque. Christine était d’abord un poète, et seule comme Mary.
« Seulette suis et seulete veux être… »
Vieille et retirée dans le couvent où sa sœur est nonne, « à l’âge de 65 ans, [Christine]a pu chanter de tout son cœur son « nunc dimittis » ; car elle, la pacifiste, la féministe, a vu une femme donner à son pays désespéré la victoire et les promesses d’une paix à venir »
L’an mil quatre cent et quatre vingt neuf
Reprit à luire le soleil
Il ramène le bon temps neuf ! ..
Hé, quel honneur au feminin sexe ! »
La fémenie est un rêve qui de temps à autre s’incarne ! En une femme, Jehanne du village d’Arc, qui démontre les possibilités des femmes et dont l’œuvre prend un sens dans le monde comme si elle eut été homme ! Christine a pu être fière de Jeanne d’Arc, d’où les lignes triomphantes écrites dans le « Dittié de la Pucelle” . Étrangère dans le monde comme citoyenne et comme femme, Christine a pu être fière de son œuvre et de la défense qu’elle y propose de l’honneur des dames . A 80 ans ( on vit plus vieux au 20 ème qu’au quinzième siècle), Mary n’a pas rencontré sa Jehanne : en revenant sur son parcours, elle se sent aussi étrangère que Christine et ne trouve à défendre de sa vie que quelques poèmes et les lignes écrites en l’honneur des héroïnes qu’elle a aimées . De sa modeste manière elle a toujours défendu les femmes, contribué à sa façon à la féminie mythique , sous-jacente à toute civilisation . C’est là à ses yeux une des justifications de sa vie.
Petits arrangements avec l’idéal
La fémenie est une utopie . L’indépendance totale souhaitée est impossible . L’écriture est une liberté , mais seulement dans le domaine de l’esprit , et encore ! Il faut évoluer entre désirs et réalités , et faire , tant bien que mal , son chemin entre les écueils.
La liberté et la tentation du mariage !
Mary était libre dans sa pensée, aussi libre qu’on put l’être à son époque ; elle était indépendante autant qu’elle pouvait l’être, avait une volonté forte et un esprit clair. Puisque être une deuxième Vernon ne la tentait pas, il ne restait que le mariage. Tout se passe comme si elle avait fait ce raisonnement et avait agi en conséquence : deux hommes se sont présentés, qu’elle aimait tous deux, de façon certes différente mais honnête. Les deux fois il semble que ce soit elle qui ait agi la première. James n’osait pas, sans doute ; il avait toutes les raisons pour cela . Émile n’y pensait pas, il était un peu naïf mais cela faisait si longtemps qu’il vivait sans femme ! Elle les mit tous deux devant la décision à prendre, aucun des deux n’eut à s’en repentir. Pourquoi faudrait-il considérer que la démarche ne peut être faite que dans un sens ?
Du quinzième au vingtième siècles pas de vocation autre pour une femme que le mariage et la maternité. L’histoire de Mary montre qu’elle hésita longtemps, fit une petite excursion du côté de Lesbos et ne se résolut à faire une fin qu’à l’âge, avancé pour l’époque, de trente et un ans. Nous pouvons nous référer comme elle, avec amusement, à l’histoire de Manon Rolland, qui « préférait rester vieille fille plutôt que d’épouser qui que ce soit d’autre qu’un philosophe » ; Manon faillit accepter le pavillon au fond du jardin d’un sage (de 60 ans !) sur la base d’un contrat selon lequel « il ne devait rien se passer de plus intime que des entretiens philosophiques », lorsque Rolland intervint. Nous ne penserons pas que le premier mariage de Mary fut de cet ordre, malgré les ragots du temps : ils étaient tous deux trop amoureux ! N’empêche que la tentation a existé , il y avait quelque chose de cela dans l’union avec James Darmesteter.
Le mariage a des avantages , surtout quand il est bourgeois : les tâches pénibles sont assurées par d’autres, cela aussi fait partie du cosmos. Madame de Vigny, l’épouse d’Alfred, laissait à son époux la tenue des comptes familiaux, nous raconte Mary avec une compréhensive indulgence ; la demoiselle de compagnie de sa femme l’y aidait. Madame de Vigny « n’était pas une femme d’intérieur ; on ne l’imagine pas sans cette annexe plus qu’Elisabeth Browning privée de bonne » . Et dieu sait à quel point Mary admirait Elisabeth ! Mais ces petits avantages n’étaient pas les pires parmi les innombrables injustices : comme on sait, on ne se révolte pas ouvertement contre l’ordre, on s’efforce de l’améliorer dans la mesure de ses possibilités et le reste est littérature. Ce qui nous paraît contradictoire et peu compréhensible va de soi pour Mary et bien d ‘autres ; là git une des difficultés des féministes bourgeoises !
Le mariage n’était donc pas synonyme de tâches matérielles multiples. Mais qui disait mariage disait risque de maternités sans limites : l’indignation de Mary est grande devant les conséquences possibles : l’abandon de toute vie personnelle en faveur des enfants, la fatigue et la maladie , la mort . En témoigne ce qu’elle écrit de la femme de Thackeray , devenue folle après ses troisièmes couches en mai 1840 . Épousée en août 1836 à Paris, Mrs Thackeray avait eu une première fille en 1838 et un deuxième enfant en 1839, mort bébé . Le troisième, en mai 1840, ( une fille qui survécut), fut fatal . Elle avait eu trois accouchements en moins de trois ans et sombra dans la folie ; Thackeray fut désespéré et se réfugia dans l’écriture. Il décrit la folie de sa femme , et Mary après lui : « La longue fièvre, l’habituelle inconscience, les terreurs sans cause, la crainte , parfois la haine, de ce qu’on a le plus aimé, le rire fou, le dédain trop justifié avec lequel la malheureuse patiente accueille les visites des médecins impuissants ; puis des crises de larmes, un désir sauvage de s’en aller « n’importe où, hors du monde », d’échapper aux témoins de sa déchéance ; puis d’autres heures où la raison semble toute proche, mais accompagnée alors d’une dureté de cœur, d’une âpreté qui la rend aussi terrible que l’égarement d’hier, comme si , tour à tour, l’esprit et le cœur subissaient l’empire malin d’une puissance mystérieuse ; les nuits agitées, pleines de chansons ; les caprices absurdes d’une imagination malade ; le pauvre sourire détraqué ; les petites mains brûlantes ; le grand air calme et noble qui ne répond plus aux paroles tout à tour risibles et angoissantes… » Et Mary de conclure : « Ah ! Pauvre jeune femme ! Quelle vie fut la vôtre ! Folle dès vingt trois ans, pendant plus d’un demi siècle captive dont personne ne saura briser la Bastille ! Que vous expiez durement ce bonheur de quelques mois dont vous étiez si digne par la bonté, le courage et le dévouement. »
D’où les hésitations, de Manon, de Mary et de bien d’autres, quand la pression familiale le leur permettait. Manon Rolland eut un enfant, Mary aucun. En eut-elle voulu ? Peut être ! Ce qui importait c’était de choisir un homme dont on put penser qu’il respecterait assez la liberté et la santé de sa femme pour ne pas lui faire des enfants à répétition. Et pour Mary c’est ce qui fut fait.
La liberté dans le mariage c’est la quadrature du cercle : elle ne se peut concevoir que dans un couple suffisamment libéré des contraintes matérielles, des préjugés moraux et des obligations légales. Peu de femmes y ont réussi: dont Mary, et pour quelques années seulement(54).
La liberté, condition de l’écriture ? Cette liberté, avant , pendant, et après le mariage, est condition de l’écriture : en faire un métier est toléré. La tolérance ne suffit pas pour créer une pensée totalement libre.
Les femmes écrivent comme les hommes et, ce faisant, entrent en compétition avec eux . Leurs voix libres sont individuelles mais elles retrouvent les thèmes de l’époque, qui sont aussi ceux des hommes : autres religions, distance par rapport aux valeurs morales victoriennes, visions utopistes. Ce faisant elles encourent un double reproche : un : copier les écrivains mâles, donc manquer d’originalité ; deux : refuser de se conformer à l’idéal féminin tel qu’il ressort des œuvres masculines. Elles s’éloignent ainsi de ce que la société admet et aussi de ce qu’elles sont en tant que femmes. Elles ne peuvent pas non plus aller très loin dans l’originalité, sauf à se couper de leur milieu , ce qu’elles ne veulent pas faire. Elles sont donc en pleine contradiction , ce qui est certes un des éléments de départ pour une création personnelle, à condition de dépasser la contradiction, ce qu’elles n’osent faire. Aucune n’y échappe ; aucune n’a les moyens d’en sortir ; en tout cas pas Mary Robinson..
Elles peuvent rêver de la femenie , elles peuvent rêver des mythiques temps premiers :
Où vécut le charmant , sauvage, blanc peuple des femmes
Mortel pour les hommes ?
Jamais elles ne baissèrent leur tête sous le joug
Elles vivaient seules quand s’ouvrit le premier matin
Et le Temps débuta.(56)
Ce n’est pas dans ce monde premier qu’elles vivent. En présence des hommes qu’elles aiment, face aux règles sociales qu’ils approuvent elles sont « étrangères à elles mêmes »(57) . Pas plus que beaucoup de ses contemporaines Mary n’a pu assumer la fusion de ses identités et de ses désirs. « Les femmes, nous dit Madeleine Pelletier élevées dans [les} entraves ne les aperçoivent pas. ; aussi le plus souvent, loin de vouloir les briser, elles s’élèvent contre les rares consœurs qui, plus clairvoyantes, veulent le faire. Telles des oiseaux nés en cage, la liberté leur fait peur » Mary, qui n’avait pourtant pas peur de grand-chose, sauf de perdre affections et amitiés, s’est contentée de la liberté intérieure et n’a jamais cherché à briser les entraves.
Briser les entraves par la parole ? C’est oublier que parole égale pouvoir. Les « scribes » officiels, dit Régis Debray, oublient le monde autre que celui des puissants : esclaves dans les champs, immigrés dans les ateliers, femmes à la maison … Il est dans leur nature « d’oublier la moitié du monde, celle qui porte l’autre ». Les femmes sont hors du circuit du pouvoir , de quoi se mêlent celles qui ne se contentent pas des miettes de culture qu’on leur donne, mais veulent aussi les utiliser pour agir dans le monde ? De quoi se mêlent celles qui, comme Mary, espèrent modestement qu’un jour, dans l’avenir, quelqu’un lira leurs livres et les aimera ? Ce qu’elles ont écrit est secondaire par rapport à la culture dominante, et il faudra toutes les forces des chercheuses du « genre » pour les ramener au jour.
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Mary Robinson Darmesteter Duclaux n’a jamais cru aux possibles réformes, et ne put donc faire confiance aux luttes féministes. « Les réformateurs, écrit-elle, sont prompts à oublier que ce qu’était la nature humaine dans le passé, ce qu’elle peut devenir dans le futur, en admettant qu’ils persistent dans leur idéal moderne, n’est pas la nature humaine de maintenant. L’esprit de l’homme a modifié tout ce qui est en lui et tout ce qui l’entoure…. Notre morale est le fruit de l’industrie humaine. Peut être pourrons nous la modifier plus tard ; telle qu’elle est actuellement elle demeure la base de notre mode de vie : le plus ardent féministe de nos jours, s’il s’agit d’un homme et d’un amoureux , s’attendra à ce que sa femme soit tendre, chaste et fidèle et se moquera bien de savoir si elle peut ou non subvenir à ses propres besoins, si elle est généreuse et brave »
Ayant choisi de ne pas imiter Vernon Lee, Mary est vouée à composer avec les hommes. Et les deux hommes sur lesquels elle a compté, à juste titre probablement, n’ont pas vécu assez pour l’appuyer dans la création d’un vrai destin personnel, auquel d’ailleurs elle a très tôt renoncé.
Mises à part ces quelques années de mariage, qu’elle passa dans la plus grande indépendance à quoi une femme mariée de son époque pouvait prétendre, elle vécut dans la solitude – et le souvenir de l’amour et du bonheur – : tel est alors le destin des femmes.
« Terrible est pour les femmes de rester immobiles, assises
les nuits d’hiver près d’un feu solitaire,
et d’entendre au loin les peuples qui les louent,
trop loin, hélas ! Qui louent leur capacité d’aimer,
cœur profond de leur féminité passionnée,
cœur qui ne pourrait battre ainsi dans leurs vers
sans être aussi présent sur leurs lèvres que l’on n’embrasse plus
dans les yeux qui ne sont plus séchés , car il n’y a plus personne
pour demander la cause de ces larmes »
Nul ne s’étonnera dès lors que soit si présente dans ses œuvres la tentation de la mort. La volonté est vaine qui ne peut atteindre ses buts et le pouvoir n’est jamais réellement possédé. Mary pourrait dire avec Emily Brontë ,:
« Oh , que je meure, – que pouvoir et volonté
Cessent leur cruel conflit ;
Et que le bien et le mal qui ont été conquis
Se perdent dans l’unique repos »
Nul ne s’étonnera non plus , qu’après la mort d’Émile , Mary s’enfermât dans le rituel solitaire de la rue de Varennes, sans plainte et sans espoir, dans l’attente d’une fin qui mit longtemps à venir. Elle qui a vécu sa jeunesse, sans amant, dans la hantise d’une mort imaginaire, vit sa vieillesse seule dans la hantise de la mort, non seulement la sienne qui approche, mais celle, bien réelle, de ceux qu’elle a aimés, celle aussi, combien présente , de tous les jeunes hommes morts à la guerre : « Ces jeunes hommes, tellement plus jeunes que moi qui me souviens d’eux, assise maintenant devant mon foyer solitaire – ces jeunes hommes, qui avaient, semble-t-il, un avenir, sont tous morts pour leur pays et pour leur foi. Leurs corps gisent dans les tombes au bord des routes, une vague croix au dessus d’eux avec leur nom tracé d’une encre que la pluie d’automne effacera. Ce nom , qui commençait à briller dans le comptes rendus littéraires de leur nation, ce nom qu’ils voulaient illustrer pendant les trente années à venir, ne recevra plus aucun éclat … Ils ont été volés de leurs œuvres , de leur descendance… Ils gisent peut être au sein de ces horribles amas que les bombes ont agglomérés et dispersés, d’ où disparaissent toutes traces individuelles. Un si grand nombre d’entre eux ! »
Vanité des vanités , disait Mary après la mort de James , le premier grand choc de sa vie . Quelle importance d’avoir raté, parce que femme, le destin qu’on eut pu avoir ? Quelle importance a le destin d’une femme vouée à l’oubli, face à ces innombrables vies détruites par les violences du siècle, tout autant vouées à l’oubli ? Une fois perdue les grandes espérances, Mary a vécu la deuxième partie de sa longue vie entre deux guerres, deux massacres, face à la destruction systématique, au déni de tout ce à quoi elle avait cru, à quoi elle n’a jamais cessé de croire. Elle n’a pas perdu la foi en l’avenir de ceux qu’elle allait laisser derrière elle . La beauté et l’amour qu’elle avait cherchés toute sa vie, elle a espéré les trouver « sur l’autre rive » à quoi elle a si longtemps aspirée. Volonté et courage, distanciation et réserve, détachement et humour sont les valeurs qu’elle a léguées
Le souvenir de sa vie doit venir à sa louange , elle qui vécut si bien sans louange »
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– Cité par Elisabeth de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, Grasset, Paris, 1981 , p. 126
– RIPA Yannick, Les femmes actrices de l’histoire, A. Colin , Paris , 2004, pp 86 sq
) – , le Deuxième sexe, I, p. 23, 76